André Chénier et le mythe de la régénération
p. 577-591
Texte intégral
Les lettres et leur histoire
1André Chénier, dans l’Essai sur les Lettres et les Arts1, cherche à mieux définir la situation présente des lettres et commence par en retracer l’histoire entière. Comme tant de lecteurs de Rousseau, il développe une ample philosophie de l’histoire et remonte aux origines afin de mesurer la distance qui nous en sépare. Tout le devenir est pris en compte — et ce devenir est une déchéance de la moralité, une perte des pouvoirs de la parole, un affaiblissement progressif de la poésie.
2Quelques grandes étapes marquent ce singulier « progrès ». Chénier distingue divers âges de la littérature, selon la nature des rapports sociaux auxquels l’activité littéraire correspond. « Dans les commencements des républiques », au temps où « la vertu » était « encore un peu rude et agreste », « on laissait de hauts faits à narrer ». C’est l’âge de la poésie orale : « On chantait et on se transmettait de bouche des poésies chaudes et populaires, toujours le premier fruit de l’imagination humaine, où les rythmes harmonieux et les vives descriptions de guerres patriotiques et de choses simples et primitives exaltaient la pensée et enflammaient le courage. » Ce que Chénier regrette, ce n’est pas cette rusticité primitive, mais plutôt l’âge suivant, où les hommes en sont arrivés aux « établissements fixés ». Les cités naissantes connaissent la stabilité et la richesse. Et Chénier développe l’image embellie de cette seconde époque pour en faire le modèle idéal de l’harmonie civique, de la liberté, de l’égalité. Les arts ont acquis toute leur diversité. Ils sont exercés dans le souci du bien public :
Certes, alors les lettres furent augustes et sacrées, car elles étaient citoyennes. Elles n’inspiraient que l’amour des lois, de la patrie, de l’égalité, de tout ce qui est bon et admirable ; que l’horreur de l’injustice, de la tyrannie, de tout ce qui est haïssable et pernicieux [...]
3Cet âge d’harmonie et de justice politiques est aussi, dans le domaine de l’expression littéraire, un âge de justesse, de véracité, d’adéquation transparente de la pensée et de la parole :
[...] L’art d’écrire ne consistait point à revêtir d’expressions éblouissantes et recherchées des pensées fausses ou frivoles, ou point de pensées du tout, mais à avoir la même force, la même simplicité dans le style que dans les mœurs, à parler comme on pensait, comme on vivait, comme on combattait.
4Les écrivains de cette époque heureuse « révèrent » le peuple — « ceux qu’ils voyaient travailler dans les travaux communs » : eux-mêmes, ils ne sont pas enfermés dans la profession littéraire. A l’occasion, ils sont magistrats ou guerriers, ou encore législateurs.
5L’histoire ultérieure est celle d’une chute : c’est l’histoire racontée par Rousseau dans le Discours de l’Inégalité : le bel équilibre est rompu, les riches accaparent le pouvoir, l’égalité disparaît, l’injustice sévit. Que deviennent les « hommes de lettres » ? Ils se replient sur leur activité propre. Ils sont contraints d’accepter une condition séparée ; la division du travail qui leur est imposée, la spécialisation littéraire, sont l’indice du mal social : la révolte armée est devenue impossible ; la protestation restera toute verbale :
Exclus de l’honneur de bien faire, ils se consolèrent dans la gloire de bien dire. Des écrivains employèrent une éloquence véhémente à rappeler les antiques institutions, à tonner sur les vices présents, à servir au moins la postérité, à pleurer sur la patrie ; et, ne pouvant, à travers les armes [...], la délivrer avec le fer, soulagèrent leur bile généreuse sur le papier2 [...]
6La grandeur « naïve » a été perdue : seule subsiste une poésie « sentimentale »3, qui parle du bonheur détruit, de la vertu absente : c’est le moment de l’élégie, de la satire (à la manière de Juvénal), de l’histoire vengeresse (à la manière de Tacite).
