Philosophie et positivité
p. 193-206
Texte intégral
« ... Nous pressentons que le désastre est la pensée. »
(Maurice Blanchot, Discours sur la patience, dans Le Nouveau Commerce, 30-31, p. 21.)
« ... Le signe est toujours signe interrogatif enveloppant le signe positif. C’est pour cela que nous avons pu dire que la réalité humaine était signe et signe en tant qu’interrogation sur toute forme de positivité et sur toute forme de négativité ; elle est le signe auquel se rapportent tous les signes et l’interrogation à laquelle se rapportent toutes les interrogations. »
(Jeanne Delhomme, La pensée interrogative, p. 153.)
I. La philosophie à son éveil
1« Tu ne me chercherais pas, si tu ne m’avais pas déjà trouvé » — cette formule ne peut certes pas signifier l’équivalence de la recherche et de la possession. Elle fait valoir l’anticipation qui guide la recherche — prise d’avant la prise, prise du pré-donné et, pour le chercheur, projet. Le terme recherché est présent à la recherche sans être présent, mais son absence n’est pas un pur vide : moins que tout, il est plus que rien. La recherche est, dès lors, privation en attendant la possession. Ou elle est la misère de la finitude — évaluée comme un mal en cas d’une radicale impossibilité de l’entrée en possession.
2Mais tout cela, à condition que la privation qui suscite la recherche soit absence d’un terme — absence de ce qui est susceptible de s’offrir à la prise et, ainsi, à l’anticipation, c’est-à-dire absence d’un identique qui serait stabilité et instance, à même de se présenter et de se re-présenter, de tenir dans une présence et d’y être pris en mains ou, à la rigueur, de s’y désigner du doigt : identité logique d’un atome, d’un point ou d’un instant, à la fois — dans le même présent — pur où, pur quand et pointe d’épingle — naissance ou exténuation du qualifiable dans l’épaisseur dure : un quelque chose (etwas überhaupt) — référé, malgré son formalisme, aux choses, aux solides. Recherche où la présence et l’absence évoquent un temps déjà entendu comme écoulement des choses : entendement du temps désormais comparable au flux ou au courant, comme s’il se composait d’instants-contenus — de qualités — qui elles-mêmes s’écoulent. Temps dès lors analysé à partir des sensations qui l’« emplissent » — même si, aussitôt, dans cette analyse, le temps se prétend encore forme —, comme si la forme ne répétait pas la stabilité, le statut, ou l’identité des contenus. Sensations ou « contenus primaires » ou « hylé » qui s’interprètent comme « quiddités », comme données, comme éléments du savoir ou de l’apparaître. Analyse du temps recourant aux métaphores du liquide et de son mouvement. Mais à partir de ses particules, les instants passent, s’écoulent mais sont retenus ou pro-tenus chez Husserl ; ils s’interpénètrent dans la durée bergsonienne sans que la catégorie du Même, qui commande encore ces descriptions, soit véritablement mise en question sinon par ses diverses synthèses avec l’Autre, diverses co-positions ou compositions, autant de figures de la simultanéité, de la présence dans le Même : sans que la question où le Même se trouve mis, ébranle tout le repos de la positivité, c’est-à-dire toute cette Identité. Toujours l’autre demeure un « autre Même », un autre « identique à lui-même », un « alterum idem ».
3Toute rationalité — tout sens — résiderait ainsi dans le rapport entre termes identiques à eux-mêmes, dans la présence qui assure ce rapport. Toute altération de l’identité retrouverait l’identité et le sens perdus, dans le rapport en tant que co-présence, dans la co-présence qui régit par rétention et pro-tention — par représentation — les instants de la présence elle-même, comme s’ils coïncidaient en instants. Cette possibilité de la synchronie des termes — déjà issus d’une temporalité confondue avec l’écoulement des qualités — est l’épreuve même du sens : elle assure à la différence des termes la stabilité de l’instant où, sous la désignation, temps et réel continuent à se confondre. L’identité du terme ne renvoyant qu’à lui-même dans son renvoi à sa position ponctuelle, est ainsi assurée. L’in-quiétude, le non-repos du temps s’apaise. La possibilité de la représentation est la possibilité de la co-présence, la possibilité de la co-présence est la possibilité de la présence et la possibilité de la présence est la possibilité du terme — commencement ou fin — et ainsi la possibilité de la notion même de l’originel et de l’ultime, du terme ne renvoyant qu’à lui-même. Rationalité du repos — de la position, de la positivité, c’est-à-dire de l’être — rationalisme de la termino-logie.
