V. Le droit conçu comme l’union de règles primaires et secondaires
p. 103-125
Texte intégral
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1. Un nouveau départ
2Nous avons vu, dans les trois derniers chapitres, que, sous différents aspects essentiels, le modèle élémentaire qui identifie le droit aux ordres contraignants du souverain ne parvenait pas à rendre compte de certains traits saillants d’un système juridique. Pour le démontrer, nous n’avons pas jugé nécessaire d’invoquer (comme l’ont fait des auteurs précédemment) le droit international ou le droit primitif que certains peuvent considérer comme des exemples discutables ou situés à la limite de ce qu’est le droit ; nous avons préféré mettre l’accent sur des traits familiers du droit national d’un Etat moderne, et montrer que ceux-ci se trouvaient soit déformés, soit totalement passés sous silence dans le cadre de cette théorie simplifiée à outrance.
3Les principaux aspects sous lesquels la théorie se trouvait mise en défaut sont suffisamment instructifs pour mériter qu’on les résume une seconde fois. En premier lieu, bien qu’une loi pénale, qui interdit ou impose certains comportements à peine de sanction, soit, de toutes les variétés de règles de droit, celle qui ressemble le plus à des ordres appuyés de menaces qu’une personne adresse à autrui, il est devenu évident qu’une telle loi diffère néanmoins de ces ordres par le fait important qu’elle s’applique habituellement à ceux qui l’édictent, et pas seulement à autrui. En deuxième lieu, il existe d’autres variétés de règles de droit, notamment celles qui confèrent des pouvoirs juridiques de juger ou de légiférer (pouvoirs publics) ou de créer ou de modifier des rapports de droit (pouvoirs privés) qu’on ne peut, à peine de sombrer dans l’absurdité, analyser comme étant des ordres appuyés de menaces. En troisième lieu, il existe des règles de droit qui diffèrent des ordres quant à leur mode de formation, étant donné qu’elles ne viennent pas à l’existence selon un procédé analogue à une prescription explicite. Enfin, l’analyse du droit en termes de souverain habituellement obéi et nécessairement soustrait à toute limitation juridique, n’est pas parvenue à rendre compte de la continuité de l’autorité législative qui caractérise un système juridique moderne, et la ou les personnes souveraines ne sauraient être identifiées ni au corps électoral, ni au législateur d’un Etat moderne.
4On rappellera qu’en critiquant ainsi la conception qui identifie le droit aux ordres contraignants d’un souverain, nous avons également envisagé [78] un certain nombre d’expédients qui avaient été introduits accessoirement au prix d’une altération de la simplicité originelle de la théorie, afin de l’arracher aux difficultés auxquelles elle se trouvait confrontée. Ces expédients échouèrent cependant aussi. L’un d’entre eux, qui résidait dans la notion d’ordre tacite, n’a pas paru pouvoir s’appliquer aux réalités complexes d’un système juridique moderne, mais seulement à des situations beaucoup plus élémentaires, telles que celle d’un général qui s’abstient délibérément d’intervenir dans les ordres donnés par ses subordonnés. D’autres expédients, tels que le fait de traiter les règles habilitantes comme étant de simples parties de règles imposant des obligations, ou de traiter toute règle comme s’adressant exclusivement aux autorités, déforment la façon dont on parle, dont on considère et dont on fait réellement usage de ces règles dans la vie sociale. Cette conception ne faisait pas valoir de meilleurs titres à être admise que la théorie selon laquelle toutes les règles d’un jeu seraient « en réalité » des directives adressées à l’arbitre et au marqueur. L’expédient destiné à réconcilier le caractère obligatoire de la législation pour ses auteurs avec la théorie selon laquelle une loi constitue un ordre donné à autrui, consistait à distinguer, dans les auteurs de la loi, une personne qui, en agissant dans l’exercice de ses fonctions, donne des ordres à autrui, y compris à eux-mêmes, en leur qualité de personnes privées. Cet expédient, irréprochable en soi, impliquait que l’on ajoute à la théorie un élément qu’elle ne contenait pas, à savoir la notion d’une règle définissant ce qu’on doit accomplir pour légiférer ; ce n’est en effet que dans la mesure où ils se conforment à une telle règle que les auteurs de la loi possèdent une qualité officielle et une personnalité distincte de leur qualité de simples particuliers.
5Les trois derniers chapitres se ramènent, pour cette raison, à un constat d’échec et il est évidemment nécessaire de prendre un nouveau départ. L’échec présente néanmoins un caractère instructif, qui valait l’examen détaillé que nous lui avons consacré ; chaque fois en effet que la théorie révélait un défaut de concordance avec les faits, il était possible de voir, au moins dans ses grandes lignes, la raison pour laquelle elle devait échouer et ce qui est nécessaire pour aboutir à une meilleure analyse. La cause fondamentale de l’échec consiste en ce que les éléments à partir desquels la théorie a été élaborée, à savoir les idées d’ordres, d’obéissance, d’habitudes et de menaces, ne comportent pas, et ne peuvent faire apparaître par leur combinaison, l’idée de règle, sans laquelle nous ne pouvons espérer élucider même les formes de droit les plus élémentaires. Il est vrai que l’idée de règle n’est nullement une idée simple : nous avons déjà aperçu au chapitre III la nécessité, pour tenir compte de la complexité d’un système juridique, d’en distinguer deux types différents, quoique apparentés. Les règles du premier type, que l’on peut considérer comme fondamental ou primaire, prescrivent à des êtres humains d’accomplir [79] ou de s’abstenir de certains comportements, qu’ils le veuillent ou non. Les règles de l’autre type sont, en un certain sens, parasitaires ou secondaires par rapport aux premières ; elles veillent en effet à ce que les êtres humains puissent, en accomplissant certains actes ou en prononçant certaines paroles, introduire de nouvelles règles de type primaire, en abroger ou en modifier d’anciennes, ou, de différentes façons, déterminer leur incidence ou contrôler leur mise en œuvre. Les règles du premier type imposent des obligations ; les règles du second type confèrent des pouvoirs, publics ou privés. Les règles du premier type visent des comportements qui impliquent un mouvement ou des changements d’ordre physique ; les règles du second type pourvoient à des opérations qui entraînent non seulement un mouvement ou un changement d’ordre physique, mais la création ou la modification de devoirs ou d’obligations.
