Hors texte
p. 9-11
Texte intégral
1... pour tenter d’insinuer, paradoxalement, ce qui fut silencieusement à l’œuvre pendant cinquante ans de leçons ; ce qui est à l’œuvre dans les quarante textes que voici. Paradoxe qui ne pourrait se dénouer dans un vrai texte, pourtant méritoire et utile puisqu’il ferait l’histoire et la synthèse de cette double série de discours. C’est une entreprise différente, simple, encore que sans facilité, d’évoquer leur non-dit, antérieur et autre que leur référent, leurs thèmes, leur trame ou leur configuration — mais qui n’apparaîtrait pas sans eux.
2Evocation concrète car il suffit — mais il convient — d’attester ce qui advint, ce qui advient à notre culture depuis cinquante ans. Notre mémoire garde et organise à ses risques la trace de tout ce qui se manifesta chez nous par la présence successive ou simultanée de personnalités osant penser en public ce qui ne l’avait pas encore été. L’expression circonstanciée en serait le texte historique que nous écartions plus haut. Au moins est-il permis et utile d’en retenir les deux bouts. Qu’était le style culturel, philosophique, théologique de 1925 ? Qu’est-il maintenant ? Cette question, en découvrant un horizon qui fait rêver le témoin de ce parcours, signale la réalité du temps de la pensée, du discours, de l’action si l’on évite l’évaluation tentante, précipitée et illusoire du passé. Tandis que, en effet, certains de nos amis thématisaient, à point nommé, leur critique, successivement positive ou négative de la temporalité, de l'historicité, le temps faisait son œuvre (et la leur) en révélant, comme cela n’est possible qu’aux témoins directs et actifs, son épaisseur, si l’on peut dire. Car rien ne lui échappe : rien n’apparaît que par une parole toujours réinventée, y compris l'éternité du discours et son enjeu ou même, en forçant, celle de ses thèmes. Mais en parlant ainsi de l’éternité on glisse facilement dans l’entreprise du bilan, du jugement sur l’histoire, que nous venons de contester comme discours totalisant, triomphal, angoissé ou négatif : vespéral. Le temps primordial et silencieux que nous essayons d’évoquer n’est sans doute qu’un aspect mais c’est celui du risque constitutif de qui, sans en faire un préalable, s’expose à être « de son temps ». La trivialité de ces derniers mots ne doit pas distraire de ce qu’ils veulent prescrire de reconnaissance, de gratitude pour ceux qui parlent et qui ainsi libèrent notre parole même modeste mais nôtre ; de détachement par rapport à un savoir déjà constitué, de courage dans la tentative de « savoir, faire et espérer » — sans confondre ces démarches ni les séparer — dans l’espace de temps étroit et contingent où il y a pour nous présence et présent.
3A cette réalité de l’histoire que nous avons appelée épaisseur, répondent la réalité et (osons encore le mot) l’épaisseur de ce volume. De la diachronie que nous venons d’évoquer il n’est pas difficile de rapprocher sans quitter notre sujet, la synchronie du dossier magnifique dont nos amis font à l’École un hommage qui l’honore. Résistons ici à deux nouvelles tentations. Celle du remerciement collectif dont ne dispense pas celui que nous avons pu exprimer individuellement. Celle aussi de citer comme il conviendrait les rares amis qui ont dû s'excuser, avec quelle délicatesse, de ne pouvoir figurer dans ce volume tout en revendiquant le principe de leur collaboration. Pour notre cinquantième anniversaire, nous avons eu le projet audacieux mais conforme à ce qui se fit chez nous jusqu’ici, d’édifier un « monument » portant une date (moins un millésime qu’un style), configuration réalisée sans parti pris autre que celui de la confiance et de l’amitié, sachant qu’y répondrait la diversité des disciplines, des écritures et des avis, diversité qui est le visage de la pensée originale et libre. Comme le mot l’indique, ce monument est une leçon. Celle qui initie à la parole audacieuse, rigoureuse, personnelle, actuelle et la prescrit sans émousser son exigence par une limite ou l’altérer par une contrainte.
4Ici apparaît le second non-dit que trahissent heureusement les textes de notre passé et de ce présent. Inséparable du temps contingent, primordial et énigmatique d’où naît le discours, ne peut-on, au même niveau de réalité, retenir le défi réciproque de la parole articulée et du silence quand il en est la source. Peut-être est-ce depuis toujours un « lieu » inviolable et fascinant. Car depuis toujours la culture se déploie en deux directions apparemment opposées : l’aval du discours, et l’amont de la critique qui devrait cependant être avalisée et donc destituée pour autant de sa prétention à l’inaccessible hauteur puisque ne pouvant apparaître que dans le discours. Nos visiteurs, nos correspondants n’ont oublié ni Platon ni Kant mais ils ont voulu au contraire arraisonner leur critique pour la relancer. Comme pour le temps, on sait quels débats apparemment sans merci ces années récentes ont mis la parole en évidence. Les sciences et la philosophie y sont également intéressées, bien qu’à des niveaux différents n’empêchant cependant pas les passages. Il y a ici un enjeu encore plus important que celui de la compétence respective de la philosophie et des sciences, s’il est légitime de reprendre ce couple sans maintenir des frontières périmées. C’est de se rappeler, tout en parlant comme il le faut (en technique et en système) que le discours ne peut réduire la parole, l'enfermer en elle-même, fût-ce au nom de l’incontestable prestige du savoir.
5En disant ce qu’elle doit dire, la parole parle, même si elle vient du plus magistral des techniciens. C’est cet acte qui, si l'on peut dire, est l’absolu, et non le savoir qui l’assujettit. En écrivant ce dernier mot, comment ne pas penser au double sens du « sujet » (esclave et maître) ? Ce serait quitter le terrain incertain de ce « hors texte » que d'insister sur ce que nos textes disent ou ont dit à ce « sujet ». Nous préférons, toujours à partir d’eux, nous référer à la pensée inarticulée et invincible sinon inoubliable de l’humble et heureuse responsabilité de la parole, rejointe s’il est possible dans son imminence. C’est une pensée de la limite et la limite de la pensée, le seuil dont Rilke nous a appris à voir l’usure comme invitation à réaliser le passage après les autres, avant eux, avec eux, grâce à eux mais à notre manière unique, donc gravement. Ce pas en serait un faux si la compétence du savoir (la mienne, celle de l’autre) substituait un modèle théorique ou un processus technique à son initiative. Faux pas aussi s’il s’ajoutait, sans plus, à la longue chaîne des discours terminés. Faux pas encore si c’était le dernier, si le silence qui donne la parole était confondu avec celui qui la décourage ou la rend impossible.
6Ainsi se lisent, à des niveaux différents et également importants, ces textes qui rendent justice à notre temps en l’effectuant chacun à sa manière mais sans nous dispenser — au contraire — de participer à cette effectuation dans la rigueur du discours s’il se peut. Et aussi (surtout) dans la sobre profusion de la parole reconnue comme imminente, impossible et nécessaire. C’est l’honneur de l’homme, son lieu et sa réalité car c’est celui de la présence. De la présence et de la rencontre. Celles-ci désarment tout discours qui ne serait que négatif. Au contraire tout vrai discours les remémore. Et d’abord cette parole qui est moins discours qu’acquiescement émerveillé à la parole entendue, écoutée.
7Peut-être une des tâches de toute critique qui se veut radicale et surtout de la philosophie est-elle de rappeler, tout en construisant son système, l’ampleur infinie qui mesure la parole, en la suscitant dans ce qu’il faut oser appeler la liberté, « rivale et égale » du discours.
810 août 1975.
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