4Le non-repos du temps peut-il signifier autrement que selon la mobilité continue qui suggéra à l’interprétation du temps la métaphore privilégiée du flux ? Le Même et l’Autre ne doivent-ils leurs sens qu’à la distinction de qualités ou de quiddités, c’est-à-dire au donné et au discernable ? À moins que non-repos du temps ne signifie avant toute terminologie — et d’un avant rigoureusement temporel — de signifiance rigoureusement temporelle — et si l’on peut dire, chronologiquement — une in-quiétude du Même par l’Autre qui n’emprunte rien au discernable et au qualitatif. In-quiétude d’un Même qui s’identifierait indiscernable. Ce serait cela s’identifier comme Moi. Par delà ou en deçà de « A est A » : et, en ce sens précis, s’identifier intérieurement ; s’identifier sans se thématiser, sans apparaître. Pas en guise de qualité résiduelle « appelée sub-stance qui sub-siste », dure et durable, à travers le changement. Mais comment s’identifier sans paraître et avant de prendre un nom ? Comment s’identifier sans monde ? Nous y reviendrons à la fin de cette étude. Mais dès maintenant on entrevoit que la recherche peut signifier en moi un rapport avec ce qui ne se dit pas absent par défaut, mais avec ce qui, in-qualifiable, ne saurait coïncider avec rien, c’est-à-dire ne saurait former, avec lui, présent, ni se loger dans la re-présentation ; en ce sens, aucun présent n’aurait de capacité à sa mesure, parce que, tout autre que terme se laissant embrasser, contenir ou désigner, tout autre que contenu, parce que infini, il serait inassumable. In-tenable, ir-représentable, hors l’avoir de la possession, sans ponctualité pour se laisser désigner, hors l’englobement de la compréhension où le successif de la durée qualitative se synchronise par la mémoire et le projet — l’In-fini n’exclut pas cependant un rapport avec le chercheur. La recherche serait ici ce rapport même de non-in-différence dans la différence, excluant toute commune mesure, fût-ce l’ultime : celle de la simultanéité ; et ainsi, diachronie irréductible : la recherche comme Désir. La recherche ne signifierait plus ici la déficience d’une quelconque possession, mais, d’emblée, un superlatif — un au delà de la possession en guise d’une relation avec l’insaisissable, où la possession se déchirerait et s’invertirait en obsession. Et, dans l’identité du moi, une « lévitation » dérangeant l’équilibre du repos en soi, fût-il celui de la conscience intentionnelle dans son égalité noético-noématique. Recherche comme questionnement — d’avant toute question sur le donné — un infini dans le fini — fission ou mise en question de celui qui interroge. Mais que peut en effet signifier ce dans qui défait le rapport qu’il semble établir, sans l’éthique de la « responsabilité pour l’autre » me mettant en question et à laquelle je ne peux me dérober : comme si la mise en question en tant qu’appel à ma responsabilité me conférait une nouvelle identité ? Questionnement où le sujet-conscience se libère de lui-même. Lévitation déchirant l’identité de moi avec moi, comme une démesure qui du dedans me déchire, dérangeant, inquiétant ma position et mon repos de positivité. Mais par excès, par transcendance. In-quiétude comme éveil. Ce dérangement par l’autre met en question l’identité où se définit l’essance de l’être. Ce dérangement où la question naît seulement, devançant l’identité du terme, de l’atome, de la monade, pourtant universellement entendue comme initiale dans notre pensée occidentale ; cette « fission » du Même par l’intenable Autre, au cœur de moi-même livré à la recherche, et où l’inquiétude dérangeant le cœur en repos — l’inquiétude au cœur du repos — n’est pas encore réduite à une constellation quelconque de termes, de points autonomes comme des étoiles fixes ; où l’inquiétude au cœur du repos n’est pas encore réduite à des points d’identité brûlant et brillant de leur récurrence à eux-mêmes, suggérant par ce repos (n’était leur scintillement !) l’éternité plus vieille que toute inquiétude —, c’est la philosophie à son réveil.
