Chapitre III. Le « texte » du Testament nouveau : écriture et lecture d’une « Révélation »
p. 79-148
Texte intégral
1Comment procéder pour traiter cette partie nouvelle du texte biblique (le Nouveau Testament) comme lieu d’une « révélation », c’est-à-dire comme écriture de cette « révélation » et comme sa relecture ? Les données de ce problème poussent dans tous les sens, à des niveaux divers, en des domaines d’ordinaire soigneusement contre-distingués. Tout d’abord, s’agissant de « révélation », l’analyse textuelle ne peut pas mettre d’emblée entre parenthèses la pratique de lecture et d’écriture qui est le support de cette « révélation » et, d’ailleurs, du texte lui-même. Car c’est bien une pratique, en jeu dès l’origine, qui explique la formation du texte, depuis ses petites unités, leurs premières connexions progressives, puis la formation d’un vaste « corpus » d’écrits, sa limitation enfin et son maintien solide à travers une multiplicité énorme de pressions, de versions et d’interprétations. Et cette pratique s’indique dans le texte par la configuration même des ensembles et par des séries d’indices qui ont une valeur stratégique pour l’analyse : elle fait partie de la compétence du texte.
2La problématique ne peut donc pas faire abstraction de la référence à une pratique globale de lecture, qui forme comme le degré zéro, la pré-face ou le point de départ antérieur de l’analyse textuelle. Une perception de la « révélation » comme écriture, de l’Ecriture comme lieu de « révélation », s’y exprime d’une façon naïve, mais l’analyse en vérifiera en fin de compte la justesse. Si ce degré zéro est méconnu au départ, il se retrouve dans la suite de l’analyse comme le fantôme d’une impossible saisie. Reconnu, il ouvre à l’analyse en dernière instance une perspective décisive. Le fonctionnement du texte comme texte est en rapport avec le fonctionnement d’une structure historique et collective — qui ne lui est pas extérieure. Il s’agira de voir comment.
3Adoptons un moment la perspective de ce degré zéro, où l’écriture et la lecture vont dans un certain sens, en coïncidence avec d’autres pratiques, la célébration par exemple.
4Où conduit, dans cette perspective, la lecture, avec son air d’aller comme elle se pousse ? Par la lecture et la relecture d’un certain nombre d’unités textuelles délimitées, reliées entre elles à l’intérieur d’un « corpus », de multiples « églises », à distance dans le temps et l’espace, lisent et maintiennent cela même qui a constitué le champ de l’Ecriture : une sorte de mouvement originaire qu’il ne cesse de produire à nouveau. Le mi-lieu commun aux « églises », c’est ce champ : les liturgies, les catéchèses s’en nourrissent ; il a pour elles un rôle axiologique. Une série de procès complexes s’y effectuent, à la fois théoriques et pratiques : ils déterminent l’Objet propre de ce champ et sont déterminés par lui, en un rapport réciproque. La majuscule donnée à cet Objet veut dire que, dans ce champ, sa position objective dépasse depuis toujours celle d’une figure archéologique : depuis toujours, il se rencontre en position inaugurale vis-à-vis de l’ensemble structuré des fonctions qui soutiennent le savoir-faire de chaque « église » vivante.
5Quant à l’écriture de ce texte, elle apparaît spontanément fonctionner comme message : bonne nouvelle, lettre envoyée par-delà le temps. Tous les écrits du « corpus » s’y prêtent, même les Actes adressés à un Théophile polymorphe et l’Apocalypse avec son cadrage épistolaire. L’attitude se réfère à des attaches dans le texte.
6De ce point de vue qui adhère au texte, ce type d’écriture accomplit une performance, et c’est ce qui le singularise. Non donner une forme immuable à un segment du passé à jamais enseveli, ni simplement rédiger des archives pour la consolation et l’information. Il réussit beaucoup mieux et autre chose : donner accès, au fil du texte, à cet Objet et par-delà les procès de lecture dé-couvrir sa présence. Car c’est elle qui compte, pour une lecture croyante spontanée : le texte ré-vèle une présence, ou la rend visible comme la lampe qui brille dans l’obscur sanctuaire et se déplacera dans l’épaisseur des pratiques quotidiennes.
7Cette description sommaire suffit à montrer les problèmes touffus qui se posent à partir de ce degré zéro, dont la position s’impose au préalable si on voit bien ce qui s’y reflète d’objectif et qui explique le maintien du « corpus » : l’accès qu’il ouvre sur le noyau mobile de la « révélation ». L’analyse aura fort à faire pour débrouiller les fils de cet écheveau et trouver sa voie.
8Ire phase : identification des lieux et description des niveaux convenables pour l’analyse.
9Phase II : analyse de deux cas privilégiés de pratique de lecture collective :
- sélection « canonique » délimitant le corpus ;
- sélection conciliaire visant à éclairer scripturairement le concept — moderne — de « révélation ».
10Phase III : description du système du texte. Deux dispositifs en connexion dans le texte entier permettent la production du sens sur un axe. Cet axe relie la production du texte par l’écriture et sa reproduction par la lecture.
11Conclusion : peut-on identifier la position de l’opérateur de sens qui gouverne l’ensemble des procédures en jeu dans le texte ?
I. Niveaux de l’analyse et lieux pertinents
1. Les énoncés à base lexicale ?
12Dans cette Ecriture, la « révélation » ne se laisse pas identifier seulement par des repères lexicaux. Tout d’abord, quel critère utiliser pour délimiter ces repères ? On part nécessairement du concept élaboré par la confrontation moderne entre philosophie et théologie. Mais le texte biblique se pose-t-il la question en ces termes ? Comment le savoir, si on se contente de survoler le texte ici ou là, en prenant les photographies qui conviennent à un projet hors-texte ? Supposons qu’on ait pu établir un certain nombre de léxèmes-vedettes, l’analyse n’en demeure pas moins dès le départ en situation incertaine, et elle risque fort d’entamer — sans le savoir — le « jeu de cache-cache », dont parle A. J. Greimas1.
13Exemple. Une constellation de petits morceaux choisis tournent autour de « apparaître » (phanêroô), « faire connaître » (gnôrizô), « manifester » ou « dévoiler » (apokaluptô). Ainsi :
Nous vous annonçons la vie éternelle qui nous est apparue (1 Jn 1)
Il nous a fait connaître le mystère... (Eph 1, 9)
Révélation d’un mystère hic et nunc manifesté à tous les peuples (Rm 16, 25)
14Mais par une ironie qui ne tient pas au hasard, l’Ap ignore ce vocabulaire, dont pourtant son titre est le porte-enseigne qualifié : aucun des termes précédents, pas même « dévoiler » (apokaluptô). Le registre visuel y est soigneusement contrôlé : ni « monstration » (dêloô), ni épiphanie, ni parousie. Certes, on procédera par substitution d’équivalences : d’autres mots en d’autres contextes vont dans le même sens. Il y a des cas, toutefois, où le contexte est sans pouvoir, parce que vacant : le logion de Mt 11, 25 sur la « révélation aux petits » se raccroche du dehors avec deux autres logia placés à sa suite, mais ces trois logia (autrement répartis dans d’autres Evangiles) fonctionnent pour ainsi dire hors du contexte immédiat des récits qui précèdent et suivent.
15Cette procédure de substitution par équivalence pose le même problème que la sélection à base lexicale : comment définir ses règles ? Si on en restait à ce niveau, on en viendrait à traiter la « révélation » comme un thème parmi d’autres, différemment représenté par les divers écrits : les synoptiques, Jn, Paul, etc.2.
16On peut cependant demander à l’enquête lexicographique d’établir certaines séries de lieux textuels, utiles à un autre niveau d’analyse. A cet autre niveau, on peut établir que ces séries distinctes fonctionnent entre elles comme des variantes indépendantes, dont l’écart est signifiant. C’est ainsi que nous procéderons, par exemple, pour les séries de textes codés avec le mot neutre to mustêrion : le ou les « mystère(s) ». Cet autre niveau fait passer l’analyse du plan de l’« énoncé » au plan de l’« énonciation » du texte. Cette distinction est accessible au lecteur non linguiste, car nous n’en ferons pas une théorie : elle nous permet de décrypter pratiquement des lieux qui auront une valeur stratégique pour débrouiller et renouer les fils touffus du problème que pose la re-lecture de l’Ecriture comme « ré-vélation ».
2. Passage au niveau de l’« énonciation »
17Parmi les lieux qu’un certain travail du texte amène à retenir, il en est d’essentiels qui indiquent ce passage en conjuguant plusieurs indices remarquables. Dans le paquet d’unités de sens qui les constituent, il y a une unité centrale. Elle exhibe en surface un pli insolite, et, en profondeur, une rupture de plan dans le discours ou le récit, l’un par l’autre. Dans une faille interne, une soudure reste à faire ; en suspens, simulée plus qu’effectuée. L’articulation des plans y est présentée, mais pour être produite dans l’espace du lecteur, dans tous les espaces de lecture possibles. Son fonctionnement est double : case vide, elle ouvre brusquement dans le texte une multiplicité de sens et d’orientations ; mais avec l’efficacité d’un embrayage, elle les répartit aussitôt en fonction d’une structure qui n’est lisible nulle part, sinon dans ce mouvement de redistribution à partir d’un espace médian.
18Ces unités sont repérables pour plusieurs raisons. Elles sont situées en général à des points stratégiques : incipit de récit (déboîtant abruptement du discours), clausule (composée, dédoublée ou abrupte), clivage (entre un discours-récit et son interprétation. Ainsi le logion de Mt 13 sur le pour quoi/pour qui des paraboles). Leur repère principal est un singulier usage du neutre non décodé par le contexte, et souvent accompagné d’une distorsion dans les relations grammaticales et syntaxiques. Les deux phénomènes, parfois alliés, forment une sorte de pli sémantique. Pour ne pas trop nous étendre, nous choisissons trois séries de cas. Nous laissons pour une phase postérieure l’étude des cas où un substantif neutre, non décodé, introduit dans le champ sémantique une grandeur qui, en s’indiquant elle-même (comme le ferait un nom propre), en modifie le centre de gravité. Ainsi : « le Pneûma », notamment en Mt ; « le signe de Jonas », seul lieu où le neutre sêmeion ait un rôle positif dans les synoptiques ; et surtout « le mustêrion » : ses emplois mis en série sont significatifs.
19Le neutre, ici, est indice de case vide et embrayage vers le niveau de l’énonciation. Souvent, il a pour support en surface (outre les substantifs évoqués plus haut) un déictique, c’est-à-dire un démonstratif ou un relatif. Ce déictique reprend un contexte très vaste, et le fait refluer tout entier par l’étroit et obscur goulot d’un cela, vers un niveau qui n’est visible nulle part en surface. Examinons-en une série particulièrement riche : Mt 11 à 13.
20Qu’est cela dans le logion 11, 25, articulé sur deux autres logia, à l’intersection des récits qui précèdent et qui suivent ? « Je te loue, ô Père, d’avoir caché cela (taûta) aux sages et de l’avoir révélé (apokaluptein auta) aux tout-petits ». L’explication rédactionnelle y voit un hapax dans le discours matthéen, peut-être une insertion étrangère. La tradition manuscrite est pourtant ferme. Par sa forme indicielle (usage du neutre non décodé), cela se rapproche du « signe de Jonas » (12, 38-42), signe nocturne d’un mouvement qui a par avance déjà mis en marche les hommes de Ninive et la reine du Midi ; le kêrygme efficace de Jonas ou la sagesse de Salomon sont doués ici d’un nouveau sens positif : ici, il y a plus que Jonas (plêion : neutre) et plus que Salomon. Ce « plus » tourne vers lui les figures païennes et met en krisis les juives, il se situe dans un entre-deux non visible : ni au ciel ni au sol, mais « dans le sein de la terre » (Mt 12, 40). On se trouve pris dans un tourbillon parabolique : le « plus » qui est « ici » reste le seul point stable. Comment le comprendre ? L’intelligence tient à la modification du désir de « voir un signe » enregistrable par des archives de scribes. Ce type de matérialité du signe rendrait vaine à jamais l’écoute en cours de production.
21Le discours en parabole de Mt 13 comporte une unité centrale, dont l’effet se répercute en cercles concentriques. Par sa forme et son rôle indiciel, cette unité rejoint le plan des deux neutres précédents : « A vous, il est donné de connaître les mustêria du Royaume... » (13, 11). Et à la fin du texte (v. 51), tout cela, les disciples affirment le « comprendre » (taûta panta). Depuis le début, une série de décalages entre espaces ont eu lieu : Jésus sort de la maison, le Semeur sort pour semer ; les foules affluent sur le rivage, Jésus monte en barque pour parler et se sépare d’elles. Quand « les disciples » l’interrogent : « Pourquoi leur parles-tu en paraboles ? » (v. 10), le fil narratif continue à se dérouler ; se trouve-t-on encore dans le même espace et avec les mêmes foules qu’au départ ? Quand le Maître répond au v. 13 : « Ils regardent sans regarder... », l’isotopie (ou plan) du discours interprétatif se trouve brusquement en décalage par rapport au cadre narratif du récit. Dès qu’est apparu le neutre mustêria, le texte entier s’est précipité d’un côté pour rejoindre un espace négatif où la prophétie parle dans le creux vide des yeux, des oreilles et des cœurs (citation d’Isaïe) et, de l’autre, un espace positif également sans limites : celui du désir des justes et des prophètes (v. 16). A vrai dire, déjà Mt 12, 38ss avait mis en place ce jeu d’un espace à deux entrées. En 13, 12, on assiste au déplacement du bloc narratif vers un plan universel. Et un effet stylistique le marque : « Car à celui qui a / il sera donné ; à celui qui n’a pas / même ce qu’il a (kai ho echei) lui sera retiré ». Par soustraction de l’objet attendu : un vide subit3.
22De quoi manque celui qui n’a pas, — aurait-il quelque chose de trop ? Ne serait-ce pas ce qui meut le désir des prophètes et des justes, un « vide », — l’inverse de ce qui est trop plein dans le désir des scribes et des pharisiens ? En tout cas, ce neutre à double sens est en rapport subtil avec ce qui est donné aux « disciples : ce que (ha) ils voient et entendent, au présent de la lecture narrative du texte. Ce qui est l’objet de la béatitude : « Heureux vous... », qui reste à déchiffrer. L’espace de sa diction est-il à nouveau un espace déplacé ailleurs par rapport au plan narratif ? Narrativement, le temps aoriste assigne aux personnages un lieu de résidence fixe. Mais, ailleurs, tous ceux qui marchent sur « le chemin de la vie » (7, 14) ou de « la justice » (21, 32), qui viennent du Levant et du Couchant, ne les rejoignent-ils pas du bout du monde dans le même espace : Ninivites et reine du Midi, collecteurs de taxes et prostituées, tous les « pauvres en esprit » : sous l’horizon parabolique du signe de Jonas ?
23Entre les espaces ouverts à des plans différents, entre le voir et le désir de voir et de comprendre, le texte opère des conjonctions et des disjonctions, qui permettent à « la connaissance des mustêria du royaume » de se redistribuer en fonction de re-lectures multiples, sans que se disperse l’axiologie principale. Mais cette axiologie ne se donne nulle part à lire sous le mode figé d’un « énoncé » de doctrine ou de pratique. Si la connaissance « mystérieuse » est donnée à la lecture, c’est à partir d’une position que l’écriture du récit tout entier implique pour devenir l’Ecriture : on peut la désigner comme énonciation pascale. Textuellement, elle rend possible l’articulation des espaces et des temps, que le texte présente comme une articulation qu’il simule par l’usage des neutres. En fait, elle est à re-produire : à produire effectivement.
24En général, une distorsion d’un autre ordre accompagne cet usage du neutre en ces points de clivage, où des plans différents entrent en collision et se déplient : parataxes, accords désordonnés. On peut tenter d’en trouver l’explication par un recours (intertextuel) à des rencontres entre couches rédactionnelles diverses et à des raisons extra-textuelles : négligence, effet d’un état évolutif confus de la langue, gauchissement dû à la version (de l’oral à l’écrit, de l’araméen au grec), etc. Ce genre d’explication est indispensable pour décrire au plan linguistique l’effet justement, mais il n’en explique que partiellement (en surface) l’effectuation. Et si ces cicatrices mal fermées étaient tenues intentionnellement en surface, c’est-à-dire manifestaient objectivement une aventure de structure profonde ?
25Examinons ces marques en début de texte. Dans les Actes, par exemple, où l’on sait que l’utilisation de la langue grecque est habile. Dès les premiers versets du livre, une démarche très sûre, inspirée des bons modèles rhétoriques de l’hellénisme et du judaïsme hellénistique, laisse place très vite à une série d’hésitations.
J’avais consacré, mon premier livre, Théophile, à tout ce que Jésus avait fait et enseigné, depuis le commencement jusqu’au jour où... (1, 2)
26Ici convergent trois segments de la vita Christi : par ordre, (a) communication aux « apôtres » de l’entolê du Seigneur (« ses instructions », traduit la T. O. B.) / (s)élection de ces « apôtres » / enlèvement. Un terme neutre se trouve là au milieu, grammaticalement posé entre le premier segment et le second, mais capable de se lier — grammaticalement — à n’importe lequel des trois : dia pneûmatos hagiou = « par ou dans l’Esprit saint ». Ce terme fait office de tiret entre les segments — tiret mobile : case vide et embrayage. La phrase se poursuit par un résumé des récits de Pâques selon Lc ; ils prennent ici la dimension pyramidale de « quarante jours ». Pas de problème de grammaire. Les perturbations recommencent au verset suivant : le texte du discours tenu par Jésus au cours d’un repas passe subitement de la troisième personne (« il leur enjoignit d’attendre la promesse du Père ») à la première (« celle que vous avez entendue de ma bouche »), et ce tour de passe-passe en génère un autre, plus radical, qui met en jeu l’inter-texte de Lc aux Ac : un logion se trouve en direct dans cette bouche, mais on chercherait vainement dans Lc et ses variantes sa place. Le logion est typé : c’est la didachè traditionnelle qui parle : Jésus lui prête textuellement sa bouche. Il n’empêche que deux plans différents d’histoire se rencontrent là : une distorsion l’a annoncé, à la surface. Le Pneûma, de son côté, se présente comme l’opérateur qui va permettre la jointure. En surface, il est posé quelque part, mais son effet relie les segments épars ; dans la forme du contenu, il apparaît comme « promesse », et capable de tracer la ligne de départage entre le geste parabolique de l’eau prépascale (le baptême de Jean) et celui de Pâques, rempli d’avenir. En profondeur, il est dans un lieu de jonction entre un discours de l’« actuel » (sa pratique) et un « récit » habité par la mémoire d’une tradition antérieure. C’est à ce récit, avec ce pli de surface et sous le couvert du neutre, que le discours d’Ac réfère le pouvoir qu’il a de se tenir textuellement. Un peu comme la dédicace à Théophile doit son profil à l’adresse de Lc, par une tension entre présents distincts corrélés.
