La troisième position de la philosophie par rapport à la foi religieuse1
p. 125-142
Texte intégral
1Je parlerai ici de « troisième position » de la philosophie par rapport à la foi religieuse pour dire la spécificité d’une situation intellectuelle qu’il me semble pouvoir définir, compte tenu d’antécédents successifs au sein du monde de la culture occidentale, très sommairement évoqués en parlant d’une « première », puis d’une « seconde » position. De celles-ci, il ne sera pas traité à présent, en dehors de la caractérisation fort générale qui va suivre et des références qu’il faut y faire en traitant de la « troisième position ».
I. Les préalables à la caractérisation d’une « troisième position » de la philosophie
2Ces préalables seront de deux sortes : les uns culturels, représentés par le fait et les suites des deux premières positions, les autres personnels et touchant à la façon dont il est possible de s’engager dans la spécification d’une « troisième position ».
A. Les préalables culturels : première et seconde position
3Chacune de ces « positions » est celle d’une attitude initiale de la philosophie, à laquelle fait suite une plus ou moins longue vection historique des rapports entre la philosophie elle-même et l’univers de la foi religieuse. Les choses se poursuivent jusqu’au moment où la vection se conclut par un changement de figure, dans les rapports de principe entre la foi religieuse et la philosophie. Celle-ci entreprend alors de recommencer comme sur la base d’un rapport redéfini entre elle-même et la foi religieuse.
41. La « première position ». La première position commande en fait une très longue période de l’histoire de la philosophie en Occident, de l’époque de la naissance hellénique de la philosophie à l’époque des commencements de la philosophie « moderne ». Cette position est celle d’une philosophie qui naît à elle-même, d’une façon comme spontanée, en présence d’une détermination religieuse de l’homme et de sa culture (la religion « païenne » du monde hellénique), et sans avoir au préalable une conscience bien définie touchant les problèmes qu’une habitation de l’esprit par une foi religieuse peut bien poser à l’intention d’une rationalité philosophique. À cet égard, seule l’entrée en scène de la foi chrétienne pourra déterminer et nouer ces problèmes par devant l’intention philosophique.
5Au départ donc, la philosophie se comporte pour ainsi dire « innocemment » par rapport à la religion et à ses états culturels. Critique, le cas échéant, de la religion populaire, elle s’élabore néanmoins quasi sans problème au sujet de son propre droit face à une religion qu’elle entend le plus souvent purifier et élever, davantage encore qu’abolir. Ceci, assurément, n’est vrai que dans une sorte de première approximation. Car, outre les difficultés que certaines prises de position de la philosophie à ses commencements rencontrèrent du fait des convictions religieuses du milieu, on peut relever dans la conduite même de la pensée philosophique divers signes de ce fait que les problèmes essentiels existaient déjà en soi, quoique mal capables encore de se poser en termes exprès. En fait, c’est cet état de première approximation qui s’est montré déterminant pour la suite.
6Au moment où la foi chrétienne entre en scène dans le monde occidental comme foi religieuse déterminément consciente de soi et du même coup amenée à prendre conscience de la sagesse des philosophes comme de « son autre », il est arrivé à la philosophie établie alors sur cette « première position » de se faire récupérer à la longue dans l’orbite de la foi religieuse. Ce ne fut point sans combat, mais en fin de compte ceux-ci furent provisoirement perdus par la philosophie sur le plan culturel et historique. Pour l’Occident chrétien médiéval, la philosophie est devenue « servante de la théologie », nonobstant la relative autonomie de sa rationalité propre, que d’ailleurs la théologie ne lui dénie pas forcément. La fonction ultime de la philosophie est alors d’être ressource de l’intelligence de la foi et du penser théologique, placée sous le contrôle normatif de la foi religieuse. Tel est, en chrétienté finissante, l’état final de la vection historique consécutive à cette « première position ».
72. La « seconde position ». La seconde position, par contre, se définit à raison de la réflexion de l’intelligence philosophante sur l’état de choses ainsi survenu au sein de la culture. Elle atteste alors une montée décisive de la philosophie à la conscience de soi face à la foi religieuse se sachant elle-même foi et se pensant bien établie dans la possession désormais séculaire de ses appartenances culturelles. L’initiative philosophique commence ainsi d’égaler et même de dépasser, quant à la conscience et la revendication de soi, l’intensité de la conscience de soi dont la foi religieuse est habitée. Se formant donc en conscience de soi, de la rationalité humaine et de ses intentions spécifiques par comparaison expresse avec l’intelligence croyante et son régime, l’intelligence philosophante reconnaît à son tour expressément la foi religieuse comme « son autre ». Du coup, préalablement à son propre déploiement, elle se voit amenée à définir de façon expresse sa propre position par rapport à cet autre : désormais il n’est plus possible à la philosophie de demeurer « innocente » en présence de la religion. L’expérience, amère à certains égards pour l’intelligence philosophante, de l’état de choses résultant de l’antique vection culturelle oblige cette intelligence de méditer une redéfinition de sa position, à certains égards compromise par l’aventure historique consécutive à l’entrée en scène de la foi chrétienne dans le monde humain.