II. L’alternative
5La philosophie qui nous est transmise a déjà disposé de son temps et arrêté son horaire1. Sa recherche trouve un donné, met de côté un acquis, va au résultat. En elle se calme l’irréductibilité in-quiète de l’Autre-dans-le-Même. Dans la référence aux normes de la vérité, où le pensé se juge au nom d’une adéquation à l’être, se refuse la transcendance. L’éveil de la philosophie s’est déjà fixé en un état où la philosophie s’affirme philosophie de la vérité et de l’être. Mais l’affirmation originelle de l’être proposable comme donné, suppose toujours un repos fondamental, c’est-à-dire un repos justifiant le concept de conditionnement équivalent à l’essance de l’être — seuls les êtres fondés sont ! —, conditionnement égal à rationalité et par conséquent fondant jusqu’au concept de supposition. Affirmation excluant de la rationalité l’in-quiétude-dans-le-repos, le dérangement mortel du Même par l’Autre, de l’éveil, de la dia-chronie du temps. Mais, somme toute, les refusant au nom de la rationalité du repos, c’est-à-dire au nom de rien d’autre que de ce refus même de l’inquiétude.
6Nous voilà entre deux questions : l’identité est-elle le sens et la raison ? le signifiant n’équivaut-il pas, par delà cette identité s’apaisant en elle-même, à la remise incessante en question du Même par la vigilance qu’aucune sagesse ne saurait enfermer dans le Même ? Nous voilà entre deux questions indécidables. La question acquiert-elle pour autant une priorité absolue sur l’affirmation ? Mais la notion de priorité absolue — c’est-à-dire la dignité conditionnante du principe posé dans une proposition — ressortirait déjà de l’identité de l’être et de la connaissance positive. Dans la question — comme dans la recherche au delà du donné — l’Autre dérange le même an-archiquement, sans se donner comme présence (car sans se donner), sans priorité absolue qui serait un commencement et où l’Autre remonterait à une vision laquelle, dans l’Autre, ne saurait voir qu’un autre Même s’affirmant dans l’éternité de l’être. L’an-archie de la question et sa rationalité n’appartiennent pas à l’intrigue de la connaissance et de l’être, même si, dans la philosophie, elle ne peut se dire qu’en termes de connaissance et fût-ce pour se contredire ; même si la philosophie occidentale est un effort en vue d’apaiser la question dans la réponse, c’est-à-dire d’entendre le questionnement comme portant toujours sur le donné2, de mener au repos l’in-quiétude toujours jugée mauvaise, même quand on la dit romantique, et d’asseoir le donné sur un fondement — ce qui équivaut d’ailleurs à lui conférer l’essance de l’être.
IIΙ. Philosophie et positivité
7La philosophie qui nous est transmise s’est donc déjà décidée contre le psychisme de l’inquiétude et de l’éveil — où l’Autre ne trouve pas de place dans l’ordre du Même et le dérange —, pour le psychisme de la connaissance (nécessaire certes à une certaine profondeur, mais nécessaire à l’éveil) et de la positivité, c’est-à-dire du monde. La philosophie qui nous est transmise consiste, en effet, à faire remonter toute signification ou toute rationalité à la « geste » ou au train mené par les êtres en tant qu’ils s’affirment êtres. Ce « train » de l’être en tant qu’être, est cette affirmation même. Affirmation qui retentit dans le langage, mais qui le précède : affirmation comme position des êtres sur un terrain ferme. L’être des êtres, l’essance des êtres comme leur positivité, comme leur « stance » si on peut dire ! Dans tout mouvement ou tout arrêt empirique — repos, stabilité par la substance de la terre même ou du monde. Singulière activité du repos dans cette affirmation. Exceptionnelle activité de la présence — l’acte pur de la tradition philosophique grecque.
8Le terme de positivité conserve dans une philosophie méfiante à l’égard du positivisme la valeur d’une vertu. La pensée et le langage sont astreints à la positivité. On est tenu à conférer aux idées et aux signes un « contenu ». Ils se font dès lors pensée et langage positifs, les seuls qui méritent considération. Mais cette positivité du contenu ne fait qu’un avec la positivité de l’essance. Le contenu, c’est ce qui se pose sur un terrain ferme, sur la terre en tant que sol et qui n’est pas un donné. « Possédée » sans prise3, la terre assure l’identité de l’identique sans rien de neuf, sans autre dans la présence sous le firmament du ciel, « sous le soleil » selon l’expression de l’Ecclésiaste, dans le monde qui a la fermeté nécessaire à toute position de termes. La négation prétendant sortir de l’être est encore, dans son opposition, une position sur la terre à laquelle elle s’appuie et dont elle part. Cet appui que prend la négation dans le terrain même où la position se pose, et dont elle emporte la poussière sur la semelle de ses pieds —, cette référence de la négation au positif dans la contradiction — où de prime abord les termes en contradiction semblent manquer de terrain commun encore concédés aux termes contraires — est la découverte de Hegel qui serait le grand philosophe de la positivité plus forte que la négativité. La négation qui s’appuie à la positivité, la rejoint dans l’identité de l’identique et du non-identique.
