La justice dans le Nouveau Testament
p. 775-796
Texte intégral
1Le thème de « la justice dans le Nouveau Testament » comporte plus de difficultés qu’il n’y paraît à première vue. La plus obvie est qu’aucun auteur des livres du Nouveau Testament n’a abordé ce sujet explicitement, si l’on entend le mot « justice entre les hommes » tel que nous le comprenons aujourd’hui. Les bibliographies, les théologies, les encyclopédies du Nouveau Testament sont remarquablement silencieuses. Lorsque nous parlons de justice, nous signifions soit une qualité de jugement et de cœur qui fait que l’on reconnaît les droits de chacun, soit un principe moral de conformité au droit naturel ou positif, soit, par extension, le pouvoir de faire régner le droit et l’organisation du pouvoir judiciaire. Cependant le Nouveau Testament emploie le mot dikaïosunê, justice, quatre-vingt onze fois, dikaïos, juste, soixante dixneuf fois, et le verbe dikaïoun, trente-neuf fois. Il les charge d’une signification religieuse propre. Le premier s’applique bien plus à la justice de Dieu qu’à la justice de l’homme envers le prochain ; le second s’entend de la justice que le croyant obtient de Dieu ou possède devant Dieu. Tout de suite le problème se pose ainsi différemment dans l’économie nouvelle et dans l’usage profane. Aussi une approche du Nouveau Testament ne donne aucune réponse directe à l’étude de cette vertu pourtant cardinale et quand il emploie les mots, il nous engage dans une voie qui nous déconcerte.
2Et pourtant sans même dépasser l’enseignement des textes, il est possible, nous semble-t-il de saisir la nouveauté de l’exigence chrétienne en face de la justice, de placer l’être du chrétien dans la perspective des appels fondamentaux du Seigneur et de saisir la profondeur de la vocation du croyant à mériter le titre qu’Ananie donnait à Jésus : « le Juste » (Ac 22, 14).
3Malgré sa sécheresse, notre exposé voudrait ne pas se confiner à un point de vue spéculatif ou historique. Il n’a aucune prétention à offrir une contribution scientifique et originale sur le sujet. Il se situe dans la ligne de l’enseignement que nous avons eu la joie de donner à l’Ecole des sciences philosophiques et religieuses pendant plus de trente ans en collaboration amicale et dévouée avec Mgr Van Camp, président de l’Ecole. Nous aimerions que nos auditeurs fidèles y retrouvent un écho des leçons qu’ils ont reçues avec une joie réconfortante.
4La connaissance des Ecritures qui n’est pas appel, engagement et, ajouterait Bonaventure, amour, ne répond pas aux saines exigences de la science biblique bien comprise. Paul proclamait : « Je ne rougis pas de l’Evangile (Rm 1, 16) ». Le connaître, c’est se mettre à l’écoute, être enseigné, c’est être transformé par lui.
5Pour y parvenir, force nous est de replacer ces textes en situation. Il faut tout d’abord mesurer ce que l’Ancien Testament entendait par la justice dont il parle abondamment. En second lieu, principalement à la lumière de l’évangile de Matthieu, il convient de montrer comment l’économie nouvelle s’est détachée de la conception vétéro-testamentaire. Il faudra ensuite mesurer comment l’alliance nouvelle entend privilégier l’amour pour en faire le centre de l’Alliance. Nous pouvons ensuite passer en revue les expressions des exigences touchant l’amour des autres dans la rédaction des Synoptiques, dans Paul, dans la littérature johannique et dans l’épître de Jacques. Nous terminerons en tirant les conclusions et les conséquences qu’implique cette étude de la justice dans le Nouveau Testament.
I. Justice en Grèce et dans le judaïsme
6Les Grecs ont relié l’idée de justice au monde divin. Pour eux, elle n’est pas une vertu à côté d’autres, mais le bien suprême : « Dans la justice, toute la vertu est concentrée. » Le droit est une divinité siégeant à côté du trône de Zeus. Comme le profane ne se distingue pas du religieux, la loi de l’Etat est d’ordre divin. Ainsi la justice prend une valeur essentiellement sociale impliquant le devoir des membres envers la société, la polis, où ils vivent. Dans la spéculation philosophique d’Aristote, la justice est la vertu qui, en toutes circonstances, assure l’égalité de tous et de son devoir envers chacun. Les scolastiques, saint Thomas en particulier, reprennent cette conception spéculative dans leur système. Elle reste à la base de nos théologies morales et de nos idées courantes : le droit, codifié en lois justes, assure la justice commutative, distributive, sociale et internationale. Nous ne pouvons renoncer à cette conception. Elle s’impose par sa vérité. Cependant, en abordant la conception biblique de la justice nous découvrons une problématique qui est totalement différente.
7Les Grecs sont nos maîtres à penser en catégories de genre et d’espèce et à exprimer par un mot univoque le contenu d’un concept. Chez les Sémites et en Israël en particulier, les mots traduisent des réalités vivantes, agissantes et par conséquent mouvantes selon les particularités du temps.
81. On ne peut ramener les termes hébreux de justice à un sens fondamental immuable et constant. Ce serait même une erreur de leur donner la valeur de conformité à une norme. Mieux vaut penser à un concept de relation (Verhältnisbegriff), de rapports concrets entre deux personnes, donc variables selon les relations existant entre elles. Or dans notre cas il s’agit de relations entre Jahvé et son peuple ou les individus de ce peuple. C’est donc un concept à la fois théocentrique et dynamique définissant plus l’agir que l’être lui-même. De ce point de vue premier et décisif pour le Nouveau Testament comme pour l’Ancien, le contenu de juste et de justice ne peut rester statique. Il évoluera comme l’idée de Dieu et de l’action de Dieu, et d’autre part selon les situations et la définition de l’homme dans le plan divin.
9Des origines d’Israël au temps du Nouveau Testament, le concept de justice connaîtra une histoire. Nous ne pouvons la présenter dans le détail, mais seulement en relever les grandes lignes avant d’aborder l’économie chrétienne.
10Jahvé est, tout d’abord, le Dieu de l’alliance. Il est l’auteur de l’élection ; il s’attache un peuple ; il lui impose la fidélité. Cette alliance nous est racontée par les plus anciens documents du Pentateuque, le Jahviste et l’Elohiste. Tous deux voient tout d’abord un pacte entre Dieu et le peuple après le déluge. C’est l’alliance nohachique, une alliance aux dimensions de la terre et comprenant tout être vivant de toute chair qui est sur la terre (Gn 9, 9-16). Son signe est l’arc posé dans le ciel qui surplombe l’univers. En vertu de cette alliance, la bénédiction de Dieu passe par Israël et les autres nations n’y participeront que par le lien qui rend l’humanité dépendante d’Israël. On ne retrouvera plus cet universalisme si ce n’est dans la prédication de Jésus.
