Chapitre II. La Révélation dans la tradition juive
p. 55-77
Texte intégral
I. Le contenu et sa structure
1. Le problème
1Je pense que la question fondamentale qui nous intéresse dans ces conférences, concerne moins le contenu prêté à la révélation que le fait même — métaphysique — appelé Révélation et qui est aussi le premier et le principal contenu révélé de toute révélation. Relation prétendue d’emblée comme insolite, extra-ordinaire, qui relierait le monde que nous habitons à ce qui ne serait plus de ce monde : comment est-elle pensable ? Selon quel modèle ? Dans un monde positif — ouvert dans sa cohérence et sa constance à la perception, à la jouissance et à la pensée, donné dans ses reflets, ses métaphores et ses signes à la lecture et à la science — entreraient brusquement, par l’ouverture de quelques livres, des vérités qui viendraient d’ailleurs — d’où ? —, datées selon une « chronologie » dite de l’Histoire Sainte ! Et quand il s’agit de juifs, d’une Histoire Sainte à laquelle s’adosse, sans rupture de continuité, une « histoire pour historiens », une histoire profane ! Que l’Histoire Sainte de l’Occident chrétien soit, dans sa plus grande partie, l’histoire ancienne d’un peuple d’aujourd’hui, gardant une unité, encore mystérieuse, malgré sa dispersion parmi les nations — ou malgré son intégration à ces nations —, c’est là sans doute l’originalité d’Israël et de son rapport à la Révélation : de sa lecture de la Bible, ou de son oubli de la Bible, ou des souvenirs — ou des remords — qui lui restent de cet oubli même. A la transfiguration en mythe, qui menace — dégradation ou sublimation — ce profond jadis de la Révélation, s’oppose l’actualité étonnante du judaïsme, collectivité humaine, serait-elle peu nombreuse et constamment rongée par la persécution, affaiblie par la tiédeur, les tentations et l’apostasie, mais capable, dans son irréligiosité même, de fonder sa vie politique sur les vérités et les droits tirés de la Bible. Et, en effet, des chapitres de l’Histoire Sainte se reproduisent au cours de l’histoire profane par des épreuves qui constituent une Passion — la Passion d’Israël. Pour beaucoup de juifs qui, depuis longtemps ont oublié — ou qui n’ont jamais appris — les récits et le message des Ecritures, les signes de la Révélation reçue — et les sourds appels de cette Révélation exaltante — se réduisent au traumatisme des événements vécus bien après la clôture du canon biblique, bien après la mise par écrit du Talmud (l’autre forme de la Révélation, distincte de l’Ancien Testament commun aux chrétiens et aux juifs). Pour beaucoup de juifs, l’Histoire Sainte et la Révélation qu’elle apporte se réduisent aux souvenirs des bûchers, des chambres à gaz et même aux affronts publics reçus dans les assemblées internationales ou entendus dans une interdiction d’émigrer. Persécution en guise de Révélation vécue !
2« Evénements fondateurs » dont parlait Paul Ricœur en reprenant la formule d’Emile Fackenheim. Sont-ils sans référence à la Bible qui demeure leur espace vital ? La référence ne se concrétise-t-elle pas en lecture et la lecture n’est-elle pas une façon d’habiter ? Volume du livre en guise d’espace vital ! C’est en ce sens aussi qu’Israël est peuple du Livre et que sa relation à la Révélation est unique en son genre. Sa terre même repose sur la Révélation. Sa nostalgie de la terre se nourrit de textes. Elle ne tire rien d’une quelconque appartenance végétale à un sol. Il y a là certainement une présence au monde où le paradoxe de la transcendance est moins insolite.
