Savoir, croire et agir
p. 19-41
Texte intégral
1Il est bien connu que les propositions qui portent, dans le Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein, sur les sciences de la nature sont parmi les plus difficiles de l’ouvrage. Comme l’écrit McGuinness, « la philosophie des sciences est discutée presque exclusivement dans les propositions 6.3, et cette position indique immédiatement ce que Wittgenstein veut établir, à savoir que l’on peut rendre compte des propositions diverses que l’on rencontre dans la science sans avoir à supposer qu’il y a des propositions qui ne sont ni des propositions douées de sens (i.e. des propositions picturales) ni des propositions vides de sens (i.e. des tautologies ou des contradictions) »1.
2Il est facile de comprendre pourquoi une solution satisfaisante de ce problème semble exclue dès le départ dans la perspective du Tractatus. Une des assertions les plus fondamentales de l’ouvrage est, en effet, qu’« en dehors de la logique tout est accident » (6.3) ; ce qui élimine apparemment toute possibilité de rendre compte de la nécessité spécifique qui s’exprime dans les propositions universelles des sciences de la nature. Il ne peut y avoir, selon le Tractatus, qu’un seul type de nécessité et un seul type de contingence. Or les lois de la nature ne peuvent être classées de façon acceptable dans aucune des deux catégories. Elles ne peuvent posséder, en guise de nécessité, que l’universalité accidentelle, celle qui consiste dans le fait de « valoir de façon contingente pour toutes les choses » (6.1231). Et elles ne peuvent cependant pas être mises sur le même plan que les propositions empiriques ordinaires, car ce qu’elles affirment excède de façon incommensurable ce qui peut être contenu dans une énumération quelconque de cas particuliers qui les vérifient. Si elles se vérifient, c’est bien en vertu d’une sorte de bonne grâce de la nature sur laquelle nous n’avons aucune raison de compter ; mais cela ne signifie pas qu’elles énoncent simplement que les faits se sont comportés jusqu’ici de la manière que nous espérions ou exigions.
3Le traitement que Wittgenstein applique aux propositions scientifiques est tout à fait différent selon qu’il s’agit de ce qu’on peut appeler les principes généraux de la nature (comme par exemple la loi de causalité) ou de propositions qui décrivent des applications particulières de ces principes aux phénomènes naturels. Les principes s’appliquent à travers des lois scientifiques (par exemple le principe de causalité à travers des lois causales), qui sont des propositions douées de sens, c’est-à-dire des fonctions de vérité (dont nous connaissons a priori la forme générale) de propositions élémentaires (dont nous ignorons la forme exacte). Comme dit Wittgenstein, « à travers tout l’appareil logique, les lois physiques parlent quand même des objets du monde » (6.3431). Mais les principes eux-mêmes « ne disent rien, ils manifestent simplement la possibilité de propositions ayant la forme de lois particulières de ce genre » (McGuinness, ibid.).
4Wittgenstein considère que « la loi de causalité n’est pas une loi, mais la forme d’une loi » (6.32). En d’autres termes : « Loi de causalité, c’est un nom générique. Et de même qu’il y a en mécanique, disons, des lois de minimum — par exemple de moindre action —, il y a en physique des lois de causalité, des lois ayant la forme de la causalité » (6.321). Plus loin, Wittgenstein remarque que « ce qui peut être décrit, cela peut également arriver, et ce que la loi de causalité est censée exclure, cela ne peut pas non plus être décrit » (6.362). Cela signifie qu’à la différence d’une hypothèse causale ou d’une loi causale, la « loi » de causalité n’est pas elle-même une hypothèse ou une loi. Nous ne croyons pas pour des raisons plus ou moins déterminantes au principe de causalité, nous savons a priori que les phénomènes pourront être décrits de façon causale. Comme le dit Wittgenstein à propos d’une autre de ces lois qui n’en sont pas, « nous ne croyons pas a priori à une loi de conservation, nous savons a priori la possibilité d’une forme logique » (6.33).
5Dans une lettre à Russell du mois de janvier 1914, Wittgenstein suggère que la loi de causalité pourrait équivaloir simplement à l’affirmation du caractère relatif de l’espace et du temps. Car des événements qui se produiraient sans raison suffisante ne sont pas impensables en eux-mêmes : « ...Aucune intuition a priori ne nous fait apparaître de tels événements comme impossibles, sinon précisément dans le cas où l’espace et le temps sont relatifs2. » S’il en est ainsi, ce que la loi de causalité exclut est précisément que les phénomènes puissent être pensés et décrits par rapport à un référentiel spatio-temporel absolu.
6Quoi qu’il en soit de ce point précis, il est clair qu’il y a une analogie importante entre les principes de la nature et les lois logiques, puisque, s’il est vrai que les premiers ne sont pas des tautologies et que leurs négations ne sont pas des contradictions logiques, ils montrent néanmoins, tout comme les secondes, quelque chose qui ne peut être dit. D’autre part, comme le remarque Wittgenstein (6.3211), ils résultent d’une certaine idée que nous nous faisons a priori de la logique du monde : les hommes ont eu le « pressentiment » que l’univers devait pouvoir être décrit selon des lois d’une certaine forme, avant d’être capables de formuler de façon précise les lois en question. (Ce pressentiment, qu’il soit conscient ou non, est en un certain sens la condition nécessaire de toutes les grandes découvertes théoriques.)
7On serait presque tenté de dire, dans ces conditions, que le Tractatus expose une conception kantienne de la causalité et une conception humienne de l’induction. Car le principe d’induction ne possède pas le caractère de certitude a priori qui doit être rapporté dans tous les cas à un élément de nature purement logique (6.3211). C’est ce que Wittgenstein exprime en 6.31 : « Ce qu’on appelle la loi d’induction ne peut en tout cas pas être une loi logique, car c’est manifestement une proposition douée de sens. Et c’est pourquoi cela ne peut pas non plus être une loi a priori. » Etant donné que le critère de l’empiricité d’une proposition est l’existence d’une négation signifiante, c’est-à-dire la possibilité de dire et de penser le contraire de ce qu’elle affirme, le principe de causalité, qui rend inconcevable et indescriptible ce qu’il nie, n’est pas une proposition empirique, mais le principe d’induction en est une.
8La raison de cette différence de statut entre les deux principes est probablement la suivante : nous pouvons parfaitement concevoir, comme le souligne Hume, que le soleil ne se lève pas demain matin ; mais ce que nous ne pouvons pas concevoir est que cet événement « anormal » soit sans raison suffisante, qu’il ne puisse pas trouver sa place dans une explication de type causal. « Que le soleil se lèvera demain, écrit Wittgenstein, c’est une hypothèse ; et cela veut dire : nous ne savons pas s’il se lèvera » (6.36311). Mais la « forme de loi » qui sert apparemment de fondement à cette hypothèse, à savoir le principe d’uniformité du cours de la nature, n’est pas non plus l’objet d’un savoir au sens propre du terme, mais seulement d’une croyance pratique :
« Le processus de l’induction consiste en ceci que nous acceptons la loi la plus simple qui puisse être mise en accord avec nos expériences.
» Mais ce processus n’a pas de fondement logique, il a seulement un fondement psychologique.