11A cette alliance primordiale succéda celle contractée avec Abraham et sa race. Elle était liée à la promesse d’une terre et signée dans la chair par la circoncision. Elle marquait une différence infranchissable entre le circoncis et l’incirconcis car cette marque dans la chair, assurant la descendance chamelle, excluait les nations de l’alliance éternelle assurée par serment à Abraham. Ainsi la justice devenait le bien d’Israël.
12Enfin, il y eut l’alliance mosaïque caractérisée par la révélation de la Loi. Somme des prescriptions morales et religieuses, code des obligations civiles et individuelles, charte des manifestations religieuses et culturelles, la Loi réglait l’alliance pour toujours. C’est l’observance de la Loi qui assure la sainteté du peuple et la supériorité sur les nations (Dt 26, 17-19). L’histoire d’Israël serait celle de sa fidélité et de ses résolutions, des repentirs et des pardons. La justice devenait nomiste.
132. C’est donc l’alliance qui détermine et guide la justice d’Israël. Dieu est juste et l’Israélite peut l’être. On crée et on exalte des types de justes. Abraham est juste à cause de sa foi. Dans le culte, les Psaumes chantent la grandeur de la justice et le livre qui les rassemble débute par un éloge de la voie droite de la justice (Ps 1 ; voir Ps 73, 119). Le livre de Job, où ce juste souffrant fait son apologie, décrit dans une page grandiose la justice biblique dans son apogée (Jb 31, 1-37).
14La pureté de l’alliance est cependant toujours menacée. Il faudra sous Josias et, après l’exil, avec Esdras renouveler solennellement le pacte. L’infidélité, l’injustice guettent le peuple. Ce fut l’œuvre des prophètes de veiller à la pureté du contrat. La possession du vrai Dieu ne doit pas être regardée comme un privilège dispensant l’individu de faire la justice. Le culte ne peut être un alibi au manque d’obéissance aux préceptes. La justice est le devoir de tous, des rois, des puissants, du peuple. Le pauvre et l’humble doivent être protégés contre l’injustice. Dans le fameux chant de la vigne, Isaïe s’écrie : « Il attendait le droit et voici l’iniquité, la justice et voici les cris (Is 5, 7). » Au temps du judaïsme se rapprochant de l’ère chrétienne, la Loi est de plus en plus la règle de l’agir religieux. Il y a menace que la lettre fasse obstacle à l’esprit. On en vient à une religion de la Thora, du livre, expliqué par la tradition des anciens, contrôlant chaque geste extérieur au détriment de l’âme du judaïsme authentique. Cependant les prophètes avaient insisté sur la responsabilité personnelle. Avec Jérémie (31, 29-30) et surtout Ezéchiel (18, 1-32) un éclairage nouveau s’était annoncé :
« Qu’avez-vous à répéter ce proverbe au pays d’Israël :
les pères ont mangé des raisins verts,
et les dents des fils ont été agacées. »
Celui qui péchera mourra.
15Enfin l’idéal de justice est projeté dans l’avenir, dans l’attente messianique. Isaïe voyait le Messie installé sur le trône de David et sur son royaume « pour l’établir et pour l’affermir dans le droit et la justice » (Is 9, 6 ; voir Is 45, 6 ; 60, 17).
16Le vocabulaire et l’idée de justice de Dieu et de justice de l’homme présents dans toute la littérature canonique de l’Ancien Testament ont été repris dans les écrits apocryphes des deux derniers siècles avant notre ère. On les retrouve dans le livre d’Hénoch, les Testaments des Douze Patriarches. Israël les maintiendra dans ses livres apocalyptiques et les discussions rabbiniques postérieures. Mentionnons spécialement les livres de Qumran. Là les moines nommaient leur chef « le Maître de Justice », eux-mêmes étaient appelés « fils de la Justice » (1 QS 30, 20, 22) et leur vie religieuse apparaissait comme « un service de la justice » (1 QS 1, 5 ; 8, 2). Ainsi l’ère chrétienne s’inaugure dans un milieu juif où la justice est un mot clef du judaïsme contemporain.
II. L’alliance nouvelle
17La prédication de Jésus nous est connue par les Synoptiques. Or le mot justice, dikaïosunê, est absent dans Marc et ne revient qu’une fois dans Luc dans un texte tout imprégné de citations vétéro-testamentaires (1, 75). Matthieu au contraire emploie le terme sept fois et en fait un thème important de son message. C’est à Matthieu que nous devons donc demander les enseignements de Jésus.
181. Deux remarques s’imposent. Dans une étude de type scientifique, nous devrions nous arrêter à chaque assertion matthéenne, recourir à des parallèles des autres évangiles, spécialement de Luc et rechercher la part du Matthieu grec composé entre 80/85 dans l’utilisation de sources, soit propres soit communes à Marc et à Luc. Cette méthode nécessaire en exégèse nous conduirait dans une technique fort compliquée et fort longue. Tout en tenant compte des conclusions exégétiques, il nous a paru plus indiqué d’accepter le texte de Matthieu tel qu’il est et de faire abstraction de la dichotomie tradition-rédaction. Nous lirons Matthieu comme un interprète autorisé, un bon scribe, qui nous livre sans doute sa pensée touchant Jésus, mais une pensée révélatrice des exigences de Jésus en matière de justice.
192. Les enseignements matthéens sur la justice s’inscrivent dans un contexte plus ample. On ne peut les saisir qu’à la lumière de l’ensemble du premier évangile.
20Le livre, écrit par un auteur au courant des arcanes du judaïsme et des procédés d’exégèse des sages de son temps, est destiné à une église et dans cette église à ceux qui en ont la responsablité, les chefs, continuateurs des Douze. En 85, la ferveur première connaît des failles. La persécution est menaçante. La vigilance s’est estompée. Les chefs sont sensibles aux honneurs et aux titres. Des faux prophètes se sont introduits et ont perverti la pureté des enseignements. Les « petits », les chrétiens qui n’ont pas atteint leur totale maturité, sont scandalisés. Les pécheurs qui ne se soumettent pas à l’église, méritent d’être traités comme païens et de publicains (Mt 18, 17). Surtout on dit et on ne fait pas. L’observance des préceptes du Seigneur doit être rappelée avec insistance.
213. Matthieu a saisi avec une profonde intuition les constituantes de l’ancienne économie. Tout dépend de Dieu et de son initiative, en vertu de sa grâce et de sa fidélité à son engagement irrévocable. L’attitude de Dieu est sa justice. Les alliances et spécialement la Loi ne sont que des expressions de ce premier mouvement. La réponse d’Israël, celle qui est sa justice, est la fidélité à cette Loi. Si au début, elle était privilège et signe d’élection pour le peuple, elle devient une haie qui sépare l’arbre de ses racines profondes. Ce schéma juif trouve son expression dans Matthieu 5, 17-20 :
17 « Ne pensez pas que je suis venu abolir la Loi ou les Prophètes,
je ne suis pas venu abolir mais accomplir.
