En marge du « hors texte »
p. 13-16
Texte intégral
1Les pages qui précèdent tentaient d’amener au dire quelque chose du non-dit de celles qui vont suivre. Mais, entre-temps, elles appellent elles-mêmes, dans ce mouvement qui est à la fois celui de l’écriture, de l’histoire et de l’amitié, un second hors-texte qui se voudrait celui du témoignage et de l’hommage admiratif et reconnaissant, exprimés au nom d’innombrables disciples et amis.
2Au seuil de ce volume qui regroupe tant de signatures et si notoires, on voudrait simplement désigner et souligner celle qui marque les réflexions qu’on vient de lire et qui renvoie, trop discrètement à notre gré, à la personne de celui que veut honorer la suite prestigieuse des autres en s’inscrivant sur cette table commune. On voudrait tenter d’évoquer, au moins par les mots, le visage qui s’est refusé à se livrer ici dans l’image trop ambiguë du portrait ou de la photographie. Car, s’il est vrai (et de quelle grande vérité éthique, esthétique, métaphysique et même théologique) que le visage doit s’effacer dans l’œuvre, il est vrai aussi que, précisément dans la mesure où cette exigence s’accomplit, l’œuvre peut renvoyer avec justesse au visage qui l’incarne, et que c’est le privilège et la joie de ceux qui bénéficient de celle-là, que d’évoquer celui-ci dans la gratitude et l’admiration, à l’abri de tout narcissisme comme de toute convention ou flatterie.
3Si l’École des sciences philosophiques et religieuses a pu, depuis sa fondation, devenir ce lieu de rencontres et d’échanges où, sans confusion ni démission, s’expriment et dialoguent les penseurs les plus divers par leurs origines, leurs disciplines, leurs orientations, c’est sans aucun doute à la qualité et à la variété de ses collaborateurs qu’elle le doit, ainsi qu’à l'impulsion initiale que lui ont donnée ses fondateurs. Mais c’est surtout à l’action de celui qui en est aujourd’hui le président et qui, depuis près de quarante ans, y a consacré le meilleur de ses dons et de ses soins. Information continue sur le mouvement des idées et de la recherche, dépistage et choix, souvent bien avant que leur célébrité fût consacrée, des conférenciers et des professeurs, élaboration des programmes, prises de contact et invitations, organisation des séances et des discussions : pendant des années, c’est seul, sans collaboration officielle ni officieuse, qu’il a assumé la charge et la responsabilité intellectuelle et administrative de l’entreprise, malgré mille difficultés de toutes sortes jusqu’aux plus matérielles, malgré surtout le poids considérable d’un enseignement philosophique particulièrement brillant et efficace, mais aussi très absorbant, dispensé chaque année à des centaines de jeunes étudiants, auquel vint s’ajouter à partir de 1964 un rectorat d’une exceptionnelle fécondité, marqué notamment par la mise sur pied rapide et loyale de structures de participation efficaces à tous les niveaux, par la création d’une Faculté des sciences économiques, sociales et politiques, et par celle des Universitaire Faculteiten Sint-Aloysius, homologue flamand des Facultés Saint-Louis, à Bruxelles.
4Le plus remarquable est peut-être qu’au-delà de la multiplicité des tâches qu’un esprit clair et pénétrant maîtrisait jusque dans leurs aspects les plus modestes, un projet unique, cohérent et philosophiquement fondé et animé, intégrait parfaitement les unes aux autres les diverses dimensions de l'enseignement, de la recherche et de l'administration.
5De ce projet, on peut dire que l’École était le foyer vivant, la ressource et le cœur. Offrir aux étudiants, à leurs professeurs, aux trois Facultés de Lettres, de Droit et de Sciences humaines, à un public plus vaste où se retrouvent de nombreux universitaires de Louvain et de Bruxelles, un contact fréquent et varié avec les meilleurs représentants de la pensée actuelle, non pas comme une diversion facile et superficielle ou comme un divertissement mondain, mais comme un écolage laborieux, exigeant, difficile, d’une efficacité incomparable : tel était, tel est encore l’objectif poursuivi. Il faut souligner l’originalité et l’audace de l'entreprise, même si depuis quelques années les thèmes du dialogue et de l’ouverture se sont popularisés dans tous les milieux, même si l’on parle de plus en plus de pluridisciplinarité, même si des voix s’élèvent régulièrement pour défendre et mettre en lumière le rôle fondamental et toujours menacé de la philosophie dans l’Université et dans la société. Avant 1940, le dialogue était chose neuve parce que peu pratiquée et souvent suspectée. En 1975, la chose est toujours neuve, parce qu’elle est souvent galvaudée et ramenée à un niveau où sa signification se banalise et se corrompt. A l’École, il s’agissait, il s’agit toujours, d’un projet exigeant pour les organisateurs comme pour les participants, appuyé sur les convictions les plus profondes et les plus chères d’un homme en qui se conjuguent étroitement le philosophe et le croyant.