» Il est clair qu’il n’y a pas de raison de croire que le cas le plus simple est également celui qui va maintenant se produire effectivement » (6.363-6.3631).
9Le cas du principe de causalité est, comme on l’a vu, sensiblement différent. Il revient, selon Wittgenstein, à affirmer que la réalité peut être décrite selon des lois, sur le mode de la légalité (Gesetzmässigkeit) :
« S’il y avait une loi de causalité, alors elle pourrait s’énoncer : « Il y a des lois de la nature. »
» Mais assurément on ne peut pas dire cela : cela se montre » (6.36).
10Le principe d’induction, tel que Wittgenstein le formule dans le Tractalus, n’a pas trait à l’existence de lois, mais à notre conviction que la loi la plus simple pourra toujours être appliquée ; et c’est pourquoi il dit réellement quelque chose et constitue une supposition. Dire que nous procédons selon le principe d’induction, c’est dire que nous formulons nos hypothèses et nos lois sans tenir compte de la possibilité de certaines complications « imprévues », que nous ne croyons pas devoir leur imposer un degré de complexité supérieur à celui qui est exigé par l’ensemble des phénomènes connus actuellement. Le cas le plus simple est celui qui est en accord avec nos hypothèses et nos lois actuelles, et cette simplicité se mesure par le nombre et la nature des hypothèses supplémentaires ad hoc que nous devrions introduire pour expliquer les événements si les choses se passaient de façon totalement imprévue (par exemple, si le soleil ne se levait pas demain matin). Il est clair que nous pourrions toujours en pareil cas maintenir le système d’hypothèses par lequel nous expliquons le comportement « normal » des corps célestes, à condition d’introduire suffisamment d’hypothèses auxiliaires ; mais dans de telles conditions nous ne pourrions probablement pas continuer à considérer que nos hypothèses expliquent les phénomènes de la manière la plus simple qui soit. Cette complexité inattendue devrait à son tour être réduite pour que nous puissions estimer que nous disposons à nouveau d’une explication ; et il n’y a pas de raison de croire qu’elle pourrait l’être effectivement.
11Considéré de ce point de vue, le principe d’induction veut dire à peu près ceci : nous n’envisageons pas d’avoir à réviser nos hypothèses de façon constante et de n’importe quelle façon. Ou encore : nous imposons des restrictions relativement sévères (et considérées comme allant de soi) à ce qui pourra se présenter dans le futur comme un phénomène nouveau (susceptible, le cas échéant, de nous amener à reconsidérer nos explications actuelles). Si les phénomènes se produisaient de façon totalement imprévisible au regard des lois que nous connaissons, cela n’ébranlerait pas notre conviction a priori qu’ils obéissent à des lois, parce que nous ne pouvons pas penser autrement ; mais nous serions probablement moins portés à croire ce que dit le principe d’induction, à savoir que la loi qui explique de la façon la plus simple nos expériences actuelles expliquera de la même manière nos expériences futures. En d’autres termes, ce que nous nous représentons sous le nom d’« absence de lois » n’est en réalité rien d’autre qu’un système de lois irréductiblement complexes (d’un degré de généralité extrêmement faible) dont le principe d’induction nous interdit précisément d’envisager la nécessité éventuelle.
12Wittgenstein affirme à nouveau dans les Philosophische Bemerkungen que le principe d’induction doit être traité comme un principe de simplification ou d’économie :
« Mon expérience parle en faveur du fait que cette hypothèse pourra représenter telle ou telle expérience future de façon simple. S’il se révèle qu’une autre hypothèse représente le matériau empirique de façon plus simple, alors je choisis la méthode la plus simple. Le choix de la représentation est un processus qui repose sur ce qu’on appelle l’induction (pas l’induction mathématique).
(...)
» On n’abandonne l’hypothèse qu’à un prix toujours plus élevé.
» L’induction est un processus selon un principe économique3. »
13Ce qui est important n’est donc pas que nous nous attendions à ce que les lois actuelles s’appliquent dans le futur, mais que nous nous attendions à ce qu’elles s’y appliquent de façon simple. Wittgenstein remarque que « la question de la simplicité de la représentation par une hypothèse admise donnée se rattache (...) immédiatement à la question de la probabilité » (ibid., p. 284.) Mais la probabilité dont il s’agit ici n’est pas celle dont parle le calcul des probabilités : Wittgenstein l’appelle la « probabilité de l’induction » (par opposition à la « probabilité d’un événement »), et elle se mesure par « l’incommodité qu’il y aurait pour moi à renoncer à cette induction »4. C’est-à-dire qu’en fait elle ne se mesure pas (tout au moins pas au sens du calcul des probabilités). Une loi de la nature qui a été jusqu’ici vérifiée constamment peut être dite, si l’on veut, hautement probable, mais « ‘probable’ signifie en l’occurrence : simple, commode » (ibid., p. 100).
14Comme le remarque Wittgenstein :
« La physique n’est pas de l’histoire. Elle prophétise. Si l’on voulait concevoir la physique uniquement comme un rapport sur les faits qui ont été observés jusqu’ici, alors il lui manquerait la chose la plus essentielle, la relation au futur. Elle serait comme le récit d’un rêve » (ibid., p. 101).
15Donc ce qui se passe n’est pas que le succès répété des prophéties de la physique justifie d’une manière quelconque sa tendance (constitutive) à prophétiser (c’est le sens de l’objection classique selon laquelle notre adhésion au principe de l’uniformité du cours de la nature résulte elle-même d’une induction) ; c’est plutôt que ces succès répétés font monter de façon constante le prix que représenterait pour nous l’abandon des hypothèses qui sont en cause, et c’est ce que l’on veut dire en disant qu’ils les « confirment » ou les « corroborent » :
« La probabilité d’une hypothèse a sa mesure dans la quantité d’évidence qui est nécessaire pour rendre avantageuse son abolition.
» C’est seulement dans ce sens que l’on peut dire que l’expérience uniforme répétée dans le passé rend probable la persistance de cette uniformité dans le futur » (Philosophische Bemerkungen, p. 286).
16Comme l’écrit McGuinness à propos des conceptions exposées dans le Tractatus, « la loi d’induction n’est pas un vrai principe scientifique et elle diffère de toutes celles qui le sont réellement à un certain point de vue. Elle consiste à assumer un certain cadre (framework) et un certain degré de finesse (i.e. une certaine manière d’employer ce cadre) et à affirmer alors que ce réseau particulier à ce degré de finesse particulier s’adaptera inévitablement au futur » (op. cit., p. 159). Cela veut dire simultanément que nous n’avons pas de certitude absolue qu’il s’y adaptera et que nous ne renonçons pas facilement à l’y adapter (une théorie confirmée est précisément une théorie qui oppose un degré de résistance élevé à une évidence contraire).