7A mesure que s’alourdissent les tyrannies, les écrivains perdent cœur, deviennent les flatteurs des princes, vendent « leur plume aux puissances injustes ». « Les saintes lettres furent avilies, et le genre humain fut trahi ». La littérature, livrée au mensonge, travaille ainsi à sa propre destruction. Les « esprits généreux » eux-même s’en détournent : comme ils ont négligé « d’étudier les lettres antiques », ils ne trouvent rien qui puisse les satisfaire dans l’activité littéraire : il ne leur reste qu’à s’abandonner à une « vie agitée et vide », poursuivant les « voluptés », ou errant « dans les projets et dans les charges ». Telle est la situation présente, l’état de choses que Chénier aperçoit autour de lui. Le parcours historique, commencé à partir des rudes origines populaires, s’achève dans la futilité : les lettres sont mortes ; c’est le terme catastrophique d’un déclin progressif.
La résurrection par le langage
8Mais, comme dans la plupart des histoires mythiques, la mort (ou le moment le plus proche de la mort) annonce la chance d’une résurrection. Pour un « esprit généreux », le vide, l’insatisfaction, l’errance ne peuvent durer : il suffit de retourner aux lettres anciennes, « d’étendre ses lectures » : on verra que, la « tyrannie s’usant elle-même, des circonstances » peuvent « naître où les lettres pourraient seules réparer le mal dont elles avaient souffert et qu’elles avaient propagé ». Ce que Chénier suggère, on le voit, ce n’est pas seulement l’espoir d’un renouveau esthétique, qui ferait « renaître les bonnes disciplines ». Il ne s’agit pas là d’une simple, révolution du goût : le rôle des lettres doit dépasser le seul domaine de la « littérature » : peut-être, à elles seules, auront-elles le pouvoir de guérir le mal social, de régénérer la société tout entière. Le mythe développé par Chénier avait placé, non loin du commencement des temps, une époque d’harmonie et de justice : maintenant que, dans la société déchue, l’injustice et la violence ont été portées à leur comble, le moment est venu d’un retour à la plénitude : l’homme de lettres doit prendre sur lui l’initiative du retour au bonheur perdu. Sa tâche n’est pas différente de celle du législateur.
9« Retourner aux lettres », « réparer le mal » : ici tout se noue : la mémoire du monde classique, l’espoir de la régénération politique imminente. La nostalgie de la liberté hellénique fait grandir l’impatience d’un nouveau règne de la liberté. Le regard se tourne vers le passé, pour y lire le sens des transformations que la société doit recevoir sans tarder. Car le passé offre non seulement des images exemplaires, des modèles, mais, pour qui sait l’aimer, il est une source d’énergies, un réservoir de forces. Celui qui veut, en ce moment décisif, agir sur son époque doit aller chercher, auprès des anciens, les ressources dont les hommes d’aujourd’hui ont perdu le secret : telle est la conviction de Chénier. Il est persuadé, tout ensemble, que les plus considérables changements moraux et politiques peuvent être les effets d’un grand langage, et que ces effets, interdits aux langues dégénérées, peuvent être retrouvés avec le secours des anciens.
Les modèles et les feux
10Dans l’Invention, Chénier propose au poète de chanter la nouvelle image du monde, telle qu’elle résulte de l’essor récent des sciences de la nature. Dans la connaissance de l’univers, les modernes sont supérieurs aux anciens, et Chénier est loin de tenir ce progrès pour indifférent ou pernicieux. Il est, en fait, partagé entre son enthousiasme pour la nouvelle cosmologie, et sa conviction du déclin des liens sociaux et de la poésie. Un grand sujet — le monde du savoir — se propose : mais comment le traiter dans une langue adéquate ?
11C’est ici que l’imitation des anciens trouve, selon Chénier, sa justification :
Volons, volons chez eux retrouver leurs modèles, Voyageons dans leur âge, où, libre, sans détour Chaque homme ose être un homme et penser au grand jour.4
12Le mot de modèle, ici prononcé, appartient à une esthétique idéaliste, qui admet la validité permanente, intemporelle, du beau antique : imiter les anciens, c’est remonter aux archétypes, c’est retrouver pures la forme et la parole humaines, que la civilisation du luxe et de l’injustice a défigurées jusqu’à les rendre méconnaissables :
Les anciens étaient nus... leur âme était nue... Pour nous, c’est tout le contraire... Dès l’enfance, nous emmaillotons notre esprit ; nous retenons notre imagination par des lisières ; des manchettes et des jarretières gênent les articulations et les mouvements de nos idées (et notre âme est emprisonnée dans des culottes).5
Les Grecs furent nés pour les beaux-arts plus que nul peuple du monde. Eux seuls, dans les égarements de l’enthousiasme, suivaient toujours la nature et la vérité...6
13Mais le privilège des anciens n’a pas été seulement de posséder cette vue directe du vrai, de la nature, de la beauté encore intacte ; il a consisté à disposer d’un langage aux énergies souveraines, capable d’émouvoir, d’exalter, d’animer. Chénier, presque aussi sévère que Rousseau (qui voyait dans le français contemporain une langue assourdie, exténuée, réservée au « bourdonnement des divans »7, impropre aux assemblées populaires), ressent le besoin d’un supplément de force linguistique. Imiter les anciens, ce n’est pas les copier sagement ; c’est capter chez eux la vigueur chaleureuse qui permettra de régénérer le langage actuel.