18 Car je vous dis, en vérité :
jusqu’à ce que passe le ciel et la terre,
pas un yod, ou même un trait de la Loi ne passera,
jusqu’à ce que tout soit arrivé.
19 Celui donc qui violera un de ces moindres préceptes,
et enseignera aux hommes (à faire) ainsi,
sera nommé le moindre dans le royaume des cieux.
Et celui qui pratiquera et enseignera,
celui-là sera nommé grand dans le royaume des cieux.
20 Car je vous dis que si votre justice
ne surpasse pas celle des scribes et des Pharisiens,
vous n’entrerez pas dans le royaume des cieux »
(Mt 5, 17-20).
224. Ce dernier verset est important. Il n’est pas seulement une introduction aux antithèses qui vont suivre et détailleront le dépassement de la justice nouvelle par rapport à l’ancienne, mais il constitue une assertion programmatique et solennelle de l’œuvre de Jésus. Le Maître ne rejette pas la justice ancienne. Il ne la déclare pas mauvaise. Il ne maudit pas les scribes et les Pharisiens. Il oppose sa justice à la leur comme une nouveauté, comme une condition supérieure dans le plan divin. Ainsi si la justice reçoit une nouvelle définition et une meilleure signification, celui qui l’introduit apparaît comme détenteur et inaugurateur d’une alliance nouvelle. Le discours sur la montagne devient le lieu de la proclamation d’un statut nouveau pour la justice. Rien d’étonnant par conséquent si sur les sept cas où le mot revient en Matthieu, cinq font partie du Sermon.
23L’alliance suppose une idée de Dieu et une doctrine sur l’action révélatrice et salvatrice.
24Dieu est Père, Abba. Le Jahvé du judaïsme se présentait comme un Dieu de plus en plus lointain, d’une sainteté telle qu’elle ne pouvait se laisser approcher même par la prononciation de son nom. Son activité sur terre recourait à des intermédiaires, les anges. Le temps où il descendait dans son jardin pour rendre visite à Adam et Eve était révolu. Sa voix s’était tue et il y avait bien longtemps qu’on n’avait plus de prophètes. Et voici que Abba, Père, devient un nom sacré et sur cette terre, Jésus veut que ses disciples ne nomment plus personne leur Père, car ils n’ont qu’un seul Père, le céleste (Mt 23, 9).
25Cette mutation du nom divin et d’attitude en face de Dieu par Jésus révèle le mystère fondamental de sa mission. Il se présente comme ayant le pouvoir d’annoncer une nouvelle révélation de Dieu et d’être le médiateur de cette Bonne Nouvelle. Aussi la déclaration solennelle, que l’on a désignée comme l’hymne de jubilation, est un haut lieu de la christologie des synoptiques :
25 « Je te bénis, Père, Seigneur du Ciel et de la terre,
d’avoir caché cela aux sages et aux sagaces,
et de l’avoir révélé aux tout-petits.
26 Oui, Père, car tel a été ton bon plaisir.
27 Tout m’a été livré par mon Père,
et nul ne connaît le Fils sinon le Père,
et nul ne connaît le Père, sinon le Fils,
et celui à qui le Fils veut bien le découvrir »
(Mt 11, 25-27 ; Lc 10, 21-21).
26Cette proclamation est faite « aux tout-petits », à ceux qui peinent et ploient sous le fardeau (11, 28), c’est-à-dire à l’humanité en recherche mais non arrivée au repos de l’âme (11, 28 ; cf. Jn 6, 16), qui a besoin d’un joug léger, venant de celui qui est doux et humble de cœur (11, 29). Reconnaître Dieu comme Père et accéder par don divin à la reconnaissance de Jésus comme fils, voilà le centre de l’évangile. Ces déclarations dépassent tout ce que l’Ancien Testament et le pharisaïsme du temps ont pu présenter à Israël. Elles posent Jésus dans la sphère du divin loin des catégories du philosophe, d’une rêverie mystique ou d’un réformateur social.
275. L’église du Christ est dans le prolongement de cet enseignement. L’hymne de jubilation est, en effet, par son genre littéraire et par son contenu toute proche des derniers versets de l’évangile matthéen (28, 18b-20).
18b « Tout pouvoir m’a été donné au ciel et sur la terre.
Allez donc, de toutes les nations faites des disciples,
les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit,
20 et leur enseignant à observer tout ce que je vous ai prescrit.
Et voici, moi je suis avec vous pour toujours, jusqu’à la fin du monde.
28Le Christ ressuscité et intronisé dans le ciel a reçu tout pouvoir. Les apôtres sont envoyés en mission, mission de sanctification du monde par entrée dans la vie de Dieu par le baptême, mission aussi d’assurer l’observance des prescriptions du Seigneur proclamée dans sa vie terrestre. Cette observance est non seulement sanctionnée par le Christ exalté : elle reçoit la promesse eschatologique de la présence du Seigneur, présence active et opérante, jusqu’à la fin du monde. Loin d’être un regard en arrière en faveur d’une fixation dans le temps, de cette relation du Christ avec son église, elle ouvre la perspective d’une communication incessante et toute puissante. La porte est ouverte vers un enseignement sous l’action de l’Esprit. L’église ne s’y est pas trompée. Nous verrons plus loin comment Paul, Jean et même Jacques ont compris leur mission.
296. Pour le moment revenons à ces ordonnances de Jésus qui donnent à sa justice un nouveau visage. Nous le saisissons principalement dans les antithèses de Matthieu et dans le discours contre les Pharisiens au chapitre 23.
30a) La section des antithèses comprend six cas : l’homicide (Mt 5, 21-26), l’adultère (Mt 5, 27-30), la répudiation (Mt 5, 31-32), les serments (Mt 5, 33-37), le talion (Mt 5, 38-42), l’amour du prochain (Mt 5, 43-48).
31La rupture entre l’ancien et le nouveau n’est pas dans l’objet du commandement repris à l’ancienne économie. Ces commandements sont bons. Ils ont exprimé les volontés divines du salut. Mais l’antithèse est exprimée par « Moi je vous dis ». L’autorité du Messie lui permet de proposer une justice plus haute : il a été dit, mais moi je vous dis. Il y a volonté expresse de dépassement, d’un au-delà de la Loi. Nous reviendrons plus loin sur le dépassement.
