VI. Les fondements d’un système juridique
p. 127-153
Texte intégral
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1. Règle de reconnaissance et validité juridique
2Selon la théorie que nous avons critiquée au chapitre IV, les fondements d’un système juridique résident dans le fait que la majorité d’un groupe social obéit habituellement aux ordres appuyés de menaces, émanant d’une personne ou d’un ensemble de personnes qui, elles-mêmes, ont l’habitude de n’obéir à personne. Cette situation sociale constitue, au regard de cette théorie, une condition à la fois nécessaire et suffisante de l’existence du droit. Nous avons déjà fait apparaître, de manière relativement détaillée, l’incapacité de cette théorie de rendre compte des traits saillants d’un système juridique national moderne ; encore que, comme le suggère son emprise sur l’esprit de nombreux auteurs, elle doive contenir, sous une forme cependant confuse et trompeuse, certaines vérités relatives à des aspects importants du droit. Ces vérités ne peuvent cependant être clairement exposées, et leur importance appréciée à sa juste valeur, que dans le cadre d’une situation sociale plus complexe qui admet l’existence d’une règle secondaire de reconnaissance et l’utilise en vue d’identifier les règles primaires d’obligation. C’est cette situation qui mérite, s’il en est, d’être qualifiée de fondements d’un système juridique. Dans le présent chapitre, nous examinerons divers aspects de cette situation qui n’ont reçu qu’une formulation partielle ou trompeuse dans la théorie de la souveraineté comme ailleurs encore.
3Chaque fois qu’une telle règle de reconnaissance est acceptée, aussi bien les personnes privées que les autorités publiques, se voient nanties de critères obligatoires permettant d’identifier les règles primaires d’obligation. Les critères ainsi disponibles peuvent, comme nous l’avons vu, prendre une ou plusieurs formes diverses, parmi lesquelles on peut citer : la référence à un texte faisant autorité, à un acte du pouvoir législatif, à une pratique coutumière, aux décisions judiciaires rendues précédemment à propos de litiges particuliers. Dans un système très simple, comme l’univers de Rex I, décrit au chapitre IV, où le droit réside exclusivement dans ce qu’il édicte, et où son pouvoir législatif ne se voit imposer aucune limitation juridique aux termes d’une règle coutumière ou d’une charte constitutionnelle, le seul critère permettant d’identifier le droit résidera [98] dans une simple référence au fait de la promulgation due à Rex I. L’existence de cette forme élémentaire de règle de reconnaissance se manifestera dans le fait qu’aussi bien les autorités publiques que les personnes privées ont généralement recours dans la pratique à ce critère pour identifier les règles. Dans un système juridique moderne, où il existe une diversité de « sources » de droit, la règle de reconnaissance est, dans la même mesure, plus complexe : les critères permettant d’identifier le droit sont multiples et comprennent habituellement une constitution écrite, une promulgation due à un corps législatif, et des précédents judiciaires. Dans la plupart des cas, l’on veille, pour faire face à des possibilités de conflit, à ranger ces critères dans un ordre de subordination et de prééminence relatives. C’est en ce sens que, dans notre système, la « common law » est subordonnée à la « loi ».
4Il est important de distinguer cette subordination relative d’un critère à un autre, d’une dérivation de l’un par rapport à l’autre, étant donné qu’on a tiré d’une confusion entre ces deux notions un argument erroné en faveur de l’idée que toute règle de droit serait essentiellement ou « réellement » (même si c’est seulement de « manière tacite ») le produit de l’activité législative. Dans notre propre système, la coutume et le précédent sont subordonnés à la législation, étant donné que les règles de la common law peuvent être privées par la loi de leur statut de règles de droit. Elles doivent cependant leur statut de règles de droit, aussi précaire qu’il soit, non pas à un exercice « tacite » du pouvoir législatif, mais à l’acceptation d’une règle de reconnaissance qui leur confère cette situation indépendante, bien que subordonnée. En outre, comme dans l’hypothèse la plus élémentaire, l’existence d’une règle de reconnaissance complexe qui comporte cet ordonnancement hiérarchique des divers critères, se manifeste dans la pratique générale qui consiste à identifier les règles à l’aide de ces critères.
5Dans la mise en œuvre quotidienne d’un système juridique, sa règle de reconnaissance se trouve très rarement formulée de manière expresse comme une règle ; occasionnellement, il arrive cependant en Angleterre que les tribunaux expriment en termes généraux la place qu’occupe hiérarchiquement un critère de droit par rapport à un autre, comme c’est le cas lorsqu’ils affirment la suprématie des actes législatifs du Parlement sur d’autres sources de droit visées de manière explicite ou implicite. La plupart du temps, la règle de reconnaissance ne se trouve pas énoncée, mais son existence se manifeste dans la manière dont les règles particulières sont identifiées, soit par les simples particuliers, soit par leurs conseils. Il existe évidemment une différence entre l’usage que les tribunaux font des critères fournis par la règle, et l’usage qu’en font les autres : car, lorsque les tribunaux aboutissent à une conclusion particulière, en se fondant sur le fait qu’une règle déterminée a été correctement identifiée comme règle de droit, ce qu’ils décident ainsi jouit d’une autorité spécifique que lui confèrent d’autres règles. A cet égard, comme à bien d’autres, [99] la règle de reconnaissance d’un système juridique s’apparente à la règle d’un jeu, relative à la marque. Au cours du jeu, la règle générale qui définit les activités qui constituent la marque (courses, buts, etc.) se trouve rarement formulée ; elle est, par contre, utilisée par les autorités et les joueurs lorsqu’ils identifient les différentes phases qui entrent en ligne de compte pour la victoire. A ce niveau également, les décisions prises par les autorités (l’arbitre et le marqueur) jouissent d’une autorité spécifique que leur attribuent d’autres règles. De plus, il existe dans les deux cas une possibilité de conflit entre ces applications de la règle, qui font autorité, et la compréhension que l’on a en général de ce que la règle exige manifestement d’après ses termes. Cela constitue, comme nous le verrons par la suite, une difficulté dont on doit tenir compte, quel que soit le sens que l’on donne au fait qu’un système de règles de ce type existe.
6L’utilisation que font les tribunaux et d’autres personnes de règles de reconnaissance non formulées, lorsqu’ils identifient les règles particulières du système, est caractéristique du point de vue interne. Ceux qui les utilisent de cette manière manifestent, par là-même, le fait qu’ils les acceptent personnellement comme des règles qui les guident, et cette attitude s’accompagne d’une terminologie caractéristique qui diffère des expressions courantes du point de vue externe. La plus simple de ces expressions est peut-être « La loi prévoit que... », expression que nous pouvons trouver dans la bouche, non seulement des juges, mais encore de n’importe quel individu vivant sous l’empire d’un système juridique, lorsqu’il identifie une règle donnée du système. Cette expression, tout comme « hors jeu » ou « but », appartient au langage de celui qui évalue une situation en se référant à des règles qu’il reconnaît, avec d’autres, comme étant appropriées à cette fin. Cette attitude d’acceptation commune de règles s’oppose à celle d’un observateur qui constate de l’extérieur le fait qu’un groupe social accepte de telles règles, mais qui ne les accepte pas lui-même. L’expression courante de ce point de vue externe n’est pas « La loi prévoit que », mais « En Angleterre, on reconnaît comme faisant partie du droit tout ce que la Reine et le Parlement édictent conjointement... ». Nous qualifierons le premier type d’expression de jugement interne, parce qu’il manifeste le point de vue interne et se trouve couramment utilisé par celui qui, sans énoncer le fait qu’il accepte la règle de reconnaissance, l’accepte cependant et fait application de cette règle en reconnaissant la validité d’une règle particulière du système. Le second type d’expression, nous le qualifierons de jugement externe parce qu’il appartient au langage courant d’un observateur externe du système qui, sans accepter lui-même la règle de reconnaissance de ce système, constate le fait que d’autres l’acceptent.