17Le Tractatus compare les théories scientifiques à des systèmes de coordonnées de nature purement géométrique, dont toutes les propriétés « peuvent être indiquées a priori » (6.35). Ce qui est postulé dans nos constructions scientifiques, ce sont uniquement des systèmes de représentation, non des états de choses représentables : « Nous pouvons seulement postuler des règles selon lesquelles nous voulons parler. Nous ne pouvons pas postuler des états de choses » (Ludwig Wittgenstein und der Wiener Kreis, p. 62). (C’est, du reste, parce que nous ne pouvons pas postuler autre chose que des règles de description que ce que dit le principe d’induction ne peut à proprement parler faire l’objet d’un postulat.) Pour Wittgenstein, le choix d’une mécanique est le choix d’une certaine forme de description : « La mécanique détermine une forme de description du monde en disant : toutes les propositions qui font partie de la description du monde doivent être obtenues à partir d’un certain nombre de propositions données — les axiomes mécaniques — en procédant d’une manière déterminée. Par là elle fournit les pierres à bâtir pour la construction de l’édifice scientifique et dit : quelque espèce d’édifice que vous vouliez mettre sur pied, il doit toujours être constitué d’une manière ou d’une autre avec ces pierres et elles seules » (6.341).
18Mais le succès d’une mécanique, en tant que « tentative pour construire selon un plan unique toutes les propositions vraies dont nous avons besoin pour la description du monde » (ibid., 6.343), ne nous apprend par lui-même rien sur le monde. Ce qui nous apprend quelque chose sur le monde est que l’adoption de cette forme de description nous conduise à une description de tel ou tel type. Qu’une image puisse être décrite à l’aide d’un réseau de carrés, de triangles ou d’hexagones du type de celui qui est évoqué en 6.341, cela ne nous dit rien sur cette image, sinon qu’elle est de nature géométrique, qu’elle peut être décrite géométriquement ; cela ne nous renseigne pas sur sa géométrie particulière, par exemple sur sa forme et sa position (6.35), car, si cette image particulière peut être décrite à l’aide d’un réseau de forme donnée, n’importe quelle image du même type le peut également (6.342).
19En revanche, c’est un fait qui ne dépend évidemment pas uniquement des propriétés du mode de représentation qu’un réseau déterminé d’une finesse déterminée permette de décrire plus ou moins complètement une image ; et c’est également un fait empirique qu’un de ces réseaux nous conduise à une description plus simple qu’un autre. De même, dans le cas d’un langage théorique :
« ... Cela ne dit rien non plus sur le monde, qu’il puisse être décrit par la mécanique newtonienne ; mais bien qu’il puisse être décrit par elle de la manière dont il peut l’être justement. Cela dit également quelque chose sur le monde, qu’il puisse être décrit plus simplement par une mécanique que par une autre » (6.342).
20Ce qui constitue à proprement parler une information sur le monde est donc que, dans les limites fixées a priori par un système de représentation, nous parvenions à un degré de précision et de simplicité donné dans la description des phénomènes. (Que le monde puisse être décrit, et plus précisément décrit sur le mode « pictural » au sens du Tractatus, c’est une chose qui n’est pas plus en question chez Wittgenstein que chez Hertz.) Des principes comme le principe de raison, le principe de la continuité ou celui du moindre effort dans la nature exhibent simplement les propriétés « géométriques » du réseau et ne nous apprennent rien sur ce que celui-ci est supposé décrire (6.34, 6.35). Mais si le choix d’un système de mécanique est réellement le choix d’une forme de description, il faut supposer également que des principes tels que les lois du mouvement newtoniennes font partie à proprement parler de la détermination du système de coordonnées et non de la description de quelque chose à l’aide d’un système de ce genre. Pourtant, si la loi de causalité énonce simplement (ou plus exactement montre), comme le suggère Wittgenstein, qu’il y a des lois de la nature en général, il y a une différence évidente entre elle et, par exemple, la loi d’inertie ; mais il est difficile de dire ce que peut être exactement cette différence dans la perspective du Tractatus (peut-être pourrait-on dire qu’il y a des principes qui traitent des propriétés de n’importe quel réseau possible et d’autres qui traitent des propriétés d’un réseau particulier).
21Ce qui est clair, c’est que les principes de la mécanique ne peuvent être considérés comme des généralisations inductives obtenues à partir d’observations plus ou moins systématiques ; ils ont plutôt le caractère de règles déterminant a priori ce que peuvent être un fait et une loi dans le domaine scientifique concerné. Ils sont donc « arbitraires », mais cet arbitraire est limité de deux façons : d’une part, par ce que Wittgenstein appelle nos intuitions ou nos pressentiments concernant la logique du monde, à savoir la possibilité de le décrire selon une certaine forme de légalité ; d’autre part, par la nécessité de parvenir à une description adéquate (au sens indiqué ci-dessus) des phénomènes.
22Il va de soi que ce que Wittgenstein dit du principe de causalité est tout à fait compatible avec sa conviction que « la croyance au nexus causal est la superstition » (5.1361). Dire qu’il y a des lois ayant la forme de la causalité n’est pas dire qu’il y a un nexus causal, en ce sens que quelque chose devrait nécessairement arriver par le fait que quelque chose d’autre est arrivé. Si l’induction pose un problème de « fondement » ou de « justification », c’est précisément parce que nous nous rendons compte qu’il n’y a pas de connexions causales nécessaires entre les phénomènes ; sans quoi nous ne pourrions pas concevoir ce qui est arrivé dans le passé comme compatible a priori avec quoi que ce soit qui pourrait arriver dans le futur.
23C’est la croyance au nexus causal qui entraîne l’illusion que « les lois de la nature, comme on les appelle, constituent les explications des phénomènes naturels » (6.372), une conception dont on peut dire que, pour Wittgenstein, elle représente la forme moderne par excellence de la superstition :
« C’est ainsi qu’ils s’arrêtent aux lois de la nature comme à quelque chose d’intangible, de la même manière que les Anciens s’arrêtaient à Dieu et au Destin.
» Et les uns et les autres ont en vérité raison, et ont tort. Les Anciens sont en tout état de cause plus clairs dans la mesure où ils reconnaissent un point d’arrêt clair, alors qu’avec le nouveau système on doit avoir l’impression que tout est expliqué » (6.372).
24Tout comme « le monde est indépendant de ma volonté » (6.373), il est indépendant de mes anticipations et de mes prévisions. Si celles-ci se réalisent, cela ne peut être que par une sorte de « grâce du destin » (6.374). Les théories et les lois scientifiques nous fournissent des descriptions du monde dont nous sommes convaincus, pour des raisons psychologiques, qu’elles continueront à s’appliquer dans le futur ; mais elles n’expliquent évidemment pas pourquoi quelque chose en général arrive, pourquoi il y a des faits (c’est la [pseudo-] question de l’éthique et de la métaphysique) ni en vertu de quoi une chose qui arrive peut en faire arriver une autre. En ce sens, elles n’expliquent pas pourquoi le soleil s’est levé aujourd’hui, et encore moins pourquoi il se lèvera demain.