14De fait, pour la plupart des « néo-classiques » (en peinture aussi bien qu’en poésie), l’antiquité représente tout ensemble la source d’un élan affectif, et le répertoire d’un ensemble de signes (architecturaux, vestimentaires, gestuels) dont la fonction quasi talismanique est de dynamiser les actes de la vie, de les porter à leur plus haut degré de tension et d’efficacité contagieuse.
15On se trouve, assurément, en présence d’un cercle interprétatif : l’antiquité, interprétée à travers les schèmes de la philosophie ou de la « sensibilité » modernes, fournit les paradigmes qui permettront, à leur tour, d’interpréter les événements du présent. A travers une image modernisée de l’antiquité, l’on peut, inversement, construire une représentation antiquisée des événements actuels. Ainsi les historiens qui parlent du destin de Rome ou d’Athènes (Chénier renvoie plus rarement à l’austérité Spartiate), sont relus comme si leurs textes avaient pour référent second la situation présente de l’Europe et de la France. Le moment actuel est rendu lisible par réflexion, sous une lumière qui paraît provenir du passé, et qui permet de discerner autour de soi des Tarquin et des Brutus. (On sait que Marx y verra l’indice d’une inaptitude à déchiffrer directement le sens du présent8. Mais ce recours aux modèles antiques nous offre, en fait, l’expression hyperbolique de la nécessité de fabuler où se trouve quiconque veut agir sur le présent en fonction d’une vue historique globale : toute vue historique globale est un code interprétatif où les éléments mythiques — je veux dire : les propositions incontrôlables sur les commencements et sur la fin du devenir collectif — jouent un rôle capital).
16L’important est de bien voir que la lecture des formes intelligibles, le respect des modèles se doublent d’un élan et d’une exaltation. Il ne s’agit pas seulement d’un acte intellectuel, d’une règle esthétique qui impose le retour à des canons rigoureux. La doctrine traditionnelle touchant l’imitation des grands auteurs voulait que, sans docilité servile, l’on se pénétrât de leur « esprit ». Pour Chénier, qui accepte cette théorie, l’« esprit » qu’il souhaite imiter est d’abord ardeur, intensité, véhémence efficace de la parole. Il considère les anciens comme la source où le poète doit puiser la chaleur nécessaire à l’expression forte des vérités philosophiques découvertes par les modernes. C’est surtout dans l’ordre dynamique que le contact avec le monde antique est précieux.
17Un passage fameux de l’Invention, véritable chant du départ en direction du passé, évoque une sorte de transfusion énergétique. Le poète, ayant choisi (inventé) un sujet moderne, s’il veut porter sa parole au sommet de l’efficacité comme on porte le fer au rouge, doit aller recueillir auprès des anciens des « transports », des « couleurs », des « feux ». Faire des « vers antiques » sur des « pensers nouveaux », ce n’est pas, comme le croient tant de lecteurs de Chénier, rechercher la perfection « plastique », c’est au contraire conférer à la pensée l’ardeur et l’animation dont un poème ne saurait se passer pour atteindre le sublime. Dans son projet de synthèse conciliatrice, ayant rattaché les « pensers » au présent de la connaissance et les « transports » au passé de la poésie, Chénier souhaite nouer ces deux régions temporelles dans l’unité vivante du poème. De la sorte, la rationalité de la nouvelle cosmologie et des sciences de la nature (les « changements prédits » des comètes) apparaît compatible avec la passion qui marquait une poésie associée au culte des puissances irrationnelles (« amour, tyran des hommes et des Dieux »). Si une poésie doit encore naître, ce ne peut être qu’en retrouvant ce qui constituait la force enivrante des chants « primitifs ». Car Chénier ressent l’origine comme le lieu où la chaleur poétique est à son plus haut degré, et où les forces peuvent être captées inépuisablement, au service d’une « invention » renouvelée selon les exigences d’un autre savoir.