7[100] Si l’on parvient à comprendre en quoi consiste cet usage d’une règle admise de reconnaissance, pour énoncer des jugements internes, et si on le distingue soigneusement du jugement externe selon lequel la règle est acceptée, une grande partie de l’obscurité qui entoure la notion de « validité » juridique vient à disparaître. Le terme « valide » est en effet, sinon toujours, du moins le plus souvent utilisé précisément pour formuler de tels jugements internes, qui appliquent à une règle particulière du système juridique une règle de reconnaissance admise, quoique non formulée. Dire qu’une règle donnée est valide, c’est reconnaître qu’elle satisfait à tous les critères fournis par la règle de reconnaissance et qu’elle constitue ainsi une règle du système. Nous pouvons même dire simplement que le jugement selon lequel une règle particulière est valide signifie qu’elle satisfait à tous les critères fournis par la règle de reconnaissance. Cette formulation n’est erronée que dans la mesure où elle pourrait dissimuler le caractère interne de tels jugements ; car, comme l’expression « hors jeu » du joueur de cricket, ces jugements de validité font normalement application à un cas particulier d’une règle de reconnaissance admise par celui qui parle et par d’autres, plutôt qu’affirmer de manière explicite que les exigences posées par la règle sont satisfaites.
8Certains problèmes liés à l’idée de validité juridique concernent, dit-on, la relation qui existe entre la validité et l’« efficacité » du droit. Si par « efficacité » on entend le fait qu’une règle de droit qui requiert un comportement déterminé se trouve plus souvent respectée que transgressée, il est évident qu’il n’existe aucune relation nécessaire entre la validité de n’importe quelle règle particulière et son efficacité, à moins que la règle de reconnaissance du système comprenne parmi ses critères, comme c’est parfois le cas, la disposition (que l’on qualifie parfois de règle de désuétude) selon laquelle aucune règle ne peut être comptée parmi les règles appartenant au système, si elle a cessé d’être efficace depuis longtemps.
9A cette inefficacité d’une règle particulière, que l’on peut ou que l’on ne peut pas, selon le cas, prendre en considération pour contester sa validité, il convient d’opposer une désobéissance générale à l’égard des règles appartenant au système. Cette désobéissance peut être tellement complète et prolongée que nous dirions, en présence d’un système nouveau, qu’il ne s’est jamais institué en système juridique d’un groupe donné ou, dans le cas d’un système originellement établi, nous dirions qu’il a cessé d’être le système juridique du groupe. Dans les deux cas, le contexte dans lequel, ou l’arrière-plan sur lequel, s’inscrit normalement tout jugement interne formulé à la lumière des règles du système, fait défaut. Dans de tels cas, il serait en général hors de propos, aussi bien d’apprécier les droits et les devoirs de personnes particulières en se référant aux règles primaires d’un système, que d’apprécier la validité de l’une quelconque de ses règles en se référant à ses règles de reconnaissance. Parler de l’application d’un système de règles qui, soit n’a jamais été réellement [101] effectif, soit a été abandonné, serait, en l’absence des circonstances spéciales mentionnées ci-dessous, aussi vain que d’apprécier le déroulement d’un jeu en se référant à une règle relative à la marque qui n’a jamais été admise ou qui a été abandonnée.
10Celui qui émet un jugement interne relatif à la validité d’une règle particulière appartenant à un système présuppose, peut-on dire, la vérité du jugement externe constatant que le système est généralement efficace. L’usage normal de jugements internes s’opère en effet dans un tel contexte d’efficacité générale. Il serait cependant inexact de dire que des jugements de validité « signifient » que le système est généralement efficace. Car, bien qu’il soit normalement inopportun ou vain de parler de la validité d’une règle qui appartiendrait à un système n’ayant jamais pu s’établir ou ayant été abandonné, cela n’est cependant pas dépourvu de sens, ni toujours inopportun. Un moyen vivant d’enseigner le droit romain consiste à parler comme si le système était encore efficace, à débattre la validité de règles particulières et à résoudre les problèmes à la lumière de ces règles ; de même, une façon de nourrir l’espoir de voir se rétablir un ordre social antérieur détruit par une révolution, et de rejeter le nouveau, consiste à s’attacher aux critères de validité juridique de l’ancien régime. C’est ce que fait implicitement le Russe blanc, lorsqu’il revendique encore des droits de propriété aux termes de quelque règle successorale qui constituait une règle valide de la Russie Tsariste.
11Le fait de saisir la relation contextuelle qui existe normalement entre le jugement interne selon lequel une règle donnée d’un système est valide et le jugement externe de fait selon lequel le système est en général efficace, nous aidera à examiner dans sa propre perspective la théorie courante selon laquelle le fait d’affirmer la validité d’une règle revient à prédire qu’elle sera mise en application par les tribunaux ou que quelque autre acte public sera accompli. Cette théorie ressemble, à de nombreux égards, à l’analyse qui a été faite de l’obligation en termes de prédiction et que nous avons examinée et rejetée dans le chapitre précédent. Dans un cas comme dans l’autre, le motif pour lequel cette théorie énoncée en termes de prédiction a été avancée, réside dans la conviction que c’est le seul moyen d’écarter les interprétations de type métaphysique : que, de deux choses l’une, ou bien l’affirmation selon laquelle une règle est valide implique nécessairement l’attribution d’une propriété qui ne peut être contrôlée par des moyens empiriques, ou bien elle se ramène nécessairement à la prédiction du comportement futur des autorités. Dans les deux cas, la vraisemblance de la théorie repose sur le même fait important ; ce fait consiste en ce que la vérité du jugement externe relatif au fait qu’un observateur pourrait constater, à savoir que le système est efficace de manière générale et a des chances de le rester, se trouve normalement [102] présupposée par celui qui admet les règles et émet un jugement interne d’obligation ou de validité. Les deux sont certainement très étroitement liés. En définitive, dans un cas comme dans l’autre, l’erreur de la théorie est identique : elle consiste à négliger le caractère spécifique du jugement interne et à le traiter comme un jugement externe relatif à l’activité d’une autorité.
12Cette erreur apparaît immédiatement lorsque nous examinons la fonction que remplit, au niveau de la décision judiciaire, la propre affirmation du juge selon laquelle une règle particulière est valide ; car, bien qu’en émettant une telle affirmation, le juge présuppose également ici l’efficacité globale du système, sans l’affirmer explicitement, il est clair qu’il ne se préoccupe pas de prédire sa propre activité, ni celle d’autres autorités. Son affirmation selon laquelle une règle est valide constitue un jugement interne par lequel il reconnaît que la règle répond aux critères qui permettent d’identifier ce qui doit être considéré, devant son tribunal, comme étant une règle de droit ; elle constitue, non pas une prédiction relative à sa décision, mais une partie des raisons qui l’ont amené à prendre cette décision. Il existe, à vrai dire, une hypothèse dans laquelle on peut dire avec plus de vraisemblance que l’affirmation selon laquelle une règle est valide constitue une prédiction : c’est celle où l’affirmation émane d’une personne privée ; car, en cas de conflit entre des jugements de validité ou d’invalidité n’émanant pas des autorités, et le jugement qu’un tribunal émet en tranchant un litige, il est souvent de bon sens de dire qu’on doit écarter les premiers. Cependant, même dans ce cas, comme nous le verrons au chapitre VII, lorsque nous en viendrons à rechercher la signification de tels conflits entre les décisions rendues par les autorités et les stipulations que contiennent manifestement les règles, il peut s’avérer dogmatique de supposer que si l’on écarte une affirmation, c’est parce qu’on la considère comme s’étant révélée fausse, étant donné qu’elle a prédit de manière erronée ce qu’un tribunal allait dire. Il existe en effet d’autres raisons d’écarter des jugements que le fait qu’ils soient erronés, et il existe également d’autres causes d’erreur que celle-ci.
13La règle de reconnaissance qui fournit les critères à la lumière desquels s’apprécie la validité des autres règles du système est, dans un sens crucial que nous nous efforcerons de clarifier, une règle ultime ; et lorsqu’il existe, comme c’est souvent le cas, plusieurs critères rangés dans un ordre de subordination et de prééminence relatives l’un par rapport à l’autre, l’un d’entre eux constitue un critère suprême. Ces notions de caractère ultime d’une règle de reconnaissance et de suprématie de l’un de ses critères, méritent quelque attention. Il est important de les dissocier de la théorie, que nous avons rejetée, selon laquelle tout système juridique doit posséder d’une façon ou d’une autre, même s’il se dissimule derrière des formes juridiques, un pouvoir législatif souverain qui ne connaît aucune limitation juridique.