6Nous avons déjà analysé de manière préliminaire ce qu’implique l’affirmation selon laquelle des règles de ces deux types existent au sein d’un groupe social donné ; dans ce chapitre, nous ne nous contenterons pas d’approfondir quelque peu cette analyse, mais nous émettrons la thèse générale que c’est dans l’articulation de ces deux types de règles que gît ce qu’Austin prétendait à tort avoir trouvé dans la notion d’ordres contraignants, à savoir « la clé de la science du droit ». Nous ne prétendrons pas, à vrai dire, qu’il est nécessaire, pour utiliser correctement le mot « droit », de se trouver en présence d’une telle articulation de règles primaires et secondaires ; il est clair, en effet, que l’ensemble diversifié des phénomènes auxquels le mot « droit » se trouve appliqué, ne se rattache pas à un phénomène central par le biais d’une unité aussi simple, mais par des relations moins directes, souvent d’analogie, soit de forme, soit de contenu. Ce que nous essaierons de montrer, dans ce chapitre et dans les suivants, c’est que la plupart des traits caractéristiques du droit qui se sont avérés les plus déroutants et qui ont à la fois suscité la recherche d’une définition et empêché celle-ci d’aboutir, peuvent être particulièrement bien mis en évidence en élucidant la nature de ces deux types de règles et de leur interaction. Nous réservons une place centrale à la réunion de ces éléments, en raison de leur pouvoir explicatif dans l’élucidation des concepts qui forment la structure de la pensée juridique. La justification que l’on peut donner de l’emploi du mot « droit » pour désigner un ensemble de phénomènes apparemment hétérogènes, constitue une question secondaire que l’on peut aborder après en avoir saisi les éléments centraux.
2. L’idée d’obligation
7On se rappellera que la théorie qui conçoit le droit comme un ensemble d’ordres contraignants, est, malgré ses erreurs, partie de l’idée parfaitement [80] correcte que l’existence du droit a pour effet de rendre la conduite humaine, en un certain sens, non-facultative ou obligatoire. En choisissant ce point de départ, la théorie paraît avoir été bien inspirée, et, en élaborant une nouvelle analyse du droit en termes d’interaction entre des règles primaires et secondaires, nous partirons, à notre tour, de la même idée. C’est cependant au niveau de ce premier pas crucial que nous avons peut-être le plus à apprendre des erreurs de la théorie.
8Rappelons-nous la situation du bandit. A ordonne à B de remettre son argent et il menace de l’abattre en cas de refus. Selon la théorie des ordres contraignants, cette situation illustre la notion d’obligation ou de devoir, en général. L’obligation juridique pourrait être aperçue avec évidence dans cette situation ; il suffit que A soit le souverain habituellement obéi et que les ordres soient généraux, prescrivant des lignes de conduite, et non pas des actions individuelles. Ce qui rend vraisemblable la thèse selon laquelle la situation du bandit ferait apparaître la signification de l’obligation, c’est qu’il s’agit certainement d’une situation dans laquelle nous dirions que, s’il a obéi, B était « obligé » de remettre son argent. Il est cependant tout aussi certain que nous ne décririons pas fidèlement cette situation en disant, sur base des mêmes faits, que B « avait l’obligation » ou le « devoir » de remettre l’argent. Il apparaît ainsi clairement, dès le départ, que nous avons besoin d’autre chose pour comprendre l’idée d’obligation. Il existe une différence, qu’il nous faut encore expliquer, entre l’assertion selon laquelle quelqu’un était obligé de faire quelque chose et l’assertion selon laquelle il avait l’obligation de le faire. La première constitue souvent une affirmation relative aux convictions et aux motifs qui accompagnent l’accomplissement d’un acte : « B était obligé de remettre son argent » peut simplement signifier, comme c’est le cas dans la situation du bandit, qu’il estimait que quelque mal ou quelque autre conséquence désagréable lui seraient infligés s’il ne le remettait pas, et qu’il l’a remis pour éviter ces conséquences. Dans de telles hypothèses, la perspective de ce qui arriverait à l’agent en cas de désobéissance a eu pour effet qu’un acte (garder l’argent) qu’il aurait sinon préféré accomplir, lui est apparu comme moins désirable.
9Deux éléments compliquent encore quelque peu l’élucidation de la notion d’être obligé de faire quelque chose. Il paraît évident que nous ne considérerions pas B comme obligé de remettre l’argent, si le mal dont on le menaçait était tenu communément pour insignifiant en comparaison des inconvénients ou des conséquences graves que l’exécution des ordres entraînerait, soit pour B soit pour autrui, comme ce serait le cas, par [81] exemple, si A se contentait de menacer B de le pincer. Nous ne dirions peut-être pas non plus que B était obligé, s’il n’existait aucun motif raisonnable de penser que A pouvait ou entendait vraisemblablement exécuter sa menace d’un mal relativement grave. Néanmoins, bien que cette notion implique de telles références à des appréciations courantes de l’importance comparative des maux en présence et à des estimations raisonnables de leur vraisemblance, l’affirmation selon laquelle une personne était obligée d’obéir à quelqu’un, constitue en général un jugement d’ordre psychologique relatif aux convictions et aux motifs qui ont accompagné l’accomplissement d’un acte. L’affirmation selon laquelle une personne avait l’obligation de faire quelque chose est cependant d’un type très différent, et il existe de nombreux signes d’une telle différence. Ainsi, il est vrai tout d’abord que les faits qui ont trait à l’action de B ainsi qu’à ses convictions et à ses mobiles ne sont pas suffisants pour justifier l’affirmation selon laquelle il avait l’obligation de le faire, alors qu’ils suffisent pour justifier l’affirmation selon laquelle B était obligé de remettre son porte-monnaie ; il est également vrai ensuite que des faits de cette nature, c’est-à-dire des faits qui ont trait à des convictions et à des mobiles, ne sont pas nécessaires pour que soit vraie l’affirmation selon laquelle une personne a l’obligation de faire quelque chose. C’est ainsi que l’affirmation selon laquelle une personne avait l’obligation, par exemple de dire la vérité ou de répondre à l’appel du service militaire, demeure vraie, même s’il estimait (raisonnablement ou non) qu’il ne serait jamais découvert et qu’il ne devait craindre aucune conséquence en cas de désobéissance. De plus, alors que l’affirmation selon laquelle il avait cette obligation est tout à fait indépendante de la question de savoir s’il a ou non répondu en fait à l’appel du service militaire, l’affirmation selon laquelle quelqu’un était obligé de faire quelque chose, implique normalement qu’il l’a réellement fait.
10Certains théoriciens, et, parmi eux Austin, apercevant peut-être le caractère généralement indifférent des convictions, des craintes et des mobiles de la personne, au regard de la question de savoir si elle avait l’obligation de faire quelque chose, ont défini cette notion, non pas dans les termes de ces faits subjectifs, mais en termes de chance ou de vraisemblance de voir la personne ayant cette obligation encourir une peine ou un « mal » de la part d’autrui, en cas de désobéissance. Cette définition aboutit, en réalité, à traiter les affirmations relatives à l’existence d’une obligation, non comme des jugements d’ordre psychologique, mais comme des prédictions ou des calculs de la probabilité qu’on a d’encourir une peine ou un « mal ». Cette idée est apparue à de nombreux théoriciens ultérieurs comme une révélation, ramenant sur terre une notion insaisissable et la reformulant dans des termes clairs et empiriques identiques à ceux qu’on utilise en science. On a parfois admis, à vrai dire, qu’il s’agissait là de la seule alternative possible à des conceptions métaphysiques [82] qui considèrent l’obligation ou le devoir comme des objets qui existeraient mystérieusement « au-dessus » ou « au-delà » du monde des faits ordinaires et observables. Il existe cependant de nombreuses raisons de rejeter cette interprétation des affirmations relatives à l’existence d’une obligation qui les assimile à des prédictions, et elle ne constitue pas, en fait, la seule alternative possible à l’obscure métaphysique.