8Grosse des leçons et enseignements du xvie siècle européen, cette méditation de l’intelligence en mal de philosophie aboutit avec Descartes. La position de la philosophie par rapport à la foi religieuse sera alors signifiée comme celle d’une séparation intellectuelle de principe entre la vie de l’homme croyant, avec sa foi, sa dogmatique, sa conduite religieuse et sa théologie d’une part, et l’activité pensante de l’homme philosophant et savant (désormais au sens moderne du mot « science ») d’autre part. À la suite de quoi il faudra définir, comme dans tous les cas de séparation, les domaines à considérer comme étrangers l’un à l’autre et les appartenances respectives laissées à chacun en propriété exclusive, quitte à arbitrer de façon concordataire, s’il y a lieu et si c’est possible, les questions des interfaces et les possibilités éventuelles de commerce. Là-dessus Descartes, qui est homme croyant en même temps que philosophe déterminé à cette séparation, pense avoir convenablement spécifié les termes d’un bon accord à ce sujet, et ainsi défini une position stable de la philosophie par rapport à la foi religieuse. Ce qui lui advint de son vivant en dépit de ses intentions et bien plus encore les suites après lui montrent qu’il se faisait quelque illusion sur l’affaire. Cette seconde position de la philosophie par rapport à la foi religieuse est à son tour l’origine d’une vection culturelle dont les siècles ultérieurs font assez bien voir l’allure.
9De cette seconde vection culturelle ce sont la pensée philosophique et sa volonté de rationalité qui, en gros, ont mené l’offensive et le jeu, non plus la foi religieuse, mise en situation de possédant d’hier sur la défensive aujourd’hui. Quel a été le jeu, il suffit à présent de le dire en termes très sommaires. Pour le principal (il y a mille aspects secondaires et détails) il a été celui d’un essai philosophique de liquidation de la disposition humaine et intellectuelle de la foi religieuse, quitte à récupérer tous les avoirs spirituels se trouvant originairement en sa possession et sous sa mouvance dans le système d’une raison parvenant à la catholicité effective au sein de l’humanité. De Descartes à Hegel, en passant par Spinoza et la Philosophie des Lumières, la trajectoire de l’intelligence philosophante est assez nettement tracée. À prendre les choses sous l’aspect du rapport à la détermination religieuse de la foi chrétienne, les philosophies qui s’arrêtent sur le chemin de cette liquidation — mettons par exemple celles de Malebranche ou de Kant — font figure de refuges marginaux pour intelligences entendant rester quelque peu croyantes tout en se trouvant habitées par la modernité de la raison philosophante. Finalement Hegel entend se donner comme ayant mené l’opération à son terme, au bénéfice du philosophe et de la philosophie, et en même temps, pense-t-il, à l’avantage de la religion elle-même. Car la philosophie hégélienne se croit en mesure de donner abri, à l’intérieur même du lieu philosophique et rationnel, à l’intégralité du contenu spirituel chrétien véritable, déclaré alors contenu spirituel absolu de la rationalité humaine parvenant au savoir pleinement adulte de soi2.
10Mais cette figure apparemment terminale de la vection philosophique originée à la position cartésienne est en réalité figure instable. Ce qui se démontre avec la suite, c’est que l’intelligence humaine n’a pas réalisé sur la base de cette auto-affirmation hégélienne de la philosophie une vraie et réellement praticable catholicité humaine de la raison, chose qui avait été, en somme, la grande espérance de la Philosophie des Lumières. L’ambiguïté de la solution hégélienne en matière de religion éclate, aboutissant à la détermination plus franche de l’athéisme philosophique posthégélien. Par ailleurs la science, la technique et l’économie moderne se saisissent de la positivité du monde et de l’être humain en se souciant fort peu du principe hégélien de transfert à l’Etat de l’héritage des bonnes mœurs et de la spiritualité du christianisme. Avec l’entreprise de l’action marxienne et l’apparition des régimes communistes au sein du monde contemporain, de nouvelles cassures de la raison politique se produisent en milieu humain. Finalement en matière de sensibilité, de pensée et de vie de l’esprit, la conscience libertaire posthégélienne refuse énergiquement de se ranger une bonne fois à la systématisation, fût-elle dialectique, de la rationalité hégélienne. Elle revendique la différence, tant pis s’il le faut — et il le faut — pour la vision rationnelle, « logocentrique », comme on se met à dire aujourd’hui, du monde et de l’affaire humaine.
11Ainsi sans savoir, semble-t-il, à quoi conclure, l’intelligence d’à présent est entrée dans le temps d’une vection turbulente de sa culture, bien différente quant à son régime de ce que fut la vection qui régna sur les choses tout au long de ce qu’on peut dire l’âge européen classique. Pour la foi religieuse, il y a là, si elle est capable de s’en aviser intelligemment, l’occasion de quelque reprise d’initiative.
12Telles sont, encore une fois très sommairement évoquées, les déterminations antécédentes de la question actuelle, si question il y a encore, de quelque spécificité intellectuelle possible et convenablement définissable, du rapport entre foi religieuse et intelligence philosophante. La question elle-même suppose celles-ci l’une comme l’autre averties du passé, conscientes chacune d’une certaine originalité spirituelle propre, et désireuses ensemble d’éviter certains mécomptes dont l’expérience a été faite au cours du long développement historique de leurs rapports antérieurs.