3Pour beaucoup de juifs d’aujourd’hui, communautés et individus, la Révélation reste conforme au schéma d’une communication entre Ciel et Terre, telle que la veut le sens obvie des récits bibliques. Il est admis par d’excellents esprits qui traversent les déserts de la crise religieuse de notre temps en trouvant l’eau vive dans l’expression littérale de l’Epiphanie sinaïque, de la Parole de Dieu interpellant les prophètes, et dans la confiance en une tradition ininterrompue d’une prodigieuse histoire qui l’atteste ; orthodoxes, personnes et communautés, fermées aux doutes de la modernité, même quand elles participent parfois professionnellement à la fièvre du monde industriel, restent, malgré la simplicité de cette métaphysique, sipirituellement ouvertes sur les hautes vertus et les plus mystérieux secrets de la proximité divine ; hommes, femmes et communautés vivent ainsi, au sens littéral du terme, en dehors de l’histoire où, pour eux, ne se passent pas et ne passent pas les événements. Il n’en reste pas moins vrai que pour les juifs modernes — et ils sont la majorité — à qui le destin intellectuel de l’Occident — avec ses triomphes et ses crises — n’est pas un vêtement d’emprunt, le problème de la Révélation se pose avec insistance et exige de nouveaux schémas. Comment comprendre l’extériorité propre aux vérités et aux signes révélés frappant l’esprit humain qui, malgré son « intériorité », est à la mesure du monde et s’appelle raison ? Comment, sans être du monde, peuvent-ils frapper la raison ?
4Questions qui se posent en effet avec acuité à nous — à quiconque d’entre les hommes d’aujourd’hui est encore sensible à ces vérités et à ces signes, mais qui, moderne, est plus ou moins troublé par les nouvelles de la fin de la métaphysique, par les triomphes de la psychanalyse, de la sociologie et de l’économie politique et à qui la linguistique a appris la signifiance de signes sans signifiés, et qui, dès lors, devant toutes ces splendeurs — ou ces ombres — intellectuelles, se demande parfois s’il n’assiste pas à de magnifiques funérailles faites à un dieu mort. Le statut ou le régime ontologique de la Révélation inquiète donc la pensée juive primordialement et son problème devrait passer avant toute présentation du contenu de cette Révélation.
2. Structure d’une révélation : appel à l’exégèse
5Nous consacrerons cependant cette première partie à exposer la structure que présente le contenu de la Révélation dans le judaïsme. Certaines courbes de cette structure suggéreront, en effet, déjà le sens dans lequel la transcendance du message peut être entendue. Je pense que cet exposé sera aussi utile, parce que les formes de la Révélation, telles qu’elles apparaissent aux juifs, sont mal connues dans le grand public. M. Ricœur a magistralement exposé l’organisation de l’Ancien Testament commun au judaïsme et au christianisme. Cela me dispense, certes, de revenir sur les divers genres littéraires de la Bible : textes prophétiques, narration d’événements historiques fondateurs, textes prescriptifs, sapientiaux et hymnes et actions de grâce. Chaque genre aurait une fonction et un pouvoir révélateurs.
6Mais, peut-être, pour la lecture juive de la Bible ces distinctions ne s’établissent-elles pas avec la même fermeté que dans la lumineuse classification qui nous a été proposée. Des leçons prescriptives — surtout présentes dans le Pentateuque, dans la Tora, dite Tora de Moïse — ont, pour la relation avec Dieu, un privilège dans la conscience juive. Elles sont demandées à tous les textes ; des psaumes feraient allusion aux figures et aux événements, mais aussi aux prescriptions : « Je suis étranger sur la terre, ne me cache pas tes prescriptions », dit notamment le psaume 119, 19. Les textes sapientiaux sont prophétiques et prescriptifs. Entre les « genres » circulent donc, dans de multiples sens, des allusions et des références, visibles à l’œil nu.