32b) Au chapitre 23, le quatrième reproche fait aux Pharisiens est d’avoir négligé les points les plus graves de la Loi : « la justice et la miséricorde et la bonne foi » (Mt 23, 23). Le binôme est une formule prophétique (Mi 6, 8 ; Za 7, 9). Le droit s’exerce par la protection du faible à laquelle se rattache ainsi la miséricorde, tandis que la bonne foi est l’attitude envers Dieu et le prochain. Le cinquième « malheur » condamne l’hypocrisie. Celle-ci est rupture entre le semblant et le réel. Or le réel pour Jésus, c’est le fond du cœur, l’intérieur de la coupe et de l’écuelle. Si le cœur n’est pas pur, les actes ne le sont pas non plus.
33c) Ces « malheurs » et les « antithèses » nous révèlent la pensée profonde de Jésus. La pureté du cœur, pensée et volonté, dans le langage biblique, est le thème des deux premières antithèses. Il est défendu de tuer, bien plus de se fâcher, de traiter son frère de « Crétin » ou de « Fou ». La réconciliation avec ce frère est un préalable à l’offrande sur l’autel. L’intérieur vaut mieux que le geste, fût-il religieux. De même, on ne peut commettre l’adultère, mais il y a adultère du cœur, et le désir mauvais est tout aussi punissable que l’action elle-même. Ce thème est familier au premier évangile : « Heureux les cœurs purs, car ils verront Dieu (Mt 5, 8). » « Si la lumière qui est en toi est ténèbres, quelles ténèbres ! (Mt 6, 23). » « Ce n’est pas ce qui entre dans la bouche qui souille l’homme, mais ce qui sort de la bouche (Mt 15, 11 ; cf. 15, 18-19). »
34d) Si la profondeur de l’homme est sollicitée à accéder au service de Dieu, elle doit être placée sous la Volonté de Dieu maintenant révélée et exprimée par Jésus. Il faut avoir le plus grand respect de Dieu et de son nom. Non seulement on ne peut faire de faux serments et on s’acquittera de ceux que l’on a prononcés, mais il ne faut pas jurer du tout. Aller plus loin que le « oui » et le « non » vient du Mauvais. On ne mêlera pas Dieu aux disputes humaines : il est trop grand et on ne jurera même pas sur sa propre tête, parce que l’homme n’est pas le maître absolu de sa vie. La prohibition du divorce en Matthieu 5, 31-32 reçoit une lumière nouvelle par Matthieu 19, 1-4. La législation de Moïse permettant la répudiation est abolie. Moïse n’avait concédé cette séparation qu’en raison de la dureté de cœur des Israélites. Il faut, dit Jésus, remonter plus haut que Moïse, à l’origine, où ne régnait que l’ordre du Créateur. Il les fit homme et femme et les deux ne feront qu’une chair. Les alliances postérieures sont caduques : Jésus prétend réinstaller les volontés originelles de Dieu.
35e) La plus significative des antithèses est celle sur l’amour des ennemis. Elle aussi présente un dépassement de la Loi et l’entrée dans un monde nouveau : aimez vos ennemis. L’amour devient la seule attitude des relations entre les hommes, sans différence de race, de nation, de condition, de moralité. Dieu fait lever son soleil sur les bons et les méchants et tomber sa pluie sur les justes et les injustes. « Voilà la Loi et les Prophètes (7, 12). » A la Volonté de Dieu, s’ajoutent de plus les thèmes de l’imitation et de la perfection : « Vous donc, vous serez parfaits comme votre Père céleste est parfait (5, 48). » Nous n’insistons pas pour le moment, parce que nous reviendrons plus loin sur ce thème de l’amour.
36Le thème des antithèses est suivi par un enseignement sur trois attitudes religieuses juives : l’aumône, la prière et le jeûne. Elles expriment des bonnes œuvres qui rendent un homme juste devant Dieu. Ici l’au-delà qui les relie est la recommandation d’œuvrer dans le secret, devant Dieu et non devant les hommes : c’est la gratuité de l’acte qui est mise en valeur.
37Telles nous semblent les valeurs constituant la nouvelle justice selon la nouvelle économie. Elle est axée vers une plus haute exigence parce que l’éthique est encadrée dans le message eschatologique de Jésus et en même temps elle reçoit de cette accentuation eschatologique un élan, une perfection et une motivation qui en changent l’âme elle-même. Sa proclamation ne prend jamais l’allure d’un code mais bénéficie d’un souffle prophétique créateur d’une parole nouvelle, d’une réalité nouvelle. L’autorité de la loi a fait place à l’autorité de la personne du Messie. L’alliance, c’est la relation avec Dieu dans et par Jésus-Christ.
III. L’homme nouveau devant la justice
38Une alliance nouvelle, une justice nouvelle, des exigences nouvelles, tel est l’état où se trouve l’Église au moment où se constituent sa conscience et son message touchant l’homme nouveau.
39Le message de Jésus est salut pour le monde. Dieu et le Christ, données premières de la Nouvelle Alliance, apparaissent dans la nouvelle révélation des rapports entre eux et l’homme. Or cette révélation porte un nom : agapê, amour. « Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son fils unique. » Nous obtenons le salut par cet « amour de Dieu répandu dans nos cœurs par le Saint Esprit qui nous fut donné » (Rm 5, 5).
401. Il est assez aisé de saisir ce que l’amour selon Jésus et l’Eglise n’est pas. Première remarque : Soulignons tout d’abord une difficulté de vocabulaire souvent ressentie. On hésite à traduire agapê soit par amour soit par charité. Le mot « amour » a une résonance sentimentale et est grevé de tant de matérialité que pour l’appliquer aux relations envers Dieu et à celles entre les hommes on ressent une certaine gêne. « Charité » s’est vidé de son sens profond et s’applique à l’assistance envers les pauvres, devient synonyme de condescendance. On doit concéder que les mots et les expressions s’usent. La charité fraternelle comme l’amour du prochain sont des formules qui ont encouru un discrédit certain. Au plan social, « faire la charité » même réelle n’a-t-il pas servi de couverture pour une exploitation d’une classe par une autre ou n’a-t-il pas été accompagné dans l’ère coloniale d’abus envers les populations que l’on prétendait aider ? Il est bien nécessaire de faire attention aux mots si on ne veut pas trahir le message de Jésus.
41Deuxième remarque : On ne peut éclairer la notion par le vocabulaire lui-même. L’éthique grecque et romaine distinguait dans les relations humaines, l’éros, l’amour passion dans lequel les partenaires se désirent, la philia qui désigne l’inclination et l’amour de sollicitude que les dieux ont pour les hommes ou que ceux-ci ressentent en tant qu’amis. Le Nouveau Testament ne connaît pas éros ; philia ne revient qu’une fois. La littérature chrétienne a forgé un substantif qui lui est propre pour exprimer sa condition nouvelle : agapê. Le verbe agapân existait dans la grécité mais pas le substantif. Quelque chose de neuf est né.