6On ne peut songer à définir ici cette pensée qui nourrissait aussi, comme on l’a rappelé, un enseignement dont la puissance d’éveil à la réflexion philosophique était exceptionnelle et qui a marqué en profondeur des générations d’universitaires. Elle-même, soucieuse pourtant au plus haut degré de rigueur, de technicité, bien qu’hostile à tout formalisme vide, s’est jusqu’à présent toujours refusée à une thématisation explicite et systématique, et à toute forme de publication. La cause principale n’en est peut-être pas le manque de temps, l’urgence des autres tâches, la préférence affirmée pour le contact oral direct, l’exigence peut-être excessive vis-à-vis de soi-même, ni même cette sorte de négligence ou de méfiance à la fois socratique et évangélique pour l’écrit. C’est bien plutôt l’idée même de la philosophie animant cette pensée qui se refuse comme telle à la thématisation. Certes, on le sait, beaucoup de pensées contemporaines parmi les plus vivantes traversent la même aporie en thématisant cependant, de manière souvent très explicite, leur propre impossibilité à se thématiser. Mais, quoi qu’il advienne du vœu peut-être indiscret que l’on ne peut dès lors s’empêcher de former, la parole semée avec largesse dans des milliers de jeunes esprits, atteste déjà à suffisance, à sa manière propre, immesurable et incommensurable, la fécondité et le rayonnement d’un penseur et d’un maître à qui le magnifique recueil que l’on va lire rend à juste titre un hommage éclatant.
7Où faut-il chercher le secret de cette présence exceptionnelle, de ce charme stimulant, sensibles dès la première rencontre et que le temps ne fait qu’accroître ? Dans le feu du regard, étincelant d’intelligence, de sensibilité, de malice mais aussi de bonté, à l’ombre des noirs sourcils ? Dans l’élégance de la silhouette, droite et svelte, du geste toujours expressif, de la démarche, légère, juvénile, presque dansante ? Dans la maîtrise brillante du langage, de ses jeux, de ses ressources ? Dans l’extrême affabilité qui pourrait paraître à première vue artifice, mais qui se révèle aussitôt forme raffinée d’attention à autrui ? Dans la richesse et la complexité d’un caractère où se conjuguent, de manière énigmatique mais d’autant plus attirante, les traits les plus divers et apparemment les plus contraires : discrétion et franchise, sévérité et indulgence, taquinerie et sérieux, autorité et modestie, simplicité et finesse, sens critique et compréhension... ? Oui, dans tout cela, bien sûr, où se traduit si heureusement une double ascendance, belge et française, qui lui est chère. Dans tout cela, mais parce que s’y livre généreusement un « secret » plus essentiel : la joie et l'émerveillement continuels et constamment reconquis, d’un homme habité par la Parole et désireux de la partager. D’un homme pour qui le monde parle, dans l’admirable diversité de ses langages : celui des choses et de la nature, celui des œuvres d’art, de la peinture, de la musique, celui des poètes, celui de la science, celui de l’histoire (celle qui se trame ouvertement dans l’aventure collective des hommes, mais aussi celle qui se noue et se crée dans chaque vie), celui des langues dans l'extraordinaire diversité de leurs significations, celui de l’Évangile (Parole qui retentit toujours au-delà de ce que notre écoute peut en capter), celui de la philosophie, enfin, dont l’irremplaçable et pure mission est de permettre à tous les autres de se déployer dans leur originale et précieuse singularité, de les défendre contre tout rabattement, d’ouvrir la dimension d’altérité radicale qui permet de préserver le miracle de leur manifestation, nécessaire à la pleine humanité de l’homme. Emerveillement cependant sans naïveté, car parmi ces langages celui du mal et de la souffrance doit aussi être entendu et respecté dans sa dissonance irréductible avant que et pour que souffrance et mal puissent être combattus, sans naïveté, eux aussi. Accueil (ou recueil) qui n’est pas celui de l’unité réductrice et totalisante sinon totalitaire, mais celui de la diversité respectée, et de la reconnaissance du plus grand éloignement dans la plus grande proximité. A ce niveau, il n’y a évidemment plus de sens à se demander comment composent philosophe et croyant. Ils ne peuvent que se promouvoir et se respecter davantage dans la mesure même où ils approfondissent et purifient chacun sa propre visée dans son originalité, son altérité sans partage.
8De ce déploiement libre et respectueux des différences dans l’horizon ouvert par la philosophie, l’ouvrage qui suit apporte à sa manière un très beau et très éloquent symbole qui trace aussi pour tout lecteur la voie réelle du savoir, du faire et de l’espérer.
91er octobre 1975
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Savoir, faire, espérer : Les limites de la raison
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