7Autre remarque : partout s’impose une recherche allant au-delà du sens obvie. Celui-ci est connu et reconnu, certes, comme obvie et, à son niveau, comme pleinement valable. Mais ce sens est, peut-être, moins facile à établir que les traductions de l’Ancien Testament ne le laissent supposer. C’est le retour au texte hébraïque à partir des traductions, si vénérables qu’elles soient, qui révèle l’étrange ou la mystérieuse ambiguïté ou la polysémie qu’autorise la syntaxe hébraïque : les mots coexistent au lieu de se coordonner et de se subordonner aussitôt les uns avec les autres, les uns aux autres, contrairement à ce qui prédomine dans les langues dites évoluées ou fonctionnelles. Le retour au texte hébraïque rend certainement et légitimement plus difficile qu’on ne le pense la décision sur l’ultime intention d’un verset et, à plus forte raison, d’un livre de l’Ancien Testament. En fait, la distinction du sens obvie et du sens à déchiffrer, la recherche de ce sens enfoui et d’un sens plus profond encore, que celui-ci contient, tout cela scande l’exégèse spécifiquement juive de l’Ecriture. Pas un verset, pas un mot de l’Ancien Testament — lu de lecture religieuse, lu en guise de Révélation — qui ne s’entr’ouvre sur tout un monde, d’abord insoupçonné, et qui enveloppe le lisible. « Rabbi Aquiba interprétait jusqu’aux ornements des lettres du texte sacré », dit le Talmud. Ces scribes, ces docteurs qu’on dit esclaves de la lettre, tentaient d’arracher à des lettres, comme si elles étaient les ailes repliées de l’Esprit, tous les horizons que le vol de l’Esprit peut embrasser, tout le sens que ces lettres portent ou auquel elles éveillent. « Une fois Dieu l’a énoncé, deux fois je l’ai entendu » : ce bout du verset 12 du psaume 62 proclame que des sens innombrables habitent la Parole de Dieu. A en croire du moins ce Rabbi, qui, déjà au nom de ce pluralisme, scrute le verset même qui lui enseigne ce droit de scruter ! Exégèse de l’Ancien Testament appelé midrache — ou recherche — ou interrogation. Elle est à l’œuvre bien avant que la recherche grammaticale, tard venue, quoique bien accueillie, se sera ajoutée à ce déchiffrement d’énigmes, enfermées sur un tout autre mode que grammatical dans le gramma de l’Ecriture.
8La diversité des styles et les contradictions du texte de l’Ancien Testament n’ont pas échappé à cette attention en éveil. Elles se firent prétextes à de nouveaux approfondissements, à des renouvellements de sens mesurant l’acuité de la lecture. Telle est l’épaisseur de l’Ecriture. Révélation qui peut se dire aussi mystère ; non pas mystère qui chasse la clarté, mais qui l’appelle à une intensité accrue1.
9Mais cette invitation à la recherche et au déchiffrement — au midrache — c’est déjà la participation du lecteur à la Révélation, à l’Ecriture. Le lecteur est, à sa façon, scribe. Cela nous donne une première indication sur ce que l’on pourrait appeler le « statut » de la Révélation : à la fois, parole venant d’ailleurs — du dehors — et habitant en celui qui l’accueille. L’être humain ne serait-il pas, plus qu’auditeur, aussi le « terrain » unique où l’extériorité arrive à se montrer ? Le personnel — c’est-à-dire le « de soi » unique — n’est-il pas nécessaire à la percée et à la manifestation s’opérant de l’extérieur ? L’humain comme rupture de l’identité substantielle, n’est-il pas, de soi, la possibilité pour un message venant du dehors de ne pas heurter une « libre raison », mais d’y prendre la figure unique qui ne se réduit pas à la contingence d’une « impression subjective » ? La Révélation en tant qu’en appelant à l’unique en moi —, voilà la signifiance propre du signifier de la Révélation. Tout se passe comme si la multiplicité des personnes — ne serait-ce pas le sens même du personnel ? — était la condition de la plénitude de la « vérité absolue », comme si chaque personne, de par son unicité, assurait la révélation d’un aspect unique de la vérité, et que certains de ses côtés ne se seraient jamais révélés si certaines personnes avaient manqué dans l’humanité. Ce n’est pas pour dire que la vérité se fait anonymement dans l’histoire et qu’elle s’y trouve des supporters ! C’est, au contraire, pour suggérer que la totalité du vrai est faite de l’apport des personnes multiples : l’unicité de chaque écoute portant le secret du texte ; la Voix de la révélation, précisément en tant qu’infléchie par l’oreille de chacun, serait nécessaire au Tout de la vérité. Que la parole du Dieu vivant puisse être diversement entendue, ne signifie pas seulement que la révélation se mette à la mesure de ceux qui l’écoutent mais que cette mesure la mesure : la multiplicité des personnes irréductibles est nécessaire aux dimensions du sens ; les multiples sens, ce sont des personnes multiples. Ainsi se montre toute la portée de la référence de la Révélation à l’exégèse, à la liberté de cette exégèse, la participation de celui qui écoute à la Parole qui se fait entendre, mais aussi la possibilité pour la Parole de traverser les âges, de faire entendre la même vérité selon les temps divers.