B. Le préalable personnel — Sur la forme de rationalité de l’agir pensant libéré de la prétention à l’universel
13Il faut commencer ici par l’apparence d’un truisme naïf : la définition d’une (relativement) nouvelle position de la philosophie par rapport à la foi religieuse, ne peut être, dans son initiative distincte, que le fait personnel d’une tentative en vue de raisonner une certaine situation vécue par un individu. Si pareille chose, qui devrait aller de soi, est dite ici explicitement, c’est tout d’abord pour bien marquer le caractère nécessairement très modeste de la présente initiative pour autant qu’elle se veut philosophique. Bien qu’une pensée essaie de se constituer et que son discours s’efforce de se composer et de signifier certaines choses au dehors, le monde de la conversation humaine dans lequel tout cela débouche ne lui assure pas comme d’entrée de jeu la possibilité de rallier tous les esprits. Il y a d’ailleurs assez longtemps qu’il y a des hommes, et qui philosophent, pour qu’au vu de la production, cela se sache.
14Mais il y a davantage en l’occurrence. Bien que la pensée essaie à présent de se constituer en pensée philosophique et rationnelle, mieux : parce qu’elle s’efforce en conscience de se constituer en pensée philosophique et rationnelle, la présente pensée et son discours n’ont a priori en vue aucune catholicité de leur portée. Le style de la classique prétention philosophique à l’universalité y est d’entrée de jeu consciemment récusé. Entre le « solipsisme » philosophique d’où, d’une certaine façon, la pensée et son discours sont maintenant obligés de partir et le totalitarisme intellectuel auquel de façon très réfléchie, ils se refusent, cette pensée et le discours qui l’exprime essaient de se frayer leur voie humaine, à Dieu vat !, souhaitant tout juste de pouvoir être secourables à quelques-uns. Point donc de rêve philosophique d’une sorte d’effectuation unanimement anthropologique du sujet « transcendantal », universellement intersubjectif, de la philosophie kantienne, au niveau du moins de l’acte présent de la pensée et de son discours. Ce rêve philosophique, il est connu rêvé. Et maintenant il s’agit d’en venir posément au réel de la philosophie.
15Il en est ainsi à présent tout d’abord parce que je sais que bien que s’essayant au genre philosophique, c’est-à-dire à valoir, en effet, pour acte de raison, cette pensée et ce discours sont ceux d’un homme croyant qui, pour commencer, ne met sa foi à part d’aucun terrain de l’intelligence qui serait laissé alors aux initiatives et aux parcours de la seule « raison ». Dans cette sienne posture, il se doute bien qu’à être tel — croyant, catholique romain, fermement attaché à la foi reçue de ses pères selon telle tradition historique —, bien d’autres hommes ne sont pas comme lui. Je me vois donc homme portant en moi-même, comme homme et de par ma foi religieuse de catholique, un principe, disons de particularité anthropologique. M’exerçant à la raison, je serais déraisonnable d’en imaginer ou d’en décréter l’effacement. La raison, en moi, n’est pas concrètement dissociable de l’état concret de mon intelligence, même au moment où, pour celle-ci, c’est de raison qu’il est question.
16Dès lors la position intellectuelle de la philosophie, et, en sa personne, de la raison, par rapport à la foi religieuse, cette « troisième position » dont je m’aventure à parler maintenant, suppose la foi en acte, et vigoureusement, et ceci en présence d’une raison elle aussi en acte, et le plus vigoureusement qu’elle le peut pour son propre compte, que le lieu de la présence mutuelle soit l’âme individuelle du croyant, ou qu’il soit ultérieurement celui du monde humain d’une culture désireuse de ne pas s’aveugler par doctrine et préjugé systématiques sur ce que les hommes sont.
17Plus encore, elle suppose, au moins chez celui qui prend la responsabilité de l’initiative philosophique, la foi religieuse parvenue à une suffisante conscience d’elle-même, non plus dans le seul rapport à de vieux états de la culture, mais bien dans un rapport aux états venus par après, avec tout leur pouvoir incisif, tout leur mordant éprouvant et continuant de l’être à l’égard de l’habitude ancienne. En particulier, puisque c’est de philosophie qu’il va s’agir avant tout, la foi dont il est question maintenant est une foi religieuse, maintenue, et à se maintenir devenue solidement consciente de pouvoir se maintenir nonobstant la puissance intellectuelle des démarches de penseurs qui comptent, tantôt réductrices comme celle de Hegel, tantôt théoriquement et pratiquement négatrices comme tant d’autres depuis, à l’envi.
18Seulement, ce que je déclare ainsi contient du même coup l’aveu que ce qui se constitue comme la réalité de mon propre fait n’est point chose généralement reconnue comme circonstance essentielle d’un commencement de pensée philosophique. Au contraire plutôt : que l’intelligence soit en acte d’une foi religieuse, cela, pense-t-on couramment, ne regarde pas la faculté de la raison comme telle, et la philosophie, forte de l’idée de son « objet formel », est fondée à en faire l’abstraction. En ce sens, la pensée que je médite est, par rapport à la plus usuellement reçue, une pensée de déviance. Loin cependant de s’en troubler, il me semble que le bon parti à prendre en commençant est plutôt de clairement mettre la chose en évidence et d’en tirer pour le moment cette conséquence qu’on ne prétend pas dire tout de suite quelque chose qui conviendrait à tout le monde et à la matérialité de quoi chacun n’aurait plus qu’à souscrire, sous peine de pécher contre la raison elle-même. C’est ce qui se signifie avec la renonciation explicite et philosophique au totalitarisme intellectuel, jusques et y compris au niveau de la philosophie à laquelle, maintenant, j’entends m’exercer.