La matière animée
18La confiance que Chénier manifeste à l’égard du passé est celle même qu’il éprouve à l’égard de la vie. La communication, la contagion des « transports » et des « feux » n’est qu’un aspect d’un pouvoir plus général, qui règne dans la nature, qui fait monter les sèves, bourgeonner les branches, mûrir les fruits, et dont Chénier est disposé plus qu’un autre à se faire l’interprète. Parole, imagination, désir suivent spontanément chez lui les voies qui conduisent à l’épanouissement des puissances naturelles : cet élan charnel, Chénier le perçoit en sa simplicité première, c’est-à-dire comme une poussée vers la vie, vers l’existence animée, à partir de la matière inerte. Si l’antiquité exerce sur lui une telle fascination, c’est qu’à ses yeux elle est le site même du surgissement, le printemps où les premières floraisons ont fait irruption : aussi l’univers antique est-il le lieu d’élection des idylles sensuelles et de leur bonheur végétal. On se tromperait, à ne voir là qu’une image de la nostalgie cherchant refuge dans les verdures d’un âge d’or. Car le passé grec et ses modèles figurent pour Chénier moins un état stable qu’une certaine qualité d’essor vers une vie accrue, dont le secret n’est pas perdu, et dont le renouvellement est toujours possible. L’exemple antique par excellence est celui de l’art — ciselure, sculpture — transmuant la matière passive et muette en corps divins : « L’art a rendu l’airain fluide et frémissant.9 » L’animation du marbre ou du bronze, devenant chair et parcourus de veines vivantes, est un thème que Chénier associe constamment à ses projets poétiques, en « contaminant » le mythe de Pygmalion par celui de Prométhée : Galathée De marbre, qui s’anime aux feux de Prométhée...10
19Cette émergence chaleureuse du corps vivant est l’image même d’un art qui atteint à sa réussite complète. L’invitation à créer recourt à l’exemple de la pierre qui prend vie sous le ciseau :
Aux antres de Paros le bloc étincelant
N’est aux vulgaires yeux qu’une pierre insensible.
Mais le docte ciseau, dans son sein invisible,
Voit, suit, trouve la vie, et l’âme, et tous ses traits.
Tout l’Olympe respire en ses détours secrets.
Là vivent de Vénus les beautés souveraines ;
Là des muscles nerveux, là de sanglantes veines
Serpentent ; là des flancs invaincus aux travaux,
Pour soulager Atlas des célestes fardeaux.
Aux volontés du fer leur enveloppe énorme
Cède, s’amollit, tombe ; et de ce bloc informe
Jaillissent, éclatants, des Dieux pour nos autels11.
Eh bien donc, prends-moi ce ciseau, amollis-moi ce bloc de marbre, fais-moi des héros, fais-moi un dieu, étends-moi les voûtes de ce front où le monde a été conçu ; creuse-moi la vaste place de ces yeux qui lancent l’éclair ; ouvre-moi cette bouche éloquente où résident la justice et la vérité. Elance-moi ce corps divin, incorruptible, nourri d’ambroisie, ce corps tout d’esprit et de flamme. Laisse là ces rides, ces sillons, ces plis de la peau, vestiges profonds des maladies et de la décrépitude, avant-coureuses de la mort. Fais-moi un corps qui n’ait éprouvé, qui ne craigne nul changement, nul outrage des années. A travers cette chair transparente, montre-moi des nerfs, des muscles harmonieusement unis, que nul effort n’ait fatigués, pleins de cette vigueur tranquille, de ce calme inséparable de celui qui peut tout ce qu’il veut. Que j’y voie couler, non du sang, mais cette liqueur divine, cet ichôr, dont parle Homère, qui coule dans les veines des dieux immortels12.