10Un texte de l’Exode (28, 15), prescrivant la confection de l’Arche Sainte du Tabernacle, prévoit des barres servant au transport de l’Arche. « Les barres engagées dans les anneaux de l’Arche ne doivent point la quitter » : la Loi que porte l’Arche est toujours prête au mouvement, n’est pas attachée à un point de l’espace et du temps, mais à tout moment est transportable et prête au transport, ce que notifie aussi l’apologue talmudique très célèbre, racontant le retour de Moïse sur terre à l’époque de Rabbi Aquiba. Il pénètre à l’école de ce Docteur talmudique, mais n’entend rien à la leçon du maître et apprend d’une voix céleste que l’enseignement si mal entendu vient cependant de lui-même : avait été donné à « Moïse au Sinaï ». Cette contribution des lecteurs, des auditeurs et des élèves à l’œuvre ouverte de la Révélation, est si essentielle à celle-ci que j’ai pu lire récemment dans un livre très remarquable d’un docteur rabbinique de la fin du XVIIIe siècle, que même la moindre question qu’un élève débutant pose à son maître d’école, constitue une articulation inéluctable de la Révélation entendue au Sinaï.
11En quoi cependant un tel appel à la personne dans son unicité historique — et dès lors l’exigence même de l’histoire par la Révélation ! (ce qui, en dehors de toute « sagesse » théosophique, signifie un Dieu personnel : un Dieu n’est-il pas personnel, avant toute autre caractéristique, dans la mesure où Il en appelle aux personnes ?) — en quoi un tel appel à la diversité des personnes s’assure-t-il contre l’arbitraire d’un subjectivisme ? Mais peut-être, pour des raisons essentielles, un certain risque de subjectivisme, au sens péjoratif du terme, doit-il être couru par la vérité...
12Cela ne signifie en aucune façon, que, dans la spiritualité juive, la Révélation soit laissée à l’arbitraire des fantasmes subjectifs, qu’elle se veuille sans autorité et qu’elle ne soit pas fortement caractérisée. Le fantasme n’est pas l’essentiel du subjectif, en fût-il le sous-produit. Sans recourir à un magistère, les interprétations « subjectives » de la révélation juive ont pu maintenir la conscience d’unité dans un peuple, malgré sa dispersion géographique. Mais, de plus, ce qui permet d’établir une discrimination entre l’originalité personnelle apportée à la lecture du Livre et le pur jeu de fantasmes d’amateurs (ou même de charlatans) — c’est une nécessaire référence du subjectif à la continuité historique de la lecture, c’est la tradition des commentaires qu’on ne peut ignorer sous le prétexte que des inspirations vous viennent directement du texte. Un « renouvellement » digne de ce nom ne peut contourner ces références, comme il ne peut contourner la référence à la Loi dite Orale.
3. Loi orale et Loi écrite
13L’évocation de la Loi orale nous amène à relever un autre trait essentiel de la Révélation selon le judaïsme : le rôle de la tradition orale consignée dans le Talmud. Elle se présente sous forme de discussions entre « docteurs rabbiniques ». Celles-ci eurent lieu dans l’intervalle de temps allant des premiers siècles précédant notre ère, jusqu’au VIe siècle après J.-C. Du point de vue des historiens, ces discussions prolongent des traditions plus anciennes et reflètent tout un processus où le centre de la spiritualité juive se transférait du Temple à la Maison d’Etudes, du culte à l’étude. Ces discussions et ces enseignements portent principalement sur la partie prescriptive de la Révélation : les rites, la morale et le droit, mais aussi, à leur façon, en guise d’apologues, sur tout l’univers spirituel des hommes : philosophie et religion. Mais le tout est noué autour du prescriptif. L’image que l’on se fait, hors du judaïsme (ou dans le judaïsme déjudaïsé), du prescriptif, (que l’on ramène à la mesquinerie d’un règlement à respecter ou au « joug de la loi »), n’est pas une image exacte.