19Ainsi donc pensée et discours se savent bien, maintenant, pensée et discours d’homme croyant, point croyant à la cantonade, mais qui ne renonce pas pour autant à l’initiative sérieuse de la raison travaillant elle-même à se faire philosophique autant qu’elle le peut — simplement ayant commencé d’apprendre avec un peu de sérieux ce que peut vouloir dire jusque pour la philosophie une expression telle que : « particularité anthropologique de la raison ». Ce sont là une pensée et un discours d’individu philosophant, je l’ai dit, mais dont la raison, à l’expérience, s’est trouvée convaincue qu’il convenait de compter avec sérieux avec la foi religieuse (et peut-être avec d’autres formes encore de la conviction humaine) en milieu humain, comme avec un principe effectif de réelle particularisation anthropologique de la raison réelle, commençant à se dépêtrer des pseudo-réalisations rêvées de son formalisme. Cette pensée, ce discours, je n’ai pu les commencer pour mon propre compte que parce que, de fait, et dans la sphère étroite de mon individualité en mal de raison et de philosophie, je me suis trouvé être croyant et, comment dire ?, avoir, comme homme individuel, tant au profit de ma foi religieuse, me semble-t-il, qu’à celui de mon effort de raison, fait l’expérience d’une mise à l’épreuve à peu près traversée (non point contournée ou éludée) de ma foi de catholique et de sa tradition reçue par l’effectivité, philosophique ou autre (car il y a aussi la science, la technique scientifique, etc.), de la rationalité d’à-présent. C’est pour avoir fait l’expérience que, comme par force, j’en suis venu à quelque concept en la matière. Vu la situation, je devrai alléguer l’expérience, et il se peut qu’en cela je paraisse à d’autres « subjectif », « solipsiste », « fidéiste »... que sais-je encore ? Mais peut-être certains commenceront-ils de faire lecture, à même le texte, d’une certaine forme conceptuelle de raison consciente de soi et de son monde humain voulant exister au sein d’un monde en vérité humain par-delà l’identification simpliste de la conscience philosophique de soi à celle de tous.
II. Les structures essentielles de la « troisième position »
A. De la manière d’axer le jugement et des conditions humaines de l’autorité
20Dans la mesure où je dispose — ou pense disposer — de quelque rationalité et éducation philosophique conscientes d’elles-mêmes, il me faut, dans cette situation spirituelle (intellectuelle) qui est à présent la mienne, dire d’abord la perception qui s’impose à moi d’une manière double dont ma propre conscience se trouve axée. C’est le vécu raisonné d’un dédoublement d’axe, chose désormais jugée par moi tout à fait normale et salutaire, qu’il me faut en premier lieu signaler comme essentielle à la structure de la « troisième position ».
21Il me semble que longtemps, au moment où elle a tenté de raisonner son organisation consciente, la pensée humaine consciemment organisée a, de façon encore irréfléchie, cherché à réaliser ce que j’appellerai alors l’unité de son axe intellectuel, entraînant alors une unité systématique et par-dessus le marché comme matérielle, de l’ensemble de l’appartenance culturelle humaine.
22C’est là au fond la visée qui s’exprimait, au terme de la conquête du monde occidental par la foi chrétienne, dans le propos d’une théologie croyante se déclarant suprême sagesse, voulant n’avoir la sagesse humaine que pour auxiliaire subalterne, l’employant sous son contrôle à elle et s’offusquant de la voir, avec Copernic, avec Galilée et bien d’autres, entrer dans des libertés que ni elle, ni la foi sur laquelle elle s’était axée n’avaient prévues. Réciproquement, une fois survenu le tournant postmédiéval de la reprise d’indépendance de l’esprit rationnel, la conscience philosophique véhiculaire de cet esprit paraît bien avoir cherché à son tour une façon de s’établir qui lui permît de maintenir, à tout le moins pour elle et cette fois à son bénéfice, l’unicité de l’axe intellectuel. Car le principe séparatiste cartésien procède lui-même de la volonté de maintenir la philosophie et avec elle la rationalité axées sur elles seules en leur propre domaine, cela fût-il au prix d’une sorte de schizophrénie intellectuelle chez le croyant. Aussi bien, une fois ce séparatisme reconnu mal praticable, le grand mouvement philosophique qui, près de deux siècles durant, a travaillé à faire réduction ou rejet de la foi religieuse ne fait rien d’autre qu’attester encore mieux que la position cartésienne la force du besoin irréfléchi de rassembler le tout de la pensée sous l’égide d’une référence unitaire du jugement, de la sagesse et de l’organisation raisonnée de l’affaire humaine.
23Ainsi, des pères de l’Église à la proposition hégélienne, un débat s’est poursuivi, avec ses alternances et ses péripéties, au sein de la culture occidentale : celui de savoir qui, de la foi ou de la raison philosophante, avait droit d’exercer la fonction axiale de l’intelligence, fonction supposée une et unique, au sein de l’esprit de l’homme. Or, j’en suis venu à penser que le jeu de ce débat a été joué. Et ce qu’il me semble m’avoir démontré, comme au cours d’une séance d’instruction de ma raison, c’est que pareilles façons de chercher à bâtir le monde de l’esprit humain — et sous la forme médiévale, préjudiciable à la raison, et sous la forme moderne, préjudiciable à la foi, et toutes deux préjudiciables à l’homme tout court — ont grand’chance de n’être pas la vérité de l’affaire. Il y a bien plutôt, me semble-t-il, dualité d’axes pour le moins. Et s’il y avait à se les figurer, loin de me les figurer convergents ou parallèles, ce qui est encore une manière déguisée d’en restaurer l’unicité, je me les figurerais comme « en croix » l’un par rapport à l’autre, chacun retraversant l’autre et ne pouvant être ignoré de lui dans son altérité même.