14[103] De ces deux notions de critère suprême et de règle ultime, la première est la plus facile à définir. Nous pouvons dire qu’un critère de validité juridique — ou source de droit — est suprême à une double condition : d’abord, que les règles qu’il permet d’identifier soient encore reconnues comme des règles appartenant au système, même au cas où elles entreraient en conflit avec des règles que l’on peut identifier en se référant aux autres critères ; ensuite, que les règles que l’on peut identifier en se référant à ces derniers critères ne soient pas reconnues, au cas où elles entreraient en conflit avec les règles que l’on peut identifier en se référant au critère suprême. Une explication analogue, en termes comparatifs, peut être donnée des notions de critères « supérieurs » et « subordonnés », dont nous avons déjà fait usage. Il est évident que les notions de critère supérieur et de critère suprême se réfèrent simplement au niveau hiérarchique que ce critère occupe dans une échelle, et qu’elles ne font aucunement intervenir la notion d’un pouvoir législatif juridiquement illimité. Il est facile cependant, tout au moins dans la théorie du droit, de confondre « suprême » et « illimité ». Une des raisons de cette confusion réside dans le fait que, dans les systèmes juridiques d’un type plus élémentaire, les idées de règle de reconnaissance ultime, de critère suprême, et de corps législatif exempt de toute limitation juridique, paraissent converger. Car, lorsqu’un corps législatif ne se trouve soumis à aucune limitation constitutionnelle et qu’il a le pouvoir, par ses dispositions, de priver de leur statut juridique toutes les règles de droit émanant d’autres sources, il découle intrinsèquement de la règle de reconnaissance admise dans un tel système, que le fait même que ce corps législatif édicte une règle, constitue le critère de validité suprême. Telle est, selon la théorie du droit constitutionnel, la situation dans le Royaume-Uni. Mais même des systèmes comme celui des Etats-Unis, qui ne possèdent pas un tel corps législatif exempt de limitations juridiques, peuvent parfaitement contenir une règle de reconnaissance ultime qui fournit une série de critères de validité, dont l’un est suprême. Ce sera le cas, chaque fois que le pouvoir de légiférer du corps législatif ordinaire se trouve limité par une Constitution qui n’accorde aucun pouvoir d’amendement ou qui soustrait certaines de ses dispositions à un tel pouvoir. Dans ce cas, il n’existe pas d’organe législatif qui ne connaîtrait aucune limitation juridique, même dans l’interprétation la plus large du terme « corps législatif » ; cependant, le système contient évidemment une règle de reconnaissance ultime et, dans les dispositions de sa Constitution, un critère suprême de validité.
15Le sens dans lequel la règle de reconnaissance constitue la règle ultime d’un système apparaît très clairement lorsqu’on suit une chaîne très familière de raisonnement juridique. Si la question se pose de savoir si une règle donnée est juridiquement valide, nous devons, pour pouvoir répondre à cette question, recourir à un critère de validité fourni par quelque autre règle. Ce règlement qu’a voulu adopter le Conseil du [104] Comté d’Oxford est-il valide ? Oui, parce qu’il fut édicté dans l’exercice des pouvoirs conférés, et suivant la procédure établie par un arrêté pris par le Ministre de la Santé. A ce premier stade, l’arrêté fournit les critères à la lumière desquels la validité du règlement peut être appréciée. Il se peut qu’il n’y ait aucune nécessité pratique d’aller plus loin ; mais la possibilité de le faire existe en permanence. Nous pouvons nous interroger sur la validité de l’arrêté et apprécier cette validité en nous référant à la loi qui habilite le ministre à prendre de tels arrêtés. Enfin, après nous être interrogés sur la validité de la loi et après l’avoir appréciée en nous référant à la règle selon laquelle ce que la Reine et le Parlement édictent conjointement constitue du droit, nous nous trouvons arrêtés dans nos recherches relatives à la validité : nous avons en effet atteint une règle qui, au même titre que l’arrêté intermédiaire et la loi, fournit des critères permettant d’apprécier la validité d’autres règles ; mais elle diffère également d’elles, en ce qu’il n’existe aucune règle qui fournirait des critères pour apprécier sa propre validité juridique.
16Il existe en fait de nombreuses questions que l’on peut soulever concernant cette règle ultime. Nous pouvons nous demander si, en Angleterre, les tribunaux, les organes de législation, les organes administratifs ou les simples particuliers utilisent effectivement cette règle en pratique comme règle de reconnaissance. Ou bien notre mode de raisonnement juridique était-il un jeu futile qui mettait en œuvre les critères de validité d’un système actuellement abandonné ? Nous pouvons nous demander si le type de système juridique qui possède une telle règle pour fondement est satisfaisant. En résulte-t-il plus de bien que de mal ? Y a-t-il des raisons de l’approuver qui soient dictées par la prudence ? Y a-t-il une obligation morale de le faire ? Ces questions sont évidemment très importantes ; mais il est tout aussi évident que, lorsque nous les posons au sujet de la règle de reconnaissance, nous n’essayons plus de répondre au même type de question que celles auxquelles nous avons pu répondre au sujet d’autres règles, en recourant à cette règle de reconnaissance. A partir du moment où, au lieu de dire qu’une loi particulière est valide, parce qu’elle satisfait à la règle suivant laquelle ce que la Reine et le Parlement édictent conjointement constitue du droit, nous disons que cette dernière règle est utilisée en Angleterre comme règle de reconnaissance ultime par les tribunaux, les organes administratifs et les simples particuliers, nous passons d’un jugement interne de droit qui consiste à reconnaître la validité d’une règle du système, à un jugement externe de fait, qu’un observateur du système pourrait émettre, même sans l’accepter. De même, lorsque nous passons de l’affirmation selon laquelle une loi particulière est valide à l’affirmation selon laquelle la règle de reconnaissance du système est excellente et le système qui se fonde sur elle mérite d’être [105] approuvé, nous passons d’un jugement de validité juridique à un jugement de valeur.
17Afin de souligner le caractère juridiquement ultime de la règle de reconnaissance, certains auteurs ont exprimé cette idée en disant que, tandis que la validité juridique des autres règles du système peut être démontrée en se référant à elle, sa propre validité ne peut être démontrée, mais se trouve « supposée » ou « postulée », ou constitue une « hypothèse ». Cette façon de s’exprimer peut cependant prêter sérieusement à confusion. Les jugements de validité juridique, émis au sujet des règles particulières dans la mise en application quotidienne d’un système juridique, que ce soit par des juges, des praticiens du droit ou des simples citoyens, comportent effectivement certains présupposés. Ils consistent en des jugements internes de droit qui expriment le point de vue de ceux qui acceptent la règle de reconnaissance du système et qui, comme tels, passent sous silence une grande part de ce qu’on pourrait énoncer dans des jugements externes de fait relatifs au système. Ce qui est ainsi passé sous silence forme l’arrière-plan ou le contexte normal des jugements de validité juridique, ce qui permet de dire qu’il se trouve « présupposé » par eux. Mais il est important d’apercevoir quels sont ces éléments présupposés et de ne pas dissimuler leur nature. Ils consistent en deux choses. En premier lieu, une personne qui affirme sérieusement la validité d’une règle de droit donnée, disons d’une loi particulière, fait elle-même usage d’une règle de reconnaissance, qu’elle admet comme apte à identifier le droit. En second lieu, il est certain que cette règle de reconnaissance, à la lumière de laquelle elle apprécie la validité d’une loi particulière, n’est pas seulement admise par elle, mais qu’elle constitue la règle de reconnaissance effectivement admise et utilisée dans la mise en œuvre générale du système. Si la vérité de ce présupposé était mise en doute, on pourrait l’établir en se référant à une pratique effective, qui réside dans la façon dont les tribunaux identifient ce qu’on doit considérer comme étant du droit, et dans le fait que les règles ainsi identifiées bénéficient d’une acceptation ou d’une soumission générales.