20La strophe initiale de l’Ode sur le Serment du Jeu de Paume associe étroitement la figure allégorisée de la Poésie, la libération de la patrie, et la renaissance des arts (confiée au « savant pinceau » de David). L’idée d’un recommencement de la poésie est marquée dès les premiers mots du poème. Toute distance paraît abolie entre le passé glorieux des arts, et le moment actuel : une superposition, ou mieux : une coïncidence parfaite permet de décrire dans un seul et même présent l’élan qui a façonné les dieux et les Temples, et celui qui suscitera, dans la liberté reconquise, de nouveaux dieux et de nouveaux temples. « Jeune et divine », la Poésie est tout ensemble une fiction révolue (puisque sa personnification divinisée n’est crédible, pour un homme de 1790, que dans l’horizon de la fable), et une force jaillissante (puisque la jeunesse est un attribut qui actualise la présence invoquée). Le serment du Jeu de Paume, moment inaugural d’un nouvel âge de justice, trouvera sa consécration grâce au retour de la Poésie : une divinité enfin restituée à tout son éclat communique à l’artiste — le peintre, en l’occurrence — la ferveur d’où naîtra l’œuvre future. A lire attentivement toute cette strophe, on y verra les termes nobles et les images consacrées (métonymies, métaphores, etc., venues du répertoire antique) s’allier aux verbes de mouvement, aux vocables de l’exaltation : Chénier a cherché, sans y réussir parfaitement, à mêler la solennité et l’élan dynamique, les grandes figures de la tradition et la fraîcheur d’une naissance. De fait, la réminiscence des formes classiques (jusque dans la syntaxe à inversions), le ton par moment gnomique et didactique jouent ici comme facteurs d’inertie, comme cause de ralentissement ou d’alourdissement. La prise en charge du matériau préexistant par l’élan présent ne s’effectue pas de façon complète : en se voulant triomphal, le discours compromet sa mobilité ; et pourtant la vivacité aurait dû apparaître comme un élément essentiel, l’événement célébré étant le surgissement de la liberté, le retour à la vie et aux pouvoirs du chant. Le « riche bandeau », le « flambeau », la « coupe d’ambroisie », objets déjà répertoriés, opposent une résistance à ce qui veut être croissance, ivresse, élan :
Reprends ta robe d’or, ceins ton riche bandeau,
Jeune et divine Poésie :
Quoique ces temps d’orage éclipsent ton flambeau,
Aux lèvres de David, roi du savant pinceau,
Porte la coupe d’ambroisie.
La patrie, à son art indiquant nos beaux jours,
A confirmé mes antiques discours :
Quand je lui répétais que la liberté mâle
Des arts est le génie heureux ;
Que nul talent n’est fils de la faveur royale ;
Qu’un pays libre est leur terre natale.
Là, sous un soleil généreux,
Ces arts, fleurs de la vie, et délices du monde,
Forts, à leur croissance livrés,
Atteignent leur grandeur féconde.
La palette offre l’âme aux regards enivrés.
Les antres de Paros de Dieux peuplent la terre.
L’airain coule et respire. En portiques sacrés
S’élancent le marbre et la pierre.13
21Le résultat, on le sent, est peu homogène : la chaleur solaire et la vie n’ont pas gagné toute la masse verbale. La syntaxe, certes, est ample et variée, mais les vocables qu’elle organise ne sont pas tous de bons conducteurs. Malgré l’animation prosodique, malgré la ferveur apollinienne, trop d’éléments restent (à notre goût) inanimés. L’élocution s’encombre, et le sublime tourne à la grandiloquence. Aussi, dans l’image de la Poésie rendue à sa gloire et à sa jeunesse, c’est la déclaration de principe, non la sensation même de la vie qui nous frappe. Si authentique que soit, chez André Chénier, le sens de la germination et des forces jeunes, il ne parvient pas ici à dépasser un art de l’emblème, c’est-à-dire un art où les significations abstraites l’emportent sur la présence chaleureuse. Sans doute, — comme ce fut le cas dans tant d’autres œuvres révolutionnaires — le report du passé classique sur la circonstance présente est-il voué à demeurer imparfait et simplement allusif. L’art est incapable d’assurer la fusion de l’antique lumière dans l’aube de 1789, il ne peut réaliser le retour de la plénitude grecque dans la nouvelle « patrie » française : où trouverions-nous meilleur indice de l’impossibilité d’attribuer dorénavant à l’histoire un mouvement cyclique ? Le mot « révolution », appliqué aux événements historiques, à cette date précise, cesse de désigner un bouleversement violent mais réversible, selon l’image de l’orbite qui revient à son point de départ ; il signale un changement qui se dirige vers un avenir radicalement nouveau14. Dès lors, l’appel au passé ne peut plus se concevoir comme un recours à la vie accrue ; la difficulté que nous éprouvons à lire aujourd’hui Le Jeu de Paume en est le témoin. Pour saisir l’intention de Chénier, nous devons remonter à un autre âge de la poésie — à l’âge où la réitération d’une première plénitude peut satisfaire, tout ensemble, un désir poétique et un désir politique. La déception de ce désir marque le début d’une ère nouvelle. De ce nouveau point de vue, certes, le passé pourra encore apparaître comme le lieu de l’épanouissement du beau, mais c’est un lieu dont nous sommes irrémédiablement séparés, et où nous ne pouvons revenir qu’en renonçant à la chaleur vivante, qu’en courant le risque d’une immobilisation mortelle.