27Une disjonction de ce genre est patente, aussi dans un début, à l’intérieur du discours de Pierre devant Corneille. C’est au moment où un sommaire de la vie-de-Jésus selon Lc commence, à la suite d’un kêrygme de paix apostolique. De part et d’autre, on cherche la base d’une reconnaissance mutuelle. Entre ce que chacun vit au plan du muthos (présenté en songe aux deux) et ce qu’il dit et fait, il y a un abîme. Mais le texte met en jeu soudain, après le message de paix, un récit emboîté sur le discours, et tout se met à bouger dans le grand récit d’ensemble. Du côté du centurion, conversion de l’ordre des choses (inexprimée : production muette supposée par la suite du récit) ; du côté de Pierre, on voit la dérive : il re-connaît le mouvement qui se produit avec la re-lecture de sa « bonne nouvelle » comme le mouvement qui a eu lieu tout au début : le mouvement originaire (Ac 10, 45/11, 15). Mais l’effet de sens qui a lieu dans ce passage du plan d’un discours au plan d’un récit repris de la vie-de-Jésus se traduit doublement dans le texte. D’abord, par l’effusion de l’Esprit : tiret placé au-dessus de l’abîme ; opérateur de sens reliant les bords extrêmes. Mais il se reporte aussi dans l’écriture du récit en miniature. Transcrivons-le dans sa littéralité : il est fait de segments déboîtés, qui tiennent ensemble par un miracle d’ingéniosité que la lecture est incitée à re-produire. Le petit texte prend une apparence feuilletée, faite d’interstices :
Vous savez l’événement dont il s’agit (neutre)
inauguré en Galilée (masculin)
ce Jésus issu de Nazareth,
comment Dieu lui a conféré Ponction...
28La fissure entre deux plans (passé/présent, discours/récit, vous/nous...) ouvre l’espace à tous les possibles d’une rencontre, tout en articulant leur jeu sur un axe déterminé.
29Autre début : 1 Jn 1. Ici, l’allure stylistique simple du dispositif risque de faire illusion sur la profondeur de la rupture et la complexité des procédures de la jonction :
La vie éternelle s’est manifestée, et nous avons vu./
Et nous vous annonçons la vie.../ ce que nous avons vu et entendu, nous vous l’annonçons.
30Le premier verset est occupé avec redondance par la vie (féminine). Dans le verset parallèle, cette vie se traduit immédiatement par un neutre : ce que (ho). La distorsion est à peine visible : marque de la rupture à résoudre entre le plan de l’interprétation (v. 1) et celui du témoignage « évangélique ».
31Abordons les clausules pour finir4. Ce peuvent être des points d’embrayage où non seulement les isotopies (plans) du texte se regroupent, mais où le texte lui-même est renvoyé à l’ensemble des autres textes connus (ceux du même « genre » et tous ceux que le même Objet a produits dans un champ donné) ; comme le note Ph. Hamon, la clausule joue le rôle d’un « opérateur d’intertextualité·, point d’insertion dans le texte du savoir de la communauté culturelle », il est par conséquent un « effet autant de l’extra-texte que du texte même ». Dans le cas du texte biblique, la clausule assez souvent réfère à une situation d’énonciation qui est traditionnellement définie, et parfois mise en scène.
32La « consommation de la durée », ou fin des temps, coïncide avec la fin du livre en Mt 28 ; de plus, la finalité de l’Evangile entier y est décodée en même temps que le nom propre initial d’Emmanuel : « Je suis avec vous tous les jours... ». Quant à la fin du récit antérieur à cette finale, il ouvre sur une tradition propre à Mt et que le texte présente en situation d’énonciation : « Ce récit s’est propagé chez les Juifs jusqu’à ce jour » (sêmeron). Même jeu de scène avec la « finition » du livre, quand il s’agit de la fuite des femmes en Mc 16, 8 ou du départ des séries successives de compagnons de Jésus vers un horizon illimité, avec pour bagages une cargaison de sêmeia possibles (Mc 16, 20). La plus naturelle des finales, celle de Lc, s’ouvre sur une attente au Temple et avec une bénédiction, double trait qui provoque un effet rétroactif vers le début des récits de l’Enfance (1, 9).
33En Jn, c’est le récit qui tente de se succéder à lui-même dans une course dédoublée. Il reprend du reste après une première clausule. Jn 20, 30s : « Jésus a opéré... bien d’autres signes qui ne sont pas consignés dans ce livre ». La glose a un effet double, rétroactif et prospectif. L’écriture de ces récits, par sa « finition », a une finalité : ouvrir un accès à la vie (par la foi). Dans la seconde clausule (21, 24s), la réflexion sur le fini de l’écriture se poursuit par un jeu entre contenu et contenant, où la limite est indécise entre le faire de Jésus et l’écriture du disciple, entre « les choses » faites par l’un et « les choses » écrites par l’autre : « C’est le disciple qui témoigne de ces choses et qui a écrit ces choses (taûta)... Jésus en a fait encore bien d’autres (alla polla) : si on les écrivait une à une, le monde entier ne pourrait, je pense, contenir les livres qu’on écrirait ». Formule complexe : le monde ne peut contraindre l’infini des textes possibles, mais la Vie dont il s’agit se laisse contenir dans un seul : celui d’un témoignage conforme à la vérité (v. 24) : appel clair à la compétence textuelle d’une pratique collective.
3. Niveau de la production du texte
34Nous distinguons ce niveau d’analyse de celui de l’énonciation, parce qu’on a affaire à l’implication, dans la formation du texte, de pratiques non seulement intertextuelles, mais extratextuelles. Du côté de l’acte d’écriture, on prend ici en compte les résultats de la Formgeschichte et ceux que les diverses (autres) sciences humaines peuvent apporter. La contexture feuilletée du texte, les divergences entre espaces et figures, qui ne peuvent se superposer pour composer une vita Christi continue ou une histoire cohérente des premières « églises », marquent la différence irréductible entre points de vue, problématiques et, en fin de compte, entre les rapports de production (économiques) et les rapports sociaux qui sont à la base des divers types de traditions porteuses. A ce niveau, on envisage les écarts qui apparaissent dans le texte biblique comme un effet de l’ébranlement brusque, à la fois déconstructif et constructif, qui, au cours d’un demi-siècle, se produit dans des couches de populations très différenciées, bouleversant et orientant de façon nouvelle l’ensemble de leurs pratiques et de leurs représentations (symboliques). L’acte d’écrire prend forme dans l’épaisseur de ces milieux hétérogènes, sans cesse mouvants, au fur et à mesure que les données de leurs problèmes vitaux se déplacent avec le temps et les répartitions dues à la géographie, à la politique ou à l’économie. Reste à expliquer le mouvement inouï de convergence qui s’opère entre ces traditions dispersées et aboutit peu à peu à la formation d’un corpus : ce ne sont pas des données purement externes (extratextuelles) qui le peuvent ; un facteur interne, commun à l’acte d’écriture et à la pratique qu’il implique, est en jeu dès la formation de la plus petite unité.
35Si on se place du côté de l’acte de lecture, c’est aussi à travers une épaisseur socio-culturelle très différenciée que chaque groupe de lecteurs aborde le texte biblique.
36Les diverses positions sont représentables graphiquement. On donne au texte (T) la forme d’un livre, fermé pour la clarté du schéma. D’un côté du texte, on indique les positions différenciées de l’acte d’écriture (El, E2, E3...), et, de l’autre côté, les positions correspondantes de l’acte de lecture, lui aussi différencié (L1, L2, L3...). Un axe rejoint fictivement les deux pôles opposés. C’est également pour la clarté qu’on a situé l’axe des pratiques (P) en décalage par rapport au texte. Par « acte », nous entendons un ensemble de procédures structurées (Fig. 1).
En conclusion
37Le fonctionnement de l’Ecriture comme texte est donc en rapport interne avec le fonctionnement d’une structure historique collective et cette structure se démarque dans le texte, quand l’analyse passe au niveau de l’énonciation et de la production du texte : nous avons tenté de décrire quelques modes d’accès à ces niveaux, qui sont distincts.
38En tant que structure, la pratique de lecture que nous qualifions de « pascale », plutôt que d’« écclésiale », pour éviter des usages abusifs, n’est pas extérieure au fonctionnement de ce texte : il l’appelle par des indices, des sutures provisoires, des brides qui exhibent l’écart entre les bords d’une ouverture plus qu’ils ne la referment une fois pour toutes.
39Cette pratique de lecture fait partie d’un ensemble complexe de pratiques déterminées par l’Objet du champ de « révélation » chrétien : cet ensemble explique, par son propre déplacement historique, la mobilité de cet Objet. L’inverse est vrai en un autre sens : cet Objet, qui se donne à lire, mobilise une lecture sans cesse neuve. Cet ensemble, en effet, est lui-même en connexion avec la pratique globale des milieux respectifs où se forment axiologiquement l’acte de lecture et l’acte d’écriture. Comme entre deux pôles, entre ces deux « actes » joue de façon constante une relation sémantique.
40La pratique de ce texte ne peut pas être conçue comme le reflet fantastique des systèmes sociaux si différents où elle s’inscrit. Elle émerge de leur épaisseur concrète : son émergence coïncide avec le fonctionnement du texte comme tel.
41Cela ne va pas sans un paradoxe radical. Le moment crucial de l’analyse textuelle consiste à montrer comment le dispositif du texte s’y prend, non seulement pour permettre le déplacement de l’ancrage historique de l’écriture, mais pour inciter la lecture à fonctionner en prise sur le débat central de chaque époque. Re-connaître le mouvement inaugural de la « ré-vélation » implique une connaissance exactement située de l’espace social et culturel où la lecture se produit, hic et nunc. Cette connaissance n’est pas le produit du texte : elle relève des instances propres à ce milieu.
II. Fonctionnement de la « pratique » de lecture dans la formation du « corpus » et dans son usage moderne pour définir « la révélation »
42Etant donné son importance, c’est donc par une étude de cette « pratique » que nous commençons, en nous situant tout d’abord au moment décisif où elle sélectionne, parmi une masse énorme d’écrits, ceux qui vont constituer le « corpus » limité des textes néotestamentaires. Puis nous la considérons à un tout autre moment, celui où la même « pratique » de type collectif tente de définir, à l’aide d’un tri et d’une combinaison entre textes « canoniques », le concept moderne de « révélation ». Dans les deux cas, l’opérateur de sélection est en position intertextuelle, comme on voit.
1. Un cas exemplaire : le découpage du « corpus »5
43Depuis la fin du Ier siècle, des témoignages épars, en pointillé, situés de part et d’autre d’une frontière encore mouvante, mais qui se précise de plus en plus, montrent une préoccupation dominante dans les « églises » : comment assurer l’authenticité (la cohérence) des branches multiples de traditions et d’écritures qui transportent et transforment le noyau de ce que nous pouvons appeler la « révélation » dans des temps et des espaces neufs ? Des séries de notations brèves attestent qu’on se réfère désormais à une pratique de lecture précise. Par un point (2 P)6, ce réseau d’attestations a un pied à l’intérieur de la « clôture » qui sera reconnue plus tard comme « canonique » : 2 P ne sera reconnue par toutes les « églises » (y compris la Syrie) qu’au VIe siècle. L’attitude de lecture et sa façon de concevoir le dispositif de repérage nous intéressent ici plus que le résultat. Jusqu’au milieu du IIe siècle, « ce qui vient du Seigneur » ne paraît pas encore regardé comme production d’une Ecriture qui serait du même type que « la graphê » par excellence, l’Ecriture prophétique (A. T.). D’ailleurs, on n’y renvoie pas comme à de l’écrit. Au tournant du Ier et du IIe siècle, il est encore impossible de savoir à coup sûr si on a connaissance d’un Evangile écrit : quand Ignace d’Antioche semble faire allusion à un passage de Mt ou de Jn, il peut aussi bien se référer à une tradition rapportant des logia (Paroles) du Seigneur qu’à un récit suivi et écrit.
44Parcourons ce réseau brièvement. La Première Epître de Clément distingue entre « l’Ecriture » ; « hê graphê » (A. T.) et « les paroles (hoi logoi) du Seigneur Jésus ». Ignace d’Antioche (Ad Smyrn 7, 2) fait en d’autres termes la même distinction, mais en marquant une prééminence : « Les prophètes / et avant tout l’Euaggelion », ou bien : « Au-dessus de ce qui est écrit dans les sources (A. T.), / il y a Jésus Christ. Sa croix, sa mort, sa résurrection et la foi qu’il suscite sont les saintes sources » (Philad. 8). La précision qui suit est à enregistrer avec soin, son importance va grandir dans notre analyse. A ces saintes sources, qui ouvrent à la révélation du Christ, nous avons accès de deux façons : soit par sa propre parole (logos), soit par celle des apôtres. Le milieu de la transmission serait-il partie intégrante de la « révélation » et sur le même pied que le logos du Christ, le fonctionnement de ce logos impliquant sa transmission comme logos ?
45Vers le milieu du IIe siècle, au moment où les quatre Evangiles sont connus, Papias et Tatien contredistinguent encore « ce qui vient des livres » (A. T.) / et « ce qui est de la voix vivante et qui demeure » : logia du Seigneur et leur maintenance. La Deuxième Epître de Clément fait de même : il y a « les livres » (ta biblia) / et « les apôtres ». Ces sources relèvent toutes deux du dire : ce que « dit l’Ecriture » et ce que « dit le Seigneur ». Désormais les deux paroles apparaissent côte à côte sur le même plan d’énonciation. Et finalement cette tendance aboutit dans l’Epître de Barnabé à une formule où l’écriture se substitue au dire et introduit aussi bien une parole du Seigneur qu’une citation des anciennes Ecritures : « hôs gegraptai » (« comme il est écrit »).
46Dans la seconde moitié du IIe siècle, les Evangiles synoptiques et Jn sont cités explicitement comme partie du domaine de « ce qui vient du Seigneur » ; on les désigne indifféremment comme des « écrits » ou comme des « paroles ». Justin, par exemple, cite Mc, Lc ou Jn avec les deux formules : « Le Christ a dit » / « il est écrit dans l’Evangile ». Et il invite à lire durant la célébration du samedi soir : « les mémoires des apôtres » (ta apomnêmoneumata tôn apostolôn) ou bien / « les écrits des prophètes » (A. T.) : ces « mémoires » comportent les Evangiles (écrits). « Ce qui vient du Seigneur » a donc pris place, comme Ecriture, dans le lieu spéculaire de toutes les pratiques ecclésiales : la célébration (pascale).
47L’axe qui parcourt les logia du Seigneur et leur transmission sans distorsion par « les apôtres » a été déterminant dans l’élaboration du « corpus » comme dans le passage de l’oralité à l’écriture.
48C’est bien aussi ce qu’indique 2 P, vers les années 130. La « puissance et la venue » du Seigneur sont portées par une double annonce : « la voix venue de la Splendeur magnifique que nous avons entendue » (N. T.) / et « la parole des prophètes » ou l’Ecriture prophétique (hê propheteia graphê : 1, 16-20). Une anamnèse correcte permet de comprendre leur cohérence : « rappelez-vous les paroles (rhêmata) dites à l’avance par les saints prophètes (A. T.) / et le commandement (entolê) de vos apôtres, celui du Seigneur et sauveur » (3, 2). Dans cette formule comme dans la précédente au ch. 2, la voix entendue sur la montagne de la Transfiguration et le Commandement du Seigneur semblent se situer dans le registre du « dire ». La fin du ch. 3 fait pourtant une allusion directe à de multiples « lettres » de Paul reçues par la communauté et qui sont soumises par certains à une distorsion, « comme ils le font aussi des autres Ecritures » : les écrits pauliniens sont donc considérés comme une Ecriture ayant comme écriture (apostolique) le même titre que les Ecritures (prophétiques anciennes) à introduire dans la connaissance du Seigneur et sauveur (2, 20). C’est, d’ailleurs, en produisant l’écriture que nous avons sous les yeux, cette lettre même, que notre texte cherche à résoudre le problème d’herméneutique complexe qui est en cause : celui du rapport entre ces deux Ecritures et, à l’intérieur de la tradition nouvelle, celui du rapport entre le mouvement générateur de cette tradition et le mi-lieu de transmission (orale/écrite) où ce mouvement ne cesse de se produire, moyennant les risques d’une nouvelle lecture, et sur la base sans cesse mouvante des pratiques qu’elle engendre7. Il s’agit de trouver à la fois « le chemin de la justice » (2, 21) et « la juste manière de penser » (3, 1) : procès difficile entre termes et positions opposées. Comment 2 P s’y prend-il ? Son exégèse est extrêmement habile, mais déconcertante par un usage des figures et des espaces colorés qui la rapproche de l’art abstrait ; pour ne pas déséquilibrer la phase présente de notre enquête, nous ne la ferons pas ici.
49La pratique de sélection envisage donc constamment le logos ou les logoi du Seigneur comme une voix vivante qui se maintient (se transmet) avec, en contre-point, l’Ecriture. Celle-ci est d’abord seule à se présenter comme l’écrit topique : sur son horizon, diversement maintenu mais relativement ferme, on a cherché dès l’origine comment exprimer ce que 2 P appelle « le lever de l’Etoile du matin » (1, 19). Citations, midrash, allusions éparses, schémas empruntés et remaniés restent comme des fenêtres, ouvertes à partir des plus petites unités sur l’immensité du monde biblique antérieur. Ce monde fonctionne comme un dispositif interprétatif inépuisable. Mais les attestations que nous avons relevées sur la frontière où se découpe peu à peu le nouveau corpus, montrent la formation d’un autre dispositif, qui, lui, devient l’expression d’un pôle génératif du champ chrétien : un certain rapport entre ce qui vient du Seigneur (ce que nous appellerons logia du Seigneur) et son milieu de transmission : oral ou écrit, il fait la double anamnèse indiquée en 2 P, 3, 2. C’est ce rapport qui prend forme peu à peu comme écriture distincte, capable de générer par sa relecture le mouvement originaire de « révélation ».
2. Un autre cas exemplaire : Dei Verbum
50Cas exemplaire. Il s’agit d’une pratique de lecture biblique élaborée collectivement, conciliaire ; et elle vise justement à annoncer « la véritable doctrine » sur « la révélation en elle-même et dans sa transmission ». Ce ne sont pas les implications socio-culturelles de cet effort qui nous retiendront tout d’abord, mais la procédure de sélection scripturaire. Elle mobilise l’Ecriture en fonction d’un problème moderne : des unités multiples vont devoir quitter leurs contextes et converger vers un point de rencontre qui leur est indiqué du dehors, à partir d’une position dont le statut sera à définir : extra-textuelle ou inter-textuelle ? La procédure suivie paraît aller exactement à l’inverse de celle qui a fait converger des unités isolées vers la formation d’un corpus, par une sorte de cohérence interne perçue par tâtonnements et confrontations. Mais si on se place du point de vue de la pratique en cours dans le champ tout entier de la tradition porteuse, n’y aurait-il pas un rapport entre les deux procédures ? Si oui, il manifeste un nouvel aspect de la « mobilité » dont nous parlions à propos du noyau textuel de la « révélation ».
51Dei Verbum commence par deux paragraphes où s’effectue une opération circulaire remarquable.
§ 1. En écoutant... et proclamant la parole de Dieu, le... concile fait sienne la parole de saint Jean : « Nous vous annonçons la vie... ce que nous avons vu et entendu... » Etc.
C’est pourquoi... il entend proposer la doctrine véritable...
52Avant de dire que cette révélation a été « consignée par écrit par les apôtres et les gens de leur entourage » (fin du § 7), le texte met en scène, pour ainsi dire, le N. T. et le laisse parler en personne — par la bouche conciliaire. Le § 2 apporte immédiatement un florilège de citations choisies :
§ 2. Il a plu à Dieu dans sa sagesse... de se révéler en personne et de faire connaître le mystère de sa volonté...