9Terrain ou terre sous le firmament du ciel, « sous le soleil », monde — fondement de toute fondation. La fermeté ou la positivité de ce fondement est supposée sous toute mondanité décrite comme unité de références pratiques du Souci dont les choses tireraient leur signifiance propre remontant à l’être-au-monde, à l’habiter qui, pour Heidegger, ne se sépare pas du construire. Mais à vrai dire — et nous l’avons noté plus haut — déjà la figure logique de la supposition se réfère à ce conditionnement. La positivité de l’essence de l’être est conditionnement et ce n’est pas métaphoriquement que la justification de toute signification est fondement, que des systèmes comportent des structures et obéissent à une règle architectonique. La logique renvoie à la positivité du monde — c’est-à-dire de la terre qui se confirme elle-même dans les prolongements astronomiques du cosmos et dans le cercle du Même qui englobe le cercle de l’Autre selon le Timée de Platon. C’est le monde du Timée — malgré toutes les nouveautés coperniciennes — qui demeure dans sa fermeté le lieu où tout se pose, qui demeure lieu précisément, positivité du sens en guise d’essance. On peut légitimement se demander si ce monde est la métaphore de l’ordre logique ou si, dans sa positivité, il ne commande pas la logique, si le formel, dans sa prétention à la pureté du vide, est possible, si toute ontologie formelle ne dessine pas les contours d’une ontologie matérielle.
IV. L’emphase de la positivité
10Quoi qu’il en soit — énoncer l’accord entre l’ordre logique (qui paraît comme détermination de la pensée et de l’apophansis avant d’être reconnu comme ontologie) et l’ordre de l’essance ou la positivité — énoncer en ce sens la rationalité de l’être ou référer toute rationalité à l’être et à l’ontologie — ne signifie pas que dans le savoir qu’aurait un sujet de la positivité de l’essance, se montrerait comme une miraculeuse concordance entre une loi intrinsèque et pré-établie de la pensée — structure de l’« esprit » — et l’architecture de l’être. La signifiance de la « geste » d’être n’équivaut pas au fait qu’elle se mire dans un psychisme d’occasion venu recevoir par un heureux hasard de convenance un reflet à la merci de quelque rencontre empirique, reflet s’ajoutant à son essance et lui apportant de ce fait le titre d’intelligible, comme si par l’heureux hasard d’une rencontre un état de fait s’érigeait en nécessité rationnelle. La rationalité de l’essance-— sa signifiance — tient au fait que sa positivité éclate en pensée et en représentation, que la pensée ne fait que sur-enchérir sur la positivité. L’esse lui-même, à force de se poser, aboutit à l’exposition et à susciter une compréhension — l’esse lui-même est ontologique. La fermeté du repos s’affermit et s’affirme au point de se montrer. La singulière activité du repos, de par son énergie s’excède en se manifestant. Singulière excession ! Non pas en guise de quelque causalité, mais en guise d’une présence à... Présence à la conscience dont le « prime-saut » — le psychisme — n’est que le contre-coup de cette excession, de cette présence en plein jour sans aucun repli — pour reprendre encore la formule de l’Ecclésiaste : « Sous le soleil... » — au point d’être acte de repos ou repos en acte. Le psychisme de la représentation — suscité par l’hyperbole de l’affermissement de la présence se convertissant en exhibition, en ex-position et en pro-position de sa positivité, en apparaître — survient comme un fantôme ne trouvant pas de place dans l’ordre positif — vient en subjectivité — pour dérouler comme dans un miroir, en guise d’activité synthétique de l’aperception transcendantale, l’« énergie » de la présence qui la suscite. L’essance de l’être se répète dans la positivité de la thématisation, dans la positivité des thèses et des synthèses. Positivité qui ne figure pas parmi les thèmes qui absorbent la conscience — c’est-à-dire parmi les attributs qu’elle pose. La conscience reste extraordinaire, se refoule hors le thème, ne se ré-ifie pas. La positivité même de l’essance dont l’emphase évoque la conscience, échappe aux visées de cette conscience absorbées par le thème. Cette positivité ne se montre que dans une opération seconde de la conscience : dans la