Le groupe de marbre
22Chénier a-t-il eu le pressentiment de ce risque ? Quelques-uns de ses poèmes ou de ses projets dessinent un mouvement opposé à celui que nous venons d’évoquer. Au lieu de chanter la matière s’animant jusqu’à devenir chair, ils décrivent la pétrification de la vie, sa transformation en matière « dure et froide ». Le miracle pygmalionien s’inverse : la femme devient statue. Ce sont les pouvoirs de la Gorgone qui prévalent. La beauté, privée du mouvement, s’éternise et se fixe dans un geste de passion inapaisée : tel est le thème du projet intitulé Le Groupe de Marbre. Follement amoureuse de la statue d’un garçon, une jeune fille forme le vœu de partager sa vie avec lui :
... ses pieds s’attachent à la terre... ;
Ses yeux étaient en pleurs : une larme de pierre
Se durcit sur sa joue...
son cœur même devient une pierre dure et froide... Te voilà. Tu vis comme lui, auprès de lui, tu meurs avec lui ; après ta mort tu n’en es point séparée.
Mais ce n’est pas ainsi que tu le désirais.
23La requête de l’amante a été celle même que Chénier formulait à l’égard de l’antique : un retour à la vie, un « transport » chaleureux qui abolit le temps. Le miracle qui s’accomplit ici est bien celui d’un accueil, union réalisée, mais en sortant de la vie. Parce qu’elle avait le pouvoir de fasciner par l’apparence de la beauté charnelle, la statue a entraîné l’amoureuse dans l’illusion éternisée. Cette métamorphose séduisante, à la manière d’Ovide, a lieu dans un espace de fiction : Chénier imagine de faire chanter cette histoire par une « Nymphe Toscane », locutrice interposée dont la fonction est surtout d’assurer le recul de toute l’histoire dans le passé, la fable, la minéralité. Le paradoxe du Groupe de Marbre est celui d’une mort qui en même temps est la fin d’une séparation, la fin de la différence entre pierre et chair, différence qui rendait la réciprocité aimante impossible. L’unité du groupe rassemble à la fin dans un objet harmonieux — marbre définitif — l’indifférent qui n’a jamais été vivant, et celle dont les larmes pétrifiées marquent encore les traces de la douleur vécue. (En toute cette histoire, la différence des matières et des règnes, chair et marbre, animal et minéral, compte plus que la différence des sexes.) Les vœux exaucés déçoivent le désir (« ce n’est pas ainsi que tu le désirais ») ; mais en devenant pierre éternisée, le désir se fixe dans une forme qui oblige le poète à narrer un passé : il devient l’objet d’un souvenir lyrique. En sorte que, dans son immobilité esthétique ressentie comme un drame insolite, le groupe exige le chant qui en retrace l’état antérieur, qui rappelle l’inquiétude et les vaines assiduités de l’amante. La mort pétrifiée, la grâce immobile, demandent que la poésie redise toute l’histoire tourmentée qui les précède. L’on doit donc reconnaître que ce qui prévaut ici, ce n’est pas la mort et la distance, mais un composé instable de vie et de mort, d’ardeur déçue et de forme accomplie, et la double illusion des jeunes corps qu’on doit tout ensemble admirer et plaindre. Et peut-être, en parlant d’une œuvre parfaite (la statue masculine) à laquelle un amour vivant (la jeune fille) s’égale au prix de la douleur et du miracle pétrifiant, la poésie nous parle-t-elle de ce qui fait sa propre gloire et son propre malheur. On remarquera de surcroît que Chénier parle de la mort en évitant tout élément macabre, toute image de décomposition. Dans ce monde fictif, si l’amour qui choisit le simulacre conduit à la mort, celle-ci est image de beauté ; le pire malheur est aussitôt ressaisi par l’art, contenu et cerné par le trait immuable qui suit la loi d’une courbe parfaite.