42Il faut aussi mettre en garde contre l’emploi du mot « frère ». Les thiases grecques créaient entre leurs membres une fraternité et en Israël le mot « frère » explicite la même appartenance au peuple élu avec lequel Dieu avait créé une alliance. La nation et la religion ne sont qu’une même chose. Le sentiment de fraternité se raffermit dans le judaïsme au sein des sectes pharisiennes ou esséniennes. Jésus, nous le verrons, a dénationalisé le terme « frère ».
43Enfin « le prochain » dans l’Ancien Testament était un terme plutôt juridique au sens de compagnon, de camarade. Si à l’origine rêa peut s’appliquer aux habitants d’une même terre, il fait problème au temps de Jésus et ce sont les scribes qui viennent demander à Jésus « qui est mon prochain ? ». Jésus l’a rempli d’un contenu bien déterminé. En tout cas, ce n’est pas à partir d’une analyse d’un contenu humain que l’on approchera la réalité exprimée par l’agapê. Il ne s’agit pas de l’homme comme homme, ou d’une co-humanité (Mitmenschlichkeit), mais de l’homme sous l’aspect bien défini de l’appel de Dieu, de l’homme devant Dieu plutôt que de Dieu dans l’homme.
442. Il n’est point inutile de relever les différences fondamentales des rapports entre les conceptions de l’Ancien et du Nouveau Testament touchant l’amour entre les hommes. L’une n’est pas simple continuation de l’autre.
45a) Pour Israël les deux commandements de l’amour de Dieu et de l’amour du prochain sont nettement séparés ; le Nouveau Testament en souligne l’unité. Comme la justice de Dieu est à l’origine de la justice des hommes, ainsi en va-t-il de l’amour. Dieu n’accepte pas la prière et l’offrande si un frère ne s’est pas réconcilié avec son frère (Mt 5, 23-24 ; Mc 11, 25), s’il n’a pas pardonné les offenses de son prochain (Mc 11, 15 ; cf. 1 S 15, 22). Avec Osée (6, 6), Jésus répète : « C’est la miséricorde que je veux, et non le sacrifice (Mt 9, 13 ; 12, 7). Lorsque Jésus ordonne d’aimer son prochain « comme soi-même », cela n’implique pas une limitation, comme si l’amour de soi était la mesure de l’amour, mais indique l’absence de limite (Mt 19, 19 ; Lc 19, 18).
46b) Plus claire est l’universalité imposée par Jésus à l’amour des hommes. Puisque l’appel au Royaume ne connaît pas de frontière, ni de pays, ni de race, ni de religion, ni de condition sociale, ni de sexe, ni d’âge, l’amour de l’autre est l’attitude fondamentale du disciple. C’est dans la parabole du bon Samaritain que Jésus enseigne qui est le prochain (Lc 10, 37-37). Le prêtre et le lévite, les représentants de l’alliance et du culte, fiers de leur identité de juifs sont blâmés et leur conduite apparaît comme une honte devant le Samaritain, l’homme méprisé du peuple. L’histoire démontre la primauté de l’action. Ce n’est pas le blessé sur la route qui est le prochain, mais le Samaritain qui agit « en tant que prochain » du malheureux.
47L’analyse littéraire et le sens de la parabole ont été fort discutés. Si l’on s’en tient à l’essentiel, on notera qu’il y a dépassement de l’économie ancienne et un appel à un au-delà de la Loi et de sa casuistique vers une valeur d’existence, la compassion et l’amour. Cette valeur existentielle est un point essentiel de la loi nouvelle qui exige l’acte gratuit et condamne celui qui dit et n’agit pas (Le 11, 28 ; 11, 46). Cette action n’est pas commandée par la connaissance de celui que l’on aide. Le blessé n’est pas nécessairement un juif. C’est un homme qui est pauvre et qui souffre. Il faut épouser les sentiments du Maître et imiter ses actions. Alors le problème de l’homme envers l’homme n’est pas une question de philanthropie. L’autre ne devient pas notre prochain en vertu de ce qu’il est mais de ce que, au nom du Christ, je lui apporte sans calcul, sans attendre un merci.
48c) Ce qui distingue le plus profondément l’amour-justice demandé par le Christ de tout autre amour, même de celui qui est demandé par l’ancienne loi, c’est le fondement même de l’amour nouveau. Dieu exige du disciple que son amour s’étende à tout homme même à l’ennemi. L’exigence est totale. La condamnation de la loi du talion (Ex 21,74-75), va à l’encontre de la Loi, mais aussi d’un sentiment de défense morale ou communautaire vivace dans toutes les civilisations, que ce soit dans les civilisations primitives, dans les religions sémitiques ou même dans les peuples christianisés où se réveillent les vieux élans de la maffia. L’œil pour œil a une valeur de justice immanente. Amener l’humanité à y renoncer est une tâche qui n’appartiendra jamais au passé. Mais le commandement d’aimer les ennemis est le côté positif de cette absence de vengeance. Ici encore l’enseignement du Messie est très clair. Quand on en trouve des parallèles dans le judaïsme, on ne peut cependant oublier les imprécations de certains Psaumes qui nous font mal (Ps 35, 55, 58, 129). Les ennemis de l’homme pieux doivent être les ennemis de Dieu ! On pourra s’émerveiller devant la fraternité de la secte de Qumran mais le prologue de la Règle de la Communauté ordonne de haïr les ennemis de la communauté comme étant des ennemis de Dieu (1 QS 1, 9-10 ; 10, 19-21). Il suffit de placer en face de ces textes, celui de Mt 5, 44-45 pour mesurer le gouffre qui sépare judaïsme et christianisme :
« Aimez vos ennemis,
et priez pour vos persécuteurs,
afin de devenir fils de votre Père qui est dans les Cieux,
car il fait lever son soleil sur les méchants et les bons,
et pleuvoir sur les justes et les injustes »
(Mt 5, 44-45).
49Luc est tout aussi pénétrant :
Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent (6, 27).
50Ce commandement du Seigneur a fait traiter le Sermon sur la Montagne de douce utopie, de morale irréalisable. Et, de fait, cet idéal messianique n’a jamais régné universellement dans les sociétés humaines et n’a commandé en maître que dans le cœur des saints. D’un coup d’aile, Jésus emporte le disciple à la hauteur de Dieu créateur et sanctificateur et lui impose un devoir d’imitation. Il prêche une attitude dont on ne peut retrouver aucun parallèle dans aucune autre morale ancienne ou nouvelle. Dieu ne partage pas nos idées de justice. Il est bon pour tous, le juste et l’injuste. On pourra choisir entre le bien et le mal, la lumière et les ténèbres, mais non entre l’amour et la haine. Dieu, qui n’est pas fait à notre image, veut que nous soyons tel qu’il est ; nous ne pouvons aimer ce qui nous plaît et réserver nos haines à ceux qui à notre sens sont injustes : communistes ou capitalistes, totalitaires ou socialistes, sains d’esprit ou détraqués. L’erreur ne dispense pas de l’amour. Un monde partagé entre diverses doctrines doit se retrouver un dans le traitement des hommes. Idéal irréalisable, non, irréalisé, certainement et à bien des niveaux.