25On pourrait dire que, selon le Tractatus, l’attitude éthique consiste à vivre comme si le monde avait commencé à l’instant présent et ne devait pas avoir de futur, alors que l’attitude superstitieuse consiste à vivre comme si le Destin avait des obligations envers nous, et était notamment tenu par ce qu’il a voulu ou permis antérieurement. Mais, comme le remarque Wittgenstein lui-même, la science ne peut pas « vivre dans le présent ». La conviction première du scientifique est que l’univers peut être compris, c’est-à-dire décrit selon des principes relativement simples et stables. Einstein a caractérisé explicitement cette conviction comme étant d’essence religieuse ; et il a déclaré que, pour sa part, il croyait « au Dieu de Spinoza, qui se révèle dans l’harmonie ordonnée de ce qui existe, et non en un Dieu qui se préoccupe des destinées et des actions des êtres humains ». Ce serait une erreur de rapprocher cette conception de celle qui est exprimée en 6.432 du Tractatus : « Comment est le monde, c’est une chose qui est complètement indifférente pour ce qui est d’ordre supérieur. Dieu ne se révèle pas dans le monde. » C’est-à-dire : il ne se révèle pas non plus dans ce qu’on est convenu d’appeler l’ordre et la beauté de l’univers. En un certain sens, la religion dans les limites de la rationalité scientifique est une superstition pire que les autres, à cause de son caractère apparemment rationnel. Si le point de vue religieux est la croyance que quelque chose de supérieur aux événements du monde se révèle d’une manière ou d’une autre dans ces événements, alors l’éthique du Tractatus n’a, contrairement à ce qu’on a suggéré parfois, absolument aucun caractère religieux : « Ce n’est pas comment le monde est, qui constitue l’élément mystique, mais qu’il est » (6.44).
26Le dogme central du rationalisme wittgensteinien dans le Tractatus étant la non-existence d’une nécessité autre que logique, il est facile de comprendre pourquoi la croyance à un « fondement » de l’induction représente l’irrationalité par excellence. Un tel fondement ne saurait exister, en effet, que dans la mesure où le Destin ou la Nature peuvent être contraints par une autre logique que la logique. Selon le Tractatus, tout ce que nous pouvons penser peut arriver ; mais c’est un fait qu’il y a un grand nombre de choses que nous pouvons penser dont nous ne croyons pas qu’elles puissent arriver. Une telle attitude n’est ni rationnelle ni irrationnelle, parce que de toute façon, comme le reconnaît clairement Hume, il n’est pas en notre pouvoir de nous comporter autrement. Ce qui est irrationnel, c’est de chercher des raisons pour cela.
27La position de la science à l’égard de l’inconnu (dont le futur est un cas particulier) est, comme nous l’avons vu, aux antipodes de celle de l’éthique, telle que la conçoit le Tractatus ; car elle relève nécessairement de la crainte ou de l’espérance (que celles-ci ne s’avouent pas comme telles, c’est cela la superstition rationaliste). De la part de Dieu, nous nous attendons, comme on l’a dit, à une certaine subtilité, mais non à de la bassesse. (Que nous devions réformer fréquemment nos explications et nos théories est l’expression de la subtilité de Dieu ; que nous ne puissions plus nous fier à aucune de nos inductions, cela serait de sa part de la bassesse.)
28Si l’on met à part les difficultés soulevées par le maintien de la théorie picturale dans le cas des propositions de la science (tout au moins de celles qui ont un caractère indiscutablement empirique), on se rend compte que ce qui rend la position de Wittgenstein particulièrement difficile et précaire est la juxtaposition des éléments suivants :
Il doit être possible de distinguer dans le discours de la science, comme le dit Hertz, entre les données « qui proviennent des nécessités de la pensée, celles qui proviennent de l’expérience et celles qui proviennent de notre choix arbitraire »5.
Ce qui provient des nécessités de la pensée et ce qui résulte du libre choix d’un système de représentation est a priori ; et tout a priori est de nature logique (même s’il ne se formule pas dans des propositions logiques, au sens strict du terme).
Même les nécessités de la pensée n’entrent en ligne de compte qu’à partir du moment où nous avons choisi arbitrairement un certain système de représentation. En ce sens, tout a priori peut être dit postulé, même l’a priori logique au sens étroit. Si l’on a souvent eu l’impression que les lois logiques elles-mêmes devaient être postulées par nous, c’est parce que « nous pouvons en effet les postuler (fordern) dans la mesure où nous pouvons postuler une notation suffisante » (6.1223). L’a priori ne peut être exprimé autrement que dans les conséquences nécessaires d’un choix arbitraire : ce qui n’est pas arbitraire dans un système de notation est que « lorsque nous avons déterminé arbitrairement quelque chose, alors quelque chose d’autre doit être le cas. (Cela découle de l’essence de la notation.) » (3.342.)
En adoptant un principe comme le principe de causalité et d’autres de la même espèce, nous imposons a priori une certaine forme aux propositions de la science ; mais cette forme logique devient par le fait une forme sans antithèse : elle n’est pas opposée à d’autres possibles, puisque celles-ci se trouvent du même coup exclues du domaine de ce qui peut être pensé. Ni ce que le principe de causalité affirme ni ce qu’il nie ne peut à proprement parler être dit.
Nous pouvons néanmoins être conduits à abandonner une forme de description scientifique, même au plus haut niveau de généralité et d’abstraction, non pas exactement parce qu’elle devient impossible en elle-même, mais parce qu’elle ne nous permet plus d’aboutir à une description unitaire suffisamment simple des phénomènes. Il devrait donc, semble-t-il, y avoir une histoire de l’a priori lui-même, une histoire des principes, c’est-à-dire de nos « intuitions (Einsichten) a priori concernant la forme que l’on peut donner aux propositions de la science » (6.34).
29Si les principes de la nature ont réellement la propriété de rendre ce qu’ils nient non pas seulement faux, mais inconcevable, ils correspondent à ce que Wittgenstein appellera par la suite des propositions « grammaticales ». Cela ne vaut naturellement pas seulement pour ceux que Wittgenstein mentionne explicitement dans le Tractatus, mais également pour un principe comme le principe de covariance générale de la Relativité : celui-ci fait partie de ce que Wittgenstein appellerait la « grammaire » de la science, dans la mesure où il impose a priori une certaine forme à tout ce qui peut se présenter comme une loi de la nature. Et il faut se souvenir ici que, comme dit Wittgenstein, « ce qui correspond à une nécessité dans le monde doit être ce qui dans le langage semble une règle arbitraire »6. Ou encore : « Le seul corrélat qui existe dans le langage à une nécessité intrinsèque est une règle arbitraire. Cette règle est la seule chose que nous puissions extraire de cette nécessité intrinsèque pour la mettre dans une proposition. » (Recherches philosophiques, § 372). De là cette impression que la nécessité est en quelque sorte imposée arbitrairement aux choses par la manière dont nous avons « choisi » d’en parler.
30La position spéciale du principe d’induction provient du fait qu’il ne peut être considéré, selon les critères wittgensteiniens, ni comme réellement a priori ni comme réellement empirique. Il est empiriquement doué de sens, et il n’est pas a priori en ce sens-là ; mais il est a priori, si cela veut dire qu’il n’est pas dérivé de l’expérience ni fondé sur elle. Il n’a cependant pas trait au choix d’une forme de description particulière, et n’est donc pas non plus arbitraire au sens usuel du terme : il formule simplement notre assurance ou notre espoir que, quoi qu’il arrive, nous trouverons une explication suffisamment simple et générale pour n’avoir pas à renoncer à notre idée d’une certaine uniformité du cours de la nature (ce qui en un certain sens signifie que certaines choses n’arriveront pas, et en un autre non, parce que le principe est manifestement trop général pour être une proposition réellement testable et réfutable).