53On reconnaît Eph 1, 9 ; plus loin cette Epître revient, avec Col, 1, Tint, 2 P, Jn 15, etc. Ces références à des textes d’un type particulier assez homogène sont suivies d’un développement sur l’articulation propre à la rédaction évangélique entre paroles / œuvres et le § 4 sera consacré à un florilège des Evangiles. Tout se passe donc comme si le centre virtuel du N. T. évoqué par ces références coïncidait avec le point d’où le concile prend la parole : la parole prise est aussitôt rendue. Et l’espace tracé tend à devenir un espace mobile de communication, le lieu translinguistique d’une « communion », conformément à la fin de la phrase citée d’Eph 1, 9 : « afin que vous soyez en communion avec nous, et que notre communion soit avec le Père... ». Ce jeu à deux temps est caractéristique de la pratique de lecture traditionnelle : le sujet conciliaire du discours prend place dans le « nous » de la citation johannique (« Nous annonçons... ») et simultanément il se retire pour ainsi dire de son propre discours pour céder la place à un florilège de citations scripturaires et, en quelque sorte, laisser apparaître la Révélation en personne.
54Sur l’organisation du florilège, contentons-nous de noter ici qu’elle consiste à faire se recouper deux groupes de citations : l’un, formé à partir de couches plutôt tardives du N. T. sur un registre discursif (ou paradigmatique) en relation avec le concept (Eph, Col, etc.) ; l’autre, sur un registre narratif (ou syntagmatique) qui met en relief la manifestation du « mystère » par une économie concrète (paroles / œuvres ; envoi du Fils : paroles, vie, mort, résurrection / don de l’Esprit). L’effet de sens recherché tient au recoupement des deux plans.
55Du point de vue de la procédure de lecture, son jeu à deux temps, — appropriation du texte biblique et effacement devant lui — crée un espace intercalaire, dans lequel sont appelées à prendre place d’autres lectures : celles des lecteurs du texte conciliaire. Il tend à devenir le lieu translinguistique d’une « communion », qui concerne, à la limite, « le monde entier ». C’est ici que se pose le problème annoncé tout à l’heure. Si la sélection et l’organisation des références à l’Ecriture relèvent d’une position de lecture inter-textuelle, en va-t-il de même pour toutes les lectures que le texte conciliaire envisage comme possibles à partir de son propre agencement ? Celle du « monde entier » qu’il vise à transformer (« afin qu’en croyant il espère, qu’en espérant il aime » § 1) est-elle envisageable ? Elle est décidément en position hors-texte, car cette transformation, pour être réelle, doit mettre en œuvre une multiplicité de facteurs extratextuels (par rapport au texte biblique comme au texte Dei Verbum). Mais ce texte n’hésite pas à sauter par-dessus. Et par là il fait apparaître, au niveau de son énonciation, le double jeu dont aucune position de relecture biblique ne peut s’abstraire (elle peut en prendre conscience) : tout en pratiquant une lecture de l’Ecriture authentique, il manifeste par un biais imprévu la situation idéologique (inconsciente) de sa pratique dans l’épaisseur socio-culturelle. Les conditions de la production de ce texte marquent donc les limites de son audience au-dehors comme « message », et de sa lisibilité au-dedans8.
56Mais cette opération de regroupement des données de l’Ecriture autour d’un concept nouveau est une opération que chaque époque a risquée autour d’un débat décisif qui la caractérisait : ainsi de la « justification » au XVIe siècle. Est-elle sans aucun rapport avec la procédure de sélection qui a fait converger un nombre restreint d’écrits à l’intérieur d’une « clôture canonique » ? Cette opération longue n’était pas étrangère aux débats spécifiques du temps. Les deux opérations se rapprochent sur un point. Ce point est capital. Il peut se définir au niveau du texte même : à quelle condition le texte biblique rend-il possible l’une et l’autre de ces deux opérations si différentes ? La question se pose de fait, puisque, une fois constitué, le corpus s’est maintenu, et il s’est maintenu à travers des séries de mobilisations conjoncturelles, où le noyau (théorique et pratique) de la « révélation » se trouvait en cause, quoique différemment.
57Pour que cet usage historique multiforme du corpus soit fondé et réussisse à produire, à partir d’un regroupement d’unités partielles, le même effet de sens que l’ensemble, « sans rien retrancher ni distordre », il faut que lui corresponde une certaine structure du texte global, que le texte lui-même s’y prête et qu’il puisse, par une sorte de mobilité, doter, pour un temps, de sa force un petit réseau construit sous l’urgence d’une pratique. Quant au corpus, que présupposent le phénomène de sa formation par convergence d’unités hétérogènes et surtout la suspension du mouvement génératif qui lui amenait de nouvelles unités ? La mise en place et le fonctionnement d’un dispositif structurel, actif dès la plus petite cellule linguistique aussi bien que dans l’ensemble organique des écrits retenus. Et ce dispositif est à la fois symbolique et pragmatique : il implique ses conditions pratiques de production, dans un rapport avec le champ de « révélation », homologue de celui du corps avec la parole. Ce qui détermine les règles des combinaisons entre courants traditionnels différents et forme le grand ensemble canonique, est également ce qui organise la combinatoire interne entre unités isolées ou regroupées en un moment décisif pour la pratique globale d’un ensemble donné d’« églises ».
58Ce dispositif structurel permet à une lecture qui respecte ses règles de mobiliser le tout en n’importe quel lieu du texte. A cette condition, le continu du récit ou du discours entier peut se condenser dans des béatitudes, quelques logia, un récit bref. Ce que Cl. Levi-Strauss formule pour un autre domaine peut alors se produire pour la lecture : « l’ordre de succession, soit du récit, soit du discours, se résorbe dans une structure matricielle a-temporelle », dont la forme paraît « constante ». Mais pour quelle durée, et en quel sens ? Car un risque de réduction menace cette procédure. On le voit dans la pratique de lecture « liturgique » : nivellement des lieux stratégiques, enclavement du sens dans des séries répétitives, etc.9, autour d’« événements » fictifs, créés non par l’obligation de répondre à un défi, mais par les nécessités arbitraires de « cycles » annuels. Il est visible aussi dans l’utilisation abusivement gauchie de certains lieux textuels en fonction de positions idéologiques (Gen 3 et Rom 5, 12) ou pratiques (Mt 16, 16..). Ces textes en sortent paralysés et figés, extrapolés par rapport à l’axe que nous avons défini, simples référents à l’appui de la reproduction d’une structure mentale et sociale extra-textuelle.
59Il n’empêche que ce risque, le texte le surmonte en fin de compte par la force de sa matérialité soutenue. A moins qu’on le tronçonne en fragments propres à réfléchir l’idéologie sectaire. Mais dès lors, l’Objet du champ se tient à distance ; la lecture n’a plus qu’un lointain rapport avec l’Objet qui avait engendré l’Ecriture comme un corps propre lisible dans son entièreté.
60Si donc le texte entier se prête bien à ce jeu de condensation minimale selon l’impératif d’un milieu socio-culturel et surtout quand un débat crucial y est en jeu, c’est moyennant le respect de sa combinatoire textuelle. Cette combinatoire, d’ailleurs, explique le jeu de sa formation et de son extension maximale comme corpus. Le mouvement qui a produit le corpus (comme écriture d’un Objet, ou « révélation ») à partir d’unités distinctes et éparses, non encore organisées, est capable de se re-produire, en se mobilisant sous une forme restreinte autour d’une problématique (socio-culturelle) inédite. Nous appellerons désormais « système du texte » le dispositif structurel qui autorise ce jeu d’extension maximale et de condensation minimale. Il ne s’agit pas d’une systématisation de l’ordre du texte scientifique ou philosophique10. Plutôt celle dont parle le héros d’une nouvelle de H. James, Image dans un tapis d’Orient11.
61Un jeune critique vient d’écrire un article sur un des auteurs qu’il aime le plus, Hugh Vereker. Et peu après, il le rencontre par hasard. L’auteur se montre déçu par l’étude que le jeune critique lui a consacrée. Elle ne parvient pas à nommer le secret de son œuvre, secret qui en est à la fois le principe moteur et le sens général. « Il y a dans mon œuvre, dit l’auteur, une idée, sans laquelle je ne me serais pas soucié le moins du monde du métier d’écrivain. Une intention précieuse entre toutes. La mettre en œuvre a été, me semble-t-il, un miracle d’habileté et de persévérance... Mon petit tour de passepasse poursuit sa carrière à travers tous mes livres, et le reste en comparaison n’est que jeux en surface. » « Tout l’ensemble de mes efforts lucides n’est pas autre chose, chacune de mes pages et de mes lignes, chacun de mes mots. Ce qu’il y a à trouver est aussi concret que l’oiseau dans la cage, que l’appât de l’hameçon, que le bout de fromage dans la souricière. C’est ce qui compose chaque ligne, choisit chaque mot, met un point sur tous les i, trace toutes les virgules... C’est donc naturellement ce que devrait chercher le critique, c’est même à mon avis... ce que le critique devrait trouver. »
62Le jeune critique dès lors se lance dans une recherche désespérée. Quand il revoit l’auteur, il lui demande plus de précisions : « Je hasardais que ce devait être un élément fondamental du plan d’ensemble, quelque chose comme une image compliquée dans un tapis d’Orient ». L’auteur approuva chaleureusement cette comparaison et en employa une autre : « C’est le fil, dit-il, qui relie mes perles »12.
63Quel est ce fil, cette arabesque compliquée de tapis d’Orient qui explique tout le récit ? C’est le système du récit lui-même. Le récit est bâti sur un événement ou un personnage mystérieux, cause dont on soupçonne l’existence, mais qu’on ne peut identifier jusqu’à la fin du récit, et même au-delà. Tout, dans le récit, doit sa présence à cette cause, mais l’absence de cette cause détermine tout : le récit est la recherche de cette cause cachée, et en même temps tout ce que le récit met en œuvre a pour effet d’en voiler l’accès.
III. Le système du texte
64Pour aborder ce « système », nous devons d’abord ajuster la problématique d’ensemble sur l’articulation en cause ici : comment reconnaître dans la pratique du texte la « révélation » qui en est en un sens la « cause absolue », au sens de l'Image dans un Tapis ? Disons donc pourquoi notre étude s’oriente sur la question précise d’une « reconnaissance ».
65Comment expliquer la fonction privilégiée de la lecture de ce corpus scripturaire dans un lieu de lecture sans cesse nouveau, dont les instances économiques, politiques et idéologiques ne cessent de bouger et diffèrent complètement de celles qui étaient à l’œuvre dans les lieux de formation de ces écrits ? Comment ce corpus est-il agencé pour permettre à toute lecture le déplacement de son ancrage historique, de telle sorte que sa re-lecture (par les procédures relevant d’une « foi ») donne accès à l’Objet (événement/parole) qu’il décrit, et non pas de l’extérieur et par un détour qui lui serait étranger, ni en le posant à distance comme repère et donnée archéologique, mais en produisant, dans ces lieux inédits de lecture, le mouvement même qui l’a engendré comme Ecriture ?
66En des termes qui rejoignent la « naïveté » dont nous sommes partis : loin d’être enclos dans un en-soi sépulcral, cet Objet qui détermine le champ chrétien se prête à une pluralité de lectures et à un traitement diversifié ; ni point immobile fixé dans un segment du temps passé, ni pour-soi d’une appréhension toujours située dans le futur, il s’agit d’un point mobile, d’un mouvement qu’il est impossible de représenter (imaginairement), sinon par l’écart de ses figures entre elles, comme on le voit dans les récits évangéliques ou les grandes figurations des Actes, de certaines Epîtres et de l’Apocalypse, — mouvement qu’il est également impossible de percevoir conceptuellement, sinon, comme s’y efforcent les parties discursives du N.T., par des séries divergentes de saisies, qui ne permettent à aucune lecture de s’arrêter à une systématisation définitive.
67C’est par l’écart des figures et la divergence des discours, dans une coupure toujours à vif à l’intérieur du corps des écrits, que la re-production de son mouvement par la lecture rejoint sa production par l’écriture : leur articulation exacte se réalise au niveau complexe d’une pratique « pascale », qui n’est pas purement et simplement extérieure au texte : sans elle, les bords disjoints restent béants ou bien se referment en silence sur un qui-pro-quo, un nonlieu, qui est non-sens. Tout le problème est de décrire cette articulation sans sortir de l’analyse textuelle13.
68Ce qui détermine l’écriture, est-ce une position in absentia de son objet, comme c’est le cas pour tout texte littéraire ? Pour parler naïvement : si ces écrits entendent témoigner de quelque chose par une in-scription, ce n’est pas d’un segment du passé où leur objet serait à jamais enseveli ; ni d’un transfert vers un arrière ou vers un avant indéfinis, le transfert d’un corps retiré de la communication actuelle. Il n’en va pas avec cette écriture de l’Objet comme s’il restait à tisser pour ce corps disparu des bandelettes et un suaire, et à en conserver la forme vide par l’artifice de longues séries de pellicules linguistiques, des récits, des discours. Ici, l’écriture renvoie l’analyse à un niveau qui déborde en partie la linguistique : à un niveau de réalité actuel et inédit. Ce niveau est impliqué dans les autres niveaux autonomes de la réalité historique ; il en émerge par son inscription dans l’histoire et la lecture, sous une modalité qui ne leur est pas réductible. La génération et le maintien du corpus en sont une marque vive.
69Née de sa dé-couverte, l’Ecriture énonce les procédures d’accès à sa re-connaissance. Elles sont analysables.
70Cette reconnaissance est fondamentale, puisqu’elle coïncide avec la perception de l’Objet spécifique du champ chrétien. Elle s’effectue suivant deux types d’opérations distincts, liés l’un à l’autre dans toute l’étendue du corpus scripturaire. Leur articulation constitue le système du texte.
1. Premier type de « reconnaissance »
71Certains textes mettent en relief particulier un type de procédures, dont on peut décrire le dispositif à partir des figures que, généralement, ils mettent en scène. Cas privilégié : les récits évangéliques de Pâques. Ce dispositif apparaît également en gros plan dans un réseau textuel étendu où s’inscrivent la plupart des logia de Jésus ; dans les scènes stratégiques de l’Evangile de Jn, ou les épisodes de l’enfance de Jésus. Il est en haut relief dans la formule centrale des récits eucharistiques. On peut l’étudier dans les séries figuratives des textes épistolaires, en 2 P par exemple, et en Apocalypse.
72Si l’on considère le mouvement des figures, le dispositif consiste à préserver le sens propre qu’elles ont dans leur contexte narratif, en inversant le sens figuré qu’elles auraient dans un contexte virtuel, éludé de justesse, sens folklorique, que les apocryphes par exemple n’ont pas inversé. Cette pratique habile produit un sens propre nouveau, nourri des significations des figures, mais il émerge à ce niveau inédit, insolite et d’allure actuelle que nous avons décrit comme le niveau propre de la rencontre avec l’Objet « ré-vélé ». Il est clair que cette émergence implique des pratiques précises ; mais l’émergence a bien son mi-lieu dans le texte.
1) Récits évangéliques de Pâques
73Ces récits divers convergent en un moment crucial : celui de la reconnaissance du Ressuscité, avec l’horizon sur lequel elle se profile. Narrativement, il s’agit de décrire, en vide ou en plein, l’articulation entre une perte et une dé-couverte également objectives : celle du corps de Jésus, enseveli au sens propre, mais aussi retrouvé en un sens propre. Tel est le paradoxe. Or, si l’on s’interroge sur l’agencement qui soutient l’opération, un vecteur apparaît aussitôt : c’est la mémoire ravivée de l’état de choses antérieur à la perte. Au niveau où cet état de choses antérieur se ravive maintenant, il prend une allure prophétique, au sens propre ; il est en position « thétique » de la vérité actuelle du « corps ». On peut se demander comment le récit réussit à rendre crédible cette transformation pour une lecture, qui n’en fera désormais l’épreuve qu’à travers l’épaisseur d’un milieu historique décalé. L’opérateur de reconnaissance a deux aspects.
74Un examen détaillé de chaque scène fait voir que le tracé des figures, leurs gestes et leurs paroles, peut se replier sur des faits et gestes antérieurs circonscrits par un tracé en pointillé, l’axe du pli se trouvant défini, « comme » Jésus « l’avait dit », par sa mort : marques faites aux mains, aux pieds et au côté, paroles annonciatrices (Lc 24, 7 ss ; 44 ss), repas partagé, et, en Jn et Lc, une lecture soulignée du « corps » qui s’appuie expressément sur un autre aspect de l’opérateur de reconnaissance : le désir (nostalgie des disciples d’Emmaüs, véhémence de Marie de Magdala). Sa vie était remplie d’avenir, d’un avenir historique dont la signification concrète maintenant est ce que perçoivent les figures, ce qui les regroupe. A présent, sa perte n’apparaît plus tant comme une rupture que comme la reliure d’un Livre insolite ; le récit de Mc sans la finale laisse cela grand ouvert ; pour les autres, l’insolite est parfaitement composé.
75Cette base objective resterait inerte et incapable de produire l’effet de reconnaissance, si le désir n’était en jeu de part et d’autre tout le long du processus. Un désir réciproque est en jeu dans le champ entier. Il expliquait la venue de Jésus parmi les siens comme aussi le regroupement de disciples et de compagnons à sa suite, hommes et femmes. Il continue à travailler en sourdine, sous des déguisements, comme la peur, ou au grand jour, cherchant par quelle métamorphose se situer au véritable niveau de son Objet.
76Sont-ce seulement nos mots qui, dans leurs figures, se trouvent signifiés par le désir ?14 Mais ce désir n’est-il pas lui-même l’effet produit par l’émergence de ce niveau de réalité, dont les figures tentent ici de livrer par leurs écarts entre elles une procédure d’accès ? En tout cas, ces figures familières demandent qu’on les suive dans un premier moment de la pratique pascale, où la question centrale se pose : qui est Jésus ? Que veut dire sa « résurrection » ? Comment le reconnaître dans la rupture et la reliure que disent les textes ? De cette reconnaissance, toute la pratique de lecture dépend. Et, certes, cette opération n’a pas de lieu hors de l’épaisseur socioculturelle où travaillent toutes les sciences humaines. Mais pour voir Jésus à ce niveau irréductible du réel, il y a ce moment nécessaire où on le voit émerger par rapport aux données habituelles de l’expérience. C’est lui que ces récits mettent sous nos yeux par des figurations qu’il s’agit justement d’inverser par rapport à celles de nos rêves et de nos inconscients : la pratique du texte ne peut se passer des significations qu’elles produisent ainsi. Pas de pratique de Pâques sans cette reconnaissance initiale du Seigneur émergeant du tissu de l’histoire, avec une force propre, comme un fil rouge. La production de ce corps lisible en récits est un des effets repérables de cette émergence. L’acte de lecture correspond à cette production, à une distance égale.
77Prenons pour test le premier épisode de la série selon Jn.
78Première aube de la création de l’homme, non pas début, mais nombril de l’histoire. Fait-il encore sombre (Jn 20, 1), est-ce l’aurore (Mc 16, 1) ? Est-ce l’Esprit qui survole les débris du grand naufrage ? On avait déposé en hâte, la veille, les restes du naufragé dans un tombeau, hors la ville. En Jn, le récit a un profil linéaire d’une extrême pudeur, et tout y est mouvement. Marie de Magdala seule conduit le lecteur en pèlerinage vers l’objet de son amour. Pourquoi cette démarche ? Est-elle dans un tel état de manque qu’il n’y a plus rien à dire qu’à marcher et accompagner le plus loin possible le corps disparu ? Qu’espère-t-elle à le retrouver ? Le texte se tait. Se dit-elle que l’amour est plus fort que la mort, ou que ce corps retenait une promesse de vie que l’absence ne peut dérober sans que le monde sombre tout entier ? Une meule de pierre avait été roulée contre l’entrée (scellée même selon Mt). Qui la fera rouler ? La question est absente. L’ouverture est là comme un éclair : « On a enlevé le Seigneur ».