51Ce même mouvement de charité parfaite et non discriminatoire se fait jour dans les attitudes scandaleuses aux yeux des gens bien pensants du judaïsme, que Jésus a adoptées envers les « gens de la terre », ignorants de la Loi, les pécheurs, les publicains, ces collaborateurs des païens et ces exacteurs du peuple, des prostituées, créatures sans foi ni loi. Que l’on se souvienne de ces paroles de Jésus adressées aux gens dévots du judaïsme : « En vérité, je le dis, les publicains et les prostituées entreront dans le royaume de Dieu — oui, avant vous » (Mt 21, 31).
52Ainsi l’ère nouvelle, sans renier les valeurs éternelles de l’ancienne, s’en séparait en vertu de la nouvelle et éternelle alliance. La justice de Dieu et la justice des hommes seraient marquées par l’amour de Dieu et l’amour entre les hommes. Double amour mais non dualité. Une religion qui ne serait qu’adoration, louange, union mystique n’est pas dans la ligne du Règne où l’homme est pour l’homme expression de l’amour de Dieu dans le Christ.
533. Nous sommes maintenant à même de comprendre comment alliance et amour vont se comporter dans le disciple et lui imposer une justice nouvelle.
a) Au stade de la prédication de Jésus
54Une alliance demande un centre. Celui-ci est solennellement proclamé. En reprenant un texte du Deutéronome (Dt 6, 5), Jésus dit : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et tout ton esprit. » Et Jésus ajoute : « Voilà le plus grand et le premier commandement. Le second lui est semblable. » Il est repris au Lévitique (Lv 19, 18) : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Et nouvelle addition : « A ces deux commandements sont suspendus toute la Loi, ainsi que les prophètes (Mt 22, 37-39). » Marc fait intervenir un scribe pour affirmer que l’accomplissement de ces préceptes « vaut mieux que tous les holocaustes et les sacrifices » (Mc 12, 23). Ce qui lui attire l’approbation de Jésus : « Tu n’es pas loin du Règne de Dieu (Mc 12, 34). » Ainsi est affirmée la supériorité de la morale sur les ordonnances cultuelles, qui se trouve d’ailleurs dans Matthieu 5, 23-24. On aurait par ailleurs tort d’en conclure que Jésus condamne le premier commandement pour ne retenir que le second. Bien au contraire, l’amour du prochain devient la manifestation et la consécration de l’amour pour Dieu. Nous retrouvons le même mouvement de pensée dans le Notre Père, Louange du Règne avant d’être une prière exprimant l’amour du prochain.
55Cette place de l’amour pour le prochain dans l’économie nouvelle apparaît dans l’image du jugement dernier tel que la présente Matthieu : « Venez, les bénis de mon Père, recevez en héritage le Royaume qui vous a été préparé depuis la fondation du monde. Car j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger, j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire, j’étais un étranger et vous m’avez accueilli, nu et vous m’avez vêtu, malade et vous m’avez visité, prisonnier et vous êtes venu me voir (Mt 26, 34-36). » Et comme les justes s’étonnent, le juge s’identifie encore plus explicitement avec les miséreux : « En vérité, je vous le dis, dans la mesure où vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait (Mt 26, 40). »
b) Saint Paul
56L’église primitive fut dès sa fondation imprégnée de cette nouvelle conception des rapports entre Dieu et les hommes et des hommes entre eux.
57On sait que l’apôtre Paul fut surtout préoccupé d’inculquer à ses églises une nouvelle justice de Dieu. C’est le thème de deux grandes lettres, celle aux Galates et surtout celle aux Romains. Il n’est pas moins remarquable que dans le plus grand nombre de ses lettres, Paul ne quitte pas la communauté sans avoir rappelé le devoir de la charité fraternelle (7 Th 3, 12 ; 4, 9 ; 5,13 ; 2 Th 1, 3 ; Ph 2, 1-4 ; 1 Co 13, 4-13 ; 2 Co 8, 7-15 ; Gl 5, 1-10 ; Rm 12, 9-21 ; Phm 5, 2 ; 7, 2 ; 9, 2 ; Cl 1, 4 ; 3, 1-15 ; cf. Ep 5, 21-6, 9).
58Trois traits me semblent devoir être soulignés :
- La continuité avec Jésus s’exprime clairement. Dans Ga 5, 13-14, Paul recourt au même texte du Lévitique (19,18) que Matthieu : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même », mais il introduit sa citation par une assertion grave : « Car un seul précepte contient toute la Loi dans sa plénitude. » La même pensée s’exprime en Rm 13, 8 : « Celui qui aime autrui, a de ce fait accompli la Loi » et plus loin : « La charité est donc la Loi dans sa plénitude (13, 10). »
- Paul introduit l’Esprit dans le mouvement de la charité : « L’amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs par le Saint Esprit qui nous fut donné (Rm 5, 5) », à compléter par : « Je vous le demande, frères, par notre Seigneur Jésus-Christ et la charité de l’Esprit, luttez avec moi (Rm 15, 30). » Cette référence à l’Esprit nous met sur la voie de l’enseignement paulinien si riche en conséquences de l’action en nous de l’Esprit : « Et la preuve que vous êtes des fils, c’est que Dieu a envoyé dans vos cœurs l’Esprit de son Fils qui crie : Abba ! Père ! (Ga 46). » Dès lors l’admonition sur l’esclavage de la Loi et les exigences de l’Esprit : « Mais si l’Esprit vous anime, vous n’êtes pas sous la Loi. Or on sait bien tout ce que produit la chair : fornication, impureté, débauche, idolâtrie, magie, haines, discorde, jalousie, emportements, disputes, dissensions, scissions, sentiments d’envie, orgies, ripailles et choses semblables... Mais le fruit de l’Esprit est charité, joie, paix, longanimité, serviabilité, bonté, confiance dans les autres, douceur, maîtrise de soi : contre de telles choses, il n’y a pas de Loi... » « Puisque l’Esprit est notre vie, que l’esprit nous fasse agir » (Ga 5, 18-26). Ce de vices et de vertus est à méditer par ceux qui se posent la question sur ce que le christianisme a apporté au monde.