18Aucun de ces deux présupposés ne se trouve convenablement décrit sous la forme de « suppositions » d’une « validité » qui ne peut être démontrée. Nous n’avons besoin du terme « validité », et nous ne l’utilisons d’habitude, que pour répondre à des questions qui se posent à l’intérieur d’un système de règles, où une règle doit son statut d’appartenance au système au fait qu’elle satisfait à certains critères fournis par la règle de reconnaissance. Une telle question ne peut se poser en ce qui concerne la validité de la règle de reconnaissance elle-même qui nous fournit ces critères ; elle ne peut être ni valide ni invalide, mais elle est [106] simplement acceptée comme appropriée à un tel usage. Exprimer ce simple fait en disant, en des termes obscurs, que sa validité est « supposée mais ne peut être démontrée » revient à dire que nous supposons, mais que nous ne pouvons en aucun cas démontrer, que le mètre-étalon de Paris, qui constitue le critère ultime de l’exactitude de toute mesure en mètres, est lui-même exact.
19Une objection plus sérieuse est que le fait de dire que l’on « suppose » que la règle de reconnaissance ultime est valide, masque le caractère essentiellement factuel du second présupposé qui est sous-jacent aux jugements de validité du juriste. Il ne fait pas de doute que la pratique des juges, des fonctionnaires et de toute autre personne, en quoi consiste l’existence effective d’une règle de reconnaissance, constitue un sujet complexe. Comme nous le verrons ultérieurement, il existe certainement des situations dans lesquelles des questions relatives à la portée et au contenu précis de ce type de règle, et même relatives à son existence, ne peuvent recevoir une réponse claire et bien définie. Il est néanmoins important de distinguer « le fait de supposer la validité » d’une telle règle du « fait de présupposer son existence » ; ne fût-ce que parce que le fait d’omettre une telle distinction obscurcit la signification de l’affirmation qu’une telle règle existe.
20Dans le système élémentaire des règles primaires d’obligation esquissé dans le chapitre précédent, l’affirmation selon laquelle une règle donnée existe, pouvait ne constituer qu’un jugement externe de fait. Un observateur qui n’admet pas les règles aurait pu l’émettre, et il aurait pu le vérifier en constatant, de fait, si une forme de comportement se trouvait ou non généralement admise comme modèle et si elle s’accompagnait de ces caractères qui, comme nous l’avons vu, permettent de distinguer une règle sociale d’une simple convergence d’habitudes. C’est de cette manière aussi que nous devrions maintenant interpréter et vérifier l’affirmation selon laquelle il existe, en Angleterre, une règle — bien qu’elle ne soit pas juridique — aux termes de laquelle nous devons nous découvrir en pénétrant dans une église. S’il s’avère que des règles telles que celles-ci existent dans la pratique effective d’un groupe social, il n’est pas question de discuter séparément de leur validité, bien que leur valeur ou leur pertinence puissent être débattues. Une fois que leur existence a été établie comme un fait, nous ne pourrions que confondre les problèmes, en affirmant ou en contestant le fait qu’elles sont valides ou en disant que « nous supposons » leur validité, mais que nous ne pouvons la démontrer. Par contre, lorsque nous avons affaire, comme dans le cas d’un système juridique développé, à un système de règles qui comporte une règle de reconnaissance, de telle façon que le statut d’appartenance d’une règle au système dépend désormais du fait de savoir si elle satisfait à certains critères fournis par la règle de reconnaissance, nous nous trouvons en présence d’une nouvelle acception du terme « exister ». L’affirmation [107] selon laquelle une règle existe peut désormais ne plus avoir la portée qu’elle avait dans le cas simple de règles coutumières, à savoir celle d’un jugement externe constatant le fait qu’une forme déterminée de comportement se trouve généralement admise en pratique comme modèle. Il peut s’agir désormais d’un jugement interne qui fait application d’une règle de reconnaissance admise, bien que non formulée, et qui ne signifie (en gros) rien d’autre que « valide, au regard des critères de validité du système ». A cet égard cependant, comme à bien d’autres, une règle de reconnaissance diffère des autres règles du système. L’affirmation selon laquelle elle existe ne peut être qu’un jugement externe de fait. Car, alors qu’une règle subordonnée appartenant à un système peut être valide, et en ce sens, « exister », même si elle est généralement transgressée, la règle de reconnaissance n’existe que sous la forme d’une pratique complexe, mais habituellement concordante, qui consiste dans le fait que les tribunaux, les fonctionnaires et les simples particuliers identifient le droit en se référant à certains critères. Son existence est une question de fait.
2. Nouvelles questions
21A partir du moment où nous abandonnons l’idée que les fondements d’un système juridique consistent dans une habitude d’obéir à un souverain qui ne connaît aucune limitation juridique, et à partir du moment où nous lui substituons l’idée d’une règle de reconnaissance ultime qui nous fournit un système de règles, avec ses critères de validité, nous nous heurtons à une série de questions passionnantes et importantes. Il s’agit de questions relativement nouvelles, car elles sont restées voilées aussi longtemps que la théorie du droit et la théorie politique ont adopté les anciennes façons de penser. Il s’agit également de questions difficiles qui exigent, pour recevoir une réponse complète, d’une part que l’on soit au courant de quelques questions fondamentales relatives au droit constitutionnel et, d’autre part, que l’on prenne conscience de la manière caractéristique dont les phénomènes juridiques peuvent changer et se modifier en silence. Nous n’examinerons, pour cette raison, ces questions que dans la mesure où elles mettent en relief la sagesse ou la déraison qu’il y a à affirmer avec insistance, comme nous l’avons fait, qu’on doit réserver une place centrale à l’union de règles primaires et de règles secondaires, pour parvenir à élucider le concept de droit.
22La première difficulté réside dans un problème de qualification ; la règle qui, en dernier ressort, est utilisée pour identifier le droit, échappe en effet aux catégories utilisées traditionnellement pour décrire un système juridique, bien que celles-ci soient souvent considérées comme exhaustives. C’est ainsi que les auteurs de droit constitutionnel anglais depuis Dicey ont traditionnellement émis l’idée que les dispositions constitutionnelles du Royaume-Uni consistent, en partie, en des règles de droit au sens strict du terme (lois, ordonnances royales prises en Conseil privé, et règles [108] incorporées à des précédents) et, en partie, en des conventions qui constituent de simples usages, des accords ou des coutumes. Cette seconde catégorie comprend des règles importantes comme celle qui veut que la Reine ne peut pas refuser son consentement à un projet de loi qui a été adopté par la Chambre des Lords et la Chambre des Communes ; il n’y a cependant aucune obligation juridique pour la Reine de donner son consentement, et l’on qualifie de telles règles de conventions parce que les tribunaux ne les considèrent pas comme imposant un devoir juridique. Il est évident que la règle selon laquelle ce que la Reine et le Parlement édictent conjointement constitue du droit, ne tombe dans aucune de ces deux catégories. Il ne s’agit pas d’une convention, étant donné que les tribunaux s’en occupent très directement et l’utilisent en vue d’identifier le droit, et ce n’est pas non plus une règle qui occuperait le même niveau que les « règles de droit au sens strict » qu’elle sert à identifier. Même si elle était promulguée sous la forme d’une loi, cela ne la réduirait pas au niveau d’une loi ; le statut juridique de cette disposition serait en effet nécessairement lié au fait que la règle existerait antérieurement et indépendamment de sa promulgation. De plus, comme nous l’avons montré dans la section précédente, son existence, à la différence de celle d’une loi, consiste nécessairement en une pratique effective.
23Cet aspect du problème fait pousser à certains un cri de désespoir : comment pouvons-nous faire apparaître que les dispositions fondamentales d’une Constitution, dont le caractère juridique est incontestable, constituent réellement du droit ? D’autres répondent en soulignant qu’au fondement des systèmes juridiques, il existe quelque chose qui n’est « pas du droit », qui est « pré-juridique », « méta-juridique », ou qui n’est qu’un « fait politique ». Ce malaise est un signe certain du fait que les catégories utilisées pour décrire ce caractère extrêmement important de tout système juridique sont trop sommaires. La raison pour laquelle on est tenté de qualifier de « juridique » la règle de reconnaissance est que la règle qui fournit des critères permettant d’identifier les autres règles du système peut, à juste titre, être considérée comme un trait distinctif d’un système juridique, et qu’elle mérite ainsi d’être qualifiée elle-même de « juridique » ; la raison pour laquelle on est tenté de la qualifier de « fait » est que l’affirmation selon laquelle une telle règle existe, consiste en réalité en un jugement externe constatant un fait réel ayant trait à la manière dont on identifie les règles d’un système « efficace ». Ces aspects réclament tous deux notre attention, mais nous ne pouvons tenir compte des deux à la fois, en choisissant l’une des qualifications de « droit » ou de « fait ». Il nous faut plutôt nous rappeler que la règle ultime de reconnaissance peut être envisagée de deux points de vue : le premier s’exprime dans le jugement externe constatant le fait que la règle existe dans la mise en œuvre effective du système ; l’autre s’exprime dans les jugements internes de validité, émis par ceux qui l’utilisent pour identifier le droit.