79Pas trace de luminosité céleste ni de voix messagère. Pas d’annonce. Marie va remplir l’office dévolu à la femme en Jn depuis Cana : pressentir avant les autres (les hommes : ici, deux disciples) la promesse de vie impliquée par ce corps. Dans l’ancien monde, une faille s’est déjà entr’ouverte brusquement un jour dans le passé : elle éclate à nouveau, avec le tombeau ouvert ; mais le corps retiré fait tomber dans le vide l’ordre ancien des rapports au monde. A moins que cet ordre maintenant s’inverse, toutes choses ayant été prises jusqu’ici à rebours et sens dessus dessous ?
80Des deux disciples, Jean court plus vite que Pierre, mais n’entre pas le premier : distance intercalaire, qui marque par métaphore la procédure d’inversion requise pour entrer dans cet espace. Aucun n’entre par l’ouverture. Pas un mot. Ni dedans, ni dehors. Un grand travail est en cours de part et d’autre, de déconstruction et de construction, encore antérieur à la circulation du dire. Une sagesse circule en silence. Impossible aux sens de produire un discours sur cet hiéroglyphe de l’univers inscrit dans un pli du sol. Temps de recueillement, pensée attentive à voir se constituer, en retrait des représentations, des significations muettes. Les objets dispersés-là ont un aspect quotidien inattendu : une façon de regarder qui parle (comme les peintures de maîtres). Il faut voir çà avec ses yeux pour le croire... Ils parlent en creux dans un silence dépouillé d’éclat. Pierre considère cette écriture inversée. Le sens de la figure ne peut qu’être indiqué comme en biais, opposant sa sobre rigueur à la splendeur des scénarios apocalyptiques. Ici, rien ne peut plus se mettre simplement à recommencer, comme cela se passerait avec un film arrivé à sa fin et qu’on déroulerait à l’envers : le héros éliminé reste un moment à terre, puis, soulevé comme par une main invisible, il se relève et retrouve les phases de sa vie antérieure.
81Avec l’entrée de Jean, le mouvement linéaire se poursuit. Que voit-il d’autre que le premier ? Rien. Pas un nouveau dessin sur le sol ocre. Mais son regard va jusqu’au point où doit aboutir le parcours prévu de la lecture : « Il vit, et il crut ». Point où l’observation de ce qui est la donnée commune, sous un angle, bascule dans le pré-sentiment d’un ordre différent, aussi réel et continu avec lui. L’équilibre de ce petit univers creux ne comporte pourtant aucune « révélation » oraculaire sur un autre monde. L’éclipse de l’imagerie classique montre qu’il ne ressortit pas du domaine de l’apocalyptique. L’effet de sens porte sur ce qui sert d’ordinaire à définir (imaginairement) le rapport de chacun au monde réel. Il porte aussi bien sur ce qui d’ordinaire sert à définir (imaginairement) le rapport au domaine « divin ». La pratique de Pâques est laborieuse, elle est puissamment réductrice. Elle rend proprement impossible au sens de se détacher pour-soi hors des pratiques qui font l’histoire de tous et de se clore en soi. A quoi bon former un double scellé du tombeau ouvert ? Non-sens.
82Marie de Magdala choisit le parti de « se pencher pour voir ». Solution médiane entre se tenir au-dehors et entrer : interstice entr’ouvert pour un nouveau feuillet du récit.
83On peut discerner ce jeu réciproque du sens propre et du figuré dans d’autres épisodes de la série johannique, et les synoptiques ne l’ignorent certes pas. Tandis que Marie a appris de son Maître, dans le jardin — si différent de celui de Gen 2, 10, — à ne pas tenter de retenir son corps (comme s’il devait recommencer au même niveau sa vie antérieure), le gros des disciples, ce futur corps qui a déjà une allure officielle, se sont bouclés à double tour dans une salle clandestine, par peur des autorités : auraient-ils dérobé le corps du condamné ? Le texte reste muet sur leur motivation (Jn 20, 19ss) ; la situation n’en est pas moins ironique, — ironie qui concerne la lecture et la pratique inverties qui s’arrêtent là : ils se trouvent transférés dans un tombeau et s’y enferment. Que pourrait faire l’Esprit pour eux, s’il se contentait de planer au-dessus de l’enclos ? Mais la peur est un travestissement du désir. Et selon le texte, Jésus vient au-dedans de la clôture (symbolique : solidement ancrée sur le vide des sens) ouvrir le tombeau, se tenir au-milieu d’eux et les rendre à la vie du dehors : « La paix soit avec vous ! ». Ici encore, la parole la plus simple du monde n’entraîne pas de rayonnement extra-terrestre. Ses mains et son côté, dessins trop connus, suffisent à former l’articulation nécessaire à la mémoire : dans cette façon d’être là, il y a un monde qui regarde et parle, un avenir jusque là tenu en suspens. A la parole, le texte adjoint le souffle (le don de l’Esprit) et la force de construire et déconstruire les ancrages.
84Dans le dernier épisode avant la clausule du ch. 20, le récit utilise à nouveau un interstice apparemment dû au hasard pour redoubler et enluminer la contexture de la reconnaissance du corps (Jn 20, 24ss). Un des Douze, Thomas ne se trouvait pas dans la salle, enfermé avec les autres. Où donc était-il ? Dans l’obscurité plus noire de ses évidences sensibles répétées : « si je ne vois pas les marques, si je ne mets pas mon doigt, je ne croirai pas ». Reprenant le procédé de la première scène, le récit amène la lecture jusqu’au point d’équilibre où cette évidence cède à une autre d’un autre type : le point ultime du mouvement n’est pas l’exclamation de Thomas (« Mon Seigneur et mon Dieu ! »), mais bien la béatitude unique de cet Evangile : « Heureux ceux qui, sans avoir vu, ont cru ! » : elle pourrait convenir à la situation initiale du disciple au tombeau, malgré la différence de la formule (« Il vit, et il crut » : que vit-il alors ?). Au point ultime, le sens figuré de toutes les figures tracées ne s’abolit pas, mais s’inverse en un sens propre : il y a une seule façon de voir.
85Pour croire, il faut bien en effet avoir reconnu, et donc vu : sinon, le texte déroulé serait inanité sonore. Ce que dit en finale la béatitude indique la « cause absolue » du récit entier : mais on y rejoint la position d’un lecteur privé de la possibilité d’avoir assisté au spectacle écrit. Sa position est décalée ; mais il est doté de la capacité de lire dans le témoignage de l’écrit lui-même et de voir ce qui a provoqué son mouvement, — la mise en route des figures successives. Cette mobilité donnée au regard est codée dans la scène officielle des Onze comme « souffle », Esprit transmis (Jn 20, 22). N’est-ce pas ce que dit la clausule immédiatement après la béatitude ?
86Pour conclure ce point. Cette béatitude fait apparaître comment intervient l’articulation entre les deux types d’opérations dont nous avons parlé. Ce qui caractérise le premier, c’est que la reconnaissance du corps de Jésus suppose, outre le désir, une base mémorielle : dans le texte, les figures de Pâques fonctionnent par rapport à des références antérieures, mémorisées et avalisées sous divers modes par le texte, qui, de ce point de vue, peut se replier sur l’axe formé par la mort et l’ensevelissement. Pour ce type-là d’opérations, le témoignage de ces récits est irremplaçable, puisque seul il permet à tous les lecteurs postérieurs, qui n’ont pas connu Jésus avant Pâques, de se remémorer l’état des choses antérieur, et de parcourir à leur tour, dans son double sens, un trajet dont la mort de Jésus relie les deux séquences distinctes plutôt qu’elle ne les sépare. Ce projet, se re-produit sous une modalité particulière, étant donné sa position. Le schéma (fig. 2) rend compte des transformations, en utilisant le couple liturgique : anamnèse/épiclèse, en correspondance avec le couple mémorisation/désir. La lecture, montre assez bien le fonctionnement de l’opération. Si on traite le jeu des figures par un effet de sens entre sens figuré et sens propre, on atteint un sens propre en inversant le sens figuré pour nier, non pas les figures, mais la projection fantastique qu’elles auraient dans un monde irréel (apocryphes). Entre les objets du tombeau (bandelettes et suaire), que je ne connais qu’en figure, et les problèmes inextricables où se débat mon temps, il peut exister un rapport en un sens propre, qui n’est pas extratextuel : en position intertextuelle, la peinture moderne peut apprendre à le lire ; un drame liturgique le représente.
2) Autres tests
87La mise en valeur du premier type d’opération, caractérisé par le moment de re-mémorisation qui est son pivot, n’est pas simple, à cause de la mise en œuvre simultanée, en chaque texte, du second type d’opération, destiné, lui, à permettre une reconnaissance de l’Objet en cause, sur une base qui n’est plus celle de témoins qui ont vu et entendu Jésus avant Pâques. L’ordre des sondages est donc déterminé par la facilité plus ou moins grande d’isoler par analyse le premier type de dispositif. Au niveau d’énonciation où nous tentons de maintenir l’analyse, le débrouillage des pratiques en jeu dans le texte est également plus ou moins complexe selon les contextes.
Cana (Jn 2)
88Le récit du premier sêmeion de Jésus tourne autour d’un logion stratégique sur l’Heure : Jésus répond à la remarque allusive de sa mère au manque de vin que « son Heure n’est pas encore venue » (v. 4) ; mais, en conclusion (v. 11), la perspective a complètement basculé : « Tel fut... le commencement des signes de Jésus (sêmeia) ». Il manifesta (phanêroô) sa gloire et ses disciples crurent en lui ». Que s’est-il donc passé entre temps ? Les disciples ont-ils vu quelque chose du passage de l’eau en vin ? Au pied de la lettre, ils n’ont rien pu voir, pas plus que le maître de maison qui félicite le marié (non Jésus) d’avoir contredit à l’usage en gardant le bon vin pour la fin, — ce moment où il parle (« maintenant »). Nommés au départ comme « invités » avec leur maître, ils ne refont surface qu’en cette finale du v. 11. La final ouvre donc un espace distinct, déjà entrevu dans l’aparté de la Mère et du fils au v. 4 : l’espace de l’Heure où la doxa de Jésus est à sa place vis-à-vis de la « foi » des disciples. Espace de même nature que celui des gloses sur la « résurrection » ou l’Esprit, qui jalonnent le texte tout entier. Croire et voir la doxa de Jésus présupposent la position de lecture ultime de l’Evangile : croire sans voir, qui est aussi celle de toute lecture postpascale. Mais la narration impliquée par cette prise de position dernière présuppose, pour avoir lieu et pour commencer, le voir d’un témoin.
89Le dispositif consiste bien à donner à la lecture la possibilité d’une opération déjà écrite : l’inversion réciproque du sens propre et du sens figuré. De l’eau, on soutire du vin. Au sens propre, le récit est agencé pour soustraire la transformation au regard des disciples. Le lecteur est également soumis à cette soustraction. En ce sens-là, les uns à la suite des autres sont l’objet d’un rapt ! Mais, par le vide ainsi produit pour une saisie qui serait imaginaire, la figure décrite peut être donnée à lire comme le sens propre d’un voir à un autre niveau : celui de la gloire de Jésus, où des pratiques s’articulent à des symboles comme l’eau baptismale et le banquet nuptial.
Le pneûma et l’énigme de Joseph : Mt 1, 18-25
90L’épisode est rattaché à la genèse de Jésus-Christ. Elle est qualifiée par une référence à une fonction connue : celle de l’Esprit Saint. Et le lecteur sait à quoi s’en tenir bien avant Joseph, puisqu’il a la clef dès le début : Marie, accordée comme femme à Joseph, se trouva enceinte par le fait de l’Esprit Saint, avant qu’ils aient habité ensemble. Mais Joseph, lui, ne le sait pas. Le suspens du texte tient à cette disparité. Dès qu’en songe un ange lui donnera cette clef, ses perplexités se résoudront, et le récit se poursuivra. Or, le texte laisse la fonction de l’Esprit dans l’obscur. Pas de renvoi à une image : ni survol (Gen 1, 2) comme en Lc 1, 35, ni approche par un souffle, comme dans de beaux textes bibliques, rabbiniques ou profanes15. On peut noter toutefois un pli dans le texte : la parataxe entre l’énoncé du projet de Joseph et la venue en songe de l’ange (v. 20a) — sorte d’interstice stylistique.
91En fait, la mention du Pneûma hagion, qui paraît facile à reconnaître, efficace, donc courante, n’est jamais décodée dans le texte de Mt. Elle y apparaît cinq fois et, si l’on en excepte les deux cas où la tradition de Mt est parallèle à celle de Mc16, il reste seulement deux lieux : ce premier épisode, où s’énonce le niveau de la genèse de l’Emmanuel (1, 18 et 20), et la finale de l’Evangile, dans la formule baptismale où la position du Pneûma dans la triade fonctionne puissamment sans être expliquée (28, 19). Par contre, notons-le en passant, cette fin rend compte du Nom attribué dans la péricope initiale à Jésus : Emmanuel / Je serai avec vous. Dans la tradition matthéenne, l’Esprit Saint ne fonctionne donc qu’à un niveau : genèse et « puissance » (exousia) de Jésus transmise à « tous les peuples », moyennant un procès complexe : le devenir des disciples.
92Revenons un instant au message dé-couvert en songe. Il ouvre les yeux du dernier des Patriarches à une réalité que sa « justice » seule ne savait pas voir et l’incite à la décision auparavant indécidable d’aller prendre Marie et de donner un nom au fils. Du point de vue de la lecture, le jamais vu fait irruption dans le songe et se traduit concrètement par un acte. Mais la répétition non décodée du neutre (le v. 20 reprend sans plus la référence indiquée au lecteur au v. 19) neutralise l’errance de l’imaginaire : le petit spectacle ne donne rien à imaginer. Il fonctionne comme un code reconnu d’avance. Mais par qui sinon par la pratique de lecture du texte entier ? Cette pratique correspond à la pratique d’écriture de l’épisode, qui s’est démarquée de la langue commune de tous les autres textes célébrant la conception de héros (Moïse, par exemple). Le dispositif adopté par les traditions qui ont réfléchi sur l’origine de Jésus (Mt et Lc se recoupent ici indépendamment), opère une transformation subtile du ressort interne des récits, et elle est patente dans l’inversion du sens des généalogies. En Mt, l’ordre des générations, qui vont d’un homme à un homme, subit un décalage « absolu » au moment où elles vont aboutir à Jésus. Marie tient lieu alors des termes antérieurs masculins :
... Nathan engendra Jacob
Jacob engendra Joseph, l’époux de Marie,
de laquelle est né Jésus, appelé Christ.
93Dans le cas de cet homme, la conception coïncide avec le point de départ des générations : insérée dans leur histoire, elle en est le commencement hors-série. En ce point d’ancrage singulier, le cours de la création de l’homme s’inverse en un commencement absolu, sans rompre le continu : le réel prend position à un autre niveau.
94La performance du premier chaînon, situé narrativement à la suite de cette in-version, consiste à simuler, par la situation de Joseph devant la parabole silencieuse que lui offre Marie, la situation de tout croyant devant le sens propre qu’a la genèse de Jésus — situation, d’ailleurs, qui lui est commune avec celle de « tous les peuples » devant la parabole plus bruyante du monde, de la société et du moi. Les sens imaginaires ne demandent qu’à proliférer sous des formes « objectives », comme la fable qui court jusqu’à maintenant en Mt 28.
95Ainsi, le texte nous a amenés à articuler sur un premier type de procédure un second. Il s’agit maintenant de le décrire pour lui-même, à l’aide de textes appropriés. Remarquons auparavant, pour conclure l’énigme de Joseph par une réflexion de méthode importante, que dans ce cas la mémorisation de base n’appararaissait à l’analyse qu’indirectement, par un travail inter-textuel. D’une part, par la comparaison du texte avec des variantes judaïques et profanes, qui en sont les connotations, on voit que, par rapport à toutes ces variantes, où les figures construites ont une allure répétitive, le texte matthéen effectue une inversion inédite. Son effet n’est pas ponctuel, comme dans les « légendes » relatives à l’enfance des héros : il retentit jusqu’à l’extrémité du livre. D’autre part, le recoupement des deux variantes (Mt et Lc) indépendantes sur des points précis renvoie à un espace intertextuel génératif, antérieur à leur divergence, et qui fait partie des conditions de la production des deux textes : l’un par l’autre, chacun d’eux exhibe cet espace comme condition de sa production comme écriture. Dans le langage de la Formgeschichte : chacun codifie et organise, suivant sa perspective, des informations de caractère « privé », des secrets de famille.
2. Le second type d’opération
96Son dispositif diffère. Il s’appuie sur celui que nous venons de décrire, et c’est lui qui permet au « témoignage » de fonctionner, comme nous l’avons vu, à partir d’une re-lecture. Précisément, ce second type d’opération ne dispose pas du support de la mémorisation visuelle et auditive, que présuppose le dispositif précédent. Ici, l’écriture comme la lecture ne sont pas dans une position où la communication directe a été un moment possible : si elles se réfèrent bien à ce moment décisif, c’est par ce « témoignage » même ; et si c’est bien le même Objet qui est reconnu dans sa mobilité native, la différence apportée par ce déplacement est grande en tout sens. Dans le second cas, la re-connaissance a pour vecteur l’ensemble structuré des pratiques qui définissent une époque donnée à partir de ses débats vitaux : dans le champ chrétien, la structuration que nous évoquons passe par un axe qu’on peut désigner comme « pascal ». La reconnaissance s’effectue sur cet axe, dans la mesure où il est situé dans l’épaisseur historique commune à tous les hommes d’une époque donnée.
- Le cas de Paul est exemplaire : sa vision du Seigneur en « apocalypse » (Gal 1) s’articule bien avec celles des « autres apôtres » (1 C 15) ; mais sur quel horizon historique a-t-elle, presque d’elle-même, rejoint le mouvement originaire pour lui donner ensuite une ampleur sans précédent ? (pp. 114 à 116).
- Dans les écrits pauliniens, d’une part, et ceux de son école (Col et Eph), d’autre part, nous verrons ensuite se dessiner deux lignes paraboliques distinctes entre textes concernant l’illumination baptismale : ils répartissent entre compatibles et incompatibles les données culturelles mouvantes. La pratique met en jeu la théorie, et réciproquement (pp. 116 à 121).
- Les contextes codés par le mot « mystêrion » sont un terrain privilégié pour l’analyse d’une écriture de la « révélation » (pp. 121 à 143).
- Dans les écrits pauliniens, d’une part, et ceux de son école (Col et Eph), d’autre part, nous verrons ensuite se dessiner deux lignes paraboliques distinctes entre textes concernant l’illumination baptismale : ils répartissent entre compatibles et incompatibles les données culturelles mouvantes. La pratique met en jeu la théorie, et réciproquement (pp. 116 à 121).
1) Le cas de Paul (Gal 1) : ses connotations et ses variantes
97Cas exemplaire. Il permet de marquer en gros les traits caractéristiques de ce dispositif contredistingué du premier, puis articulé sur lui. Il suffira de procéder brièvement, en réservant l’étude de son fonctionnement textuel pour les analyses suivantes, qui sont longues.