24Revenons à l’Invention. Après avoir invité les poètes à chercher, au contact des anciens, les « feux », les « couleurs », les « transports », il recourt à d’autres images pour dire les pouvoirs de la poésie. Et ces images, cette fois, ne sont pas celles de l’exaltation chaleureuse ; ce sont, presque à l’inverse, celles de la transparence, des matières lumineuses, froides et dures, dont l’exemple est celui de l’ambre.
25Dans chacun des deux passages, conformément à la tradition la mieux établie, la poésie est mise en présence d’une double tâche : trouver d’abord de nouvelles pensées, c’est-à-dire : inventer ; puis conférer à ces pensées l’élocution qui les rendra émouvantes. C’est pour définir les ressources d’élocution que Chénier développe les comparaisons les plus variées, et apparemment les plus opposées. Après avoir demandé aux anciens, pour mieux communiquer des pensers nouveaux, un pouvoir d’animation vivifiante (feux, couleurs, transports), il conçoit le même travail d’élocution selon un autre modèle : celui du « vêtement » qui entoure d’une substance diaphane le corps ténu de la « fantaisie » et du « rêve » :
Elle seule connaît ces extases choisies,
D’un esprit tout de feu mobiles fantaisies,
Ces rêves d’un moment, belles illusions,
D’un monde imaginaire aimables visions,
Qui ne frappent jamais, trop subtile lumière,
Des terrestres esprits l’œil épais et vulgaire.
Seule, de mots heureux, faciles, transparents,
Elle sait revêtir ces fantômes errants :
Ainsi des hauts sapins de la Finlande humide,
De l’ambre, enfant du ciel, distille l’or fluide,
Et sa chute souvent rencontre dans les airs
Quelque insecte volant qu’il porte au fond des mers ;
De la Baltique enfin les vagues orageuses
Roulent et vont jeter ces larmes précieuses
Où la fière Vistule, en de nobles coteaux,
Et le froid Niémen expirent dans ses eaux.
Là les arts vont cueillir cette merveille utile,
Tombe odorante où vit l’insecte volatile ;
Dans cet or diaphane il est lui-même encor,
On dirait qu’il respire et va prendre l’essor.15
26Ne sommes-nous pas, ici, à nouveau, en présence des images de la minéralisation, de la substance durcie, de l’immobilité dans le simulacre esthétisé de la vie ? L’insecte subit le destin de la jeune amoureuse du Groupe de Marbre. On rapproche sans peine ce vers :
« Tombe odorante où vit l’insecte volatile »
27et ce souhait de l’amante :
[...] qu’unis aujourd’hui... je vive et meure auprès de lui.
28Ce sont deux versions de la vie dans la mort, deux aspects du mouvement dans l’immobilité. Capturé en plein vol par la goutte végétale, plongé dans le froid des vagues, l’insecte représente le rêve saisi par la parole : hasard naturel, où nulle volonté ne semble intervenir ; heureuse rencontre, à quoi semblent contribuer tous les éléments. La mort, ici encore, n’est pas redoutable, puisqu’elle éternise une image intacte de la vie, dans l’imminence de l’envol. L’œuvre poétique, telle qu’elle est ainsi figurée, immortalise (par une meilleure mort) l’être infime et fragile qui, sans elle, eût disparu en peu d’heures. La « fantaisie », l’éphémère, dans leur prison translucide, nous font oublier leur mort, tant est saisissante l’apparence de l’essor. L’immobilité finale est marquée de tous les indices du mouvement possible : « On dirait qu’il respire » : le conditionnel indique à la fois l’illusion, et la conscience de l’illusion : l’esprit se laisse tromper de plein gré, et trouve là son plaisir.