14Contrairement à ce que l’on pense souvent, la Loi orale ne se réduit pas, d’autre part, au Commentaire des Ecritures, quel que soit le rôle éminent qui lui incombe sur ce plan. Elle est religieusement pensée comme remontant à une source propre de la Révélation sinaïque. Voilà donc une Tora2 orale, à côté de la Tora écrite et d’autorité au moins égale. Cette autorité est revendiquée par le Talmud lui-même, est admise par la tradition religieuse et est accordée par les philosophes du Moyen Age y compris Maimonide. C’est pour les juifs une Révélation complétant l’Ancien Testament. Elle est à même d’énoncer des principes et de donner des informations qui manquent dans le texte écrit ou y sont passés sous silence. Les tanaïtes — les « docteurs » les plus anciens du Talmud (dont la génération s’achève vers la fin du IIe siècle après J.-C.) — parlent souverainement.
15L’enseignement oral du Talmud reste, certes, inséparable de l’Ancien Testament. Il en oriente l’interprétation. Cette lecture, scrutant le texte sur le mode « littéral » décrit plus haut et à laquelle l’hébreu de l’original de la Bible se prête merveilleusement, est précisément la façon talmudique. Toute la partie prescriptive de la Tora est « retravaillée » par les Docteurs rabbiniques et toute la partie narrative est amplifiée et éclairée d’une façon propre. De sorte que c’est le Talmud qui permet de distinguer la lecture juive de la Bible de la lecture chrétienne ou « scientifique » des historiens et des philosophes. Le Judaïsme, c’est bien l’Ancien Testament, mais à travers le Talmud.
16L’esprit qui guide cette lecture dite naïvement « littérale » consiste peut-être en réalité à maintenir chaque texte particulier dans le contexte du Tout. Les rapprochements qui peuvent paraître verbaux ou attachés à la lettre, représentent en fait un effort en vue de faire résonner, à propos d’un verset, ses « harmoniques » dans d’autres versets. Il s’agit aussi de maintenir les passages qui ne parlent qu’à notre goût de spiritualisation et d’intériorisation, au contact des textes plus rudes, pour arracher à ceux-ci leur vérité vraie ; mais il s’agit aussi, dans le prolongement des propos qui peuvent sembler sévères, de rapprocher les élans généreux des dures réalités. Le parler de l’Ancien Testament se méfie tellement de la rhétorique sans bégayement que son principal prophète avait « la bouche malhabile et la langue pesante ». Il y a sans doute autre chose que l’aveu d’une limitation dans ce défaut : il y a la conscience d’un kérygme qui n’oublie pas le poids du monde, l’inertie des hommes, la surdité des entendements.
17La liberté de l’exégèse est tenue à cette école du Talmud. La tradition impose à travers l’histoire non pas ses conclusions, mais le contact de ce qu’elle charrie. Est-ce un Magistère ? La tradition est peut-être l’expression d’une vie multimillénaire qui conféra l’unité aux textes — quelque disparates qu’en fussent les origines, à en croire les historiens. Le miracle de la confluence, qui vaut le miracle de l’origine commune attribuée à ces textes, est le miracle de cette vie. Le texte est tendu sur les amplifications de la tradition, comme les cordes sur le bois du violon. Les Ecritures ont ainsi un mode d’être tout différent de la matière à exercice pour grammairiens, entièrement soumise aux philologues ; mode d’être tel que l’histoire de chaque écrit compte moins que les leçons qu’il contient et que son inspiration se mesure par ce qu’il aura inspiré. Voilà quelques traits de l’« ontologie » des Ecritures.