98A relire Gal 1, tout se passe comme si la reconnaissance du Seigneur par ce zélé docteur de la Loi juive avait eu lieu inopinément à un détour du chemin de Damas. Et le livre des Actes donne une version concordante, remarquablement concise, pour le ressort central de la transformation : la formule répétée identiquement aux ch. 9, 22 et 26 : « Je suis celui que tu persécutes ». Mais sur quelle base repérable la reconnaissance a-t-elle joué ?
99Sans doute tient-elle à un ensemble de facteurs socio-culturels, à l’implantation de Saul hors de Palestine, en diaspora, en un nœud de communication où le problème du contact avec les forces vives de l’Empire gréco-romain se posait avec acuité. Mais pourquoi ce contact conflictuel se traduit-il en cette reconnaissance ouverte ? Le texte paulinien reste la source d’information nécessaire, avec les variantes de son école. Supposons-le parcouru sous cet angle. Des textes topiques comme Rom 9-11, d’une part, Eph 2, 11-22 et 3, 8-9, d’autre part, montrent dans quelle direction en chercher la base. On peut trouver un appui dans les variantes que présentent les discours des Ac des ch. 24 à 26. C’est du côté de l’urgence ressentie (expresse dans tout texte paulinien) de voir venir au jour les promesses incluses dans l’institution juive orale et écrite, pratique et théorique, prescriptive et rétroactive. De multiples indices fonctionnent dans le texte au niveau de l’énonciation, dans ce sens. Là est le vecteur qui sous-tend la dé-couverte du niveau intempestif où l’axe des promesses émerge : le rocher spirituel d’où l’eau jaillissait depuis Moïse, c’était en figure ce que le Christ dans ses communautés est au sens propre. Cette métaphore indique la piste. Elle est paulinienne.
100Mais en cette façon de produire le mode de la reconnaissance, quoi de nouveau par rapport au dispositif précédent ? Il y a une différence capitale. Ce n’est plus la vita Christi seule qui se replie en deux séquences opposables sur la ligne médiane de la mort de Jésus. D’abord, ce n’est plus la vie de Jésus simplement, mais un volume à contexture collective (différente du groupe des disciples prépascal et postpascal). Ensuite, la pliure présuppose bien la mort de Jésus, mais dans son effet. Le lieu effectif de la pliure, c’est la déconstruction (aux yeux de l’analyse paulinienne) d’une structure ethnique et culturelle, celle de l’Israël selon la chair, par la construction d’une nouvelle structure, autrement entée dans le texte de l’histoire, rassemblant certes les gens dans un « corps » repérable, mais à un niveau autre et autrement. On le voit, la reconnaissance de Jésus comme « messie » a ici pour répondant direct une analyse aiguë de la vie des « églises », un débat décisif concernant l’avenir des promesses, et donc Israël en tant que champ historique de la « révélation ».
101Mais le cas de Paul permet aussi de voir comment ce type d’opération (plus complexe qu’il ne paraît ici) se relie au type antérieur. Gal 1 raconte que l’articulation entre son « évangile » et celui des autres s’est faite bien après l’« apocalypse », à Jérusalem, et par la grâce d’une rencontre de personne à personnes. Mais d’un mode de reconnaissance à l’autre la distance n’est pas grande dans le temps et l’espace, puisque Paul a été confronté assez vite avec une ou l’autre de ces communautés, celle de Damas selon Gal 1, 17. Le texte de 1 C 15 dit comment l’articulation fonctionne : à la liste des points où le voir s’est effectué s’adjoint en finale son propre temps : « Il m’est apparu aussi à moi... ». Il est clair que les Corinthiens ont reçu, en même temps que ce qui devient pour eux le témoignage de Paul, le témoignage des autres, transmis par lui. Ce n’est pas tout. L’effet de l’énumération ne s’arrête pas là. Il porte sur le reste du texte, où il est question de gens qui dénient, au nom de la première prédication de Paul, l’importance du comportemnet concret et finalement la signification du corps. Cette élision du corps falsifie ce qui a été reçu. Ici, dans le reste du ch. 15, le moment de la transmission agit rétroactivement sur la réception initiale.
102Résumons. Le premier type d’opération faisait se replier le récit postpascal sur des données antérieurement posées, la reliure se situant, « comme il l’avait dit », dans la mort de Jésus. Dans le deuxième type, les feuillets multiples de la texture, toujours reliés par la même rupture de la croix, comportent comme référence directe la vie des « églises » dans leur milieu conflictuel propre. 1 C 15 permet de préciser un point : cette vie se replie, en tant que mi-lieu de transmission, sur des données antérieures, pour qu’une nouvelle avancée soit ainsi posée à partir du mouvement même qui a lancé cette « tradition » en avant. Le dispositif joue donc à deux niveaux. Par cette articulation, l’écriture permet à son Objet mobile d’établir en tout espace neuf son champ inaugural. Autre façon de définir son caractère de « message ».
2) Trajectoires concernant l’« illumination » donnée par la résurrection (baptimasle) sur ce qui est « caché » dans l’épaisseur de la vie concrète17
103Si on déplie devant soi (point de vue synchronique) le corpus paulinien, d’une part, Col et Eph, d’autre part, on repère des unités isolables, où il est question de l’appropriation de la résurrection pascale par la pratique baptismale et celle des dons de l’Esprit. Ces multiples unités se prêtent à une mise en série ; elles forment 2 séries distinctes : la terminologie y est homogène de part et d’autre, mais des termes incompatibles dans le premier de ces espaces (en 1 C) deviennent compatibles dans le second (en Col et Eph.). Par ailleurs, si nous mettons en parallèle à ces textes pauliniens d’autres textes que la sélection canonique n’a pas retenus, nous constatons que ces nouveaux textes composent deux lieux distincts, opposés à bien des égards, se situant respectivement dans le prolongement exact des deux séries d’unités précédentes. D’une part, 1 Clem, Polycarpe, Didachê, justement des témoins privilégiés de l’opération de la clôture des textes ; d’autre part, l’Evangile apocryphe selon Thomas, celui de Philippe, un document « Sur la résurrection » trouvé parmi les 51 écrits de la bibliothèque gnostique de Nag Hammadi (découverte autour de 1945).
104Si nous rétablissons maintenant une perspective de développement historique, tout se passe comme si l’on avait affaire à une double trajectoire, dont ces textes indiqueraient en pointillé le tracé divergent. L’une va de 1 C vers 1 et 2 Tim et Tite, et finit son trajet dans les textes qui relèvent de ce qu’on appellera plus tard l’orthodoxie ; l’autre traverse Col et Eph., puis se trouve être prise en relais par des milieux pré-gnostiques, que l’on considérera dans la suite comme « hérétiques ».
Première trajectoire
105Pour la clarté de l’exposé, partons de ces textes qui, tout près de la limite canonique, n’ont pas été retenus en fin de compte à l’intérieur de la clôture.
106a) « Sur la résurrection »
107Paul y est appelé avec révérence « l’apôtre de la résurrection ». Nous y lisons : « Déjà vous avez la résurrection » (49 : 15-16). L’affirmation s’appuye explicitement sur des développements de l’« école paulinienne », comme Eph 2, 5-6. Du point de vue de I Cor, elle représenterait la position des opposants de Paul. On lit en 45 : 24-28 : « L’apôtre lui-même dit : Vous souffrez avec lui et vous êtes ressuscités avec lui, et vous êtes entrés dans les deux avec lui » (= Eph. 2, 5-6). Le commentaire qui suit (45 : 28-35) présente la vie donnée par l’initiation baptismale comme la lumière du soleil qui descend du ciel illuminer la terre : elle fait disparaître en l’homme initié, ce qui est psychique et physique : il devient un rayon de Soleil : son être véritable est ré-vélé : « Si nous sommes manifestés dans ce monde où nous l’attendons, nous sommes ses rayons et nous sommes enveloppés par lui... » : la vie sensible est une mort.
108b) « Evangile de Thomas » : version originale en copte. Le texte a la forme d’une liste de logia indépendants.
109Logion 56 : « Ses disciples lui dirent : « Quel jour le repos de ceux qui sont morts se produira-t-il, et quel jour sera-ce que le monde nouveau viendra ? » Il leur dit : « Ce (repos) que vous attendez est (déjà) venu, et vous ne l’avez point reconnu ». Ce jour est donc déjà réalisé, mais le problème est de le découvrir. Or, comment le découvrir ? Le logion initial de cet Evangile l’indique : « Voici les logia secrets que Jésus-le-Vivant a dits et qu’a transcrits DidymeJude-Thomas. Et il a dit :” Celui qui parvient à l’interprétation de ces logia ne goûtera point la mort”.
110Le logion 19 est une variante du précédent :
111« Car vous avez là, dans le Paradis, cinq arbres qui ne changent ni été ni hiver, et dont les feuilles ne tombent point : celui qui les connaîtra ne goûtera point la mort ». Ces 5 arbres abritent le mustêrion, la voie d’accès secrète, que d’autres écrits gnostiques appellent le noûs, ou la chambre nuptiale. C’est le lieu par excellence où le mustêrion se révèle.
112c) « Evangile selon Philippe » (en copte : Nag Hammadi) : discours « en forme de spirale », selon l’expression de son traducteur en français, J. E. Ménard. C’est une théologie de la remontée vers le Père, avec un versant spéculatif (p. ex. la sentence 90) et un versant pratique (sentence 68). Le fil directeur, ce sont des logia du Seigneur (p. ex. sentence 69).
113Sentence 90 : « Ceux qui disent qu’on va d’abord mourir et ressusciter (ensuite), se trompent (planâsthai). Si l’on n’obtient pas d’abord la résurrection (anastasis) étant vivant, on n’obtiendra rien lorsqu’on meurt. » La suite fait une allusion claire à la conception du baptême comme résurrection : « C’est ainsi aussi qu’ils parlent du baptisma, en disant que le baptisma est une grande chose, parce que si on le reçoit, on vivra ». Ce que disent au futur ces « ils » (ceux qui se disent orthodoxes) est repris, mais au présent dans un autre sens.
114Et comment peut-on obtenir étant vivant cette résurrection ?
115Sentence 68 :
116« Le Seigneur a opéré tout en un (seul) mustêrion :
117un baptisma
118et un chrisma
119et une eucharistia et une purification lustrale
120et un numphôn (une chambre nuptiale). » C’est en cette « chambre nuptiale » qu’a lieu le « mariage spirituel » (avec l’Esprit illuminateur).
121La sentence 69 explique cette unité par un logion du Seigneur :
122« Le Seigneur a dit :” Je suis venu (rendre les choses d’en bas) semblables aux choses (d’en haut, et les choses du) dehors aux choses (du dedans. Je suis venu les unir) en ce Lieu-là. »
123Poursuivons maintenant en passant à l’intérieur de la frontière canonique. Il n’est pas nécessaire de commenter longuement les textes pour qu’apparaisse leur consonance avec les précédents. Pourtant, la différence de registre est sensible : à quoi tient-elle ? Au dispositif du texte ou à leur contexte ? Citons Col :
« Ensevelis avec lui dans le baptisma,
avec lui aussi vous avez été ressuscités,
puisque vous avez cru en la force de Dieu
qui l’a ressuscité des morts. » (Col 2, 12).
« Votre vie est cachée avec le Christ enDieu.
Quand le Christ, votre vie, paraîtra,
alors vous aussi, vous paraîtrez avec lui en pleine gloire. » (Col 3, 4).
124L’interprétation pré-gnostique porte sur le moment de cette « parution » concourante, manifestant l’être-pneumatique, émergence hors de la mort, c’est-à-dire hors de la vie sensible commune.
125Eph. marque un pas de plus, puisque l’intronisation du croyant dans les cieux se présente là comme accomplie (au passé : en quel sens ?) :
« Il nous a donné la vie avec le Christ,
avec lui, il nous a ressuscités. » (Eph 2, 5).
126Et en 5, 14, l’hymne au Soleil levant passe au plus près de l’écrit copte « Sur la résurrection » :
« Eveille-toi, toi qui dors !
Lève-toi d’entre les morts
et sur toi le Christ resplendira ! »
127De cette mise en série, c’est l’effet d’ensemble que nous retenons pour le moment. Passons donc à l’autre trajectoire, dont le parcours est inscrit dans le corpus paulinien proprement dit.
L’autre trajectoire
128On peut voir comment le premier message de Paul à Corinthe était axé : d’après les conséquences que ses lecteurs en ont tirées, c’était sur la portée eschatologique de la résurrection du Seigneur. Dans 1 C, le texte s’en prend de manière ironique à une interprétation de l’initiation baptismale qui, à certains égards, évoque précisément la conception de la résurrection dans les textes pré-gnostiques cités plus haut.
1294, 8 « Déjà vous êtes rassasiés (banquet eschatologique) ! Déjà vous êtes riches (héritage du Royaume) ! Vous voici rois sans nous ! Ah ! Que ne l’êtes-vous de telle sorte que nous puissions aussi régner avec vous ! ». Dans ce texte, un logion du Seigneur est reconnaissable : sur l’entrée dans le Royaume des cieux. Ils ne sont plus concernés par l’ordre des choses de ce monde, par exemple tenir compte d’autrui dans les repas et les assemblées. En parlant en langues, ne parlent-ils pas avec la voix des anges ? En 13, 1, Paul reprend leur formule : « Quand je parlerais en langues, celle des hommes et celle des anges... ». Ils « connaissent tous les mustêria et toute la gnôsis » (13, 2). A l’encontre, Paul met en relief la limite que l’initiation ne peut pas franchir : 13, 12. « Maintenant (nûn) nous voyons, mais en miroir et de façon confuse. Alors (seulement) ce sera face à face. Maintenant ma gnôsis est limitée. Alors (seulement) je connaîtrai comme je suis connu ».
130Plaçons en regard, dans la même perspective, certaines unités textuelles situées dans les Epîtres pastorales :
1312 Tim 2 : « Evite les bavardages impies... qui se répandent comme la gangrène. Leurs tenants sont à l’écart de la vérité, quand ils prétendent (comme Hyménée et Philétos) que la résurrection a déjà eu lieu : ils renversent la foi des autres » (v. 18).
1321 Tim 6 : « Si quelqu’un enseigne une autre doctrine (hetero-didaskalei), s’il ne s’attache pas aux saines paroles de notre Seigneur Jésus-Christ (hugiainousin lógois toîs toû kuriou), c’est qu’il se trouve aveuglé par l’orgueil ». Il s’agit de la didachê ecclésiale, en parallèle avec les logia du Seigneur : une seule et même chose (v. 3).
3) La « connaissance » du « mustêrion »
133Une série de textes, marqués en surface par le mot « mustêrion », traitent précisément, par leur texture comme par la substance de leur contenu, cette articulation dialectique interne, propre au mi-lieu de la « transmission ». Cette série va du discours en parabole synoptique à 1 C et au groupe Col - Eph. A chacun de ces lieux scripturaires correspond une problématique différente, un traitement singulier, une restriction stricte ou une extension maximale du champ contextuel. L’enquête lexicographique joue ici un rôle utile de repérage. Elle doit pourtant être dépassée, si vient s’inscrire dans la même série, pour d’autres raisons, un texte synthétique comme 2 P, qui ne comporte pas le terme-vedette. La procédure de substitution par équivalence permet de fonder le rapprochement : elle est ici à sa juste place, car le travail opère de texte à texte, et non pas d’un concept (extra-textuel) à un texte. Dans tous ces lieux, le mouvement de « trans-mission » est constitué par l’articulation de deux plans distincts : un plan de « fondement » / et un plan de « construction ». La métaphore topographique vaut pour la théorie du texte comme pour la pratique. Elle implique une succession diachronique, marquée, d’ailleurs, d’une série à l’autre (1 C/Col - Eph) par une sorte de révolution sémantique : notre étude des trajectoires l’a déjà évoquée. Mais à ce développement ne correspond pas une hiérarchie de valeur entre la position originaire et son avancée historique : leur rapport est de réciprocité. Tout le problème est là.
134Le dispositif textuel implique toujours la vie des « églises » dans un milieu culturel qui évolue. Mais il se concentre sur une perspective : les feuillets multiples de la contexture, toujours reliés par un axe médian homologue de la « mort » du Christ, s’ouvrent en deux groupes apposés face à face : l’œuvre construite (autrefois) par « les Apôtres et les Prophètes » / et l’œuvre en train de se faire (s’écrire) par ceux qui viennent à leur suite. Ceux-ci se situent dans la foulée des premiers, si exactement qu’ils écrivent sous la couverture de leurs noms propres et dans la position, remarquable en Eph 3, 1, de prison : interstice laissé vide par une absence, d’où émerge une écriture re-nouvelée : indice d’une faille, analogue à celles que nous avons déjà rencontrées dans les textes comme entre les textes (pp. 84, 102, 106-8, 113).
135Le procédé ne trompe personne, à l’époque. Et 2 P 3, 16 évoque à découvert les « lettres » écrites par son « frère et ami » Paul. Le phénomène notable est ici que la mort du Christ comme rupture/reliure se répercute, du point de vue de l’écriture, dans la disparition de la génération précédente, celle du « fondement ». L’effet reste : distanciation et retour.
a) « Les mystères du royaume » (Mt 13, 11)
136Parmi les variantes, nous choisissons Mt par souci de clarté18 : « A vous il est donné de connaître les mustêria du royaume des cieux », et nous présupposons la lecture de la péricope. Le neutre est une des clés d’accès au niveau de l’énonciation. Parmi les espaces divers qu’il couvre, la dynamique du texte en dégage un privilégié : l’espace de « celui qui a / n’a pas ». Toute lecture potentielle pourra construire son propre lieu sur cette donnée à double sens. Elle n’en détermine aucun à proprement parler : elle simule divers possibles. Tous, il est vrai, convergent vers un axe de perspective précis, quoique défini par un neutre encore : « ce que » voient et entendent les disciples mis en scène. Le « chemin de la vie » ou de la « justice », en ses directions multiples, passe par ce point. Examinons de plus près cette capacité d’extrapolation libre et calculée, à partir de ce point.
137Ce point de convergence, sans nul doute, relève du type d’opération où la mémorisation a un rôle décisif. Mais comment ? On peut le voir en faisant jouer les variantes réparties soit dans les autres Evangiles, soit dans la littérature intertestamentaire ; elles sont nombreuses, et le jeu donne accès au niveau de l’énonciation, comme pour les récits de l’enfance. Toutefois, la texture diffère. La force de la parabole ne tient qu’à la position de sa forme. Elle parle par un écart calculé, une incohérence à peine perceptible de ses signifiants visuels et sonores, et parce que ce qu’elle montre sans le dire, avec des objets et des gestes de tous les jours, c’est en réalité une recréation surprenante du monde. Par ce côté-ci, elle peut résister et se prêter comme une œuvre d’art à la re-citation et à la re-lecture sans fin : ici aussi, finition, fin et finalité coïncident. Mais par ce côté même, c’est déjà regarder vers l’avenir.
138La performance du discours parabolique est peut-être dans la coïncidence des deux dispositifs d’écriture qui forment le système du texte biblique. Et ce n’est pas un hasard si la plus grande part des logia de Jésus ont cette texture à double orientation. Entre les deux, l’écart est virtuel : d’où l’effet d’authenticité. Dans ce discours, l’un fonctionne sur des données antérieures : mises en œuvre par le second. Paraboles et logia sont comme un scribe habile qui tire de son trésor du vieux et du neuf.