- Enfin, nous voudrions renvoyer à ce fameux hymne de la charité de la 1re Epître aux Corinthiens 13, morceau de lyrisme poétique autant qu’élévation à l’orée du divin. L’amour de Dieu et des hommes n’a jamais été scruté dans sa profondeur et sa richesse comme dans cette page connue de tous. L’antiquité païenne ou juive n’a rien produit de pareil. Si l’admiration est aisée et bienfaisante, vivre selon les exigences qui résonnent comme des cloches d’éternité, n’est possible que si Dieu, le Christ et l’Esprit transforment et soutiennent l’agir chrétien.
c) La littérature johannique
59Après Paul, le quatrième évangile et les lettres de Jean. Ici encore nous ne pouvons traiter le sujet qu’à grands traits en insistant sur les originalités de cette littérature. A la fin du premier siècle, le IVe évangile poursuit le but de promouvoir la foi en Jésus, Fils de Dieu, pour « que, croyant, vous ayez la vie en mon nom » (20, 30). C’est une composition théologique où la personne du Maître apparaît nimbée de son exaltation à la droite de Dieu. Le Verbe incarné, lumière, vérité et vie, est descendu du ciel pour y remonter. Il enseigne les profondeurs de Dieu et du salut : la grâce et la vérité sont venues par Jésus-Christ (Jn 1, 17) et ceux qui l’ont accueilli peuvent devenir enfants de Dieu (Jn 1, 12). L’enseignement de l’Evangile, centré sur la personne du Christ, ne touche qu’incidemment les relations entre les hommes, réservant aux « frères » dans la foi la lumière qui les unit entre eux pour être unis au Fils et au Père dans une participation à la vie éternelle (Jn 17, 1-2).
60Jean attribue la révélation du Fils à l’amour de Dieu. Le remplacement de l’ancienne Alliance par la nouvelle s’est estompée. Les Juifs apparaissent comme les ennemis de Jésus parce qu’ils rejettent la lumière, les signes, la parole. Ils font les œuvres des ténèbres et sont fils du diable. Mais le Père a aimé le Fils avant la création du monde (17, 24) et l’œuvre du Fils fut de faire connaître le Père « pour que l’amour dont tu m’as aimé soit en eux et moi en eux » (Jn 17, 26). Il y a ainsi glissement d’une parole qui était enseignement sur les conditions de la nouvelle alliance à une création existentielle.
61Cependant la pensée johannique reste fermement dans la tradition. La volonté de Jésus de donner sa vie pour les siens est un acte d’amour : « Ayant aimé les siens dans le monde, (il) les aima jusqu’à la fin (Jn 13, 1). » « Nul n’a de plus grand amour que celui-ci : donner sa vie pour ses amis (Jn 15, 13). » Aussi les disciples devront l’imiter : « Si donc moi le Seigneur et le Maître, je vous ai lavé les pieds, vous aussi vous devez vous laver les pieds les uns des autres (Jn 13, 14). » Et de façon plus concrète encore, Jésus proclame : « Voici mon commandement : vous aimer les uns les autres comme je vous ai aimés (Jn 15, 12). » Il donnait par là une nouvelle dimension de l’amour. Les siens ne pouvaient réaliser la totalité du don d’eux-mêmes que dans l’imitation du Maître. Et c’est un vrai commandement (Jn 15, 17), un commandement nouveau (Jn 13, 34). Cet amour fraternel sera un signe pour le monde : « A ceci tous reconnaîtront que vous êtes mes disciples, si vous avez de l’amour les uns pour les autre (Jn 13, 35). » Il faut donc que le sarment reste attaché à la vigne pour porter des fruits : « Hors de moi, vous ne pouvez rien faire (Jn 15, 5). » La Prima Johannis va monnayer ces doctrines et les monter en épingle. « Celui qui prétend être dans la lumière tout en haïssant son frère est encore dans les ténèbres. Celui qui aime son frère demeure dans la lumière (2, 10). » La lumière est un synonyme de vérité et de vie. Pour vivre en enfants de Dieu, il faut tout d’abord se souvenir du message entendu dès le début : « Nous devons nous aimer les uns les autres (Jn 3, 11). » Cet amour est le signe que nous sommes passés de la mort à la vie (1 Jn 3, 14). L’épître caractérise Dieu et le Christ par l’Amour : « Dieu est Amour » (1 Jn 4, 8) comme « le Seigneur est l’Amour » (3, 16). La particularité de l’épître est qu’elle descend aux œuvres à accomplir ; puisqu’il faut aimer en actes et en vérité, devant la nécessité d’un frère nous ne pouvons fermer nos entrailles (1 Jn 3, 17-18). Ainsi le binôme ancien : aimer Dieu, aimer son prochain, est remplacé par « croire au nom de son Fils Jésus-Christ et nous aimer les uns les autres » (1 Jn 3, 23). « Celui qui n’aime pas son frère, qu’il voit, ne saurait pas aimer Dieu qu’il ne voit pas »... « que celui qui aime Dieu, aime aussi son frère » (1 Jn 4, 20-21).
62Ainsi donc dans l’église johannique comme dans celle de Paul, l’alliance nouvelle est dominée par la personne et l’œuvre rédemptrice du Christ. La justice de l’homme est de s’intégrer dans ce nouvel édifice par l’Amour. Celui-ci à son tour commande les relations humaines. Elle les place dans un au-delà de ce qui est dû, pour faire une obligation de se donner à l’autre comme le Christ s’est donné pour nous.
63La justice au sens humain a fait place à l’Amour ou mieux l’Amour est notre justice.
d) L’épître de Jacques
64Il nous reste à jeter un coup d’œil sur un écrit très particulier : l’Epître de Jacques. Ecrit parénétique qui n’emprunte au genre épistolaire que sa salutation initiale. L’aspect mixte de judéo-et paganochristianisme lui donne une teinte propre. La diatribe stoïco-cynique y voisine avec les formes poétiques sentencieuses de la littérature sapientielle. La composition très lâche cache des emprunts à des milieux divers et rien n’indique à quel auditoire déterminé elle s’adresse. En général les exégètes hésitent à reconnaître Jacques le frère du Seigneur comme véritable auteur de cet écrit. Celui-ci ne manque pas d’élégance et d’un vocabulaire riche. Il trouve sa place dans les dernières années du premier siècle. On se bornera à la lire comme une œuvre d’un judéo-chrétien imprégné de sa culture originelle juive et d’un christianisme cherchant à la lumière du tournant imposé par Jésus une règle de conduite appropriée.
65Parmi les exhortations morales qui se suivent, deux thèmes principaux traversent l’œuvre : d’une part, souci pour les pauvres, sévérité pour les riches (1, 9-11 ; 1, 27-29 ; 4, 13-5, 6), d’autre part, éloge des bonnes œuvres contre une foi stérile (1, 22-27 ; 2, 10-26).