réflexion. Opération impensable sans l’éveil, lequel ne vient pas du thème où la conscience s’engloutit. Eveil qui atteste ainsi la rationalité d’une transcendance, mais éveil et rationalité aussitôt oubliés dans la réflexion même, elle aussi thématisante, et qui ne rappelle de la zone refoulée que les horizons jusqu’alors dissimulés de l’intentionalité, ceux qui se montrent dans la réflexion en guise d’objets. Eveil qui indique au cœur de la subjectivité entendue à partir de l’emphase de la positivité, un au-delà de la positivité — ce que, par rapport à l’intelligibilité du repos astronomique de l’immanence, on pourrait appeler dés-astre4 et qui reste oublié dans l’itinéraire de notre philosophie traditionnelle, soucieuse de fondement et du repos, de l’être « sous le soleil » — connaissance du monde et qui y aboutit en décrivant l’essance ou la positivité des êtres par leur constitution transcendantale.
11Pendant de la manifestation de l’essance et ainsi contemporaine de l’essance et ainsi signifiance de l’essance, la conscience accueille l’exposition de l’essance en guise de quiddité où la vertu conditionnante de l’essence ne se reflète que comme rationalité de fondement. La conscience accueille de réceptivité l’ex-position, l’accueil s’inversant en thématisation. L’accueil, nous l’avons dit, se déroule encore comme événement de position, comme thèse posant du donné en guise de termes structurés comme des « quelque chose » revêtus de formes plastiques et éclairées, en guise de quiddités. Mais de quiddités qui manifestent et, possiblement, dissimulent comme des écrans — et c’est là leur plasticité. Elles bouchent les yeux qui les fixent autant qu’elles s’offrent en spectacle. Platon dans le Gorgias parle des yeux et des oreilles qui s’interposent entre moi et l’autre autant qu’ils découvrent l’autre, qui habillent autant qu’ils dénudent. Phénoménalité ! Essance du phénomène dans son ambiguïté où l’apparaître est ipso facto apparence possible. Rationalité comme invite à d’incessants recoupements, à l’identification du Même dans le divers, à la vérification au fond des formes apparaissant ou apparentes. Recherche derrière le donné ! L’illusoire présupposé dans le paraître, ouvre le jeu — ou la lutte — entre manifestation et dissimulation, entre le jour et la nuit, et noue l’intrigue de ce qui dans notre civilisation marque l’esprit : jeu de cache-cache. Que l’on s’associe alors au jour contre la nuit, ou que l’on dénonce au contraire comme métaphysique toute percée à jour, toute recherche du jour dissimulée par la nuit ou d’un jour autre dissimulé par le jour premier, ou que l’on accueille comme lumière — c’est-à-dire consciemment — les ténèbres, c’est toujours la gravitation ou le jeu du monde qui continue : positivité comme essance s’exposant à la conscience de par l’emphase de la positivité en guise de formes plastiques requérant une fondation — la positivité dans son « acte de repos » s’affermissant ou s’affirmant dans la constitution ou la construction transcendantale. Priorité ou ultimité du repos et de la positivité — qui porte aussi l’idée de l’ultimité de l’essance et l’idée même de l’ultime et de l’originel et où l’identique demeure identique avant de susciter par l’emphase de ce demeurer même, l’identité d’une conscience fondatrice de l’apparaître pur ou la position sur un fondement dans cet apparaître même : l’habitation d’un monde. Cet entendement de l’intelligibilité comme manifestation, fondement et construction — et dès lors, cet entendement de la spiritualité comme d’un événement de la connaissance et de la manifestation — révélera sa référence à l’identité de l’identique à travers le privilège rationnel du fondement et de la construction. Ce privilège se montre dans le fondement et l’activité constituante par la conscience de l’objet allant vers l’auto-fondation de la conscience de soi : l’immédiat d’une singularité sans nom qui ne se désigne que du doigt — le ceci abstrait lequel livre les traces de l’abstraction ou du déchirement qui l’avait arraché à la totalité — c’est-à-dire à la pensée. Il retourne au repos absolu de l’identité à travers les diverses figures de la médiation, retrouvant sa manifestation intégrale dans la conscience de soi, dans l’Idée