11L’objection fondamentale réside en ce que l’interprétation en termes de prédiction laisse dans l’ombre le fait que, lorsque des règles existent, tout écart de conduite par rapport à celles-ci constitue, non seulement une raison de prédire que des réactions hostiles s’ensuivront ou qu’un tribunal infligera des sanctions à ceux qui les transgressent, mais encore une raison ou une justification du fait que l’on réagisse ainsi et que l’on inflige des sanctions. Nous avons déjà attiré notre attention au chapitre IV sur le fait que cette conception négligeait l’aspect interne des règles et nous l’étudierons en détail dans ce chapitre.
12Il existe cependant une seconde objection plus simple au fait qu’on interprète l’obligation en termes de prédiction. S’il était vrai que l’affirmation selon laquelle une personne a une obligation signifie qu’elle a des chances de souffrir en cas de désobéissance, il serait contradictoire de dire qu’elle avait l’obligation, par exemple, de commencer son service militaire, mais que, étant donné le fait qu’elle a échappé à l’autorité judiciaire, ou qu’elle a soudoyé avec succès la police ou le tribunal, il n’y avait pas la moindre chance qu’on l’appréhende et qu’on la fasse souffrir. En fait, il n’y a là aucune contradiction ; de telles affirmations sont d’ailleurs fréquentes et on comprend ce qu’elles signifient.
13Il est assurément vrai que dans un système juridique normal, où des sanctions sont appliquées à une proportion élevée d’infractions, un délinquant court habituellement le risque d’être puni ; c’est ainsi que l’affirmation selon laquelle une personne a une obligation et l’affirmation selon laquelle elle a des chances de souffrir en raison de sa désobéissance, seront d’habitude simultanément vraies. Cependant la relation qui existe entre ces deux affirmations est passablement plus précise : dans un système national au moins, il peut s’avérer que, malgré le fait que des sanctions aient en général des chances d’être appliquées aux délinquants, il n’y a guère ou pas lieu d’émettre de telles affirmations au sujet des obligations d’une personne en particulier. On peut dire, en ce sens, que ces affirmations présupposent qu’on soit convaincu du fonctionnement continu et normal du système de sanctions, tout comme l’affirmation « il est éliminé » au cricket présuppose, bien qu’elle ne l’énonce pas, que les joueurs, l’arbitre et le marqueur prendront vraisemblablement les mesures habituelles. Il est néanmoins essentiel pour comprendre l’idée d’obligation, d’apercevoir qu’en des cas particuliers, l’affirmation selon la [83] quelle une personne a une obligation au regard d’une règle donnée, et la prédiction selon laquelle il est probable qu’elle souffrira en raison de sa désobéissance, peuvent ne pas coïncider.
14Il est évident que la nature d’une obligation ne doit pas être aperçue dans la situation du bandit, bien que la notion plus élémentaire d’être obligé de faire quelque chose puisse être convenablement définie à partir des éléments qui y sont présents. Pour comprendre l’idée générale d’obligation, en guise de préliminaire nécessaire à la compréhension de cette idée dans sa forme juridique, nous devons nous tourner vers une situation sociale distincte, qui, à la différence de la situation du bandit, implique l’existence de règles sociales ; cette situation contribue en effet à déterminer la signification de l’affirmation selon laquelle une personne a une obligation, et cela à un double titre. En premier lieu, l’existence de telles règles, qui érigent certains types de comportement en modèle, constitue l’arrière-plan ou le contexte propre, normal, bien que non formulé, d’une telle affirmation ; en second lieu, la fonction spécifique d’une telle affirmation est d’appliquer cette règle générale à une personne particulière, en attirant l’attention sur le fait que la situation dans laquelle elle se trouve relève de cette règle. Nous avons déjà vu au chapitre IV que l’existence de toute règle sociale implique l’association d’un comportement régulier et d’une attitude spécifique à l’égard de ce comportement, considéré comme un modèle. Nous avons également aperçu les principaux aspects sous lesquels ces éléments diffèrent de simples habitudes sociales et vu comment un vocabulaire normatif varié (« doit », « il faut », « devrait ») se trouve utilisé pour désigner le modèle et les déviations possibles par rapport à lui, ainsi que pour formuler les réclamations, les critiques et les reconnaissances qui peuvent se fonder sur lui. Dans cette classe de termes normatifs, les mots « obligation » et « devoir » constituent une importante sous-catégorie qui comporte certaines connotations qui sont habituellement absentes dans les autres. Par conséquent, bien qu’il soit certainement indispensable de saisir les éléments qui différencient les règles sociales de simples habitudes, pour comprendre la notion d’obligation ou de devoir, cela ne suffit pas en soi.
15L’affirmation selon laquelle quelqu’un a, ou se trouve soumis à, une obligation, implique en effet l’existence d’une règle ; il n’est cependant pas toujours vrai que lorsque des règles existent, le type de comportement qu’elles requièrent se conçoit en termes d’obligations. « Il devait » et « 11 avait l’obligation de » ne sont pas toujours des expressions interchangeables, même si elles comportent une même référence implicite à des modèles de conduite existants, ou sont utilisées pour tirer, à partir d’une règle générale, des conclusions dans des cas particuliers. Les règles d’étiquette ou de bon usage du langage constituent certainement des règles : elles sont plus que des habitudes convergentes ou des régularités de comportement [84] ; on les enseigne et on déploie des efforts pour les maintenir ; nous les utilisons pour critiquer notre propre comportement et celui d’autrui, dans le vocabulaire caractéristique des normes. « Vous devez ôter votre chapeau », « Il est incorrect de dire ‘ vous était’ ». Mais l’utilisation des termes « obligation » ou « devoir » en rapport avec des règles de ce type serait erronée, et pas seulement inhabituelle d’un point de vue stylistique. Cela reviendrait à décrire une situation sociale de manière inexacte, car, bien que la ligne de démarcation entre les règles d’obligation et les autres soit, à certains égards, imprécise, la principale raison d’être de la distinction est assez claire. On considère et on dit que les règles imposent des obligations, lorsqu’on exige généralement avec insistance qu’on les observe et que la pression sociale exercée sur ceux qui s’en écartent ou menacent de s’en écarter est grande. De telles règles peuvent être totalement coutumières à l’origine : il se peut qu’il n’y ait aucun système de peines, organisé de manière centralisée en cas de transgression des règles ; la pression sociale peut ne prendre que la forme diffuse d’une réaction générale hostile ou critique qui est susceptible de couper court à des sanctions de caractère physique. Elle peut se limiter à des manifestations orales de désapprobation ou d’appel au respect individuel de la règle transgressée ; elle peut dépendre fortement de l’intervention des sentiments de honte, de remords et de culpabilité. Lorsque la pression appartient à ce dernier type, nous pouvons être tentés de considérer les règles comme faisant partie de la morale du groupe social et de qualifier l’obligation qui en découle d’obligation morale. Inversement, lorsque des sanctions physiques occupent une place importante ou habituelle parmi les formes de pression, même si celles-ci ne sont ni définies de manière précise, ni appliquées par des autorités, mais abandonnées à la communauté dans son ensemble, nous serons tentés de considérer que ces règles constituent une forme primitive ou rudimentaire de droit. Il est possible, bien sûr, que ces deux types de pression sociale considérable se retrouvent à l’appui de ce qui, de toute évidence, ne constitue qu’une seule et même règle de conduite ; cela peut parfois se produire, sans qu’il n’y ait aucun indice de ce que l’une d’elles soit particulièrement essentielle, et l’autre secondaire ; dans ce cas, la question de savoir si nous sommes en présence d’une règle morale ou d’une règle de droit rudimentaire, ne peut recevoir de réponse. Mais, pour le moment, la possibilité d’établir une frontière entre le droit et la morale ne doit pas nous retenir. Ce qui est important, c’est que l’appréciation de l’importance ou de l’intensité de la pression sociale sous-jacente aux règles, constitue le facteur essentiel qui nous permet de déterminer si on les considère comme donnant naissance à des obligations.