24C’est là cependant s’exprimer de façon encore trop imagée. Parlant de ce qui exerce la fonction d’axe au sein de l’esprit, c’est de l’autorité présidant au jugement humain et à tout le déploiement de son travail spirituel au sein d’une culture qu’il est question. C’est aussi du débat des revendications de l’autorité en milieu humain qu’il est question, et avec cela du mode de constitution de l’autorité en vérité intelligente et capable de sortir de la barbarie. Au lieu donc de laisser maintenant la conscience spirituelle, là religieuse et croyante, ici rationnelle et philosophante, se conduire comme s’il ne devait y avoir qu’une et une seule autorité du jugement humain, organisant alors son monde au gré de son jugement propre, il s’agit de comprendre une situation effective et concrète de la conscience humaine au sein de laquelle l’autorité, de par la nature même de la chose humaine, n’est pas unique et n’a pas à l’être. Il s’agit aussi de comprendre ce qu’il en est lorsqu’en ce monde la mise en œuvre et valeur d’une certaine autorité — je prendrai ici celle de la raison philosophante moderne — se trouve faire rencontre des énergies d’une autorité autre, en l’occurrence celle de la foi religieuse, dont j’ai dit que, quant à moi, elle intervient effectivement au-dedans de ma propre vie pensante et existence humaine.
25Mais le mot « autorité » lui-même, qui pourtant fournit la bonne appellation de la chose, risque aujourd’hui de faire équivoque. Cette équivoque il faut tout d’abord travailler à la dissiper. Il ne s’agit point à présent d’un principe extérieur et sociologique, se chargeant d’organiser l’affaire humaine par détermination et gestion d’un ordre public qui serait celui de la pensée tout autant que de la conduite, en demandant à l’homme le tribut de son conformisme pour prix de la sagesse à laquelle il est alors conduit. Il s’agit ici de ce qui, dans le cas de l’être humain, présent à son âme, intérieur à sa conscience, se pose en principe de l’essence humaine et en source vive d’une vie de l’esprit. L’autorité, en ce sens, c’est cela qui, pour l’homme, est auteur de ce qu’il a à vivre et à devenir, dont l’homme peut tirer, comme de source et non point au titre de quelque façonnage extérieur, sa constitution même d’homme, son être tout court et sans restrictions d’horizon.
26Pour autant, ce que nous appelons raison est une autorité de l’homme. Elle ne peut pas être ravalée au rang de fonction subordonnée à quelque autre source d’humanité qui serait alors en vérité seule autorité. Mais pour autant également, ce que je dis pour mon propre compte foi, ma propre foi religieuse, je le reconnais aussi comme pour moi autorité, et bien du dedans de moi-même : à mes yeux, ma constitution personnelle, mon être tout court procèdent aussi de l’énergie de la foi. En fait, pour m’exprimer de façon un peu plus exacte au sujet de cette foi religieuse, plutôt que de la dire elle-même autorité au-dedans de moi-même, je dois la dire la trace en moi d’une autorité de laquelle, en croyant de façon consciente, je me pense et ai conscience, en effet, de relever : cette autorité, c’est alors, avant même toute réélaboration théologique, le mot « Dieu » du langage courant qui me permet de la désigner distinctivement.
27Au reste, réfléchissant maintenant à ce que peut bien être cette autorité que nous disons raison, il me semble que l’on gagnerait à se faire quelque peu plus précis dans la compréhension de ce qui vient alors en cause. La raison est autorité, a-t-il été dit. Mais elle-même n’est pas une autorité toute simple en sa constitution, bien que, par devant la foi religieuse et au moment de son débat avec celle-ci, il convienne de la prendre comme une en la présentation de son personnage. La raison n’est pas une autorité toute simple — et cela même devrait à tout le moins commencer de faire réfléchir sur les mono-autoritarismes abusifs — car, dans l’unité d’une prise de conscience, il apparaît qu’elle conjugue une référence à un univers vécu sur le mode d’une première ressource effective de l’être et de la connaissance, le « monde de l’expérience » ainsi que nous disons, et une référence d’une autre sorte encore, cette fois-ci à un état d’humanité, vécu lui aussi, mais sur le mode d’une donation de culture et d’une pratique de communication en intention d’universalité humaine.
28Au moment donc où la prise de conscience prend forme philosophique et tend à se faire distinctement constitutive de la raison revendicatrice de l’autorité qui lui revient, cette autorité double, tenue d’une part de l’objectivité d’un univers, et d’autre part de la substance des intersubjectivités humaines en devenir d’elle-même, se distribue naturellement selon les catégories et le jargon philosophique 1° de la conscience dite « d’objet » et 2° de la conscience dite « de soi ». Le principal mérite, au demeurant, de ces deux appellations est de repérer la dualité de ces moments de l’autorité se rassemblant au titre propre de la raison et du même coup d’inviter les discours et les discussions de l’autorité à se faire tout à la fois plus précis et plus prudents, même au niveau de la raison en mal de s’alléguer elle-même comme l’autorité de l’homme. Cette remarque faite, non pour battre en brèche l’autorité de la raison, mais pour en dire un régime en réalité moins simpliste qu’on ne le dit souvent — et qu’à force de le dire on finit par le croire —, il est possible d’aller un peu plus de l’avant.