66La condamnation des riches prend des accents vengeurs : ce sont des oppresseurs qui traînent le pauvre au tribunal et des blasphémateurs (2, 6-7) ; ils sont avides de gagner de l’argent, orgueilleux (3, 13-16). Ils ont frustré les ouvriers de leur salaire et ont vécu dans la mollesse et le luxe. Ils ont condamné et tué le juste sans résistance (5, 4-6). Notons au passage cette règle tout à fait moderne : « Celui donc qui peut faire le bien et ne le fait pas, commet un péché (4, 16) » : on pèche par omission.
67D’autre part, l’écrit n’est pas moins sévère pour le recours à la violence d’où qu’elle vienne : « D’où viennent les guerres, d’où viennent les batailles parmi vous ? N’est-ce pas précisément de vos passions... Vous convoitez et ne possédez pas. Alors vous tuez. Vous êtes jaloux et ne pouvez obtenir (4, 1-2) ».
68La foi sans les œuvres est une foi morte (2, 17). « C’est par les œuvres que l’homme est justifié et non par la foi seule (2, 24). » La justice s’appuie sur la parole de Jésus. L’épître, comme Matthieu et Paul, revient à la maxime du Lévitique : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » Il la nomme la « Loi royale » qu’il faut observer jusqu’au bout (2, 8).
69L’épître a au moins cet avantage de nous mettre en face d’une église qui évolue au fil des temps. Il y avait d’autres problèmes que le passage d’une alliance à une autre, que l’attente de la venue prochaine du Règne glorieux, que la motivation de la justice de Dieu par la foi, que la christologie éternelle et cosmique. La ferveur première s’est éteinte et les hommes ont ressenti les atteintes des différences de situations, la relation des conditions du pauvre et du riche s’est posée avec acuité. L’humanité est condamnée à des inégalités et deux mille ans d’histoire n’ont rien pu y changer. Il n’y a pas deux hommes à la même figure, à la même capacité ni physique ni psychique, au même équilibre ou jugement. La parénèse est mouvante dans ses applications selon les races, les peuples et les temps. L’unité se fait au départ des éléments éternels et immuables de la foi et du principe de la charité.
IV. Et maintenant
70Il nous reste en guise de conclusion à souligner les résultats de notre rapport sur la justice dans le Nouveau Testament.
711. La révélation de Dieu au stade juif et chrétien imprime à la notion de justice une base commune : l’agir humain n’est pas autonome. Tant au plan de l’individu que des relations humaines, il est soumis à la volonté de Dieu. Celle-ci s’est manifestée à partir d’une initiative divine dans la création d’une alliance tout d’abord avec un peuple et ensuite avec le monde tout entier. La justice de Dieu et la justice entre les hommes se sont modifiées et ont acquis leur dernière dimension dans la mesure où Dieu a révélé son être et son action, où sa parole a passé des prophètes au Fils, Jésus-Christ. Les droits et les devoirs humains sont ceux que Dieu par son Fils a octroyés aux êtres qu’il a créés et qu’il veut conduire à la vie éternelle. Il n’y a pas de place dans le christianisme pour une morale séparée, pour une autonomie absolue de l’homme, une déclaration des droits de l’homme basée uniquement sur la spécificité de l’être humain. Conséquence inéluctable ; c’est dans une approche personnelle, consciente et vivante de Dieu et du Fils, que la justice chrétienne prend ses dimensions et son rayonnement.
72C’est la qualité de la vertu de religion qui donnera à notre notion de justice sa racine, sa vie et ses fruits.
732. C’est donc dans le primat de Dieu, le primat de l’amour de Dieu pour nous et le primat de notre amour pour lui que nous chercherons le fondement et le but de notre existence. Or notre alliance n’est pas basée sur la Loi ancienne mais sur l’œuvre et la personne du Christ. La nouvelle créature née de l’amour de Dieu ne peut être qu’amour elle-même. Amour qui atteint tous les hommes sans distinction aucune et amour qui est absolument nécessaire à notre existence humaine si elle veut réaliser la justice de Dieu. On ne peut répondre à son appel et le servir sans être au service des hommes. Plus on s’est donné à Dieu et au Christ, plus ce service de l’amour des autres et plus notre justice envers les autres prend l’extension et les formes d’un don radical. Si le Fils de Dieu a voulu mourir pour ceux qu’il sauve, comment le disciple qui a accepté ses exigences les plus radicales ne mettrait-il pas sa vie au service du salut des hommes ? Et c’est bien là une grande difficulté pour qui cherche dans le Nouveau Testament le sens de la justice. Il est sans cesse appelé à un dépassement de lui-même tel que le chemin de sa réalisation semble barré. Et cette barrière n’est pas seulement dans l’objet : aimer son ennemi, mais dans le sentiment de culpabilité qu’il éprouve en face des exigences non en parole mais en actions et sans omission. « Aimez-vous les uns les autres, comme je vous ai aimés. » Telle est la vraie définition de notre justice.
743. Le Nouveau Testament pose le disciple devant l’obligation de faire la justice en lui-même mais aussi de la faire progresser dans le monde. Aide matérielle aux nécessités d’un univers mieux connu et aux souffrances nécessairement partagées. Le chrétien ne peut être un isolé et ne pas participer aux événements de son temps. Le devoir de communion, de compréhension, de participation, de bonté et de pardon est pour lui plus impérieux que pour tout autre. Plus que tout autre aussi, il ressentira les erreurs de l’histoire des injustices commises au nom de la recherche de puissance dans les Etats et les classes, et aidera l’Eglise à se distancer de toute forme de gouvernement où le droit et la justice sont bafoués. Il faut bien reconnaître que les lents progrès vers une humanité communiant aux souffrances de chacune de ses parties accomplissent un programme chrétien. Il faudra toujours œuvrer pour remplacer les mots par des actions effectives, élever des protestations courageuses contre des silences complices ou hypocrites, action ouverte au lieu de replis dans une religion solitaire. Dans les situations concrètes, il y aura toujours à distinguer ce qui est fruit de système et conditionnement du temps. L’église primitive n’a pas réalisé l’égalité des hommes même en son sein ; elle n’a pas aboli la condition d’esclave. Il faut donc une adaptation à chaque époque, de la réalisation sur terre du Règne de Dieu. Une chose est certaine, c’est que le disciple doit se placer au-dessus des passions nationales ou sociales porteuses de haine et choisir par vocation divine un amour chaleureux de l’homme pour l’homme, pour tous les hommes, une ouverture de cœur et d’action pour le frère placé sur sa route, une miséricorde à la mesure de la miséricorde divine. Et c’est bien là une lumière nouvelle allumée dans le monde par le Discours sur la Montagne, par l’hymne à la charité de Paul, et par le discours d’adieu du Quatrième Evangile.
Auteur
O.F.M., professeur émérite à l’Université catholique de Louvain
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