31Wittgenstein est resté par la suite relativement proche des conceptions qu’il avait développées sur ce point dans le Tractatus, puisqu’il a déclaré à plusieurs reprises que la nature de l'« inférence » inductive se manifestait de la façon la plus nette dans les cas où notre comportement à l’égard de l’événement attendu est déterminé d’une manière telle que nous n’avons pas de prise réelle sur lui. Notre conviction qu’un événement se produira peut être comparée à la crainte que cet événement ne se produise :
« La nature de la croyance à l'uniformité de ce qui arrive apparaît peut-être de la façon la plus claire dans le cas où nous ressentons de la peur devant ce qui est attendu. Rien ne pourrait m’inciter à mettre ma main dans la flamme, — bien que pourtant je ne me sois brûlé que dans le passé.
» La croyance que le feu me brûlera est de la nature de la peur qu’il ne me brûle » (Recherches philosophiques, §§ 472-473).
32Pour prendre un exemple apparemment très différent, au lieu de dire qu’il est plus « rationnel » de calculer la résistance des parois des chaudières que d’abandonner les choses au hasard, il vaudrait peut-être mieux dire que l’homme ne choisit pas de la calculer plutôt que de ne pas le faire, pas plus qu’il ne choisit de penser plutôt que de ne pas penser :
« Dans quel but l’homme pense-t-il ? à quoi est-ce que cela sert ? — Dans quel but construit-il les chaudières à vapeur par le calcul et ne s’en remet pas au hasard pour la résistance de leurs parois ? Ce n’est tout de même qu’un fait d’expérience, que les chaudières qui ont été ainsi calculées n’explosent pas aussi souvent ! Mais de même qu’il ferait n’importe quoi plutôt que de mettre la main dans le feu qui l’a brûlé antérieurement, il fera n’importe quoi plutôt que de ne pas calculer la chaudière. — Mais, étant donné que les causes ne nous intéressent pas, — nous dirons : les hommes pensent effectivement : ils procèdent, par exemple, de cette manière lorsqu’ils construisent une chaudière à vapeur. — Est-ce que maintenant une chaudière obtenue de cette façon ne peut pas exploser ? Oh si.
» L’homme pense-t-il par conséquent, parce que penser a fait ses preuves ? — Parce qu’il pense qu’il est avantageux de penser ? (Eduque-t-il ses enfants, parce que cela a fait ses preuves ?) » (Ibid., §§ 466-467).
33Cela ne signifie pas exactement que nous n’avons aucune raison de croire que ce que nous attendons arrivera. Ce qui est vrai, c’est que nous agissons de telle ou telle manière et que nous donnons ceci ou cela comme raison, en l’occurrence l’expérience passée. Ce que nous avons expérimenté de façon répétée dans le passé constitue précisément la seule chose qui puisse être appelée une raison en pareil cas :
« Celui qui dirait qu’on ne peut pas le convaincre par des indications sur des choses passées qu’une chose quelconque arrivera dans le futur, — celui-là, je ne le comprendrais pas. On pourrait lui demander : que voulez-vous donc entendre ? Quelle sorte d’indications appelez-vous des raisons de croire cela ? Qu’appelez-vous donc « convaincre » ? Quelle espèce de conviction espérez-vous obtenir ? — Si ces choses-là ne sont pas des raisons, que sont donc des raisons ? — Si vous dites que ce ne sont pas des raisons, alors vous devez bien pouvoir indiquer ce qui devrait être le cas pour que nous puissions dire à bon droit que nous avons des raisons pour notre supposition.
» Car remarquez bien : des raisons ne sont pas ici des propositions dont découle logiquement ce qui est cru.
» Mais ce n’est pas comme si l’on pouvait dire : pour la croyance il suffit précisément de moins que pour le savoir. — Car ce dont il s’agit ici n’est pas de se rapprocher de la consécution logique » (ibid., § 481).
34En d’autres termes, le « scepticisme » humien concernant la possibilité d’une justification de nos inférences inductives se ramène simplement à la constatation du fait que nos raisons de croire que le soleil se lèvera demain matin ne peuvent pas être exprimées dans des propositions d’où il s’ensuivrait logiquement que le soleil se lèvera demain matin. Et si nous disons que nos raisons rendent à tout le moins probable l’occurrence de l’événement attendu, cela revient simplement à dire que ce sont de bonnes raisons selon un certain critère, qui n’est pas lui-même fondé sur des raisons, que nous considérons comme bonnes des raisons de ce genre (§ 482).
35La possibilité d’une justification par l’expérience dépend d’un certain concept de ce que peut être une justification par l’expérience, un concept qui ne peut manifestement pas être justifié à son tour par l’expérience. Ce n’est pas, comme le suggèrent Hume ou Russell à propos du problème de l’induction, une chose regrettable et gênante, mais une nécessité conceptuelle : « La justification par l’expérience a une fin. Si elle n’en avait pas, alors elle ne serait pas une justification » (§ 485).
36Nos justifications ont donc par essence, et non pas du fait de notre ignorance ou de notre précipitation, une fin ; et le point capital est que « la fin n’est pas le présupposé sans fondement, mais la manière d’agir sans fondement »7. Nous avons acquis certaines croyances essentiellement en apprenant à agir d’après elles ; et cela signifie que nous ne les avons pas réellement apprises :
« Les propositions qui sont fixes pour moi, je ne les apprends pas expressément. Je peux les trouver après coup comme l’axe de rotation d’un corps qui tourne. Cet axe n’est pas fixe en ce sens qu’il est tenu fixe, mais le mouvement qui a lieu autour de lui le détermine comme n’étant pas mû » (ibid., § 152 ; cf. § 144).
37Nous n’avons pas vraiment appris le principe général en vertu duquel ce qui est toujours arrivé arrivera à nouveau, nous avons appris à agir plus ou moins aveuglément dans chacune des circonstances qui en constituent des cas particuliers (§ 133). C’est la raison pour laquelle Wittgenstein cite Faust (§ 402) :
« ... und schreib
getrost
Im Anfang war die Tat. »
38Il y a des propositions ayant la forme de propositions empiriques qui sont au fondement de tout notre système d’action, et donc également de pensée. Et dire cela, c’est dire qu’elles ne fonctionnent pas comme des hypothèses que nous remplacerions par d’autres, le cas échéant ; car l’édifice de notre savoir s’est construit d’une manière telle à partir d’elles qu’elles sont à leur tour supportées de façon inébranlable par tout ce qu’elles supportent (cf. § 248).
39Wittgenstein remarque qu’en apprenant le langage l’enfant a appris en même temps ce qui peut et ce qui ne peut pas faire l’objet d’un doute et d’un examen (§ 472). Il y a un grand nombre de choses qui, sans avoir été forcément énoncées de façon explicite, ont été mises à l’écart des voies normales de la recherche (§ 88). Elles sont « ancrées dans toutes mes questions et réponses d’une manière telle que je ne peux pas y toucher » (§ 103). Elles font partie de notre système de référence (§ 83) ; et elles ne sont à proprement parler ni vraies ni fausses, car elles constituent en quelque sorte le fond immuable sur lequel s’opère la distinction entre « vrai » et « faux » (§ 94).