29Pour conclure ces premières considérations et en vue de ce qui suit, je dirai que la représentation cartésienne d’une séparation quasi-géographique des territoires spirituels, d’un côté celui de « la foi », de l’autre celui de « la raison », est représentation très trompeuse. Elle est taillée plus ou moins à la mesure des usages courants de la vie, qui ne mettent pas, à ce qu’il semble, du « religieux » en tout et à tout bout de champ de la pratique ; à la mesure également du vocabulaire humain, qui s’est habitué à distinguer le sacré du profane, le spirituel du temporel... etc. ; à la mesure enfin, sans doute, de l’indispensable neutralisation politique des fractionnements civils de la conviction religieuse, cette neutralisation dont l’acte exemplaire fut l’Edit de Nantes, au lendemain du déchirement spirituel de la chrétienté et de plus de quarante années de guerres de religion. Mais c’est une représentation qui demeure encore d’entendement simpliste et qui compromet la vérité de l’affaire humaine. Si l’on veut parler de domaine ou de territoire, alors il n’y a de l’esprit et de l’humain qu’un « territoire » unique, sphère si l’on veut, mais infinie, et sur lequel les autorités de l’esprit humain partout sont chez elles et partout se recroisent. Lorsque l’esprit est esprit croyant, la philosophie elle-même, en tant qu’œuvre de raison consciente de soi, peut, si elle y est attentive, s’en rendre compte comme d’une constitution quasi-banale de la vie de l’esprit, une fois qu’elle a été discernée et convenablement mise en place. Mais il est vrai également qu’en dehors de cette perception diffuse toujours possible, des occasions peuvent être données à la raison philosophante d’en venir à des évidences plus radicales de cette constitution de l’esprit et de l’irréductible originalité des autorités dont celle-ci peut bien relever. De telles évidences, il peut être besoin à la raison et à la philosophie, le moment venu.
B. Raison philosophante et rapport qualifié à la foi religieuse
30Il peut se faire alors que l’intelligence, en acte de toute l’humaine raison dont elle s’éprouve capable, rencontre, avec une sorte d’imprévu une énergie qui n’est plus celle de cette raison. Il lui faut à ce moment tomber comme en arrêt devant la manifestation de cette énergie. Ainsi s’annonce de façon expresse cette « troisième position » de la philosophie par rapport à la foi religieuse, philosophie devenant pour ainsi dire obligée de se faire longuement attentive, face à une énergie de l’esprit qui se trouve occuper, de façon brute peut-être, mais de façon effective et positive, un terrain singulier, duquel la philosophie elle-même et avec elle la raison ont faculté d’approcher, mais sur lequel il leur est comme impossible de vraiment s’établir.
31Une situation dont on trouve le récit dans la Bible fournit une sorte d’allégorie touchant cette position de l’intelligence philosophique s’avisant de l’énergie de la foi et de la présence de celle-ci dans le champ de son propre espace spirituel. C’est celle qui se trouve rapportée au chapitre 3 de l’Exode, v. 1-6. Moïse, au désert d’Horeb, voit l’Ange de Yahvé se manifester à lui sous la forme d’une flamme de feu jaillissant d’un buisson : « Moïse regarda : le buisson était embrasé mais ne se consumait pas. Il se dit alors : je vais m’avancer pour considérer cet étrange spectacle, et voir pourquoi le buisson ne se consume pas. » Entrant dans sa troisième position par rapport à la foi religieuse, la philosophie découvre celle-ci un peu comme son buisson ardent : la flamme jaillit du buisson, et pourtant il n’est point consumé, étrange spectacle. Elle se dit alors : « je vais m’avancer pour considérer... ». Ce n’est plus une position de relative inconscience de l’originalité de la foi ; mais ce n’est pas davantage une position d’auto-définition à l’écart des « vérités de la foi », ainsi qu’il en va en principe avec la philosophie cartésienne.
32Assurément, il ne s’agit pas d’en dire ici plus que l’usage allégorique du texte biblique ne suggère. Pour parler de façon plus concrète de ce qui me conduit à présent à envisager une « troisième position » de la philosophie par devant la foi religieuse, je dirai la surprise très grande de ma raison de s’apercevoir, après de longues années consacrées à la pratique de la science et à quelque peu de réflexion sur son fait intellectuel et humain, que non seulement ma foi religieuse s’était maintenue nonobstant ce qu’il y avait eu de passablement désertique dans son itinéraire, mais qu’elle reprenait comme vie et feu au-dedans de moi-même : « ça marche..., ça serait donc vrai, pour de bon, ce qu’on croit... », ai-je souvenir de m’être dit alors, et maintes fois, comme éberlué. Tel fut le ressort initial du présent essai de « troisième position » de la philosophie par rapport à la foi religieuse, non pour en rester là, mais bien afin d’entreprendre le raisonnement de l’aventure et le développement intellectuel, rationnel et philosophique, de ses suites.
33Là-devant certaines choses doivent être précisées aussitôt.
34En premier lieu, cette façon de « buisson ardent » montre à ce que je dois appeler raison au-dedans de moi-même : 1° son infinie résistance à la récupération par une rationalité d’homme et par sa philosophie ; 2° son infinie résistance également à l’élimination par une rationalité d’homme et par l’étude rationnelle qu’il lui est possible de faire de la religion et de ses croyances. Ceci, il faut aujourd’hui le dire par devant deux instances intellectuelles au moins.