16[85] Deux autres traits caractéristiques de l’obligation accompagnent naturellement le premier. Les règles qu’appuie cette pression considérable sont jugées importantes parce qu’on les estime nécessaires au maintien de la vie sociale ou d’un de ses aspects auxquels on accorde un prix élevé. Il est caractéristique que des règles aussi manifestement essentielles que celles qui restreignent la liberté de recourir à la force, soient conçues en termes d’obligations. Des règles qui requièrent l’honnêteté ou la vérité, qui exigent que l’on tienne ses promesses, ou qui précisent ce que doit accomplir celui qui remplit un rôle ou une fonction spécifique dans le groupe social, sont de même conçues en termes soit d’« obligation », soit peut-être plus souvent de « devoir ». En second lieu, on reconnaît généralement que la conduite requise par ces règles peut, tout en bénéficiant aux autres, entrer en conflit avec ce que souhaite accomplir la personne qui est astreinte à ce devoir. Les obligations et les devoirs sont, en conséquence, considérés comme impliquant de manière caractéristique un sacrifice ou une renonciation, et la possibilité permanente d’un conflit entre une obligation ou un devoir, et un intérêt, fait partie, dans toutes les sociétés, des vérités qu’à la fois le juriste et le moraliste tiennent pour évidentes.
17L’image d’un lien attachant la personne obligée, qui se trouve contenue dans le mot « obligation », et la notion similaire de dette, latente dans le mot « devoir », peuvent s’expliquer en recourant à ces trois facteurs qui distinguent les règles d’obligation ou de devoir, des autres règles. Dans cette image qui hante une grande partie de la pensée juridique, la pression apparaît comme une chaîne entravant ceux qui ont des obligations, de façon telle qu’ils ne sont pas libres de faire ce qu’ils veulent. L’autre bout de la chaîne est parfois tenu par le groupe ou par des représentants officiels, qui exigent l’exécution de la sanction ou l’appliquent : il est parfois confié par le groupe à un simple particulier qui peut décider d’exiger ou non l’exécution, ou ce qui constitue pour lui une valeur équivalente. La première hypothèse illustre de manière typique les devoirs ou obligations du droit pénal et la seconde, ceux du droit civil, où nous songeons aux simples particuliers qui possèdent des droits corrélatifs aux obligations.
18Aussi naturelles et peut-être éclairantes que soient ces images ou ces métaphores, nous ne devons pas les laisser nous prendre au piège d’une conception erronée de l’obligation qui l’identifierait essentiellement au sentiment de pression ou de contrainte que peuvent éprouver ceux qui ont des obligations. Le fait que les règles d’obligation soient généralement appuyées par une pression sociale considérable, n’implique pas que [86] le fait d’avoir une obligation au regard des règles consiste à éprouver des sentiments de contrainte ou de pression. Il n’y a donc aucune contradiction à dire, et cela peut s’avérer souvent exact, qu’un escroc endurci avait l’obligation de payer le loyer, mais qu’il n’a senti aucune pression l’incitant à payer, lorsqu’il a déguerpi sans le faire. Se sentir obligé et avoir une obligation sont des choses différentes, bien qu’elles soient souvent concomitantes. Les identifier constituerait une façon erronée d’interpréter, en termes de sentiments psychologiques, l’important aspect interne des règles, auquel nous avons prêté attention au chapitre III.
19L’aspect interne des règles constitue en effet un élément auquel nous devons à nouveau nous référer, avant de pouvoir nous défaire définitivement des thèses de la théorie formulée en termes de prédiction. Un défenseur de cette théorie peut en effet fort bien demander pourquoi nous nous sommes employés jusqu’ici à souligner les imperfections de la théorie énoncée en termes de prédiction si la pression sociale constitue un trait si important des règles d’obligation ; car cette théorie réserve précisément à ce trait une place centrale lorsqu’elle définit l’obligation en termes de probabilité de voir la peine prévue ou une réaction hostile s’attacher à une déviation par rapport à certaines lignes de conduite. La différence peut paraître mince entre le fait d’analyser une affirmation relative à l’existence d’une obligation en termes de prédiction, ou d’évaluation des risques de réaction hostile à l’égard d’une déviation, et notre propre thèse selon laquelle l’emploi caractéristique d’une telle affirmation n’est pas de prédire que des écarts de conduite par rapport aux règles feront généralement l’objet de réactions hostiles, bien qu’il le présuppose implicitement, mais de dire qu’une situation personnelle tombe sous l’application d’une telle règle. En réalité, cependant, la différence n’est pas mince. Tant que nous n’en avons pas saisi l’importance, nous ne pouvons en effet comprendre adéquatement toute la spécificité du style de pensée, de parole et d’action humaine qu’implique l’existence de règles et qui constitue la structure normative de la société.
20Ce même contraste, que nous avons formulé en termes d’aspects « interne » et « externe » des règles, peut servir à repérer ce qui confère à cette distinction son importance primordiale du point de vue de la compréhension, non seulement du droit, mais encore de la structure de toute société.