40Comme l’écrit Wittgenstein « il y a certains doutes que l’homme raisonnable n’a pas » (§ 220). Ne pas avoir ce genre de doutes, cela fait partie de ce que nous appelons la rationalité ; et cela n’a par conséquent pas vraiment de justification rationnelle. La difficulté est de bien comprendre que cela n’a rien à voir avec ce que le scepticisme traditionnel a appelé les limites ou les faiblesses de notre entendement ou de notre raison. Il y a certaines assertions empiriques dans lesquelles il est logiquement impossible que nous nous trompions, ou du moins que nous nous trompions de façon régulière, parce que, si cette éventualité avait un sens, nous ne pourrions plus donner aucune signification à des mots comme « savoir », « ignorer », « douter », « se tromper », etc. : « Celui qui n’est certain d’aucun fait, celui-là ne peut pas non plus être certain du sens de ses mots » (§ 114). En ce sens on peut dire que l’existence même d’un langage implique l’incontestabilité de certains faits, ou encore que, comme le souligne Wittgenstein, la possibilité de se comprendre présuppose un accord non pas seulement sur des concepts, mais également sur des jugements (cf. Recherches philosophiques, § 242).
41Le propre de ces propositions empiriques, très souvent informulées, qui jouent un rôle assez analogue à celui de propositions mathématiques ou logiques, est qu’en dépit de leur caractère empirique, nous ne voyons pas clairement quel type d’expérience pourrait éventuellement nous amener à les reconsidérer. Cela se rattache évidemment au fait que nous ne pouvons pas non plus indiquer une évidence spécifique sur la base de laquelle a été acquise notre certitude à leur égard : nous les avons pour ainsi dire avalées sans nous en rendre compte avec tout le reste. Leur vérité — si l’on peut parler de quelque chose de ce genre — est tacitement présupposée par tout ce que nous appelons tester, confirmer, réfuter, expérimenter, prédire, etc.
42Une des propositions de ce genre est que le monde existe depuis plus de cinq minutes ; une autre est que, tout comme il a un passé, il aura un futur, et un futur qui ressemblera au passé sur un certain nombre de points. Il n’est pas logiquement absurde de supposer que la terre a commencé à exister il y a seulement cinq minutes (avec tous les vestiges, les documents historiques, les traces mémorielles, etc.) ; mais c’est logiquement absurde, si cela signifie que tout notre système conceptuel nous interdit de prendre en considération cette hypothèse. Admettre que la terre existe depuis des millions et des millions d’années est plus simple (et Wittgenstein aurait dit au début des années trente qu’il est également plus « probable », en ce sens-là et en ce sens-là seulement, qu’elle existe effectivement depuis des millions et des millions d’années). Pourtant, suggérer que la proposition dont il s’agit est simplement une hypothèse ou qu’elle ressemble de près ou de loin à une convention est tout à fait étrange. Car nous considérons comme manifestement faux, et empiriquement faux, que la terre ait commencé à exister à l’instant ou il y a cinq minutes. La proposition qui affirme qu’elle existe depuis plus de cinq minutes est donc une de ces propositions dont on est tenté de dire avec Moore que nous savons parfaitement qu’elles sont vraies, bien que nous ignorions comment nous le savons. De plus, pour parler cette fois le langage de Popper, bien que ce soit incontestablement une proposition empirique, il nous est difficile de dire quel genre d’expériences systématiques (il ne peut évidemment être question ici d’expériences isolées) pourrait être considéré comme susceptible de la réfuter. Ce qui se passe n’est finalement pas que nous ne sommes pas complètement assurés de sa vérité, mais plutôt qu’elle nous paraît plus sûre que n’importe quelle raison que nous pourrions invoquer en sa faveur, et plus résistante que n’importe quelle proposition par laquelle nous pourrions songer à la « confirmer ».
43Il pourrait sembler que notre conviction que le monde aura un futur est très différente de notre conviction qu’il a un passé, et un passé qui dure depuis très longtemps. Car, comme dit Russell, « nous avons l’expérience des avenirs passés, mais non celle des avenirs futurs »8. Il semble donc que nos raisons de croire que le monde a un passé sont là, parce qu’il en a effectivement un, et que nos raisons de croire qu’il aura un futur ne le sont pas, parce qu’il ne l’a pas encore. Mais, tout comme nous n’avons pas l’expérience de futurs futurs, nous n’avons pas celle de passés passés, mais seulement de passés futurs (c’est-à-dire du présent). A cet égard, le problème de la rétrodiction n’est pas fonda mentalement différent de celui de la prédiction, et il présuppose également le principe de l’uniformité du cours de la nature.
44Mais qu’en est-il exactement des propositions qui ne constituent pas à proprement parler des présupposés fixes, mais des éléments (plus ou moins) mobiles dans nos systèmes de propositions scientifiques, par exemple de ce qu’on appelle habituellement les lois de la nature (par opposition à un principe comme celui de l’existence et de la permanence des objets matériels) ? Wittgenstein semble considérer dans Über Gewissheit qu’il n’y a pas de différence de nature, mais seulement de degré, entre, par exemple, « La terre existe depuis plus de cinq minutes » et « Dans telles ou telles conditions, l’eau se change en vapeur, et non en glace » ou « L’eau bout à 100° ». D’une manière générale, entre les propositions que l’on peut appeler logiquement vraies au sens étroit, celles que Wittgenstein appelle logiquement vraies, au sens très élargi auquel il utilise le mot « logique » dans les ouvrages de sa deuxième période, et dont un bon nombre ont la forme de propositions empiriques, et celles qui ont à la fois la forme et le statut de propositions empiriques, il n’existe pas de ligne de démarcation stricte, mais seulement des transitions graduelles. Et il en est de même pour la distinction entre les cas dans lesquels le doute est seulement très difficile et ceux dans lesquels il est impossible (dénué de sens) ; ce qui ne contredit naturellement en rien l’existence de la distinction.
45Nous sommes évidemment très loin, à ce stade, de la position dualiste rigide exposée dans le Tractatus : au lieu de dire que tout a priori est de nature logique en un sens défini une fois pour toutes (ou supposé tel) du mot « logique », Wittgenstein considère que tout ce à quoi nous attribuons implicitement ou explicitement dans la pratique le statut de l’a priori et du nécessaire fait partie d’une manière ou d’une autre de la logique de nos jeux de langage. Cela implique naturellement que ce que nous appelons un comportement ou une croyance rationnels, un doute compréhensible ou incompréhensible, etc., peut changer et change effectivement. Et cela n’oblige pas à nier l’influence évidente de l’expérience sur notre logique (au sens large). La possibilité même de nos jeux de langage dépend de certains faits généraux que nous devons en quelque sorte à la « bienveillance » de la nature et que nous oublions de remarquer, tellement ils sont évidents. Il est facile de décrire des circonstances dans lesquelles certains de nos jeux de langage perdraient tout intérêt. Mais quel est le cours des événements qui pourrait nous obliger, par exemple, à renoncer au principe de l’uniformité de la nature et à cesser de faire des inductions (nous ferions probablement encore des prédictions, mais nous ne les appellerions peut-être plus des inductions) ? D’une certaine manière, il est vrai que nous pourrions rester en selle, « même si les faits se cabraient aussi fort que l’on voudra » (§ 616). (En un certain sens, c’est précisément ce que nous reprochons de faire aux gens qui adhèrent à des croyances ou à des superstitions que nous considérons comme ridicules.)