29On voit à quel point l’esthétique de Chénier diffère de l’idéal de « perfection plastique » qu’on lui attribue un peu facilement, pour faire de lui l’annonciateur des Parnassiens et de Heredia. Certes, les statues le fascinent, la beauté sereine l’attire : mais c’est à la condition que cette beauté, venue de la vie, immobilisée dans la forme dure et diaphane, maintienne dans cette forme une inquiétude où s’annonce — fût-ce illusoirement — une seconde vie, un nouveau mouvement, et même une violence renaissante. La perfection, si elle se glace, est périlleuse et comporte pour l’art un risque mortel. La forme la plus poétique se défend contre l’équilibre et le repos : le mot essor, placé au terme de la description de l’insecte fossilisé, place au cœur de la matière durcie l’avenir illusoire du vol, et réactive dans l’imaginaire un mouvement qui, selon la réalité « physique », est à jamais aboli. (La prosodie de Chénier, en usant largement des licences poétiques, cherche à exploiter toutes les ressources de souplesse, de flexibilité, de « facilité » de la langue fançaise ; elle évite les coupes rigides, les rythmes trop réguliers, qui eussent emprisonné un sujet « à l’antique » dans une structure figée.) Je viens de relever des images superposables de vie dans la mort, d’amour dans la matière pétrifiée, d’envol dans l’immobilité. Généralisons : ce qui séduit Chénier, ce qu’il considère comme la tâche par excellence de la poésie, dans le registre sensuel qu’il n’abandonne presque jamais, c’est la conciliation des contraires, leur cœxistence rendue possible par la grâce de l’art. Cette conciliation paraît s’accomplir par les seuls pouvoirs de la nature, sans recourir à la transcendance. C’est la poésie qui portera à leur plus haute efficacité ces pouvoirs naturels. La rencontre du présent et du passé — faire « des vers antiques » sur « des pensers nouveaux » — est l’aspect temporel, historique, de l’activité conciliatrice. D’autres textes nous montreraient que Chénier a inclus dans ce projet, si caractéristique de l’état d’esprit prérévolutionnaire, l’espoir de la conciliation du poète et de la société. Telle est l’une des raisons pour lesquelles il convient de relire cet écrivain : il a non seulement su donner au rêve de l’harmonie retrouvée une ampleur considérable — allant du registre amoureux à celui de la politique —, mais il s’est trouvé, de surcroît, voué tardivement à constater l’effondrement d’une grande partie de son rêve. Le poète des Ïambes fera face à une adversité non surmontable, et ne pourra plus imaginer les mêmes synthèses.
Notes de bas de page
1 Titre conjectural. Cf. André Chénier, Œuvres complètes, texte établi et annoté par Gérard Walter, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 1940, p. 590 et note p. 876.
2 C’est nous qui soulignons.
3 L’opposition du naïf et du sentimental, on le sait, est proposée par Schiller. Chénier, qui utilise souvent le mot « naïf », n’emploie pas le mot « sentimental ». Mais sa pensée et sa poésie offrent une bonne illustration des concepts schillériens.
4 Op. cit., (Pléiade), p. 126-127.
5 Op. cit., p. 610.
6 Op. cit., p. 611. On reconnaît ici les affirmations de Winckelmann. Cf. P. Dimoff, Winckelmann et André Chénier, dans Revue de littérature comparée, no 83, 1947, p. 321-333. Pour un exposé général de l’esthétique de Chénier, on se reportera à Jean Fabre, Chénier, Paris, Hatier, 1965.
7 Rousseau, Essai sur l’Origine des Langues, chap. XX.
8 Au début de Der achzehnte Brumaire des Louis Bonaparte.
9 Op. cit., p. 87 (Epigramme XXIX).
10 Op. cit., p. 75 (Elégie XXII).
11 Op. cit., p. 129 (L’Invention).
12 Op. cit., p. 165 (Essai sur les Lettres et les Arts, chap. IV).
13 Op. cit., p. 491-493.
14 Pour l’histoire du mot « révolution », voir Arthur Hatto, Révolution : An Enquiry into the usefulness of an Historical Term, dans Mind, 58, 1949, p. 495-516 ; Melvin J. Lasky, The Birth of a Metaphor ; on the Origins of Utopia and Révolution, dans Encounter, Feb. 1970, p. 35-45 ; March 1970, p. 30-42 ; R. Koselleck, Der neuzeitliche Revolutionsbegriff ah geschichtliche Kategorie, dans Studium Generale, 22, 1969, p. 825-838.
15 Op. cit., p. 128-129. Rappelons, après Becq de Fouquières, que l’image de l’insecte captif dans l’ambre figure par deux fois chez Martial (IV, 32 et VI, 15).
Auteur
Professeur à la Faculté des Lettres de l’Université de Genève
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