21Le fait qu’un groupe social possède certaines règles de conduite, permet de poser de nombreux types d’assertion différents, quoique étroitement apparentés ; il est en effet possible de considérer les règles, soit simplement comme un observateur qui ne les accepte pas lui-même, soit comme un membre du groupe qui les accepte et les utilise comme modèles de conduite. Nous pouvons qualifier respectivement ces deux points de vue d’« externe » et d’« interne ». Les affirmations énoncées du point de vue [87] externe peuvent être elles-mêmes de deux sortes. L’observateur peut en effet, sans accepter lui-même les règles, affirmer que les membres du groupe les acceptent, et il peut ainsi se référer de l’extérieur à la manière dont ils les considèrent d’un point de vue interne. Mais, quelles que soient les règles, qu’il s’agisse de règles de jeux, comme les échecs ou le cricket, ou de règles morales ou juridiques, nous pouvons, si nous le voulons, nous mettre dans la position d’un observateur qui ne se réfère pas, même de cette manière, au point de vue interne du groupe. Cet observateur se contente seulement d’enregistrer les régularités d’un comportement observable auquel se ramène partiellement l’observance de règles, et ces autres régularités qui accompagnent la transgression des règles, sous la forme d’une réaction hostile, de réprobations ou de peines. Après un certain temps, l’observateur extérieur peut, sur base des régularités observées, mettre la transgression et la réaction hostile en corrélation, et être capable de prédire avec un degré appréciable de succès qu’une déviation par rapport au comportement normal du groupe s’accompagnera d’une réaction hostile ou d’une peine, et d’en évaluer la probabilité. Une telle connaissance peut non seulement apporter de nombreuses révélations relatives au groupe, mais elle pourrait encore l’aider à y vivre sans endurer les conséquences désagréables qui risquent de frapper celui qui s’efforcerait de le faire, en se passant d’une telle connaissance.
22Si, cependant, l’observateur s’en tient réellement de manière stricte à ce point de vue externe et ne tient nullement compte de la manière dont les membres du groupe, qui acceptent les règles, considèrent leur propre comportement régulier, la description qu’il donnera de leur vie ne peut nullement être formulée en termes de règles, ni non plus, par conséquent, en termes d’obligation ou de devoir, notions qui sont liées à l’existence de règles. Elle le sera, en revanche, en termes de régularités de comportement observables, de prédictions, de probabilités et de signes. Pour un tel observateur, les déviations d’un membre du groupe par rapport à la conduite normale, constituera un signe de ce qu’une réaction hostile a des chances de s’ensuivre, et rien de plus. Son optique ressemblera à celle de l’individu qui, après avoir observé pendant un certain temps le fonctionnement d’un signal de circulation dans une rue à grand trafic, se contente de dire que, lorsque le feu devient rouge, il est fort probable que la circulation s’arrête. Il traite le feu comme un simple signe naturel de ce que les gens vont se comporter d’une certaine façon, comme les nuages sont un signe de ce que la pluie va arriver. En agissant ainsi, il passe sous silence toute une dimension de la vie sociale de ceux qu’il observe, car, pour ceux-ci, le feu rouge ne constitue pas seulement un signe de ce que les autres vont s’arrêter : ils le considèrent comme un signal qui leur est [88] adressé de s’arrêter, et ainsi comme une raison de s’arrêter en conformité avec des règles qui érigent le fait de s’arrêter lorsque le feu est rouge en un modèle de comportement et en font une obligation. Cette remarque a pour effet de faire entrer en ligne de compte la façon dont le groupe considère son propre comportement. Elle consiste à se référer à l’aspect interne des règles examinées de leur point de vue interne.
23Le point de vue externe peut reproduire très fidèlement la façon dont les règles fonctionnent dans la vie de certains membres du groupe, à savoir de ceux qui rejettent ses règles et ne s’y intéressent que quand et parce qu’ils jugent que des conséquences désagréables risquent d’accompagner leur transgression. Leur point de vue devra s’exprimer d’une des manières suivantes : « J’étais obligé de le faire », « Il est probable que j’en souffrirai si... ». Mais ils n’auront pas besoin de recourir à des formes d’expression comme « J’avais l’obligation » ou « Vous avez l’obligation », car celles-ci ne sont nécessaires que pour ceux qui considèrent leur propre conduite et celle d’autrui du point de vue interne. Ce que le point de vue externe, qui se réduit à des régularités observables de comportement, ne peut reproduire, c’est la façon dont les règles fonctionnent dans la vie de ceux qui constituent normalement la majorité dans une société. Ce sont les autorités publiques, les praticiens du droit ou les personnes privées qui les utilisent, au fil des situations, comme des modèles pour la direction de la vie en société, comme le fondement de prétentions, de réclamations, de reconnaissances, de critiques ou de peines, en un mot, dans toutes les transactions courantes d’une vie régie par des règles. Pour eux, la violation d’une règle ne constitue pas seulement une base qui leur permet de prédire qu’une réaction hostile va s’ensuivre, mais une raison de cette hostilité.
24A tout moment, la vie de n’importe quelle société vivant sous l’empire de règles, qu’elles soient juridiques ou non, risque de connaître une tension entre ceux qui, d’une part, acceptent les règles, participent spontanément à leur maintien, et considèrent ainsi leur propre comportement et celui d’autrui en fonction des règles, et ceux qui, d’autre part, rejettent les règles et n’y prêtent attention que du point de vue externe, comme étant le signe d’une peine éventuelle. L’une des difficultés auxquelles se heurte toute théorie du droit soucieuse de rendre justice à la complexité des faits, consiste à se souvenir de la présence de ces deux points de vue, et à ne pas considérer l’un d’eux comme inexistant. Toute notre critique de la théorie qui conçoit l’obligation en termes de prédiction pourrait peut-être se résumer de la manière la plus adéquate comme résidant dans l’accusation d’avoir commis cette erreur en ce qui concerne l’aspect interne des règles obligatoires.
[89] 3. Les éléments constitutifs du droit
25Il est évidemment possible d’imaginer une société dépourvue de législateur, de tribunaux ou d’autorités publiques de toute espèce. Il existe, en effet, de nombreuses études consacrées aux communautés primitives qui, non seulement affirment que cette possibilité se trouve réalisée, mais qui dépeignent encore en détail la vie d’une société dans laquelle le seul moyen de contrôle social réside dans cette attitude générale du groupe à l’égard de ses propres modèles de comportement, en fonction de laquelle nous avons caractérisé les règles d’obligation. Une structure sociale de ce type est généralement qualifiée de « coutumière » ; nous n’utiliserons cependant pas ce terme parce qu’il implique souvent que les règles coutumières sont très anciennes et appuyées par une pression sociale moindre que les autres règles. Pour écarter ces implications, nous dirons d’une telle structure sociale qu’elle est une structure de règles primaires d’obligation. Pour qu’une société puisse vivre exclusivement sous l’empire de telles règles primaires, il faut de toute évidence que certaines conditions se trouvent réunies, si l’on tient compte de certaines des vérités les plus évidentes relatives à la nature humaine et au monde dans lequel nous vivons. La première de ces conditions est que les règles doivent comporter, sous une forme quelconque, des restrictions à la liberté de recourir à la violence, au vol et à la tromperie, qui constituent des tentations que les êtres humains doivent parvenir à dominer, pour pouvoir coexister en relation d’étroit voisinage les uns avec les autres. De telles règles se retrouvent en fait dans les sociétés primitives que nous connaissons, en compagnie d’une quantité d’autres règles qui imposent aux individus des obligations diverses de rendre des services ou d’apporter des contributions à la vie en commun. En second lieu, bien qu’une telle société puisse manifester cette tension, déjà décrite, entre ceux qui acceptent les règles et ceux qui les rejettent, sauf lorsque la crainte de la pression sociale les amène à s’y conformer, il est évident que ce dernier groupe ne peut former plus qu’une minorité, pour permettre à une société de personnes organisée de manière aussi peu rigide et dont les membres possèdent à peu près la même force physique, de se maintenir ; sans cela, en effet, ceux qui rejettent les règles n’auraient qu’une pression sociale trop faible à craindre. Cette idée se trouve également confirmée par ce que nous savons des communautés primitives, dans lesquelles bien qu’il y ait des dissidents et des malfaiteurs, la majorité vit en fonction des règles et en les considérant du point de vue interne.