46Si mon image du monde (Weltbild) n’est finalement ni vraie ni fausse, je ne peux pas considérer en toute rigueur que celui qui ne la partage pas est dans l’erreur (une erreur, au sens propre du terme, est quelque chose qui doit pouvoir prendre place dans mon système). En cas de désaccord sur les principes mêmes de l’évidence et du jugement, on parle, remarque Wittgenstein (§ 611), de folie ou d’hérésie. (Ce qui définit la folie est une distance [et non une contradiction] entre des systèmes, non entre des jugements.) Si quelqu’un a des conceptions tout à fait fantastiques sur les possibilités d’action des hommes, parce que (croyons-nous) il ignore les lois les plus élémentaires de la nature, nous ne le convaincrons probablement pas en lui disant que ce qu’il croit est contredit par les faits : « Des hommes ont jugé qu’un roi pouvait faire de la pluie ; nous disons que cela contredit toute expérience. Aujourd’hui on juge que l’avion, la radio, etc., sont des moyens de rapprochement entre les peuples et de diffusion de la culture » (§ 132).
47Nous pouvons évidemment dire que notre conception est plus conforme aux faits. Mais pour persuader notre interlocuteur que c’est le cas, il faudrait que nous puissions lui inculquer notre concept de la conformité avec les faits. Notre système est plus correct, étant donné un certain concept de la correction, c’est-à-dire qu’il est essentiellement plus riche que le sien (il peut ne pas comprendre ce que j’entends par « plus conforme aux faits »).
48La question de savoir s’il peut ou non y avoir une discussion rationnelle sur les systèmes de croyance eux-mêmes est particulièrement difficile : notre seule raison de dire qu’il peut y en avoir une est probablement qu’il arrive que l’on convertisse à sa manière de voir quelqu’un qui en est très éloigné en critiquant réellement la sienne, sans user de ce qu’on appelle ordinairement propagande, endoctrinement ou violence. Mais n’est-ce pas essentiellement après avoir été persuadé que l’on pense l’avoir été par des raisons (que l’on utilise à son tour pour en persuader d’autres) ? Et persuader quelqu’un d’abandonner une croyance « irrationnelle » ou une superstition, n’est-ce pas simultanément le convertir à une certaine conception de la rationalité ? (On rencontre parmi les croyants des gens qui pensent que leur conduite et leurs convictions sont tout à fait « rationnelles » et d’autres qui admettent très facilement qu’elles ne le sont pas.)
49Le principe de l’uniformité de la nature est de ceux qui nous donnent l’impression que certaines propositions ont cette particularité d’énoncer qu’une science est possible, et qu’elles devraient à leur tour pouvoir faire l’objet d’une science (empirique) : « On pourrait penser qu’il y a des propositions qui énoncent qu’une chimie est possible. Et ce seraient des propositions d’une science de la nature. Car sur quoi devraient-elles s’appuyer, si ce n’est pas sur l’expérience ? » (§ 169).
50Mais la vérité est que l’expérience ne peut pas nous apprendre qu’une science de la nature est possible. Des principes comme ceux dont il s’agit sont présupposés dans tout ce que nous appelons « apprendre quelque chose de l’expérience ». Ils constituent en quelque sorte des lois naturelles (plutôt que des prémisses) pour tout ce que nous appelons juger, inférer etc. (cf. §§ 135, 172). Comme le dit Wittgenstein, on peut considérer que la connaissance qu’il existe des objets physiques est une connaissance très précoce ou au contraire une connaissance très tardive (§ 479) : car nous avons appris dès le début à agir comme s’il y en avait, et c’est seulement beaucoup plus tard que nous avons su qu’il y en avait et éventuellement conçu des doutes à ce sujet. Il est important de remarquer qu’« apprendre repose naturellement sur croire » (§ 170), que certains doutes tenaces (par exemple à propos de la permanence des objets physiques) rendraient tout simplement impossible l’apprentissage et que nous devons avoir déjà beaucoup appris pour pouvoir douter. En ce sens on peut dire que le fondement inébranlable de la science est moins ce qui rend la science possible que ce sans quoi l’acquisition de la science ne serait pas possible.
51Notre erreur est, dans toutes les questions de ce genre, d’accorder trop d’importance à l’état psychologique de la croyance ou du savoir et à l’expression verbale de ce que nous croyons ou savons. La croyance et le savoir ne se traduisent pas seulement ni même d’abord dans des pensées ou des propositions, mais également dans des actions, qui leur donnent leur sens et leur importance dans notre vie : « Ma vie montre que je sais, ou que je suis sûr, qu’il y a là-bas un siège, une porte, etc. Je dis à mon ami par exemple « Prends le siège qui est là-bas », « Ferme la porte », etc. » (§ 7). Pour Wittgenstein, on peut très bien se représenter une religion dans laquelle il n’y a pas de discours religieux, ou plus exactement telle que « lorsqu’on tient un discours, cela même est une partie intégrante de l’action religieuse et non une théorie » (Ludwig Wittgenstein und der Wiener Kreis, p. 117). Un homme qui croit au Jugement dernier et un autre qui n’y croit pas ne sont pas réellement en désaccord sur des énoncés. Ils sont beaucoup plus éloignés que cela l’un de l’autre, séparés en fait par toute une façon d’agir et de réagir, de vivre et d’envisager les événements de la vie9.
52Dans le cas d’une hypothèse au sens ordinaire du terme, si quelqu’un dit « Je suis convaincu de telle ou telle chose » et quelqu’un d’autre « C’est possible. Je n’en suis pas si sûr », nous considérerons qu’ils sont, somme toute, assez proches l’un de l’autre. Mais cette distance plus ou moins réduite devient un abîme lorsqu’il s’agit de choses comme le Jugement dernier ou la Résurrection des corps. Et c’est pourquoi ce qui est incongru est d’exprimer une prédiction religieuse comme s’il s’agissait d’une hypothèse discutable : « L’homme qui aurait formulé cette prédiction de façon catégorique aurait été plus intelligent que celui qui s’excuserait de parler ainsi » (ibid., p. 122).