24[109] Une seconde série de questions provient de la complexité et de l’imprécision que dissimule l’assertion selon laquelle un système juridique existe dans un pays donné ou au sein d’un groupe social donné. Quand nous posons cette affirmation, nous nous référons en fait, dans une formule condensée et télescopée, à un certain nombre de faits sociaux hétérogènes, habituellement concomitants. La terminologie courante de la pensée juridique et politique, qui s’est développée à l’ombre de cette théorie confuse, est propre à simplifier les faits à l’excès et à les obscurcir. Cependant, lorsque nous nous débarrassons des verres déformants que constitue cette terminologie, et que nous examinons les faits, il devient manifeste qu’un système juridique, tout comme un être humain, peut, à un certain stade, ne pas encore être né, à un second stade ne pas être encore entièrement indépendant de sa mère, puis jouir d’une existence saine et indépendante, ensuite décliner, et enfin mourir. Ces stades intermédiaires entre la naissance et l’existence normale et indépendante, de même qu’entre ce dernier stade et la mort, désorganisent notre façon habituelle de décrire les phénomènes juridiques. Ils méritent qu’on les étudie parce que, vu leur caractère si déconcertant, ils mettent en relief toute la complexité de ce que nous considérons comme établi, lorsque, dans l’hypothèse normale, nous émettons l’affirmation pleine d’assurance et vraie selon laquelle un système juridique existe dans un pays donné.
25Une façon de prendre conscience de cette complexité est de voir exactement en quoi la formule austinienne rudimentaire d’une habitude générale d’obéissance à des ordres, ne parvient pas à représenter ou dénature les faits complexes qui constituent les conditions minimales auxquelles une société doit satisfaire pour posséder un système juridique. Nous pouvons admettre que cette formule désigne effectivement une condition nécessaire, à savoir que lorsque les règles de droit imposent des obligations ou des devoirs, on leur obéit généralement ou au moins généralement on ne leur désobéit pas. Mais, bien qu’elle soit essentielle, cette condition a exclusivement trait à ce qu’on peut appeler le « produit fini » du système juridique, au niveau duquel celui-ci possède un impact sur les simples citoyens, alors que son existence quotidienne réside également dans la création, l’identification, l’utilisation et l’application du droit par des autorités. La relation avec la règle de droit qui se trouve impliquée à ce niveau ne peut être qualifiée d’« obéissance » qu’à la condition d’élargir la portée du terme par rapport à son usage normal, à un point tel qu’il cessera de caractériser ces activités de manière éclairante. On ne peut dire dans aucun des sens courants du terme « obéir » que les organes de législation obéissent à des règles, lorsque, en édictant des règles de droit, ils se conforment aux règles qui leur confèrent leurs pouvoirs de légiférer, sauf évidemment lorsque les règles qui leur confèrent ces pouvoirs se trouvent renforcées par des règles qui leur imposent l’obligation de les observer. En ne se conformant pas à ces règles, ils ne « désobéissent » pas non plus à une règle de droit, bien qu’ils puissent échouer dans [110] leur volonté d’en édicter une. Le terme « obéir » ne décrit pas non plus convenablement ce que les juges font lorsqu’en appliquant la règle de reconnaissance du système, ils reconnaissent qu’une loi constitue une règle de droit valide et l’utilisent pour trancher les litiges. Nous pouvons évidemment, si nous le souhaitons, conserver la terminologie élémentaire de l’« obéissance » en recourant, devant les faits, à de nombreux expédients. L’un d’entre eux consiste à décrire, par exemple, l’usage que les juges font de critères généraux de validité en vue d’identifier une loi, comme une forme d’obéissance à des ordres donnés par les « Fondateurs de la Constitution », ou (lorsqu’il n’existe pas de « Fondateurs ») comme une obéissance à un « commandement dépouillé de toute connotation psychologique », c’est-à-dire à un commandement dépourvu d’une personne qui commande. Mais cette dernière idée ne mérite sans doute pas davantage de retenir notre attention que l’idée d’un neveu sans oncle. Nous disposons encore de l’alternative, soit de perdre de vue toute la face institutionnelle du droit et de s’abstenir de décrire l’utilisation des règles opérée au niveau de l’élaboration des lois et de leur application, soit, au contraire, de considérer toute la sphère institutionnelle comme ne formant qu’une personne (le « souverain ») émettant des ordres, par l’intermédiaire d’agents ou de porte-paroles divers, auxquels les citoyens obéissent habituellement. Mais cette formulation constitue, soit rien de plus qu’un mode d’expression rapide, utile pour désigner des faits complexes dont la description reste à faire, soit une pièce de mythologie qui entraîne de funestes confusions.
26Devant l’échec auquel ont abouti les efforts réalisés pour rendre compte de ce qu’est l’existence d’un système juridique, dans les termes agréablement simples d’une obéissance habituelle qui (bien qu’elle n’en donne pas toujours une description exhaustive) caractérise réellement la relation du citoyen ordinaire à la règle de droit, il était naturel de tomber dans l’erreur inverse. Cette erreur inverse consiste à retenir ce qui caractérise (bien que, à nouveau, de manière non exhaustive) l’activité des autorités, spécialement l’attitude du juge dans sa relation à la règle de droit, et à considérer que celle-ci rend compte adéquatement de ce qui est nécessaire pour qu’un groupe social possède un système juridique. Cela revient à remplacer l’idée élémentaire que la société, dans son ensemble, obéit habituellement au droit, par l’idée qu’elle doit en général posséder en commun, admettre ou considérer comme obligatoire, la règle ultime de reconnaissance qui détermine les critères à la lumière desquels on apprécie de manière ultime la validité des règles de droit. Nous pouvons évidemment imaginer, comme nous l’avons fait au chapitre III, une société simple dans laquelle la connaissance et la compréhension des sources de droit seraient largement répandues. Dans ce cas, la « Constitution » serait si simple qu’il n'y aurait aucune fiction à prêter aux simples citoyens, aussi bien qu’aux autorités et aux juristes, la connaissance et [111] l’admission de celle-ci. Dans l’univers simple de Rex I, nous pouvions réellement dire qu’il y avait, de la part de l’ensemble de la population, plus qu’une simple obéissance habituelle à ses ordres. Dans cet univers, il se pouvait parfaitement que la population « admette » de façon aussi explicite et consciente que les autorités appartenant au système, une règle de reconnaissance qui érige l’expression de la volonté de Rex en critère de validité du droit pour l’ensemble de la société, bien que les sujets et les autorités aient des rôles différents à jouer et des relations différentes à l’égard des règles de droit que ce critère a permis d’identifier. Prétendre que cet état de choses, que l’on peut imaginer dans une société élémentaire, existe toujours ou habituellement dans un Etat moderne complexe, reviendrait à soutenir une fiction. Dans ce dernier cas, la situation réelle est qu’une grande partie des simples citoyens — peut-être une majorité — n’a aucune conception globale de la structure du droit ou de ses critères de validité. Le droit auquel ces citoyens obéissent est un phénomène qu’ils ne connaissent que comme étant « le droit ». Ils peuvent y obéir pour une multitude de raisons différentes, parmi lesquelles peut figurer souvent, sinon toujours, le fait qu’ils savent qu’il vaut mieux pour eux d’agir ainsi. Ils sont conscients des conséquences générales que risque d’entraîner une désobéissance : des autorités les arrêteront et d’autres les jugeront et les enverront en prison pour avoir transgressé la loi. Tant que les règles de droit qui sont valides au regard des critères de validité du système sont obéies par l’ensemble de la population, ce fait constitue certainement la seule preuve dont nous ayons besoin pour établir l’existence d’un système juridique donné.