35La première est celle de la soi-disant effectuation philosophique d’une récupération du christianisme par une démarche pensante se voulant être rationnelle, mettons démarche de l’espèce hégélienne, l’œuvre de Hegel me paraissant, à tout prendre, la plus puissante tentative de l’intelligence philosophante de l’homme en vue d’atteindre à ce but.
36La seconde instance est celle de nos sciences de l’homme d’aujourd’hui et plus précisément celles qui se disent sciences de la religion et des religions. Elles entendent alors — à bon droit et en principe à juste titre, ce me semble — se poser en sciences rationnelles de ce que le fait religieux humain donne de lui-même à appréhender, à étudier et à interroger. Et, bien entendu, par devant cette intelligence en acte de raison dont les hommes ont la faculté, le christianisme, sa foi, ses dogmes, ses institutions, sa théologie... etc., ne font pas exception.
37Mais il n’empêche. Dans sa propre énergie, passant pour son propre compte à la conscience éprouvée d’elle-même au contact serré avec ces énergies et cette autorité spirituelle de la raison de l’homme, la foi religieuse a de quoi leur faire valoir qu’elles ne sont pas de taille intellectuelle pour venir à bout de l’énergie qu’elle-même, foi religieuse, fait exister devant elles, et, s’il le faut, à leur contact. Je me bornerai à présent à cette façon de déclaration dont l’explication et la mise en valeur demanderait ici trop de place. Un point mérite cependant que j’y insiste. Avec tout ceci je ne veux pas dire simplement que j’ai fait pour mon compte l’expérience croyante de la double résistance dont il vient d’être parlé. Cela est une chose ; mais c’est d’une autre encore qu’il est question maintenant, à savoir que, raisonnant l’affaire et commençant de produire à cet effet les dispositions intellectuelles voulues, les concepts en mesure de valoir, ce qui est en moi intelligence s’efforçant à la raison dément le prétendu caractère rationnel soit de la récupération « philosophique » soit de l’évacuation « scientifique ». D’un côté comme de l’autre, c’est trop présumer, et cela conduit à une intelligence mutilée de cela même dont on prétend apporter le traitement philosophique ou scientifique. Car, pour un système humain de la rationalité voulant que rien ne subsiste en dehors de lui qui puisse avoir valeur, l’énergie de la foi religieuse consciente de l’autorité dont elle relève fait exister avec la personne croyante une façon de contre-exemple infini, à l’usage du croyant tout d’abord, mais aussi, s’il sait s’y prendre comme il faut, non dépourvu de force à l’extérieur. Or, si l’on veut, comme il se doit, être tout à fait sérieux en ces matières, l’effectivité bien raisonnée de quelque bon contre-exemple suffit à débouter les conclusions présumées des pseudo-raisonnements déficients. S’en rendre un peu compte, c’est là, autant que je puisse en juger, ce qui, en l’espèce, est arrivé à ma propre raison.
38Mais maintenant, en second lieu et après ce qui vient d’être dit, qui me semble, tout bien pesé, davantage conquête de vraie force rationnelle qu’affaiblissement de la raison dans l’esprit, quelque chose doit aussitôt être ajouté, concernant l’intelligence philosophante pour autant que celle-ci est capable de venir en représentation de la raison de l’homme. Celle-ci est à prendre avec la conscience de son passé, de son présent, de ce qu’elle a mûri pour elle-même. Il faut qu’elle soit, dans la conscience de ce qu’elle s’est ainsi déjà donné, nourrie de la volonté de maintenir ferme et agissant dans l’esprit tout ce qui a bien pu être acquis : tenir ferme le pas gagné. La troisième position de la philosophie par rapport à la foi religieuse n’est vraiment position de la philosophie que si elle est position de croissance de la raison, présupposant les deux autres, la réflexion sur celles-ci, et, dans cette réflexion, le maintien de leur apport en même temps que le gain d’un élément nouveau de raison et de philosophie.
C. « Troisième position » et question de portée humaine du geste de l’esprit
39Obligé que j’ai été de traiter de cette « troisième position » de la philosophie d’après l’expérience personnelle de son invention, il se peut que ce que j’ai dit à son propos donne le sentiment qu’il s’agit ainsi d’une détermination de l’esprit propre à l’homme croyant, d’une manière d’idiosyncrasie philosophique de l’intelligence en acte de la foi religieuse, indissociable de la présence et de la spécificité de celle-ci à l’intérieur de la conscience individuelle. Mais ceci ne s’impose pas du tout, au contraire.
40Certes il est un usage de ma propre raison à l’égard de moi-même, usage réel et effectif selon ma condition personnelle prise en la totalité de son être singulier, sans en excepter la réalité effective de ma foi chrétienne et catholique telle qu’il m’a été donné de la vivre. De même il est un usage de ma raison et de celle de mes frères dans la foi, usage lui aussi réel et effectif selon la condition particulière de cette communauté humaine historiquement particulière dont je partage la foi religieuse. De tels usages réels d’une raison qui se réalise suivant une particularisation anthropologique de la raison ne sauraient se transférer au-delà de la réalité des particularités : mon être personnel ou cette communauté croyante à laquelle j’appartiens. Mais tout de la détermination rationnelle propre à cette « troisième position » de la philosophie par devant la foi religieuse ne reste pas bloqué au niveau de ces particularités. Une disposition spirituelle se déduit de la détermination, que d’autres, à leur façon, peuvent assumer.