53Cela ne veut pas dire que le croyant ne peut pas chercher et produire des raisons de ce qu’il affirme. (Des raisons de croire, qui font partie du discours de la croyance, sont toujours enseignées en même temps que la croyance elle-même.) Mais en un certain sens le besoin de donner des raisons est un indice de la faiblesse de la croyance, dans la mesure où la force d’une croyance se mesure essentiellement par l’importance des risques que l’on est disposé à prendre en fonction d’elle. Comme dans tous les cas où il peut être question de « comprendre » quelque chose, le critère de la compréhension n’est autre que l’usage ; et il n’y a pas d’autre usage effectif d’une croyance religieuse que celui qui consiste à vivre selon elle. Sur ce point, Wittgenstein rejoint Kierkegaard : le véritable comique et la véritable irrationalité ne sont pas dans ce que les gens croient savoir ou comprendre (quand ils disent, par exemple, qu’ils « savent » que Dieu existe) ; ce qui est proprement ridicule et absurde, c’est « de voir alors tant de savoir et de compréhension rester sans force sur la vie des hommes, où ne se traduit rien de ce qu’ils ont compris, mais plutôt le contraire ! »10
54On pourrait dire encore, comme le fait Wittgenstein : cet homme est ridicule, non pas parce qu’il croit sur des preuves insuffisantes, mais « parce qu’ayant une croyance, il la fonde sur des raisons fragiles » (ibid., p. 116). Ce qui peut être risible, ce n’est pas votre foi, mais l’idée que vous en donnez par vos raisons :
« Dire qu’une chose dépassant l’entendement se prouve par trois raisons, lesquelles, si tant est qu’elles vaillent plus que rien, ne doivent pourtant point dépasser l’entendement, mais au contraire le convaincre même à l’évidence que cette béatitude ne le dépasse nullement ; comme si, en effet, des « raisons » n’étaient pas toujours à portée de la raison ! Mais pour ce qui passe l’entendement — et pour celui qui y croit, ces trois raisons sont aussi vides de sens qu’aux enseignes d’hôtelleries, trois bouteilles ou trois cerfs ! » (Traité du désespoir, p. 201.)
55« La difficulté, écrit Wittgenstein, est de prendre conscience de l’absence de fondement de notre croyance » (Über Gewissheit, § 166). Et c’est une chose particulièrement difficile en matière de foi religieuse à cause du manque de foi :
« Et qui prouve et plaide, n’aime pas, n’en fait que semblant, et, malheureusement ou tant mieux — le fait si bêtement, qu’il dénonce seulement son manque d’amour.
» Or c’est exactement ainsi qu’on parle du christianisme — qu’en parlent des pasteurs croyants en le « défendant », ou en le transposant en « raisons », si tant est qu’ils ne le gâchent à vouloir spéculativement le mettre en « concept » ; c’est ce qu’on appelle prêcher, et la chrétienté tient en très haute estime déjà ces sortes de prêche... et leurs auditoires. Voilà pourquoi (c’en est la preuve) la chrétienté est si loin d’être ce qu’elle se dit, et la plupart des gens y manquent tellement de spiritualité qu’on ne peut même pas, au strict sens chrétien, traiter leur vie de péché » (Traité du désespoir, p. 202-203).
56Il est vrai que ce sont souvent les croyances les plus absurdes, les plus dangereuses et les plus meurtrières qui s’expriment de la façon la plus prégnante dans la vie et dans les actions des hommes. Mais cela prouve simplement que tout ce qu’il y a de philosophique dans le problème de la croyance est la question de savoir ce qu’on appelle « croire », et non ce que l’on peut ou doit croire, de même que la question philosophique de l’espérance est « Qu’est-ce qu’espérer ? », et non pas « Que peut-on espérer ? ».
57A la fin des raisons, il y a, comme dit Wittgenstein, la persuasion ou la conversion (Über Gewissheit, § 612) ; et à la fin des tentatives de persuasion, il y a l’indifférence ou au contraire toutes les formes possibles de violence. Christopher Coope estime que « les conceptions religieuses de Wittgenstein, telles qu’elles nous sont rapportées (...) ne devraient pas (...) être considérées comme une partie de sa contribution à la philosophie, leur intérêt étant peut-être plus biographique que philosophique »11. Wittgenstein a souligné lui-même qu’il n’était pas possible de parler de questions de ce genre sans le faire de façon rigoureusement personnelle. Et ce qu’il faudrait se demander n’est pas s’il est ou non admissible de présenter les choses de cette façon, mais plutôt si les problèmes éthiques et religieux peuvent réellement être abordés d’une manière autre qu’il ne le dit.
58Il est probable qu’un incroyant ne peut envisager le problème de la croyance sans se demander implicitement quel genre de croyant il serait, s’il croyait. Et il est significatif qu’un incroyant s’imagine très facilement qu’il pourrait croire sans avoir besoin d’invoquer des raisons pour cela et ne pense pas forcément que, s’il ne croit pas, c’est faute de raisons. Il n’est guère surprenant, étant donné ce que nous savons de Wittgenstein, qu’il ait été incapable de comprendre le type de croyance le plus répandu et à certains égards le plus intéressant du point de vue philosophique, la croyance purement formelle, celle qui ne s’exprime précisément que dans des représentations, des discours et des rites.
Notes de bas de page
1 Philosophy of Science in the ‘Tractatus’, dans Wittgenstein et le problème d’une philosophie de la science (Actes du Colloque d’Aix-en-Provence), Revue Internationale de Philosophie, 88-89, 1969, p. 157.
2 Letters to Russell, Keynes and Moore, B. Blackwell, Oxford, 1974, p. 46-47.
3 Philosophische Bemerkungen, B. Blackwell, Oxford, 1964, p. 283-284.
4 Ludwig Wittgenstein und der Wiener Kreis, herausgegeben von B. F. McGuinness, B. Blackwell, Oxford, 1967, p. 98.
5 The Principles of Mechanics, Dover Publ., 1956, p. 8.
6 Wittgenstein’s Lectures in 1930-1933, dans G. E. Moore, Philosophical Papers, Allen & Unwin, Londres, 1959, p. 318.
7 Über Gewissheit, B. Blackwell, Oxford, 1969, § 110 ; cf. § 204.
8 Problèmes de philosophie, trad. française, Paris, Payot, 1965, p. 75-76.
9 Cf. Leçons et conversations sur l’esthétique, la psychologie et la croyance religieuse, trad. française, Paris, Gallimard, 1971, p. 107-108.
10 S. Kierkegaard, Traité du désespoir, trad, française, Paris, Gallimard, 1949, (« Idées ») p. 180.
11 Wittgenstein’s Theory of Knowledge, dans Understanding Wittgenstein, Royal Institute of Philosophy Lectures, t. VII, 1972-1973, Macmillan, 1974, p. 247.
Auteur
Chargé de recherches au C.N.R.S. (Paris)
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Imaginaire et création historique
Philippe Caumières, Sophie Klimis et Laurent Van Eynde (dir.)
2006
Socialisme ou Barbarie aujourd’hui
Analyses et témoignages
Philippe Caumières, Sophie Klimis et Laurent Van Eynde (dir.)
2012
Le droit romain d’hier à aujourd’hui. Collationes et oblationes
Liber amicorum en l’honneur du professeur Gilbert Hanard
Annette Ruelle et Maxime Berlingin (dir.)
2009
Représenter à l’époque contemporaine
Pratiques littéraires, artistiques et philosophiques
Isabelle Ost, Pierre Piret et Laurent Van Eynde (dir.)
2010
Translatio in fabula
Enjeux d'une rencontre entre fictions et traductions
Sophie Klimis, Laurent Van Eynde et Isabelle Ost (dir.)
2010
Castoriadis et la question de la vérité
Philippe Caumières, Sophie Klimis et Laurent Van Eynde (dir.)
2010