139Les mustêria sont ce trésor — chose à dimensions multiples cachée depuis la fondation du monde (v. 34). Non pas comme on se représente en mythe les choses divines : forme qui renvoie chacun à ses mots. Le décryptage du langage de Jésus — la question du texte — ne fait pas appel à la révélation irrepérable d’une mantique oraculaire. Et, selon le récit, il n’y a pas plus de révélations en privé, à la maison, qu’en public : les explications sont d’autres paraboles. Mais la procédure de dé-couverte s’indique partout : elle est d’ordre sapientiel, d’un bout à l’autre de Mt 13. Des feuillets multiples composent, souvent par couples, des écarts. Ainsi, pour commencer : la tombée des graines dans quatre terrains = quatre espaces cosmiques, dont la capacité varie de 0 à 100 / une page intercalaire : question posée par les disciples/suit une parabole symétrique : quatre registres anthropologiques. Ainsi de suite : la stratégie est importante, mais tout autant la fonction des interstices.
140Ce qui a été semé descend jusqu’au laboratoire du cœur, selon Mt et Lc — et rien n’en résulte : paradoxe pour l’homme biblique. Comment la parole peut-elle ne donner aucun fruit ? Sa re-montée s’empêtre, s’épuise ou se dilue dans des espaces conflictuels internes ou cosmiques. Mais cela définit simplement la position de l’homme dans le monde. Le champ, c’est le monde (Mt 13, 38). Dès lors, tout homme est-il atteint par le fond, dès que le semeur sème, la question portant sur le devenir de la parole ?
141L’agencement indique la position de lecture pertinente. Son rôle n’est que simulé, il n’est pas rempli. Stimulé, si l’on veut. Mais le paramètre prescriptif n’a rien d’impératif (jusqu’à la fin des temps). En fait, les substitutions, les interstices entre rôles et registres entendent laisser à la lecture en d’autres temps la possibilité de substituer ses propres données à l’imagerie du récit. Sage pré-texte !
142Et, dans ce texte, tout ce passage est aussi l’effet d’un état des choses conflictuel : mots-croisés, grille où la sagesse travaille, lutte, s’affronte au réel sur ses terrains.
143Le problème est de subvertir la domination du dedans sur le dehors, et du dehors sur le dedans, dont le mi-lieu est le « cœur ». Celui-ci a un rôle double : case vide et chambre nuptiale. La parole y est cachée ou lisible, selon le rapport des forces en présence : cachée, si le coeur est dominé ; et dès lors menacée par les remous entre une structure hermétiquement close par des rapports de domination et la structure d’une parole irréductiblement étrangère à ces rapports de domination : celle du royaume du « Fils de l’homme » (explication de l’Ivraie : 13, 37ss). Libérer la parole implique des procédures de subversion. Le mouvement du discours-en-parabole par rapport au reste du texte évangélique les concrétise. Rappelons qu’il implique des pratiques : la pratique « pascale » est ici appelée à assurer ses connexions avec l’ensemble des pratiques sociales, économiques et politiques : trois terrains anthropologiques du Semeur.
144Suivant le texte, le procès de subversion repose sur deux opérateurs. Nous venons de décrire en partie le premier : un discernement sapientiel, fortement désigné d’ailleurs par l’emplacement en finale du discours des paraboles du Trésor, de la Perle et surtout du Filet. Cette procédure sapientielle parcourt à la fois la figure parabolique esquissée entre le Semeur et le Filet — et l’immense parabole, pleine de vides et de trop-pleins, qu’est le monde d’une époque donnée. Ces deux « paraboles » s’expliquent l’une par l’autre, à partir des blancs lacunaires que chacune présente. Toute les paraboles inscrivent en elles une métaphore du monde, et plus encore leur agencement. Elles exhibent dans la lecture humaine du monde des séries de failles et de trop-pleins, qui sont lisibles en contre-point de la parabole : elle en opère métaphoriquement la déconstruction et la construction à un autre niveau.
145L’autre opérateur de subversion est codé sous la forme du verbe donner : la connaissance des mustêria du royaume est particularisée par rapport à toute autre forme de connaissance de soi ou du monde. Elle neutralise par rapport à ces mystères ce que les ressources du désir seraient en posture d’imaginer. L’accès au « royaume des cieux » est soustrait à l’injonction du désir (cf les interludes : v. 11 et v. 35). Pourtant, la précédente analyse du neutre mustêria a mis en vedette dans le contexte l’importance du désir des prophètes et des justes (v. 17) et aligné sur lui Ninivites, Reine de Saba, tous ceux qui viennent du levant, du couchant, du bout du monde (p. 85). D’un côté, le « don de connaître » correspond donc à un désir ; de l’autre, il est particularisé comme une « apocalypse ». La résolution de l’aporie se trouve dans le jeu du texte parabolique par rapport au contexte entier de l’Evangile. Pour les disciples et pour la lecture, l’itinéraire concret de Jésus, depuis sa conception (cachée, tant que n’intervient pas l’Esprit) jusqu’à l’ultime « vision » du ch. 28, est au sens propre ce que le discours en parabole dit en figure : lire cet ensemble organique de petits spectacles d’allure quotidienne, c’est entrer dans une vision neuve des choses. Ce champ de la connaissance s’ouvre au point de recoupement entre les diverses isotopies du récit entier. En termes clairs : cette vision des choses se déclenche au niveau de l’énonciation et de la pratique « pascale ». Elle enclenche sur des relectures intertextuelles (entre autres, la liturgie). Dans cet intertexte, essentiel au texte lui-même, bien que distinct, le scribe (le croyant) accède au secret caché depuis la fondation du monde. Mais on voit aussi que le support de la lisibilité des paraboles est dans le même temps une réalité historique en train de se constituer, suivant un vecteur expressément « universel » : la parabole est une métaphore du monde, lisible par « tous les peuples » ; son orientation spécifique comme « mystères du royaume » tient au branchement de toutes ses fibres sur la vita Christi et son corps historique. A ce point de vue, la déconstruction et la construction du discours en paraboles est l’effet d’un donné ; de même, la redistribution de ses espaces et de ses figures en fonction d’un discernement sapientiel actuel.
146Ainsi, le dispositif fonctionne en deux sens. D’une part, la reconnaissance du rapport entre ce que donne à lire le petit spectacle aux actes multiples et le « royaume », a pour support une combinaison de facteurs mémoriels : étant occupée à discerner un autre type d’opération, notre analyse n’a pas mis en œuvre les règles qui permettent d’identifier ces facteurs. Ce rapport reconnu est connaissance des mystères en question. Il s’effectue, d’autre part, dans le sens que nous avons développé : vers l’espace d’une lecture décalée, qui re-produit dans son propre lieu le mouvement de l’écriture parabolique.
147La jointure de ces deux opérations n’est pas résolue d’avance. La jointure des deux plans forme un certain angle. Textuellement, l’écart est virtuel, puisque c’est la parabole elle-même qui parle dans les deux sens, de par la position de sa forme. Pourtant, les procédures en jeu ne fonctionnent que grâce à des failles, des blancs, des vides : entre la mé-connaissance du rapport en cause et sa reconnaissance, il reste un vide béant — que traduisent divers procédés narratifs (les interstices) et lexématiques (usage d’un neutre non décodé). L’articulation des deux plans a lieu, en fait, dans un vide médian : l’écriture simule leur jonction effective par des index comme la réponse des disciples : « Avez-vous compris tout cela ? » — « Oui ! ».
148Si la lecture effectue réellement la jointure, elle est en position « pascale », et présuppose, par ailleurs, une analyse de situation (socio-politique) conforme aux quatre espaces fictifs du Semeur, et qui relève d’autres instances : celles du milieu historique (extratextuel). Un graphique peut aider la représentation :
149Symboliquement, le triangle du « vide médian » a pour horizon (S) le « signe de Jonas », à la fois obscur et lumineux. Et le mouvement qui articule la jointure (J) est un procès symétrique, qui reçoit habituellement le nom de « foi ». Le parcours de l’ensemble des procédures, selon leur ordre, constitue la possibilité d’accès aux mystères du royaume.
b) Mustêrion dans les écrits pauliniens
150Ici, nous changeons d’univers. Le registre, en général, n’est plus narratif, et nous n’avons pas affaire à un discours en paraboles. Il existe pourtant en un point un recoupement entre Paul et Mt 12, 38ss, texte rencontré plus haut, en un certain rapport avec le discours en paraboles. L’enquête lexicographique est à la base de la sélection des textes, mais l’analyse porte sur le jeu des séries : leurs écarts. Nous serons amenés à inclure dans ces séries un cas où le terme-vedette est absent, mais un équivalent lui est substituable et éclaire sous un autre jour un aspect du même problème : 1 C 1. Notre but n’étant pas un parcours exhaustif, mais significatif, nous procéderons à une réduction calculée du champ des occurences19.
151Pour deux textes de 1 C : 13, 2 et 14, 2, un cadrage contextuel immédiat impose un sens aux mustêria.
152Les charismatiques sont capables de réalisations éclatantes. Paul aussi. Mais ce sont des riens sans l’agapê. Il en donne une liste. L’une d’elles consiste à « voir tous les mustêria ». Sur quel spectacle ouvre ce charisme ? On en a des exemples dans l’apocalyptique juive ou chrétienne (Ap 10, 7-11). On peut se référer aussi à un texte de l’école paulinienne : Col 2, 18. Il évoque « ce qu’on voit en passant le seuil » — traduction littérale. La formule est tirée de la langue des mystères grecs. Techniquement : lorsque l’initié (le myste) est appelé à franchir le seuil du sanctuaire, après une préparation, il a une vision initiatique (époptie), et le mystagogue lui en explique le sens. Archétypes, mythes, légendes sacrées défilent comme en songe : les figurines en séries, sculptées sur les parois obscures, s’illuminent un instant quand s’ouvre la porte, comme on voit à Rome dans le sanctuaire appelé « basilique pythagoricienne ». A une heure précise du soleil, le centre de la coupole, face à l’entrée, s’illumine, laissant apparaître le point où culminent les séries de stuc blanc : l’être véritable de l’initié y franchit d’un bond l’abîme qui sépare le monde d’où il vient et celui où il va. Col et sans doute 1 C 13 utilisent un schéma de ce genre. Le sanctuaire est le corps du baptisé qui reçoit l’Esprit, entouré de sa communauté, en des localisations variables. Peuvent surgir des moments de synthèse, où les multiples données antérieures du monde et de la foi se bouleversent et émergent à un niveau imprévu, entraînant des sillages imaginaires. Nos textes indiquent que la dé-couverte ne prend sens que si elle s’articule avec le « commandement du Seigneur » et son milieu de transmission.
153« Enoncer en esprit des choses mystérieuses » (mustêria) entre dans le même registre des charismes (1 C 14, 2). Paul aussi sait dire à Dieu des mots incommunicables, et balbutier comme un enfant dans le prélude triomphal d’une création sans chemin tracé : paroles en dérive, production désarticulée, presque muette. Dreyer a exprimé cela assez bien dans Ordet par une longue phrase où Johannès, le héros, cherche sans pouvoir articuler ce qu’il ne saura dire qu’en le trouvant enfin. Dans ses débuts, Paul avait quelque mal à s’exprimer (1 C 2, 1ss), et il en reste quelque chose dans son écriture, si l’on en croit 2 P 3, 16. Plutôt que de maladresse, c’est d’un ajustement ardu à l’inconnu qu’il s’agit peut-être. En tout cas, cet « énoncer » désirable (14, 5), s’il ne s’articulait pas avec le langage par la médiation d’une herméneutique, il laisserait en suspens ce qu’il porte de nécessaire.
154Qu’il s’agisse de voir ou de dire des choses mystérieuses, une procédure sapientielle prend le relais de la procédure apocalyptique : l’une déconstruit, l’autre construit et articule.
155Il s’agit encore de procédure « sapientielle » avec les deux occurences de mustêrion en 1 C 2 : ici, la « sagesse » entre en concurrence avec le procès d’énonciation de la parole (paulinienne). Le texte compose sûrement une « image dans un tapis d’Orient », et il nous faut en remonter le fil jusqu’au ch. 1 pour en avoir une vue convenable (en particulier 1, 21-24). Plaçons en enfilade ces petites unités :
1561, 21-24... « C’est par la folie de la diction (to kêrugma) que Dieu a estimé bon de sauver...
157Les Juifs demandent des signes (sêmeia) et les Grecs poursuivent la sagesse (sophia).
158Mais nous proclamons (racine du verbe = kêrugma) un messie crucifié, scandale pour les Juifs, folie pour les peuples. »
1592, 1... « Je suis venu chez vous, et ce n’est pas avec le prestige de la parole ou de la sagesse (ici prise usuellement comme en 1, 22) que j’ai annoncé le mustêrion de Dieu. »
1602, 7... « Nous énonçons la sagesse de Dieu (laleô) en mystère et cachée en profondeur (apo-kruptô)... »
161Dès la surface, on voit se produire un jeu interne dans un double sens du mot sagesse, puis entre la sagesse et deux autres termes : la diction de la parole (kêrygme, annonce ou enseignement), d’une part, et l’émergence par cette voie du mystère caché. Le jeu ne se fixe pas en un seul sens linéaire : chaque terme devient le carrefour des autres. Est-ce l’énonciation qui est mystérieuse, ou la sophia divine énoncée par Paul ? « En mystère » s’accorde aussi bien à l’un qu’à l’autre. Tiret (neutre) entre deux bords d’un abîme... La stylistique est liée une fois de plus aux tremblements des profondeurs intertextuelles. Ici, la performance est de produire la forme qui répond à la position du contenu.
162La mobilité de ces deux procédures — elles se mêlent sans se confondre — vient de ce qu’une troisième se trouve confluer au même point, et il faut bien la nommer par son nom : c’est une procédure apocalyptique. Elle apparaît en clair quelques versets plus loin, après le remous d’une citation combinée d’Is et de Jer :
« Ce que l'oreille n’a pas entendu, et ce qui n’est pas monté au cœur de l’homme...,
c’est à nous que Dieu l’a révélé (apokaluptô) par le Pneûma. » (2, 10)
163Ce Pneûma sonde les profondeurs de Dieu : il effectue — comme médiation (neutre) — le passage de ces profondeurs divines aux obscurs espaces où la sagesse des princes a mis en croix le Christ, s’opposant contradictoirement à la sagesse de Dieu.
164Mais comment cette lecture, arrivée à ce point, peut-elle ne pas s’abîmer dans le vide (rhétorique), et cesser de ne répéter qu’une leçon apprise ? La question qui se pose à une re-lecture se pose au commencement de l’écriture du texte. Le texte lui répond-il ?
165Reprenons en main l’analyse du système du texte entier. Jusqu’ici, notre effort a cherché à mettre en vedette le second type d’opération, propre au kêrygme postpascal de Paul. Le moment se présente de voir comment il s’enclenche nécessairement — pour répondre au risque de cercle vicieux — sur un dispositif premier, dont le ressort est une anamnèse, fondée elle-même sur un témoignage mémorisé. Ce dispositif a été saisi comme prépondérant dans ce texte par des traditions importantes de lecture, qui y ont retenu avant tout la folle rupture de la croix. Certes, le discours ne réduit pas à néant la croix du Christ. Cette mise en croix (2, 8), l’évocation des signes demandés par les Juifs (1, 22), la référence à la sagesse, d’autres éléments, et surtout la configuration du texte, se re-transcrivent nécessairement comme pages de la vita Christi, et se relient à l’autre catégorie de pages par un axe de rupture. Dès lors, le texte invite la lecture à une procédure sapientielle, qui tire de part et d’autre un fil rouge et un fil bleu, et tisse le texte, en passant par les diverses ouvertures critiques de la vie de Jésus et par des ouvertures homologues dans la vie collective ou individuelle des hommes. Les ouvertures sont contradictoires ; elles deviennent homologues, parce que le héros du texte les assume : « Il est devenu pour nous sagesse venant de Dieu, justice, sanctification et délivrance ». Bref, il se passe une conversion sens dessus-dessous. La position du Christ dans l’histoire visible, l’effectivité de la croix est, de ce point de vue, le degré zéro de l’écriture paulinienne.
166Pour confirmer cette référence « évangélique » et conclure l’examen de textes pauliniens, on peut considérer une donnée intertextuelle étonnante. Nous avons signalé entre kêrugma/sophia/sêmeion une connexion. Or, cette connexion ternaire précise ne se trouve dans tout le N. T. qu’une seule fois ailleurs : l’épisode du signe de Jonas (Mt 12, 38-42 = Lc 11, 29-32). Nous en avons parlé (pp. 84, 127). Ajoutons que son logion central n’est pas sans relation, pour le récit matthéen et lucanien, avec l’épisode, de peu antérieur, où la sophia divine s’identifie à Jésus, ce glouton, cet ivrogne qui mange et boit, cet ami des collecteurs d’impôts et des pécheurs (Mt 11, 19 ; Lc 7, 35).
167La jointure des deux plans nous renvoie à l’opération qui, s’effectuant sur les deux bords, se dérobe dans le « vide médian » pour ne réapparaître que comme pratique : pratique « pascale » de lecture.
c) Mustêrion en Col et Eph
168Le neutre mustêrion, nulle part décodé, marque largement une autre série de textes20, ancrés dans un milieu de production nouveau. Ici, il se dénote par un changement considérable de « l’horizon sémantique » (L. Cerfaux). Les communautés subissent le contrecoup de mutations dans les couches profondes de la culture. Les grands apôtres et prophètes de la première expansion se profilent assez loin sur l’horizon, mais restent assez proches pour que l’emprunt de leurs noms par un écrit fasse sens pour un public. Assurer une « construction » correcte sur le « fondement » posé par la génération précédente est une procédure notable partout en surface ; elle s’exprime par l’organisation des espaces textuels. Pour reprendre la métaphore de la pliure, désormais c’est en vis-à-vis de l’œuvre (ergon), théorique et pratique, mise en place par « les apôtres et les prophètes », que se replie la page en train de s’écrire et de se donner à lire. Cette page est rédigée en leur nom et sous leur pseudonyme, mais avec des matériaux inédits. La pliure a son mi-lieu dans la couche même d’une transmission qui se prolonge. En ce mi-lieu, il y a une rupture. Sans aucun doute, cette rupture re-produit en perspective la croix du Seigneur, comme partout dans les autres séries de textes. Mais cette rupture, la faille, le creux vide qu’elle détermine, sont travaillés ici sous une modalité singulière. La position de la croix a un effet sur la position du scripteur (« moi, Paul », par exemple). Nous l’avons noté. Lui qui annonce le mystère du Christ, il se situe entre les parois d’une prison (Col 4, 3 ; Eph 3, 1), absent de corps, retiré de la circulation des personnes ; mais prison ouverte comme le tombeau de Pâques : le « mystère du Christ » y est annoncé (Eph 4, 3). Curieuse position : métaphorique ; elle est fictive par rapport à l’écriture de la Lettre, mais elle indique au sens propre le mi-lieu pascal et la pro-duction qui en sort, lieu propre où l’articulation du mystère de Dieu, qui reste un langage, devient une pratique intelligible pour les générations successives. En d’autres termes, si l’on revient à l’image du tissage, les fils rouge et bleu qui relient en leurs points critiques le corps de Jésus et le corps « ekklésial » se retrouvent dans la main qui tisse l’écriture nouvelle : « ce qui manque aux détresses du Christ, je l’achève dans ma chair en faveur de son corps qui est l’église » (Col 1, 24).