26En ce qui concerne notre propos actuel, la considération qui suit est plus importante. Il est évident que seule une petite communauté, étroitement unie par des liens de parenté, des croyances et des sentiments communs, et dotée d’un environnement stable, pourrait vivre avec succès [90] sous ce régime de règles qui n’émanent d’aucune autorité. Dans des conditions différentes, une forme aussi élémentaire de contrôle social s’avérera nécessairement défectueuse et exigera divers éléments complémentaires. En premier lieu, les règles sous l’empire desquelles le groupe vit ne formeront pas un système, mais seulement un ensemble de modèles indépendants, dépourvus de tout caractère commun permettant de les identifier, si ce n’est le fait évidemment qu’ils constituent les règles qu’adopte un groupe particulier d’êtres humains. Elles ressembleront, à cet égard, à nos propres règles d’étiquette. Par conséquent, si des doutes surgissent quant à savoir quelles sont les règles ou quant à la portée précise d’une règle déterminée, il n’existera aucune procédure pour mettre fin à ce doute, par référence soit à un texte obligatoire, soit à une autorité dont les décisions ont force obligatoire sur ce point. Il est évident en effet qu’une telle procédure et la reconnaissance soit d’un texte, soit de personnes faisant autorité, implique l’existence de règles d’un type différent des règles d’obligation ou de devoir qui, par hypothèse, sont tout ce que le groupe possède. Ce défaut qui affecte la structure sociale élémentaire qui ne consiste qu’en des règles primaires, peut être qualifié d’incertitude.
27Un second défaut réside dans le caractère statique des règles. Le seul mode connu de changement dans les règles d’une telle société, consistera dans le processus lent du développement, selon lequel des lignes de conduite, considérées initialement comme facultatives, deviennent d’abord habituelles ou usuelles, et ensuite obligatoires, et le processus inverse de la désuétude, qui voit les déviations qui étaient sévèrement punies à l’origine, d’abord tolérées, et ensuite passées inaperçues. Il ne sera pas possible dans une telle société d’adapter délibérément les règles aux circonstances mouvantes, soit par élimination des règles anciennes, soit par introduction de règles nouvelles : car, une fois de plus, la possibilité d’agir ainsi présuppose l’existence de règles d’un type différent des règles primaires d’obligation dont la société se contente pour vivre. Il existe une hypothèse extrême où les règles peuvent être considérées comme statiques dans un sens plus radical. Bien qu’elle ne soit peut-être jamais réalisée pleinement dans une communauté réelle, cette situation vaut la peine d’être examinée, parce que le remède qu’on peut lui apporter est un élément très caractéristique du droit. Dans cette situation limite, non seulement il ne serait pas possible de modifier délibérément les règles générales, mais les obligations que ces règles engendrent dans des situations particulières ne pourraient être diversifiées ou modifiées par la volonté d’un individu. Chaque individu n’aurait que des obligations ou des devoirs établis de faire ou de s’abstenir de faire certaines choses. Il se pourrait, à vrai dire, que d’autres bénéficient très souvent de l’exécution de ces obligations ; cependant, s’il n’existe que des règles [91] primaires d’obligation, ceux-ci n’auraient pas le pouvoir d’exonérer leurs débiteurs de leur exécution ou de transférer à d’autres le bénéfice qui résulterait de cette exécution. De tels actes d’exonération ou de translation introduisent en effet des modifications dans les situations individuelles originaires, telles qu’elles découlent des règles primaires d’obligation, et, pour que ces actes soient possibles, il doit exister des règles d’une sorte différente des règles primaires.
28Le troisième défaut de cette forme élémentaire de vie sociale réside dans l’inefficacité de la pression sociale diffuse qui assure le maintien des règles. Des controverses relatives au fait de savoir si une règle admise a été ou non transgressée, se présenteront toujours et se poursuivront indéfiniment dans toutes les sociétés, à l’exception des plus petites, s’il n’existe pas des agents spécialement habilités à constater, de manière irrévocable, et obligatoire, le fait de la violation. L’absence de telles décisions irrévocables et obligatoires doit être distinguée d’une autre imperfection qui lui est liée. Cette imperfection consiste dans le fait que les peines qui frappent la violation des règles, ainsi que les autres formes de pression sociale qui impliquent un effort physique ou l’usage de la force, ne sont pas mises en œuvre par des agents qualifiés, mais sont abandonnées aux victimes ou au groupe dans son ensemble. Il est évident que la perte de temps qu’impliquent les efforts inorganisés du groupe pour appréhender et punir les délinquants, de même que les vendettas qui couvent sous la cendre lorsqu’on se fait justice à soi-même, en l’absence d’un monopole public des « sanctions », peuvent être considérables. L’histoire du droit suggère cependant vivement que l’absence d’agents publics pour établir d’autorité le fait même de la violation des règles, constitue un défaut beaucoup plus grave, car beaucoup de sociétés remédient à ce défaut bien avant l’autre.