qui ne laisse rien en dehors d’elle, n’a pas de limites et ainsi est infinie, et qui fonde tout le particulier. De même la manifestation et le fondement sont l’intelligibilité chez Husserl : la présence vivante d’une hylé sensible, matière de la connaissance et de l’être, avec laquelle se constitue la conscience du temps par rétention et protention, et un monde grâce à l’œuvre d’intentions enchevêtrées qui anime ce temps sensible — monde dont la constitution équivaut à son apparaître et à son fondement dans le Moi absolu où le philosophe est à même de trouver l’origine de l’être. En est-il autrement quand on voit avec Heidegger et les heideggeriens, la manifestation comme la merveille de l’apparaître d’un monde d’emblée situé, localisé en lieu, où se construisent des maisons et se nichent les agglomérations, d’un être là que l’homme habite poétiquement, dans son essence habitable évoquée ou maintenue par l’art et la poésie, contre l’exil auquel vouent l’objectivation et le savoir exposant l’être comme derrière la vitrine de l’universel. Dans l’apparaître, d’emblée situé en ici de l’habitation, tel que le suggèrent la phénoménologie et l’étymologie de Heidegger et des heideggeriens, dans l’ontologie et l’esthétique du corps propre chez Merleau-Ponty, Michel Henry et Maldiney — où viennent se jeter des courants d’idées issus de Maine de Biran —, l’homme, la conscience, le sujet s’accordent à l’être, au monde, sont onto-logie et trouvent dans cet accord — ou dans cette compréhension — la part d’être qui leur revient. C’est par cet être — objectivation ou poésie — qu’ils entrent eux-même dans l’essance de l’être. La mort et la finitude se mesurent également par rapport à cette ontologie. La mort détermine l’intelligibilité de l’essence finie, ou intervient dans l’infini de la conscience de soi comme nécessaire, par sa négation de l’individuel, à la progression même de la subjectivité vers l’universel.
12Partout s’affirme ou se confirme l’identité du monde astronomique et du savoir qui en est l’emphase5 et l’assurance. Sagesse de l’identité, de l’immanence — sagesse de la satisfaction du chez soi, sagesse du « ne quid nimis ». L’ennui qui la guette n’exprimerait que le désir insensé de ne pas être soi-même, la folie d’un voyage conçu comme un aller au dehors sans s’y transporter soi-même et sans s’y retrouver. Mais peut-être Baudelaire a-t-il pressenti avec justesse, dans l’ennui, autre chose que folie : dans la « ménagerie infâme de nos vices », l’ennui comme le « plus laid », le « plus méchant » et le « plus immonde », « quoiqu’il ne pousse ni grands gestes ni grands cris » — qui « ferait volontiers de la terre un débris et dans un bâillement avalerait le monde » et qui « rêve d’échafauds en fumant son houka ». En fumant son houka — passe-temps de satisfait, recherchant griserie.
V. Le sens « interdit »
13Une autre signifiance — une autre rationalité — que celle de la positivité de l’essance de l’être ne se dessine-t-elle pas déjà dans l’éveil qui interrompt l’absorption de la conscience par son objet, ne serait-ce que pour l’amener à la réflexion et même si, aussitôt, la conscience s’objective sous sa position, fût-elle contre nature, de la réflexion. Interruption qui lui fait perdre son aplomb et son assurance en l’expulsant de la terre natale où les demeures s’érigent et du thème où se posent des thèses : Dé-saisissement ou dé-ception des choses laissées à leur sort, l’épochê c’est cela ! Même si aussitôt le terrain se retrouve dans l’idée hégélienne ou dans le Moi transcendantal de la fin de la Krisis husserlienne, Moi qui se donne à lui-même son monde émis quasi comme l’ectoplasme. Mais c’est l’interruption de la conscience accrochée au terrain qui compte ; cette expulsion en deçà ou au delà du monde. Expulsion sans la positivité de l’opposition où l’essance reprendrait son train, expulsion où la subjectivité ne se pose pas à nouveau (fût-ce comme unité de l’aperception transcendantale) mais où elle s’identifie indiscernable. Peut-on pour terminer préciser brièvement la signifiance qui ainsi signifie ? Nous nous sommes demandé au début de cette étude comment s’identifier sans paraître et sans prendre de nom. Une identification peut-elle avoir un sens sans monde ?