169Le déplacement de « l’horizon sémantique » se marque, entre autres, par trois traits : l’usage ample de mustêrion et non décodé, même là où il a Dieu ou Christ pour déterminatif, — l’apparition de plêrôma (neutre également laissé dans l’obscur), — et la place éminente donnée à la « connaissance », une super-connaissance qui tend vers la « perfection » (teleiôtês). Dans la combinatoire des écrits pauliniens, cette place serait exclue, comme l’a montré l’étude des « trajectoires » relatives à l’illumination baptismale.
170Le jeu intertextuel entre ces textes et 1 C 1 rend ce déplacement évident. Mais il assure aussi la continuité avec les écrits pauliniens, et du même coup avec la tradition des logia du Seigneur (Mt/Lc). Leur connexion plutôt : la pliure, ici située dans le mi-lieu de la transmission prolongée, profile son dessin sur celui de la pliure antérieure. La fig. 4 (p. 142) représente graphiquement ces positions homologues distinctes. Le jeu a lieu entre deux groupes de textes remarquables : Col 1, 26ss et Eph 3, 11ss / 1 C 1 et Mt 12, qui nous sont connus. On y rencontre transformée sur un seul point la relation triangulaire entre kêrygme / sagesse / signe.
171En Col, les deux premiers termes sont là sous une équivalence substituable : annonce de la parole (didascalie, exhortation) et sagesse (« en toute sagesse »). Le facteur absent, c’est le signe. La bonne sagesse à l’œuvre dans l’annonce aspire pourtant bien à produire le fruit de son travail, fruit qui en lui-même est signe et don du Christ et du Pneûma. Ce qui tient lieu du sêmeion et forme l’horizon du travail en cours n’est autre que la maturation de la lecture et de la pratique ecclésiale jusqu’à la parfaite connaissance du mystère caché, manifesté, révélé parmi les « païens » (1, 26-28).
172Substitution équivalente en Eph 3 : une dialectique en mouvement articule l’annonce aux païens / l’émergence du mystère caché / la sagesse multiple de Dieu.
173C’est clair, les mêmes procédures entrent en concurrence, dans un langage et un milieu socio-culturel autre. Le tour de force que fait ici l’écriture pour indiquer le niveau de l’énonciation s’énonce en Eph 3, 4 : « Vous pouvez constater en me lisant quelle intelligence (sun-esis) j’ai dans le mustêrion de Jésus Christ ». Cette intelligence (transmise au lecteur symétrique) a pour support une analyse à neuf des données socio-culturelles du milieu — page à remplir exactement, sans quoi pas de lecture véritable de l’autre page, celle qui est consignée comme fondement, et pas de jointure possible de l’une à l’autre. Procéder justement à ces opérations complexes, dans leur ordre et selon leur différence, c’est ouvrir, en même temps qu’un livre parfaitement relié, le mystêrion. Il va de soi que l’opérateur nommé Esprit a un rôle décisif tout au long des parcours — trait de feu neutre sur toutes les fissures, il emplit de ses spirales l’espace translinguistique du « vide médian ». La position textuelle de cet opérateur de sens renvoie la structure du texte à la structure des pratiques qui sont la condition de sa production.
174Nous venons de faire une analyse double du plan de l’énonciation de ce groupe d’écrits, l’une textuelle et l’autre intertextuelle. Pour conclure, choisissons pour terrain un texte étendu dont la clef de voûte est la formule : « Ce mystère est grand : je déclare qu’il concerne le Christ et l’Eglise » (Eph 5, 32).
175Le problème du découpage se pose aussitôt. Selon l’organisation de la surface, la péricope où est la formule se trouve placée dans une série de textes prescriptifs concernant des rapports homologues entre femmes/maris, enfants/parents, esclaves/maîtres. Cette isotopie du texte ne doit pas être négligée.
176Sous l’angle stylistique, la formule relève de l’acclamation hymnique : « Grand est Yahvé ! » (Ps 135, 5) ; « Grande est Babylone ! » (Ap 17, 5) ; « Grande est l’Artémis d’Ephèse ! » (Ac 19,34). Or, le style hymnique parcourt l’Epître :
177« Un seul corps et un seul Esprit (les neutres riment : sôma/pneûma). Etc. (4, 4s).
178« Eveille-toi, toi qui dors... » (5, 14).
179Les allusions à des formules « liturgiques » sont obvies : « Christ nous a aimés et s’est livré pour nous » (5, 2) ; « chantez » collectivement « des psaumes, des hymnes, des chants inspirés », célébrez à cœur joie (5, 19). Deuxième isotopie à considérer ; le discours hymnique n’est pas un discours spéculatif ou une parabole.
180Enfin, du point de vue thématique, le développement du texte se noue autour d’un problème de transmission prolongée et de croissance théorique et pratique à partir d’une sorte de matrice mobile : il s’agit de re-interpréter l’efficace de la résurrection. Dès lors, la première péricope du ch. 4 est un point de départ nécessaire. Elle décrit par une figure quasi explosive la montée et la descente du Christ (4, 1-16). Suit une seconde unité qui occupe le reste du ch. 4 : transcription d’un texte « pascal » en contexte éphésien. Troisième unité : la première moitié du ch. 5 traite de la résurrection comme illumination baptismale, — question abordée par nous déjà ; à ce propos est mis en place un dispositif, dont le ressort va jouer dans la série des trois rapports prescriptifs. L’unité centrale pour cette isotopie, est là : 5, 1-20. La formule d’acclamation hymnique codée avec mustêrion se situe en finale du texte sur le rapport femmes/hommes (5, 21-33), à sa jointure avec les deux autres (1, 1-29). Dans cet espace textuel long, on ne trouve pas d’autre usage du mot et il n’est qualifié ici par rien d’autre que le démonstratif « ce » : ce déictique renverrait-il, comme un cela en d’autres lieux, à l’ensemble du mouvement du texte, au système du texte entier ? En tout état de cause, ce neutre doublement réfracté en lui-même est une marque lisible de rupture profonde et de reliure simulée, ouverture provisoirement couverte, préservée en vue d’une lecture éventuelle. Une lecture pourrait survenir, se pencher en hâte et entrer, pour voir l’ordre insolite qui s’y trouve à dé-couvrir, et entendre, peut-être, la parole altérée qui a besoin d’elle pour se dire. Qu’on pardonne la métaphore : le texte y incite. Alter-née, si l’on préfère.
181Eph. 4, 1-16.
182C’est par la métaphore d’un mouvement en quelque sorte « absolu » que commence la première petite unité. Et, comme souvent, l’élan part d’un emboîtement du texte dans une citation. Ici un Psaume énigmatique :
« Monté dans les hauteurs,
il a saisi sa capture,
il a fait don de dons aux hommes ».
183Le commentaire oppose à la montée une descente symétrique : le mouvement de bas en haut inclut un mouvement de haut en bas ; monter et descendre ont un profil en similitude ; le premier déconstruit, l’autre construit. Construction d’un corps insolite, fait de parcours alternés, comme la constitution de l’atome. Figure d’une Pentecôte entièrement recentrée sur le Christ et la topique collective de son sôma. Autre cas du dispositif à double fonction que nous avons appris à connaître avec le discours en paraboles. La topique est en mouvement à partir de l’acte codé par le verbe que nous avons également rencontré dans cet autre contexte : ici, il est actif : « il a donné ». Plan où la re-connaissance suppose une connaissance mémorisée de Pâques. Mais la topique comporte simultanément une dimension de connaissance (v. 13) et une dimension matérielle ou pragmatique (v. 16) qui se déploient dans l’autre sens. Le « fondement » a dressé le système du texte et la pratique combinée correspondante : sur ce dispositif « matriciel », le temps présent de l’écriture et de la lecture forme une avancée encore générative, par un « travail » (ergon) propre. Y sont impliqués les anciens païens, porteurs du signe du paganisme, et les anciens juifs, porteurs de la circoncision, des gens d’autrefois et d’aujourd’hui (2, 11-15). Pour l’époque présente, la « super-connaissance » est le seul épanouissement culturellement vrai ; et il devient chrétiennement vrai, parce qu’il résulte d’un travail de la culture sur le plan de la parole transmise : page d’une écriture prompte à se relier à la page antérieurement écrite, comme son plêrôme. Ce nouveau neutre aussi est trace en surface d’un pli nouveau de la profondeur énonciative.
1844, 17-30
185Une voie simple s’ouvre à l’analyse, si on se souvient du schéma figuratif des récits de Pâques (p. 109). Le texte conserve un plan de référence directe à l’itinéraire de Jésus ; l’anamnèse rejoint la mémoire de la tradition, le nom propre de Jésus se substitue soudain à celui de Christ : « la vérité qui est en Jésus » se manifeste sur le fond de l’enseignement transmis. Une marque stylistique éveille le regard : il ne s’agit pas d’apprendre quelque chose sur le Christ, mais bien d’entendre parler : d’apprendre le Christ (v. 21).
186Mais autre temps, autres mœurs. A ce plan d'anamnèse correspond la nécessité d’une herméneutique de l’existence présente, concrète, matérielle. Une « transformation spirituelle » est en cours, symétrique de l’anamnèse (v. 22-24). Au premier type d’opération s’adjoint un second. On le voit se contruire d’abord sur un registre métaphorique : dévêtir le vieux/revêtir le neuf. L’image ne nous est pas étrangère. Puis sur un registre parénétique, où les énoncés éthiques comptent moins que le mouvement d’inversion des pôles négatifs en pôles positifs (v. 25-29). L’éthique indique que ce sont des rapports objectifs entre des corps qui sont en cause. Et, bien sûr, la métamorphose du désir (Cf. 4, 22).
187Dans les récits de Pâques, cette transformation avait un lieu narrativement imposé pour se produire : c’était la rupture entre perte et re-découverte du corps aimé de Jésus. Comment définir ce lieu quand on est à distance, dans la position discursive propre à cette écriture issue de celle de Paul ? Le texte prend pour base une formule élaborée par lui et qui occupe une place stratégique dans Gal et Rom. Elle se trouve au pied de la lettre, au début de la péricope suivante : « Christ nous a aimés et s’est livré... pour nous » (5, 2). Dans notre texte, elle a une allure plus proche de celle des logia du Seigneur, comme le Notre Père : « Pardonnez-vous mutuellement comme Dieu vous a pardonné en Christ ». Ainsi, tout d’abord la référence à Paul fonctionne dans le texte comme un logion ; elle devient effectivement dans notre péricope un logion du Seigneur. Le dispositif de surface répond à une opération profonde : cette contexture alternée du pardon relève du processus de tissage que nous avons déjà décrit : le fil écarlate venu du Christ passe des trous critiques de sa « vie » (mort/résurrection dans la langue paulinienne ; ici en termes de pardon et don de soi) à la série critique de situations qui s’inversent du négatif au positif, — fil bleu symétrique.
1885, 1-20
189Ce processus se poursuit durant la péricope suivante et explique ce qui s’y passe, en particulier avec l’émergence de l’hymne. Voyons comment, en partant de cet hymne. La formule d’introduction laisserait à penser qu’il s’agit-là d’une citation : « C’est pourquoi on dit (dio legei)... ». Qui parle ? Pas les Ecritures anciennes où l’hymne est introuvable. Parole est donnée à l’Esprit, qui « inspire » chants, psaumes et hymnes en 5, 18 : il est invoqué en finale, cas où se produit l’épiclèse de nos schémas (6, 18). C’est donc ici l’opérateur Pneûma qui prend en mains propres les fils à tisser.
Eveille-toi, toi qui dors !
Lève-toi d’entre les morts
Et sur toi resplendira le Christ.
190De l’intérieur de l’hymne, une force créatrice appelle l’initié à émerger des ombres en même temps que le Soleil, par un mouvement symétrique, mais l’Esprit se joint à elle pour dire : Lève-toi ! L’injonction implique un lever dont la force chez l’initié répond à la forme du Christ en train de ressusciter. Tout se passe en profondeur comme si déjà la Lumière (= Christ), ayant pris position dans les ténèbres critiques qui occupent la caverne sépulcrale de l’homme ancien, était en position maintenant de communiquer à l’initié la force d’une position contraire. Procès d’inversion toujours déjà en marche : d’une absence de Lumière devenue sienne, Christ peut rendre possible et visible un passage hors de la caverne noire. L’hymne ne parle pas de « résurrection » pour le Christ. Très tôt, une pratique de lecture a aligné le sens sur les écrits pauliniens et parlé de « résurrection », non sans y refléter la dérive sémantique de la culture. Ainsi Clément d’Alexandrie, prolongeant l’hymne (qu’il cite) par une suite significative :
... le Soleil de la résurrection,
Engendré avant l’étoile du matin,
Donne la vie par ses rayons. (Protr. 8 : 84, 1-2).
191Mais déjà le texte avait écrit une page nouvelle avec les données de sa culture. Elle s’oppose à la page mémorielle en la transposant : on passe, par le moyen d’une figure (lumière/nuit), d’un sens propre (Jésus ressuscité) à un autre sens propre (illumination baptismale). Notre graphique (fig. 4, p. 142) est fidèle au profil de l’hymne : les deux pages se construisent à partir du dedans d’un triangle ouvert : tombeau, sanctuaire, œil obscur qui s’illuminent quand l’initié passe le seuil. L’œil devient lumière...
1925, 21-33
193Nous approchons de la formule sur le « grand mystère ». Rappelions d’abord que trois rapports vont se succéder en enfilade21. Dans les trois, c’est la réciprocité des positions qui importe plus que la forme hiérarchique du rapport. Et il s’agit de positions quasi « matérielles » de corps et d’espaces. Le principe matriciel du rapport, c’est une réciprocité première entre positions du Christ et positions anthropologiques. Notre texte les exprime par des figures cardinales : purification lustrale, geste de présentation spéculaire tirée d’une longue tradition dont le Ct est un moment éclatant. Mais ces figures se produisent sur la même isotopie fondamentale : « Il nous a aimés et s’est livré... ». La réciproque est devenue possible : c’est là le nœud du texte. L’ekklêsia regroupée en un seul lieu se tient vis-à-vis de l’Amour comme l’autre de l’Objet de ré-vélation : un autre lisible par lui comme il l’est par elle, sans repli ni tache d’ombre.
194Ce procès permet une histoire véritable, vraiment « dialectique », car aucun des deux termes ne peut être posé ou se poser indépendamment ou antérieurement à la position de l’autre. Christ a pour ainsi dire regardé, pour être, ce que l’homme lui proposait comme position ; ce fut une série de positions critiques. Le regard de l’initié fait de même. Le processus se maintient. Et ce principe de position fonctionne aux divers étages : ainsi, c’est en aimant sa femme que l’homme s’aime lui-même, non l’inverse. C’est l’autre, en tant que tel, qui détermine la position de l’un. Ainsi s’articule une alliance sans menace de rétorsion. On traduit généralement en contre-sens le verbe qui débute les trois péricopes traditionnelles : upotassô indique le ressort du procès. Le verset initial (v. 28) dit : en fonction de votre commun rapport à Christ, que chacun entre dans la logique de l’autre. Celui qui a l’initiative, justement, entre dans la logique propre du champ de l’autre : il est exclu que cette logique soit immobile, en se figeant dans un ordre déjà fait de domination de l’un sur l’autre. Tout va à l’inverse. Et pas question pour les rapports sociaux (ici, la famille) ou politiques d’échapper à cette poussée bilatérale interne.
195L’acclamation « Grand est ce mystère » porte sur cette superposition de réciprocités entre positions contradictoires, dont la règle des combinaisons se trouve dans l’alliance entre Christ et « ekklêsia ».
196Ceci posé, voyons quelles sont les procédures en jeu dans la péricope relative au rapport femmes/hommes, et comment y fonctionne, en somme, le système du texte. Comme ailleurs, deux procédures sont en concurrence. L’une, sapientielle, est soulignée par différents facteurs : le style d’allure gnomique (proverbial) : « Celui qui aime sa femme comme lui-même, s’aime lui-même », « Jamais personne... » (v. 28s) ; — par un vocabulaire qu’on ne lit ailleurs guère que dans Sagesse, 2 Mac et Ct (« sans tache et sans ride ») — ; surtout par la transposition nuptiale des symboles lumineux qui occupaient la péricope précédente. Cette transformation nous renvoie dans l’intertexte représenté par le Ct et la citation finale de Gn 2, 24 : « C’est pourquoi l’homme quittera... et tous deux ne seront qu’une seule chair ». Nous reviendrons pour finir à cette référence au récit primordial : ce n’est pas un hasard si un tel interstice s’ouvre juste avant que survienne le code mystérieux ; en d’autres lieux, ce procédé a une portée structurelle, nous en connaissons déjà plusieurs.
197L’autre procédure peut être qualifiée d’« apocalyptique ». Voyons comment. Si on situe le départ de la dialectique comme le fait la péricope, on se trouve d’emblée au plan concret et observable du rapport amoureux, et ce sont donc des rapports sociaux qui fonctionnent comme support premier des procédures subséquentes — point de départ d’autant plus remarquable quand il s’applique à d’autres domaines que le sexe, comme l’éducation et la politique. L’infrastructure « matérielle » est à la base de la topique, et la procédure sapientielle d’observation et de discernement est historiquement première. Le texte ne fonctionne donc pas sur une cellule idéaliste. Mais dès lors comment passer au niveau spécifique du rapport du Christ à l’homme concret ? Comment émerge-t-il dans l’épaisseur du précédent ? Est-ce par un saut « absolu » sans rapport avec le procès concret précédent ? Finalement, comment lire d’une façon non utopique la formule paulinienne, ici à nouveau transposée : « Christ a aimé l’ekklêsia et s’est livré pour elle » (v. 25) ? La réponse a été préparée par notre lecture de l’hymne : « Eveille-toi... ». L’injonction d’allure oraculaire impliquait qu’une force génératrice était à l’œuvre, mais non comme deux ex machina : ce qui est à l’œuvre, c’est le processus d’articulation (ou de tissage) entre points critiques d’un corps et points critiques d’un autre corps, entre le type d’opération qui « consigne » sur une page ce que Jésus a dit et fait, et le type d’opération qui écrit l’autre page, avec ce que dit et fait l’histoire contemporaine. Le texte est donc lui-même animé de la poussée bilatérale dont il parle. D’isotopie à isotopie, d’articulation à articulation, il amène la lecture du niveau de l’énonciation au niveau des conditions de sa production : à un ensemble structuré de pratiques, dont la connexion a pour lieu, dans le champ de l’ekklêsia, un point ici très clair : Pâques, une Pâque continue. En ce point mobile se recoupent des pratiques diverses, lustrale et sponsale ici. Entrer dans ces pratiques textuellement codées, c’est passer le seuil du sanctuaire — un sanctuaire dont la construction sans cesse mobile coïncide avec le réel concret des rapports sociaux, tout en s’en distinguant solidement. « Grand est ce mustërion ! ».
198La fenêtre ouverte par la référence à Gn 2, 24, montre la dimension universaliste du lieu où émerge ce mystère : c’est l’homme nu, à l’aube de sa venue au monde, qui est concerné par ce procès d’alliance : l’anthropos antérieur à toute « ré-vélation » mosaïque. On se souvient que les « païens » forment un aspect intégrant de la « cause » qui appelle l’œuvre du « fondement » à se prolonger en une avancée ultérieure, et le texte de Paul à se re-produire en un nouveau texte, couvert de son autorité. La citation joue une fois de plus en surface, par le remous qu’elle provoque, le rôle d’indice du plan de l’énonciation.