29Le remède à chacun de ces trois défauts principaux, inhérents à cette forme de structure sociale la plus élémentaire, consiste à compléter les règles primaires d’obligation à l’aide de règles secondaires qui constituent des règles d’un type différent. On peut considérer en soi l’introduction d’un remède pour chacun de ces défauts comme un pas franchi entre un monde pré-juridique et un monde juridique ; chaque remède comporte en effet de nombreux éléments qui laissent filtrer le droit, et il est certain que ces remèdes sont suffisants à eux trois pour convertir le régime des règles primaires en ce qui constitue indiscutablement un système juridique. Nous examinerons tour à tour chacun de ces trois remèdes, et montrerons pourquoi il est particulièrement éclairant de caractériser le droit comme consistant en une union de règles primaires d’obligation avec de telles règles secondaires. Avant cela, cependant, on doit émettre les remarques générales suivantes. Bien que les remèdes consistent en l’introduction [92] de règles qui assurément diffèrent entre elles, comme elles diffèrent des règles primaires d’obligation qu’elles complètent, ces règles possèdent des traits communs et se trouvent apparentées de diverses façons. C’est ainsi qu’on peut les considérer toutes comme occupant un niveau différent des règles primaires ; elles sont en effet toutes relatives à de telles règles, en ce sens que, tandis que les règles primaires se rapportent aux actions que les individus doivent ou non accomplir, ces règles secondaires se rapportent toutes aux règles primaires elles-mêmes. Elles déterminent la façon dont les règles primaires peuvent être définitivement identifiées, édictées, abrogées ou modifiées, et le fait de leur violation définitivement établi.
30La forme la plus élémentaire de remède à l’incertitude qui affecte le régime des règles primaires, consiste en l’introduction de ce que nous appellerons « une règle de reconnaissance » [rule of recognition]. Celle-ci déterminera un ou plusieurs traits qui peuvent être considérés comme indiquant d’une manière positive et décisive que la règle visée qui les possède, constitue bien une règle du groupe, et qu’elle devra être soutenue par la pression sociale exercée par ce groupe. L’existence d’une règle de reconnaissance de ce type, peut revêtir une immense variété de formes différentes, simples ou complexes. Elle peut, comme dans le droit reculé de nombreuses sociétés, résider dans le seul fait que la liste ou le texte authentique des règles se trouve contenu dans un document écrit ou gravé sur quelque monument public. Il est certain, d’un point de vue historique, que ce pas qui sépare un système pré-juridique d’un système juridique, peut se franchir par étapes distinctes, dont la première consiste en la simple rédaction écrite de règles jusqu’alors non-écrites. Ceci ne constitue pas en soi le pas décisif, bien qu’il s’agisse d’une étape très importante : ce qui est décisif, c’est la reconnaissance de la référence à l’écriture ou à l’inscription comme faisant autorité, c’est-à-dire comme constituant la manière correcte de résoudre les doutes relatifs à l’existence de la règle. Lorsqu’une telle reconnaissance intervient, on se trouve en présence d’une forme très élémentaire de règle secondaire : une règle permettant d’identifier de manière décisive les règles primaires d’obligation.
31Dans un système juridique développé, les règles de reconnaissance sont évidemment plus complexes ; au lieu d’identifier les règles en se référant exclusivement à un texte ou à une liste, elles le font en se référant à quelque caractère général possédé par les règles primaires. Ce caractère peut résider dans le fait qu’elles ont été édictées par un organe spécifique, ou qu’elles ont fait l’objet d’une pratique coutumière, ou qu’elles ont une certaine relation avec des décisions judiciaires. De plus, chaque fois que l’on traite simultanément plusieurs de ces caractères généraux comme des critères d’identification, il se peut qu’on veille, pour le cas où ils entreraient [93] en conflit, à les disposer dans un ordre hiérarchique, comme c’est le cas pour la subordination habituelle de la coutume ou du précédent judiciaire à la loi, celle-ci apparaissant comme une « source supérieure » du droit. Cette complexité peut donner aux règles de reconnaissance d’un système juridique moderne une apparence très différente d’un texte faisant autorité ; cependant, même sous cette forme la plus simple, une telle règle comporte de nombreux éléments caractéristiques du droit. En fournissant un signe distinctif qui fait autorité, elle introduit, quoique sous une forme embryonnaire, l’idée d’un système juridique : désormais, en effet, les règles ne constituent plus seulement une série discontinue et sans relation les unes avec les autres, mais, d’une manière élémentaire, elles se trouvent unifiées. De plus, cette simple opération qui consiste à identifier une règle donnée par le fait qu’elle possède la qualité requise de figurer sur une liste de règles qui fait autorité, fournit le germe de l’idée de validité juridique.
32Le remède au caractère statique du régime des règles primaires consiste en l’introduction de ce que nous appellerons des « règles de changement » [rules of change]. La forme la plus élémentaire d’une telle règle est celle qui habilite un individu ou un corps de personnes à introduire de nouvelles règles primaires pour la direction de la vie du groupe, ou d’une catégorie au sein de celui-ci, et à éliminer les règles anciennes. Comme nous l’avons déjà affirmé au chapitre IV, c’est dans les termes d’une telle règle, et non en termes d’ordres appuyés de menaces, que les idées de promulgation et d’abrogation législatives doivent être comprises. Ces règles de changement peuvent être très simples ou très complexes ; les pouvoirs conférés peuvent être illimités ou limités de diverses façons ; les règles enfin peuvent non seulement déterminer les personnes appelées à légiférer, mais encore définir en des termes plus ou moins rigides, la procédure que doit suivre l’élaboration des lois. Il existera évidemment une relation étroite entre les règles de changement et les règles de reconnaissance : car si les premières existent, les secondes comporteront nécessairement une référence à l’élaboration des lois, considérée comme un critère d’identification des règles, bien qu’elles ne doivent pas nécessairement se référer à tous les détails de procédure qu’implique l’élaboration des lois. Habituellement, une attestation ou une copie officielles seront considérées, aux termes de la règle de reconnaissance comme une preuve suffisante de ce qu’elles ont été dûment promulguées. Evidemment, s’il existe une structure sociale à ce point élémentaire que la législation y constitue la seule « source de droit », la règle de reconnaissance se contentera de préciser que la promulgation constitue la seule marque d’identification ou le seul critère de validité des règles. Ce sera le cas, par exemple, dans le royaume imaginaire de Rex I décrit au chapitre IV : la règle de reconnaissance y serait simplement que tout ce que Rex I édicte constitue du droit.
33[94] Nous avons déjà décrit, d’une manière quelque peu détaillée, les règles qui confèrent aux individus le pouvoir de modifier leurs situations initiales au regard des règles primaires. A défaut de telles règles conférant des pouvoirs privés, la société se trouverait dépourvue d’un des principaux avantages que le droit met à sa disposition. Les activités que ces règles rendent possibles, consistent en effet en la réalisation de testaments, de contrats, de transferts de propriété, et de nombreuses autres structures de droits et d’obligations créées volontairement, qui caractérisent la vie juridique, bien qu’une forme élémentaire de règle habilitante soit évidemment aussi sous-jacente à l’institution morale que constitue une promesse. La parenté de ces règles avec les règles de changement incluses dans la notion de législation est claire, et, comme l’a montré une théorie récente comme celle de Kelsen, une grande partie des traits qui nous déconcertent dans les institutions du contrat ou de la propriété, se trouvent éclairés par l’idée que les activités qui consistent dans la passation d’un contrat ou dans un transfert de propriété constituent l’exercice par les individus de pouvoirs législatifs limités.