27Mais, étant donné précisément qu’un système juridique consiste en une union complexe de règles primaires et de règles secondaires, ce fait évident ne suffit pas à décrire toutes les relations juridiques qu’implique l’existence d’un système juridique. Il faut encore y adjoindre une description de la relation spécifique des autorités appartenant au système par rapport aux règles secondaires qui les concernent en tant qu’autorités. Ce qui est essentiel à ce niveau, c’est que les autorités acceptent uniformément et en commun la règle de reconnaissance qui contient les critères de validité du système. Mais il est exact que la simple notion d’obéissance générale, qui s’avérait adéquate pour caractériser le minimum requis de la part des simples citoyens, s’avère inadéquate à ce niveau. La difficulté ne réside pas, ou pas seulement, dans le problème d’ordre « linguistique » qui consiste en ce que le terme « obéissance » n’est pas utilisé habituellement pour se référer à la manière dont les tribunaux et autres autorités respectent ces règles secondaires en les considérant comme des règles. Nous pourrions trouver, si cela était nécessaire, une expression plus large comme « suivre », « observer », ou « se conformer à » qui pourrait caractériser à la fois ce que font les simples citoyens en relation avec la règle de [112] droit quand ils répondent à l’appel du service militaire, et ce que les juges font quand ils reconnaissent à une loi particulière le caractère d’une règle de droit dans le cadre de leur juridiction, en se fondant sur la règle selon laquelle ce que la Reine et le Parlement édictent conjointement constitue du droit. Mais ces termes à portée générale ne feraient que masquer des différences essentielles que l’on doit saisir pour comprendre les conditions minimales qu’implique l’existence de ce phénomène social complexe que nous appelons un système juridique.
28Si l’emploi du terme « obéissance » induit en erreur, lorsqu’on décrit ce que font les organes de législation en se conformant aux règles qui leur confèrent leurs pouvoirs et de ce que font les tribunaux en appliquant une règle ultime de reconnaissance admise, c’est parce que l’obéissance à une règle (ou à une ordonnance) n’implique pas nécessairement l’idée, dans le chef de la personne qui obéit, que l’acte qu’elle pose constitue la conduite correcte que l’on attend d’elle et des autres : il n’est pas nécessaire qu’elle s’aperçoive que ce qu’elle fait constitue l’observance d’un modèle de comportement qui s’applique à d’autres membres du groupe social. Il n’est pas nécessaire qu’elle considère son comportement conforme comme « approprié », « correct », ou « obligatoire ». Son attitude, en d’autres termes, ne doit pas nécessairement revêtir, d’une façon ou d’une autre, ce caractère critique qu’implique l’acceptation de règles sociales et le fait de traiter certains types de conduite comme des modèles d’une portée générale. Il n’est pas nécessaire, bien qu’elle le puisse, qu’elle partage le point de vue interne qui consiste à accepter les règles comme des modèles pour tous ceux auxquels elles s’appliquent. Au lieu de cela, elle peut se contenter de considérer la règle comme exigeant d’elle un acte sous la menace d’une sanction ; elle peut lui obéir par crainte des conséquences, ou par inertie, sans se considérer elle-même ou autrui comme ayant l’obligation d’agir ainsi, et sans être disposée à se critiquer elle-même ou à critiquer autrui en cas de transgression. Mais cette attitude purement personnelle à l’égard des règles, à laquelle peut se réduire la préoccupation du simple citoyen quand il leur obéit, ne saurait caractériser l’attitude des tribunaux à l’égard des règles sous l’empire desquelles ils agissent en qualité de tribunaux. Cela se manifeste tout particulièrement dans le cas de la règle de reconnaissance ultime à la lumière de laquelle s’apprécie la validité des autres règles. Pour qu’elle puisse ne fût-ce qu’exister, cette règle doit être envisagée du point de vue interne comme un modèle public et commun de décision judiciaire correcte, et non pas comme un phénomène auquel chaque juge se contenterait d’obéir pour sa part seulement. Chaque tribunal appartenant au système, tout en pouvant occasionnellement transgresser ces règles, doit en général considérer de telles transgressions de manière critique comme constituant des manquements par rapport aux modèles qui sont, par essence, communs ou publics. Il faut y voir non seulement un problème d’efficience ou de vitalité du système juridique, mais encore une condition nécessaire qui [113] doit être logiquement satisfaite pour que nous puissions parler de l’existence d’un système juridique unique. Si seuls certains juges agissaient « pour leur part seulement », en se fondant sur l’idée que ce que la Reine et le Parlement édictent conjointement constitue du droit, et s’ils n’émettaient aucune critique à l’égard de ceux qui n’observent pas cette règle de reconnaissance, l’unité et la continuité caractéristiques d’un système juridique disparaîtraient. Ces caractères dépendent en effet de l’admission, à ce niveau crucial, de critères communs de validité juridique. Dans l’intervalle qui séparerait ces irrégularités du comportement judiciaire, du chaos qui s’ensuivrait finalement lorsque le commun des mortels se trouverait confronté à des décisions judiciaires contraires, nous serions bien embarrassés de décrire la situation. Nous serions en présence d’un libre jeu de la nature qui ne mérite d’être pris en considération que parce qu’il nous aide à prendre conscience de faits qui sont souvent trop évidents pour qu’on les remarque.
29Il existe, par conséquent, deux conditions minimales nécessaires et suffisantes pour qu’existe un système juridique. D’une part, les règles de conduite qui sont valides selon les critères ultimes de validité du système, doivent être généralement obéies, et, d’autre part, ses règles de reconnaissance déterminant les critères de validité juridique, ainsi que ses règles de changement et de décision doivent être effectivement admises par ses autorités comme constituant des modèles publics et communs de la conduite qu’elles adoptent en cette qualité. La première condition est la seule à laquelle les simples citoyens doivent nécessairement satisfaire : ils peuvent obéir chacun « pour sa part seulement » et pour quelque motif que ce soit ; dans une société saine, cependant, ils accepteront souvent en fait ces règles comme des modèles communs de comportement et reconnaîtront l’obligation d’y obéir, ou même feront remonter cette obligation à l’obligation plus générale de respecter la Constitution. Quant à la seconde condition, seules les autorités appartenant au système doivent également la remplir. Il faut qu’elles considèrent ces règles comme des modèles communs du comportement qu’elles adoptent dans l’exercice de leurs fonctions et qu’elles apprécient de manière critique leurs propres écarts de conduite et ceux de tout autre comme des manquements. Il est également vrai évidemment qu’en plus de ces règles, il existera de nombreuses règles primaires qui s’appliquent aux autorités, en leur qualité de personnes privées, et auxquelles elles peuvent alors se contenter d’obéir.
30L’affirmation selon laquelle un système juridique existe constitue, par conséquent, un jugement qui, comme le visage de Janus, se tourne à la fois vers l’obéissance des simples citoyens et vers l’acceptation par les autorités de règles secondaires comme critères communs d’évaluation du comportement qu’elles adoptent en cette qualité. Cette dualité ne doit pas nous surprendre. Elle constitue le simple reflet du caractère composite d’un système juridique, quand on le compare avec une forme plus simple [114] de structure sociale pré-juridique décentralisée qui ne consiste qu’en des règles primaires. Dans cette structure plus simple, vu l’absence d’autorités, les règles doivent être largement admises comme établissant des critères d’évaluation du comportement du groupe. Si, dans ce cas, le point de vue interne ne se trouve pas largement partagé, il ne saurait logiquement exister de règles. Mais lorsque nous avons affaire à une union de règles primaires et de règles secondaires, union qui constitue, comme nous l’avons affirmé, le modèle le plus fécond d’un système juridique, l’admission des règles comme normes communes au sein du groupe, peut être dissociée d’une forme relativement passive d’acquiescement aux règles de la part des simples particuliers, qui consiste à leur obéir, chacun pour sa part seulement. A la limite, le point de vue interne et l’usage normatif du langage juridique qui le caractérise (« Ceci est une règle valide ») pourraient se limiter à la sphère des autorités. Dans ce système plus complexe, il se pourrait que seules les autorités admettent et utilisent les critères de validité juridique du système. La société dans laquelle il en serait ainsi, ressemblerait de façon déplorable à un troupeau de moutons ; et les moutons pourraient finir à l’abattoir. Mais il n’y a guère de raisons de penser qu’un tel système ne saurait exister, ni de lui refuser la qualité de système juridique.