199Le sanctuaire est donc une métaphore du monde conflictuel réel, comme l’était la parabole. Au sens propre, la vie simplement humaine est un vecteur nécessaire à la production des deux plans. Graphiquement, il se trouve figuré par la forme du V triangulaire, qui définit les parois du « vide médian ». On voit maintenant à quelle activité débordante est occupé ce vide. Quant à la relation entre ces plans, elle s’établit, nous le savons, d’une façon « mystérieuse » à leur jointure, dans un espace de rupture correspondant à la mort du Christ. Elle est codée comme un donné. Mais les procédures du long texte d’Eph rendent compte de l’écart et forme au-dessus un tracé en pointillé.
200Pour conclure, l’ensemble des analyses sur le dispositif double du texte peut être figuré par un schéma (Fig. 4). Les deux types de re-connaissance forment un écart entre les dispositifs d’écriture : T1/T2. Le lieu de la re-connaissance a la forme arbitraire d’un V : tombeau ouvert, chambre nuptiale, sanctuaire, monde, suivant les textes. Aussi bien, c’est l’œil clair du cœur, où la parole se ré-interprète sans cesse en fonction de données neuves (un débat collectif et vital est présupposé). La pratique « pascale » est indiquée sous un mode contestable, comme si elle fonctionnait hors-texte. Mais la clarté a ses raisons.
201Une vue générale de l’itinéraire suivi pour décrire le système du texte n’est sans doute pas inutile. La pratique spontanée de lecture d’un texte biblique dans la liturgie, par exemple, cherche la rencontre d’une « présence », celle d’un Objet qui n’est pas fictif, puisqu’il détermine le champ de la reconnaissance et de la pratique. L’analyse textuelle montre que cet effet de sens désiré résulte, en fait, d’un écart — comblé — entre deux types d’opérations, connexes toujours, mais distinctes. On peut en rendre compte en étudiant, au plan linguistique, l’agencement de deux dispositifs, repérables au niveau de l’énonciation. C’est-à-dire : là où se recoupent, s’affrontent, s’opposent bout à bout deux ou plusieurs plans différents d’écriture, provoquant en surface un remous, un pli, une turbulence dans les rapports syntaxiques ou les accords grammaticaux, et souvent l’apparition d’un neutre — trait d’union couvrant la rupture profonde entre les procédures en cours. Mais là même, un accès est indiqué vers l’énonciation. En s’y traçant un chemin, la lecture subit en quelque sorte une mue : elle rejoint un lieu où la structure du texte s’entrelace avec la structure sociale qui, sous une modalité différente, explique d’une part l’écriture de ce texte et d’autre part la façon de le relire.
202Le premier dispositif présuppose (indique textuellement) un ancrage historique qui fut accessible un jour par le témoignage où il demeure actuellement in-scrit — inscription qui le traduit. Le second, donnant la main au premier pour se lancer, prend son relais : il présuppose (par des indices textuels étendus) un support construit avec les données du segment d’histoire nouveau où il prend sa forme écrite. Sa force vient de cet ancrage où se poursuit le mouvement génératif qui a produit l’autre dispositif.
203Le Nouveau Testament est le texte qui résulte de la conjugaison étroite de ces deux dispositifs ou types d’opérations. Certains récits mettent en gros plan le premier ; d’autres, et souvent des « discours », manifestent plutôt le second. Cette écriture implique une pratique, qui peut se définir comme « pascale » : la lecture la présuppose symétriquement. L’Objet propre du champ chrétien se dé-couvre sur l’axe qui joint les deux pôles : Objet identique à son mouvement. On peut lire dans ce sens la formule paulinienne : « Le Seigneur est Souffle » (Pneûma). Textuellement, ce mouvement a un profil parabolique comme celui de l’initiation batismale qui le métaphorise : de l’avant vers l’arrière, de l’arrière vers l’avant, mais aussi de bas en haut et de haut en bas (Eph 4). L’espace de ré-vélation ainsi produit se déplace exactement avec le présent du lecteur : dans l’épaisseur de ses implications socio-culturelles, l’initié s’y éveille et se lève en même temps que le Soleil levant (hymne d’Eph 5). D’où l’effet de « présence » perçue.
Conclusion. Positions de l’opérateur du sens
204Certains problèmes n’ont été traités que par le biais d’une fenêtre entr’ouverte : le rapport entre la « prophétie » (c’est-à-dire notre Ancienne Ecriture) et « ce que dit le Seigneur », entre le « logos prophétique » qui brille dans l’obscur du sanctuaire et le « lever de l’étoile du matin ». La série des figures tracées en 2 P — texte bien en situation dans nos séries — suffirait à mettre ce rapport en pleine lumière. Mais le temps presse. Il y a une question qu’on ne peut laisser en suspens. Les procédures, procès et parcours que nous avons suivis en tous sens définissent le dé-placement d’un Objet, un mouvement qui, de quelque point qu’il se désenclave et en tout point où il embraie, reste capable de s’exprimer dans le volume limité d’un corpus. Apte à une extension maximale, il peut sans contrainte adopter l’espace d’une très petite unité. En fin de compte, la formation du corpus, sa relecture permanente, ses connexions avec des pratiques complexes, nous renvoient à une question de fond : en quelle position situer l’opérateur qui rend possible et régularise cette multiplicité de circuits, et les laisse se connecter comme nous le savons : dans une case vide, un vide médian ?
205Nous avons abordé la question à l’occasion, et l’avons tranchée selon les évidences des contextes locaux. Procédons, si possible, à un traitement plus systématique. Ce n’est pas sans actualité.
Que signifie une position extra-textuelle ?
206Quand on dit que ce texte « répercute » les contradictions particulières de la société contemporaine de sa rédaction, de quel niveau du texte parle-t-on ? On exclut, certes, qu’il en soit le reflet pur et simple, comme le voudrait un matérialisme vulgaire. On entend plutôt qu’il comporte une critique de ces contradictions, mais c’est l’évidence même si l’on songe aux pharisiens, etc. Il faut préciser : veut-on indiquer qu’une des isotopies (ou plans) du texte se réfère à une mémoire critique ? Possible. Mais le texte ne justifie pas qu’on privilégie une isotopie politique au détriment des autres. D’où tient-elle cette position prédominante ? A supposer qu’on sache comment isoler, par exemple, une série de logia conformes à la mémorisation supposée, comment la décoder à son propre niveau, sinon par les accès que le système du texte ne procure que par un écart entre ce plan d’écriture et le plan de ré-interprétation correspondant ? Mais cet écart n’est pas fait pour livrer des archives relatives à la pensée de Jésus : il est construit pour que la lecture se situe elle-même (avec ses propres données) selon un axe. Mais cet axe du mi-lieu porte précisément l’Objet de dé-couverte en une position dés-enclavée par rapport aux données pures et simples de l’époquede-Jésus. Bref, ce texte ne se laisse pas traiter comme un document d’histoire au passé simple. Ce n’est pas un texte politique, en ce sens. La preuve objective en est qu’on ne dé-couvre pas ce texte comme la « Règle de la Guerre », dans des rebuts de synagogue ou dans des cruches, espaces soigneusement clos et d’avance prémunis contre les aléas de prédations proprement « historiques ». L’a-venir de ce texte a dépendu jusqu’ici de son de-venir, de ce jeu de mots parlés et célébrés en langues, et préservés par cette labilité. La clôture du texte renvoie en tout point la lecture au niveau global de son énonciation.
207En fin de compte, assigner à l’opérateur de sens sa position par une lecture qui s’affiche « matérialiste », est équivoque. Cela peut dire que la démarche herméneutique occupe à juste titre la place simulée pour elle par le protocole d’écriture (le système) de ce texte. Ou bien, c’est qu’on lui substitue un système qui organise lui-même ce qu’il codifie, en fonction de la position extra-textuelle du lecteur — un lecteur qui se donne d’opérer la reliure du livre par le dehors. Les instances socio-culturelles par lesquelles on pense expliquer la portée du texte, produisent à sa place un effet de sens proprement utopique : l’avancée du sens ne se dit plus dans l’écart, le vide ; elle s’énonce triomphalement dans le plein de « la critique idéologique de l’idéologie dominante » (définition de l’utopie, selon L. Marin). On le sait, l’enquête au sujet des conditions « matérielles » de la production du texte a un rôle capital, mais à sa place.
La position intra-textuelle ?
208Doit-on pour autant envisager une position exclusivement intra-textuelle ? C’est elle que récuse l’analyse en s’affirmant « matérialiste », avec raison. En cette position, nous aurions affaire à un opérateur mythique. Une série de ré-interprétations sans ancrage tiendrait lieu inconsciemment du texte réduit à un « événement », et la tradition de lecture dont nous avons souligné la pertinence relèverait de l’ordre du temps mythique dont Cl. Lévi-Strauss a fait une description habile dans son Homme Nu (p. 542) :
209...« Cet ordre du temps que l’étude des mythes révèle (est un) temps mieux que retrouvé, supprimé ; comme l’éprouverait celui qui, né pourtant au XXe siècle, serait pénétré par le sentiment croissant avec l’âge d’avoir eu, jeune, la chance de vivre dans le XIXe siècle auprès d’aînés qui y participèrent — mais de ne l’avoir pas su — comme eux-mêmes, par l’intermédiaire de proches qui y avaient appartenu, vivaient encore dans le XVIIIe siècle —, mais ils ne le savaient pas non plus ; de sorte qu’eussions-nous ensemble conjugué nos forces pour souder les maillons de la chaîne, chaque âge se consacrant à garder vivant celui d’avant pour ceux d’après, le temps eût été véritablement aboli ».
210Cette tentative pour « retourner le temps dans l’autre sens » persiste sous bien des formes dans notre civilisation : est-elle dérisoire ? En cas, ce n’est pas une opération de ce type que la « tradition » chrétienne cherche à réussir en son domaine.
211Dans le champ chrétien, les procédures fonctionnent différemment, presque à l’inverse, du moins en théorie, et en grande partie grâce à la lecture d’une Ecriture dont le système renvoie le lecteur collectif à la fois à la position qui a enclenché le mouvement de son écriture — et à la position présente, hors de laquelle le mouvement est insaisissable : le fonctionnement du texte, dans son organisation logique (son système textuel), n’est pas conçu comme « une propriété du réel »22, mais sa lecture actuelle et l’acte originaire génératif de l’écriture du texte ne se rejoignent qu’à travers la différence maintenue de temps et d’espaces non homogènes. Il s’agit, en effet, de rapports sociaux. Du côté de la lecture, la pratique est celle d’une formation historique cumulative, dont le fonctionnement, s’il est correct, n’est pas voué à des opérations répétitives. L’anamnèse n’est pas une procédure de répétition.
Position inter-textuelle de l’opérateur du sens
212A chacun de ses pas en avant, la science physique change quelque chose au statut antérieur de la « matière » — l’image est, je crois, de L. Althusser. De même, chaque époque nouvelle de lecture, par son « travail » du texte à l’aide d’outils opérationnels et de catégories inédits, insère sa propre connaissance dans les épaisseurs du texte, qui « l’empoche ». Mieux : ce texte l’intègre à ses procédures complexes, ayant prévu la place d’un nouveau savoir. Ainsi les découvertes de Qumran ou de Nag Hammadi changent quelque chose au mode de lecture, en éclairant sous un autre angle le milieu contemporain de l’écriture. Le rôle de méthodes neuves de lecture n’est pas non plus négligeable ; en déplaçant la visée, elles font bouger des paysages coutumiers, et peut-être découvrent certaines fonctions jusque là méconnues. Dans cette perspective, le travail des sciences historiques et humaines a un rôle important à tenir. Et l’on sait que le langage, les jeux croisés de la métaphore et du concept, tout cet outillage relève d’une production « matérielle », d’un côté comme de l’autre du texte.
213Ce qui concourt ainsi à la re-lecture textuelle s’intercale parmi les feuillets du texte. Quand le livre demeure parfaitement « relié », quand cette connexion est réussie, on respecte l’opérateur qui régule le sens de l’ensemble. En quelle position est-il ? Toutes les procédures de re-lecture relèvent d’une position inter-textuelle. Notre phase I avait déjà tenté de montrer le rapport qui relie les procès de formation du corpus et ceux d’une sélection en vue de définir un concept moderne. Mais il était apparu que l’explication de la convergence durable de petites unités textuelles présuppose que le facteur à l’œuvre dans la constitution de grands ensembles l’est déjà dans les petites unités, dans la formation même d’un logion. Le mouvement du tout commence là.
214L’opérateur de ce sens est donc en position nécessairement intertextuelle, dans un mi-lieu, simultanément théorie et pratique, chambre nuptiale, sanctuaire où une structure sociale et une structure symbolique s’allient. Comment le définir ? Par le neutre : ce qui se ré-vèle par ces structures alternées conjointes et ne se dit précisément qu’en produisant cet ergon multiséculaire donné à lire. Ainsi conçu, le texte est « message » : sa « cause absolue » est du côté du lecteur collectif qui le maintient dans le « vide », ni comme en-soi idéaliste ni comme pour-soi utopique. Par son altérité dure, le système du texte renvoie à une autre altérité : celle du corps en construction à qui le message fait signe, sous l’horizon clair-obscur du « signe de Jonas ».
Post-face
215Pour finir par un « envoi », qui sera par lui-même significatif et bref, rappelions la formule qu’une tradition juive a transmise à la Flandre (où Höderlin l’a trouvée inscrite sur un tombeau illustre) :
« N’être pas contraint par le plus grand espace,
mais se laisser contenir par le plus petit,
cela est divin. »23.
216Et alignons cela sur un poème de Lao-Tseu (600 avant J.-C.) :
« Trente rayons convergent au moyeu
mais c’est le vide médian
qui fait marcher le char.
On façonne l’argile pour en faire des vases
mais c’est du vide interne
que dépend son usage...
L’être donne des possibles
c’est par le non-être qu’on les utilise. »
217On le voit, d’autres textes portent des marques du type que nous connaissons — marques neutres revêtant des remous profonds. C’est le fonctionnement qui apporte la différence : un dispositif à double sens est partout repérable : le monde est une parabole, comme chaque texte de cette lignée. Toute la différence tient à ce qui se passe dans ce vide : entre le dit / et le non-dit, entre le fil rouge et le fil bleu, entre un plan et un autre.
218Mais, à considérer la chose (mystérieuse) dans l’ensemble des choses, cette homologie entre texte biblique et textes venus d’ailleurs est pertinente. De leurs sanctuaires ou chambres nuptiales, ils parlent aussi de ce qu’ils voient quand le cosmos s’ouvre : dans un vide médian, une force incomparable et quotidienne. Et n’est-ce pas cela qui explique le mouvement de la Reine du Midi ?
Notes de bas de page
1 A. J. GREIMAS, Sémiotique structurale, 1966, pp. 73 et 82.
2 Solution adoptée en désespoir de cause par A. SAND, Les énoncés bibliques sur la Révélation, dans La Révélation dans l’Ecriture, la Patristique, la scolastique. Coll. Histoire des Dogmes, Tome I, 1974, pp. 11-60.
3 Le procédé est poussé à bout dans un dicton de la sagesse zen. « Celui qui n’a rien, demande un disciple, que doit-il faire ? » « Le jeter », répond le maître. « Mais comment le peut-il ? Il n’a rien. » « Alors, qu’il le garde ! »
4 Ph. HAMON, Clausules, in Poétique 24, 1975, pp. 495-526. Cet admirable article distingue les trois paramètres d’une clausule : fin/finition/finalité.
5 W. G. KÜMMEL, Einleitung in das N. T., 17e édit. 1973. Chap. 35 : La formation du canon du N. T.
6 Deuxième Epître de Pierre.
7 Ce problème est posé par 2 P, 2, 20-22 et 3, 16.
8 G. DEFOIS, Révélation et société, in Recherches de Sciences religieuses 63, 1975, pp. 457-507 : la première partie de l’article.
9 Les risques sont signalés par Ph. HAMON, Clausules, p. 507.
10 J. GAUVIN définit ce discours de façon exemplaire : « Le discours de philosophie systématique est intrinsèquement un message centré sur lui-même de par la nature du signifié : le système, dont il doit être le signifiant ». Structure linguistique du discours de philosophie systématique, in Le Langage. Sociétés de philosophie de langue française. Actes du XIIIe Congrès. Genève, 1966, p. 185.
11 Tz. TODOROV analyse cette nouvelle dans Poétique de la Prose, 1971, p. 152 ss. Nous adoptons son interprétation du « système du texte ». Il va de soi que l’application au texte biblique suppose une transformation — une métaphore.
12 Tzvetan TODOROV, Poétique de la Prose, p. 152.
13 L’ouvrage récent de P. RICŒUR, La métaphore vive, Seuil, 1975 est indispensable à la mise en place de ces catégories.
14 Cf. J. F. LYOTARD, dans son compte rendu du dernier livre de L. MARIN, La critique du discours, 1975. Voir Critique 342, 1975, pp. 1124-1126.
15 Ces textes sont cités par A. PAUL, Evangile de l’Enfance, 1970, pp. 78-80
16 Péricope du baptême (3, 11) et logion de 12, 32.
17 Les matériaux de base se trouvent dans J. M. ROBINSON-H. KOESTER, Trajectories through Early Christianity, 1971. Sur le rapport 1C1 et Mt 12, voir p. 42 ss.
18 Lc 8, 10 est parallèle. Mc 4, 11 omet « connaître » et emploie le sg mustêrion. Cf. p. 84.
19 Cas où le sens est limité par un cadrage immédiat : 2 Th 2, 7 ; 1 C 13, 2 ; 14, 2 ; 15, 51 ; Rm 11, 25 ; nous étudions les deux premières occurrences de 1 C. Autres cas : Rm 16, 25 ; nous analysons 1 C 2, 1 et 7 ; 4, 1 ; pour ces trois cas, c’est l’analyse structurale qui décide du sens.
20 Ce sont : Col. 1, 26.27 ; 2, 2 ; 4, 3 et Eph 1, 9 ; 3, 3, 4, 9 ; 5, 32 ; 6, 19.
21 Variante d’une tradition commune des « églises ». Cf Col 3, 18 - 4, 1.
22 Voir Cl. LEVI-STRAUSS, Anthropologiques 11, 1975, p. 139.
23 Non coerceri maximo / Contineri tamen a minimo / Hoc divinum est.
Auteur
Exégète, est professeur au Centre Sèvres à Paris.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Imaginaire et création historique
Philippe Caumières, Sophie Klimis et Laurent Van Eynde (dir.)
2006
Socialisme ou Barbarie aujourd’hui
Analyses et témoignages
Philippe Caumières, Sophie Klimis et Laurent Van Eynde (dir.)
2012
Le droit romain d’hier à aujourd’hui. Collationes et oblationes
Liber amicorum en l’honneur du professeur Gilbert Hanard
Annette Ruelle et Maxime Berlingin (dir.)
2009
Représenter à l’époque contemporaine
Pratiques littéraires, artistiques et philosophiques
Isabelle Ost, Pierre Piret et Laurent Van Eynde (dir.)
2010
Translatio in fabula
Enjeux d'une rencontre entre fictions et traductions
Sophie Klimis, Laurent Van Eynde et Isabelle Ost (dir.)
2010
Castoriadis et la question de la vérité
Philippe Caumières, Sophie Klimis et Laurent Van Eynde (dir.)
2010