34Le troisième complément apporté au régime élémentaire des règles primaires, dans le but de remédier à l’inefficacité de la pression sociale diffuse qui le caractérise, consiste en des règles secondaires habilitant des individus à résoudre d’autorité la question de savoir si, en des circonstances particulières, une règle primaire s’est trouvée transgressée. La forme la plus élémentaire de décision consiste à trancher de telles questions, et nous appellerons les règles secondaires qui confèrent le pouvoir de le faire des « règles de décision » [rules of adjudication]. Outre le fait qu’elles permettent d’identifier les individus qui sont appelés à juger, de telles règles définiront aussi la procédure à suivre. Comme les autres règles secondaires, ces dernières se situent à un niveau différent des règles primaires : bien qu’elles puissent se voir renforcées par d’autres règles imposant aux juges le devoir de juger, elles n’imposent pas des devoirs, mais confèrent des pouvoirs judiciaires et un statut particulier aux constatations judiciaires relatives à la violation d’obligations. Comme les autres règles secondaires, ces règles définissent encore un groupe de concepts juridiques importants : en l’occurrence, les concepts de juge ou de tribunal, de pouvoir juridictionnel et de jugement. Outre ces ressemblances avec les autres règles secondaires, les règles de décision ont encore des relations étroites avec elles. En effet, le système qui possède des règles de décision est nécessairement aussi hé à une règle de reconnaissance d’un type élémentaire et imparfait. Il en est ainsi parce que, si [95] les tribunaux sont habilités à décider d’autorité qu’une règle a été transgressée, ces décisions ne peuvent s’empêcher de déterminer d’autorité quelles sont les règles. La règle qui confère le pouvoir de juger constituera par conséquent aussi une règle de reconnaissance permettant d’identifier les règles primaires à travers les jugements des tribunaux, et ces jugements deviendront une « source » du droit. Il est vrai que cette forme de règle de reconnaissance, inséparable de la forme la plus élémentaire de pouvoir juridictionnel, sera très imparfaite. A la différence d’un texte qui fait autorité ou d’un recueil de lois, les jugements ne peuvent être rédigés en termes généraux et leur utilisation comme modes d’expression obligatoires des règles, dépend d’une inférence quelque peu hasardeuse réalisée à partir de décisions particulières, et la sûreté de ce procédé peut varier à la fois en fonction de l’habileté de l’interprète et de l’esprit de suite des juges.
35Il n’est guère besoin de dire qu’il est peu de systèmes dans lesquels les pouvoirs du juge se réduisent à décider d’autorité le fait de la violation des règles primaires. La plupart des systèmes ont aperçu, après quelque temps, les avantages d’une centralisation plus grande de la pression sociale ; et ils ont en partie interdit le fait que les simples particuliers aient recours à des peines physiques ou qu’ils se fassent justice à eux-mêmes par la force. Ils les ont remplacés en complétant le système des règles primaires d’obligation par d’autres règles secondaires qui déterminent, ou tout au moins limitent, les sanctions applicables en cas de transgression, et ils ont conféré aux juges qui auraient établi le fait de la violation, le pouvoir exclusif d’ordonner l’application de sanctions par d’autres autorités. Ces règles secondaires fournissent les « sanctions » publiques et centralisées du système.
36Si nous nous reportons en arrière et considérons la structure qui résulte de l’articulation de règles primaires d’obligation et de règles secondaires de reconnaissance, de changement et de décision, il est évident que nous possédons là non seulement le cœur d’un système juridique, mais encore un outil extrêmement fécond pour analyser une grande partie des sources de perplexité aussi bien du juriste que du politicologue.
37Les concepts spécifiquement juridiques dont s’occupe le juriste de par sa profession, tels que ceux d’obligation et de droits, de validité et de source de droit, de législation et de juridiction, et enfin de sanction, ne sont pas les seuls à recevoir la meilleure élucidation possible à la lumière de cette articulation d’éléments. Les concepts (qui sont communs à la fois au droit et à la théorie politique) d’Etat, d’autorité et d’agent public, nécessitent une analyse semblable, si l’on veut dissiper l’obscurité qui les entoure encore. La raison pour laquelle une analyse en termes de règles primaires et secondaires possède ce pouvoir explicatif, ne doit pas être [96] cherchée bien loin. La plupart des obscurités et des déformations qui affectent les concepts juridiques et politiques proviennent du fait que ceux-ci impliquent une référence à ce que nous avons appelé le point de vue interne : c’est-à-dire, le point de vue de ceux qui ne se contentent pas de constater et de prédire le comportement qui se conforme à des règles, mais qui utilisent les règles comme des modèles qui permettent l’évaluation de leur propre comportement et de celui d’autrui. Cela exige que l’on prête à l’analyse des concepts juridiques et politiques une attention plus minutieuse que celle qu’on lui accorde habituellement. Sous le simple régime des règles primaires, le point de vue interne se manifeste sous sa forme la plus élémentaire, dans le fait que ces règles sont invoquées comme fondement d’une critique possible, et comme justifiant des rappels à l’obéissance, une pression sociale et des peines. Il est nécessaire de se référer à cette manifestation extrêmement élémentaire du point de vue interne, pour analyser les concepts fondamentaux d’obligation et de devoir. En ajoutant au système des règles secondaires, le champ de ce qui peut être dit et accompli du point de vue interne se trouve fort étendu et diversifié. Cette extension s’accompagne de toute une série de nouveaux concepts qui font appel, pour leur analyse, à une référence au point de vue interne. Ces concepts incluent les notions de législation, de juridiction, de validité et, en général, de pouvoirs juridiques privés et publics. Il existe une tentation constante d’analyser ces notions dans les termes d’un discours ordinaire ou « scientifique » de constatation ou de prédiction. Mais cette analyse ne peut rendre compte que de leur aspect externe : pour mettre en valeur leur caractère distinctif et interne, il nous faut apercevoir les différentes façons dont les opérations de création du droit accomplies par le législateur, les décisions d’un tribunal, l’exercice de pouvoirs privés ou publics, et autres « actes juridiques » se trouvent en relation avec des règles secondaires.
38Dans le chapitre suivant, nous montrerons comment les idées de validité du droit et de sources du droit, ainsi que les vérités implicitement contenues dans les erreurs commises par les doctrines de la souveraineté, peuvent être formulées à nouveau et clarifiées à la lumière des règles de reconnaissance. Mais nous conclurons ce chapitre par un avertissement : bien que l’articulation de règles primaires et secondaires mérite, en raison de l’explication qu’elle donne de nombreux aspects du droit, la place centrale qui lui est assignée, ce phénomène ne peut cependant, à lui seul, éclairer tous les problèmes. L’union de règles primaires et secondaires est au centre d’un système juridique ; mais elle ne coïncide pas avec ce système dans sa totalité, et lorsque nous nous écarterons de ce centre, il nous faudra concilier des éléments d’un caractère différent, ainsi que nous le préciserons dans les chapitres suivants.
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