3. La pathologie d’un système juridique
31La preuve de l’existence d’un système juridique doit, par conséquent, être empruntée à deux secteurs différents de la vie sociale. Le cas normal et non problématique où nous pouvons dire en confiance qu’un système juridique existe, est précisément celui où il est clair que les deux secteurs convergent dans la façon typique dont ils se rapportent respectivement au droit. En gros, cette situation consiste en ce que les règles dont la validité est reconnue au niveau des autorités se trouvent généralement obéies. Il arrive cependant parfois que le secteur public diverge du secteur privé, en ce sens que les règles qui sont valides selon les critères de validité utilisés par les tribunaux ne font plus l’objet d’une obéissance générale. Les diverses façons dont cette divergence peut se produire relèvent de la pathologie des systèmes juridiques ; elles représentent en effet une rupture dans la pratique complexe et convergente à laquelle nous nous référons lorsque nous émettons le jugement externe de fait selon lequel un système juridique existe. Il manque en l’occurrence une partie de ce qui se trouve présupposé, lorsque nous émettons de l’intérieur du système particulier, des jugements internes de droit. Une telle rupture peut être le produit de différents facteurs de perturbation. La « révolution » qui voit s’opposer des prétentions rivales à gouverner à l’intérieur du groupe, n’en est qu’une illustration, et, bien qu’elle implique toujours la violation de [115] certaines des règles de droit qui appartiennent au système existant, il se peut qu’elle n’entraîne que la substitution, sans autorisation juridique, d’une nouvelle série d’individus aux fonctions publiques, et non une nouvelle constitution ou un nouveau système juridique. L’occupation ennemie, qui voit provenir cette fois de l’extérieur une prétention rivale à gouverner, sans y être autorisée aux termes du système existant, en constitue une autre illustration ; et enfin le simple effondrement d’un contrôle juridique ordonné face à l’anarchie ou au banditisme, sans prétentions politiques à gouverner, en est encore une autre.
32Chacune de ces situations peut connaître des périodes intermédiaires durant lesquelles les tribunaux exercent leurs fonctions, soit sur le territoire, soit en exil, et utilisent encore les critères de validité juridique de l’ancien système, autrefois fermement établi ; mais ces décisions judiciaires ne sont pas effectives sur le territoire. Le stade auquel on peut dire, dans de telles situations, que le système juridique a finalement cessé d’exister, n’est pas susceptible d’une détermination exacte. Il est évident que s’il existe des chances considérables de restauration ou si la perturbation du système établi apparaît comme un incident dans une guerre générale dont l’issue demeure encore incertaine, on ne saurait cautionner aucune assertion catégorique selon laquelle il a cessé d’exister. Il en est ainsi précisément parce que le jugement selon lequel un système juridique existe est suffisamment englobant et général pour admettre des interruptions ; on ne peut le vérifier ou l’infirmer par des événements qui se produisent dans de courts intervalles de temps.
33Des questions délicates peuvent évidemment surgir, après que de telles interruptions ont été suivies du rétablissement de relations normales entre les tribunaux et la population. Un gouvernement revient d’exil après l’expulsion des forces d’occupation ou la défaite d’un gouvernement rebelle ; des problèmes se posent alors pour savoir ce qui était ou ce qui n’était pas « du droit » sur le territoire durant la période d’interruption. Ce qui importe surtout à ce niveau, c’est de comprendre que cette question peut ne pas être une question de fait. Lorsqu’il s’agit d’une question de fait, il faut la résoudre en se demandant si l’interruption a été à ce point prolongée et complète que l’on doit considérer que le système originaire a cessé d’exister et qu’un nouveau système, semblable à l’ancien, a été mis sur pied, au retour d’exil. Par contre, la question peut se poser sous la forme d’une question de droit international, ou, encore, assez paradoxalement, se poser sous la forme d’une question de droit à l’intérieur même du système juridique en vigueur depuis la restauration. Dans ce dernier cas, il se pourrait que le système rétabli comporte une règle de droit déclarant avec effet rétroactif que le système a continué (ou, en termes plus sincères, est « censé » avoir continué) d’être le droit en [116] vigueur sur le territoire. Il pourrait en être ainsi, même si l’interruption était longue au point qu’une telle déclaration paraisse être en total désaccord avec la conclusion à laquelle on aurait pu aboutir si la question avait été traitée comme une question de fait. Dans une telle hypothèse, il n’y a aucune raison de ne pas admettre cette déclaration comme une règle du système rétabli, déterminant le droit que ses tribunaux doivent appliquer aux événements et aux actes juridiques qui ont eu lieu durant la période d’interruption.
34Un paradoxe n’existe à ce niveau que si nous considérons que les jugements de droit qui ont été émis au sein d’un système juridique au sujet de ce que sont censées être des phases de sa propre existence passée, présente ou future, sont susceptibles d’entrer en conflit avec le jugement de fait relatif à son existence, émis d’un point de vue externe. Si l’on fait abstraction de la difficulté apparente que constitue le fait de se référer à soi-même, le statut juridique d’une disposition qui, dans un système en vigueur, se réfère à la période durant laquelle il est censé avoir existé, ne diffère nullement du statut d’une règle de droit d’un système qui déclarerait qu’un système donné est encore en vigueur dans un autre pays, bien qu’il ne soit guère probable que cette dernière règle entraîne de nombreuses conséquences pratiques. Nous sommes, en fait, tout à fait certains que le système juridique en vigueur sur le territoire de l’Union Soviétique n’est pas, de fait, celui du régime Tsariste. Cependant, si une loi du Parlement Britannique déclarait que le droit de la Russie Tsariste constitue toujours le droit en vigueur sur le territoire russe, cette déclaration aurait réellement une signification et une efficacité juridique, en tant qu’elle ferait partie intégrante du droit anglais se référant à l’U.R.S.S., mais elle n’affecterait nullement la vérité du jugement de fait contenu dans la proposition précédente. La valeur et la signification de la loi se limiteraient à déterminer le droit applicable par les tribunaux anglais, et par conséquent en Angleterre, aux situations qui contiennent un élément de rattachement à la loi russe.
35La situation inverse à celle que nous venons de décrire peut être illustrée par les périodes passionnantes de transition durant lesquelles un nouveau système juridique émerge du sein d’un ancien — parfois au prix d’une césarienne. L’histoire récente du Commonwealth constitue un excellent terrain d’étude de cet aspect de l’embryologie des systèmes juridiques. L’analyse schématique et simplifiée de ces développements donne ce qui suit. Au début d’une période, il se peut que nous ayons une colonie disposant d’un corps législatif, d’un appareil judiciaire et d’un exécutif local. Cette structure constitutionnelle a été mise sur pied par une loi émanant du Parlement du Royaume-Uni, qui conserve une pleine compétence juridique pour légiférer pour la colonie ; cette compétence inclut le pouvoir de modifier ou d’abroger aussi bien les règles de droit [117] locales que n’importe laquelle de ses propres lois, y compris celles qui se réfèrent à la Constitution de la colonie. A ce stade, le système juridique de la colonie constitue évidemment un élément subordonné d’un système plus vaste, qui se caractérise par la règle ultime de reconnaissance selon laquelle ce que la Reine et le Parlement édictent conjointement constitue du droit pour (inter alia) la colonie. A l’issue de la période de croissance, nous apercevons que la règle de reconnaissance ultime s’est modifiée, car la compétence qu’avait le Parlement de Westminster de légiférer pour l’ancienne colonie n’est plus reconnue par ses tribunaux. Il est encore vrai qu’une grande partie de la structure constitutionnelle de l’ancienne colonie réside dans la loi originaire du Parlement de Westminster ; mais cela ne constitue plus qu’un fait historique, car son statut juridique actuel sur son territoire n’est plus redevable de l’autorité du Parlement de Westminster. Le système juridique de l’ancienne colonie possède désormais un « fondement local », par le fait que la règle de reconnaissance qui détermine les critères ultimes de validité juridique ne se réfère plus aux actes du corps législatif d’un autre territoire. La nouvelle règle se fonde uniquement sur le fait qu’elle est admise et utilisée comme telle dans les actes du pouvoir judiciaire et des autres pouvoirs publics d’un système local dont les règles sont généralement obéies. Par conséquent, bien que la composition, le mode de promulgation et la structure du corps législatif local puissent demeurer ceux qui se trouvaient prescrits dans la Constitution originaire, ses dispositions ne sont plus valides désormais parce qu’elles constituent l’exercice de pouvoirs concédés par une loi valide émanant du Parlement de Westminster. Si elles sont valides, c’est parce que, aux termes de la règle de reconnaissance admise localement, le fait que le corps législatif local édicte une règle constitue un critère ultime de validité.