41Pour que pareille disposition devienne actuelle dans l’esprit, il suffit que raison et philosophie y deviennent attentives aux convictions de l’homme pour autant qu’elles attestent relever de ce qui, pour l’esprit, est autorité originale, irréductible à la présente autorité de la raison, ces convictions fussent-elles celles d’une conscience réelle et concrète autre que celle de l’individu que l’on est ou du groupe dont on est, et ainsi étrangères ou contraires au faisceau des convictions propres de l’individu ou du groupe en question. Deux aspects doivent alors être relevés dans la faculté à proprement parler philosophique de l’attention en question, le premier pour ainsi dire « local », le second plus « global ».
42Aspect local tout d’abord. Si, à l’intérieur de la personne vivante, la raison déterminée à la philosophie adopte de façon réelle cette troisième position par rapport à la foi religieuse, alors, lorsque c’est vraiment d’une position de la philosophie qu’il s’agit, l’intelligence se doit de traiter l’esprit et la personne d’autrui pour autant qu’ils sont eux-mêmes présents dans les actes et conduites de la communication humaine de façon semblable à celle dont elle traite le sien propre. Ceci veut dire égaliser dans tous les actes et conduites de l’existence humaine collective la disposition de principe envers l’homme autre à cette disposition que, dans sa raison réelle, l’intelligence a envers elle-même et envers son propre monde de l’esprit.
43Je suis, quant à moi, en acte de la conviction et confession catholique de la foi et, ni privément ni publiquement, il n’est pour moi question de cesser de l’être. Mais sur le plan de la position de la philosophie à l’égard de la foi religieuse, je ne saurais faire acception de ma personne au moment où d’autres que moi-même revendiquent leur propre foi. Il me faut donc avoir, envers quiconque autre et vivant en esprit de convictions autres que les miennes le même respect de principe, le même vouloir de bonne intelligence qu’envers moi-même, me tournant vers ma propre foi religieuse. La détermination réelle commence alors à faire voir la puissance d’une disposition que le jargon philosophique inspiré de Kant dit assez volontiers « formelle », mais qui n’en est pas moins d’importance, si elle prévaut, pour le règlement effectif des affaires humaines.
44Inversement, il n’est point besoin que l’esprit soit habité par une conviction d’espèce à proprement parler religieuse pour que, travaillant à s’établir en raison, l’intelligence reconnaisse qu’il appartient à l’agir de la philosophie d’avoir sérieusement et humainement égard à ces convictions d’autrui qu’elle ne partage pas. Telle, du reste, me semble l’attitude de la vraie intelligence, hors de laquelle, entre hommes, il n’est guère possible d’échapper à la barbarie des convictions, et d’autant moins même que celles-ci entendent davantage, dans le monde d’à-présent, se faire passer pour certitudes de raison et vérités d’évidence commune aux yeux de l’individu ou du groupe dont elles veulent rallier l’adhésion.
45Aspect global en second lieu. Avec la raison et sa philosophie, c’est toujours, avec plus ou moins de capacité réaliste, du passage de l’individualité personnelle ou de la condition du groupe cloisonné au grand « nous » collectif de l’humanité qu’il s’agit. Or un tel « nous » porte au-dedans de lui-même une ébauche humaine de l’esprit qui est à prendre et à raisonner comme elle est et non comme d’avance — parce qu’on est « fils de son temps », ou fils de son milieu, ou fils de ses propres œuvres et choix personnels, etc. — on voudrait qu’elle soit. S’il y a des hommes, et qui attestent à suffisance l’originalité spirituelle de ceci ou de cela, d’une foi religieuse en particulier, cela est à prendre comme un fait spirituel de ce « nous » humain en représentation duquel la raison et sa philosophie ont à venir à la pensée, au discours, et aux pondérations humaines de la praxis. Et si, quant au fait spirituel humain, des diversités s’attestent qui ne sauraient être ni réellement annulées ni résorbées dans la détermination unanime des esprits, il faut alors que quelque protocole valable de raison collective sache prendre en compte, tel qu’il se présente, le monde effectif des particularisations anthropologiques de la raison elle-même. Là-dessus il me semble qu’à l’occasion d’un cas humain (qu’il faut savoir justement reconnaître, en compagnie de mille autres, cas humain parmi d’autres) la « troisième position » de la philosophie par rapport à la foi religieuse apporte le principe philosophique d’un protocole de cette sorte.
46D’instinct, assurément, la pratique humaine a trouvé des façons de faire qui déjà vont en ce sens. Mais peut-être est-il temps que, de l’instinct et de tant de ses insuffisances ou illogismes qui subsistent au sein des collectivités réelles de notre époque, nous passions à un raisonnement philosophiquement plus ferme et meilleur de la réelle condition humaine de l’être humain.
Notes de bas de page
1 Ce texte a été rédigé à la suite de deux leçons données en novembre 1973 aux Facultés Saint-Louis, et dont le sujet était : Les trois positions de la philosophie par rapport à la foi religieuse.
2 Concernant le rendez-vous de la foi chrétienne avec la philosophie de Hegel, j’ai essayé d’apporter un commencement de mise au point avec une étude assez étendue, publiée dans la Revue des Sciences philosophiques et théologiques de 1975 sous le titre : De la foi au Savoir selon la Phénoménologie de l’Esprit.
Auteur
O.P., professeur à l’Institut catholique de Paris
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