14À moins que la récurrence de cette identification ne se subisse toute passive au point de pâtir, c’est-à-dire de souffrir une assignation accusatrice excluant toute dérobade ; au point de souffrir c’est-à-dire de sentir de sentiment et non pas de sensation : sans s’évader vers la représentation pour tromper l’urgence de l’assignation ; à moins que — sans nom vrai ou faux, sans visage et sans masque, incognito mais sous une astriction irrécusable à la responsabilité pour autrui et comme élue pour cette responsabilité incessible — l’identité « intérieure » du moi ne signifie le soi-même à l’accusatif, à l’accusatif précédant sa dénomination au nominatif. À moins que l’identité intérieure du moi ne se réduise tout juste à cette impossibilité de se tenir tranquille : qu’elle ne soit d’emblée in-quiétude éthique : que le temps, plutôt que courant de la conscience de contenus — c’est-à-dire courant de contenus de conscience — ne soit la conversion ou la version du moi vers l’Autre. Version vers l’autre lequel préserverait jalousement sa différence dans cette version, inassimilable à la représentation. Version vers l’autre qui, selon une intrigue à nœuds multiples, à intrication complexe (à dénouer par l’analyse), répond d’autrui, mon prochain6. Responsabilité incessible dont l’urgence m’identifie irremplaçable et unique et dont l’obligation indétournable m’estampille « d’identité de moi ». Identification ainsi impossible sans l’Autre, mais où l’Autre ne s’assimile pas au Même, refusant par sa différence la terre commune, c’est-à-dire la thématisation, et m’interdisant, dans son élection, l’espace de l’évasion. Identité du Moi à partir de l’identité de moi, dans cette version sans rien qui pour soi se pose, sans rien qui se noyaute ou subsiste en substance sous une altération qualitative quelconque7 : sous toute identité de substance qui serait encore discernable pour se montrer dans le comportement ou l’introspection, l’identité indiscernable, intérieure du Moi — mon identité de moi — dans la subversion.
15Le toujours du temps signifierait l’impossible synthèse de moi et de l’Autre, la diachronie — ou la diastole de la ponctualité, la diachronie, la discontinuité, l’impossible co-position sur le même terrain — impossibilité de composer sur la même terre, au monde ; impossibilité en guise de glissement de sous mes pieds de la terre où les êtres se posent et se tiennent en commun, vieillissement, incessance de la différence découlant de la différence qui ne cède pas, diachronie, patience de cette impossibilité, patience comme longueur du temps dont la subjectivité, sujette à la synthèse passive du vieillissement, n’est que l’emphase. Patience qui ne se ramène pas à l’anamnèse rassemblant et représentant et objectivant la durée continue. La notion du laps de temps, de cette chute irrécupérable et comme mortelle, souligne, jusque dans l’image du « flux » temporel, l’impuissance de la mémoire sur la diachronie du temps. La différence ne diffère pas comme une distinction logique dans l’impassibilité déjà abstraite, mais comme une non-in-différence, comme désir du non-absorbable, du non-contenable, comme désir de l’infini ; mais précisément comme patience et qui, en catégories de la modalité, se dirait, contre toute bonne logique et toute ontologie, réalité de l’impossible, mais où l’Infini qui me met en question est comme un « plus » dans un « moins ». Cette différence est le temps, la longueur — et la langueur — de la perpétuité, désir patient de l’Infini, distinct des tendances qui, érotiques dans cette patience, s’impatientent et sont, à vrai dire, l’impatience même.