36Ce développement peut s’accomplir de nombreuses façons différentes. Il se peut que l’assemblée législative mère, après une période durant laquelle elle n’a jamais exercé en fait le pouvoir législatif qu’elle possédait formellement sur la colonie, si ce n’est avec son consentement, se retire finalement de la scène en renonçant à tout pouvoir législatif sur l’ancienne colonie. Dans ce cas, il faut remarquer qu’il existe théoriquement des doutes quant à savoir si les tribunaux du Royaume-Uni acceptent de reconnaître au Parlement de Westminster la compétence juridique de mettre ainsi irrévocablement fin à ses propres pouvoirs. Il se peut, par contre, que la séparation ne se consomme que par la violence. Mais dans un cas comme dans l’autre, nous possédons à l’issue de ce développement deux systèmes juridiques indépendants. Ceci constitue une affirmation de type factuel, et elle n’en est pas moins factuelle, parce qu’elle concerne l’existence de systèmes juridiques. La meilleure preuve en est que, dans [118] l’ancienne colonie, la règle ultime de reconnaissance admise et utilisée désormais ne comporte plus, parmi ses critères de validité, aucune référence aux activités des corps législatifs d’autres territoires.
37En revanche, néanmoins, et à cet égard l’histoire du Commonwealth fournit des exemples curieux, il est possible que, malgré l’indépendance actuelle de fait du système juridique de la colonie vis-à-vis du système métropolitain, celui-ci ne reconnaisse pas ce fait. Il se peut que le droit anglais considère encore que le Parlement de Westminster a conservé, ou a juridiquement récupéré le pouvoir de légiférer pour la colonie ; et les tribunaux anglais internes peuvent, s’ils se trouvent saisis de certains litiges qui font apparaître un conflit entre une loi émanant de Westminster et une loi émanant du corps législatif local, adopter cette façon de voir le problème. Dans ce cas, les dispositions du droit anglais paraissent entrer en conflit avec les faits. Le droit de la colonie n’est pas reconnu par les tribunaux anglais pour ce qu’il est en fait, à savoir un système juridique indépendant, doté de sa propre règle ultime de reconnaissance locale. Sur le plan des faits, il y aura deux systèmes juridiques, là où le droit anglais soutiendra qu’il n’y en a qu’un ; mais, précisément parce que l’une de ces affirmations constitue un jugement de fait et l’autre une proposition de droit (anglais), les deux n’entrent pas logiquement en conflit. Pour clarifier la situation, nous pouvons dire, si l’on veut, que le jugement de fait est vrai et que la proposition de droit anglais est « correcte en droit anglais ». Des distinctions semblables entre l’affirmation (ou la négation) du fait que deux systèmes juridiques indépendants existent, et les propositions de droit relatives à l’existence d’un système juridique, doivent être présentes à l’esprit, lorsqu’on considère la relation qui existe entre le droit international public et le droit interne. Certaines théories très étranges doivent leur vraisemblance au seul fait que l’on néglige cette distinction.
38Afin d’achever cet aperçu sommaire de la pathologie et de l’embryologie des systèmes juridiques, nous devrions relever d’autres formes d’absence partielle des conditions normales que l’on déclare satisfaites, quand on affirme catégoriquement qu’un système juridique existe. L’accord parmi les autorités, que présupposent normalement les jugements internes de droit émis au sein d’un système, peut être partiellement rompu. Il se peut que, sur certains problèmes constitutionnels et rien que sur ceux-ci, il règne une division au sein des pouvoirs publics, qui aboutisse, de manière ultime, à une division au sein du pouvoir judiciaire. On a pu apercevoir le début d’une telle divergence quant aux critères ultimes à utiliser pour identifier le droit, dans les troubles constitutionnels que [119] connut l’Afrique du Sud en 1954, et dont les tribunaux furent saisis dans l’affaire Harris v. Dönges1. Dans cette affaire, le corps législatif agit en se fondant sur une conception de sa compétence et de ses pouvoirs juridiques qui différait de celle adoptée par les tribunaux, et il prit des mesures que les tribunaux déclarèrent invalides. En réponse à cette attitude, le législateur créa une « cour » d’appel spéciale pour connaître de l’appel des jugements rendus par les tribunaux ordinaires qui avaient invalidé les actes du pouvoir législatif. Cette cour connut, en temps utile, de ces appels et réforma les jugements rendus par les tribunaux ordinaires ; à leur tour, les tribunaux ordinaires déclarèrent la création par le législateur des juridictions spéciales invalide et leurs jugements nuls. Si ce processus n’avait pas été arrêté (parce que le Gouvernement trouva imprudent de poursuivre ce moyen de faire prévaloir sa volonté), nous aurions assisté à une oscillation sans fin entre deux conceptions de la compétence du législateur et, par le fait même, des critères de validité du droit. Les conditions normales d’harmonie au sein des pouvoirs publics, et spécialement au sein du pouvoir judiciaire, qui permettent seules d’identifier la règle de reconnaissance du système, auraient été suspendues. Cependant la grande majorité des actions juridiques qui n’ont pas trait à ce problème constitutionnel se seraient poursuivies comme auparavant. Tant que la population ne s’en trouve pas divisée et que « la loi et l’ordre » ne se sont pas effondrés, il serait erroné de dire que le système juridique originaire a cessé d’exister ; l’expression « le même système juridique » est en effet trop large et trop flexible pour qu’un consensus unanime de la part des pouvoirs publics sur tous les critères originaires de validité juridique, constitue une condition nécessaire pour que le système juridique demeure « le même ». Tout ce que nous pourrions faire serait de décrire la situation, comme nous l’avons fait, et la considérer comme une sous-espèce, comme un cas anormal, qui renferme en lui-même la menace de voir le système juridique se dissoudre.
39Cette dernière hypothèse nous amène aux frontières d’un thème plus vaste dont nous discuterons au chapitre suivant, en relation aussi bien avec le problème constitutionnel fondamental des critères ultimes de validité d’un système juridique, qu’avec son droit « ordinaire ». L’existence de toute règle nous amène à identifier ou à qualifier des cas particuliers en les considérant comme des cas d’application de termes généraux, et chaque fois que nous sommes disposés à appeler quelque chose une règle, il est possible de distinguer des cas centraux et clairs, auxquels elle s’applique avec certitude, et d’autres pour lesquels il existe des raisons aussi bien d’affirmer que de nier qu’elle s’y applique. Rien ne peut éliminer cette dualité qui existe entre un noyau de certitude et une pénombre de doute, lorsque nous sommes appelés à subsumer des situations [120] particulières sous des règles générales. Cela aboutit à reconnaître à toutes les règles une marge d’imprécision ou une « texture ouverte », qui peut affecter aussi bien la règle de reconnaissance qui détermine les critères ultimes utilisés pour identifier le droit, qu’une loi particulière. On retient souvent cet aspect du droit pour montrer que toute tentative d’élucider le concept de droit en termes de règles, est nécessairement erronée. Le fait de persévérer dans cette tentative, à l’encontre des réalités, est souvent taxé de « conceptualisme » ou de « formalisme », et c’est à l’appréciation de ce chef d’accusation que nous allons maintenant nous attacher.
Notes de bas de page
1 [1952] I T.L.R. 1245.
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Le concept de droit
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Le concept de droit
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