16Version du Même vers l’Autre. Version et non intentionnalité. Celle-ci s’absorbe dans son corrélât intentionnel, mais, plus exactement, est corrélation, « veut » à sa mesure et se synchronise avec le corrélatif — avec le saisissable, le donné, le terme à contenir, le possiblement contenu. Même comme protention, l’intentionnalité conserve cette signification de prise ! La version se tourne vers... mais autrement. Non point qu’elle se contente de moins que de prendre et que de comprendre. Pour l’Infini, les intentions de compréhension et d’englobement seraient insuffisantes. Le savoir n’est pas le superlatif de l’Esprit et de l’intelligence. Dans la non-in-différence de la Différence — dans le désir de l’Infini —, l’identique, mieux que de retourner à lui-même après le détour du non-moi pour s’identifier et se comprendre, dépasse sa capacité pour l’Infini qu’il ne peut égaler. La recherche, ou le Désir, signifie ce plus dans le moins. Cette façon pour moi de penser au delà du corrélatif qui se thématise, cette façon de penser sans s’égaler au Démesuré et, dès lors, sans revenir à soi par le détour de l’objet, c’est ma mise en question ou mon éveil par l’Autre. La mise-en-question ne signifie pas que d’une façon quelconque j’ai à m’interroger sur ma nature et ma quiddité, mais que de la positivité de l’être où je me fonde, je retourne à l’incondition supportant ce qui ne peut être contenu — la différence de l’Infini. Etre en question — c’est être à Dieu.
17Intrigue reconnaissable concrètement dans l’éthique. Arraché au concept du Moi par la question de l’Infini, je suis responsable d’autrui mon prochain. Quelqu’un se met à parler à la première personne8. Il n’y a plus de Moi dans sa mise en question — ni comme substance, ni comme concept : sous le noyautage en substance, voici, version vers l’Infini — sub-version — le toujours de la question — temps — moi, parlant à la première personne, moi ne pouvant pas me dérober à ma responsabilité et rester en soi et pour soi — unique contre toute généralisation du concept du Moi, lequel m’offre des remplaçants à moi l’irremplaçable, à moi ne pouvant pas faire taire la vocation qui m’assigne et me voue à la responsabilité, à la première personne, à la priorité de je (qui n’est pas une priorité de principe) et qui m’y voue, même quand je m’y dérobe.
Notes de bas de page
1 Sans doute dans l’orientation qu’avait prise la philosophie en Occident, s’affirma la priorité de l’identité, de l’affirmation du repos et de la priorité elle-même, c’est-à-dire du principe. Le dérangement du Même par l’Autre doit, pour elle, se réduire au dérangement d’une identité par une identité autre, dérangement remontant à l’ordre d’un système auquel les identités appartiennent toutes et qui règne entre les monades et où des relations que ces monades entretiennent toutes avec toutes — ou les unes avec les autres dans des constellations particulières — découle la variété de leurs attributs, toutes ces variations restant intérieures à l’identité de la totalité en repos, à son ordre astronomique, à son immanence.
2 On peut cependant se demander si la question s’effaçant devant le donné, la question soluble, ne part pas — afin de libérer la conscience de son identité pour le projet nécessaire à la réponse — du questionnement, comme Inquiétude-de-l’Autre-dans-le-Même.
3 Ce que la Bible exprime peut-être en disant que la terre n’est à personne ou à Dieu.
4 Voir M. Blanchot, Discours sur la patience, dans Le Nouveau Commerce, 30-31, p. 21 et sv.
5 La notion d’emphase à laquelle il fut fait recours dans cette étude, demanderait une recherche à part. Son emploi rejoint peut-être la via eminentiae de la philosophie de l’Ecole. Le passage d’une idée à l’autre et le dévoilement — ou plus exactement l’épiphanie — de l’idée nouvelle, se produit par tension hyperbolique de celle qui la suggère. La recherche du fondement, fût-il la condition transcendantale de la possibilité, suppose déjà la rationalité du positif. Dans le présent travail, on a cherché par emphase l’intelligibilité de la positivité elle-même et de la pensée fondatrice.
6 Cf. notre article Dieu et la Philosophie, dans Le Nouveau Commerce, 30-31, p. 112-118.
7 Dans la Logique de Port-Royal, III, 20, p. 267 (cité d’après Schobinger, Kommentar zu Paskal’s Reflexionen über die Geometrie im allgemeinen, p. 411), Nicole écrit au sujet de la pensée sur « les personnes sages qui évitent autant qu’elles peuvent d’exposer aux yeux des autres les avantages qu’ils ont » : « Feu Monsieur Pascal qui savait autant de véritables Rhétoriques que personne en ait jamais su, portait cette règle jusqu’à prétendre qu’un honnête homme devait éviter de se nommer et même de se servir des mots de je et de moy et il avait accoutumé de dire, sur ce sujet, que la piété chrétienne anéantit le moy humain et que la civilité humaine le cache et le supprime ».
8 Cf. notre Autrement qu’être, p. 162 et sv. et passim.
Auteur
Professeur à l’Université de Paris IV
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