18Tora orale consignée par écrit dans le Talmud — avons-nous dit. Cette Tora orale est donc elle-même écrite. Mais sa mise par écrit est tardive. Elle s’explique par des circonstances contingentes et dramatiques de l’Histoire juive, extérieures à la nature et à la modalité propre de son message. La Tora orale conserve, cependant, même écrite, dans son style, sa référence à un enseignement oral ; l’animation par un maître s’adressant aux disciples qui écoutent en questionnant. Ecrite, elle reproduit les opinions exprimées dans leur variété, dans le souci extrême de nommer celui qui les apporte ou les commente. Elle consigne la multiplicité d’avis et le désaccord entre les docteurs. Le grand désaccord qui traverse tout le Talmud entre l’école de Hillel et l’école de Schamaï (du Ier siècle avant J.-C.) est appelé discussion ou désaccord « pour la gloire du Ciel ». Malgré tout son souci de trouver un accord, le Talmud ne cesse d’appliquer au désaccord Hillel-Schamaï — et aux courants d’idées divergentes qui en procèdent à travers les générations successives des « docteurs » — la formule bien connue : « Les unes comme les autres sont paroles de Dieu vivant ». Discussion ou dialectique qui reste ouverte aux lecteurs, lesquels ne sont dignes de ce nom que s’ils y entrent pour leur compte. De sorte que les textes talmudiques — jusque dans la physionomie que prit leur typographie — s’accompagnent de commentaires et de commentaires et de discussions de ces commentaires. Permanent sur-étagement de la page où se prolonge — affaiblie ou renforcée — la vie de ce texte demeuré « oral ». L’acte religieux d’écouter la parole révélée s’identifie ainsi avec la discussion qu’on veut ouverte dans toute l’audace de sa problématique. Au point que, souvent, les temps messianiques sont désignés comme l’époque des conclusions. Ce qui n’empêche pas la discussion, même sur ce point ! Un texte des Berakboth (64 a) dit : « Rav Hiya bar Achi dit au nom de Rav : les docteurs n’ont de paix ni dans ce monde, ni dans l’autre, car il est écrit (Psaume 84, 8) : ils s’avancent avec une force toujours croissante pour paraître devant Dieu à Sion ». Ce « mouvement » avec force toujours croissante est souverainement attribué par Rav Hiya aux docteurs de la Loi. Et le commentateur français du XIe siècle, Rachi (dont les explications guident tout lecteur — même moderne — dans la mer du Talmud), d’ajouter en commentant : « Ils avancent d’une maison d’études à l’autre et d’un problème à l’autre ». Permanente herméneutique de la Parole, — écrite ou orale — découvrant des paysages nouveaux, problèmes et vérités emboîtés les uns dans les autres, la révélation se montre non seulement source de sagesse, voie de la délivrance et de l’élévation, mais aussi nourriture de cette vie et objet de la jouissance propre du connaître. Au point que Maimonide a pu, au XIIe siècle, attacher à l’herméneutique de la Révélation le plaisir ou le bonheur qu’Aristote attache à la contemplation des essences pures au livre X de l’Ethique à Nicomaque.
19« Peuple du Livre » par sa terre qui prolonge le volume des in-folio et des rouleaux — Israël est aussi peuple du Livre en un autre sens : de livres, il s’est nourri presque au sens physique du terme comme le prophète qui, au chapitre III d’Ezéchiel, avale un rouleau. Digestion singulière de nourritures célestes ! Cela, nous l’avons dit, exclut l’idée d’un Magistère. Les formules fermes qui, en guise de dogmes, ramèneraient à l’unité les traces multiples, et parfois disparates, que la Révélation laisse dans l’Ecriture, manquent au génie du judaïsme. Aucun credo ne ramasse et n’oriente la lecture des textes, selon la méthode où même le renouvellement de la lecture et des significations prêtées aux versets serait encore comme un vin nouveau versé dans des outres anciennes, qui conserverait les formes anciennes et même le fumet d’autrefois. La formulation d’articles de foi est dans le judaïsme un genre philosophique ou théologique tardif. Il n’apparaît qu’au Moyen Age, c’est-à-dire après une vie religieuse déjà ordonnée, bi-millénaire (à en croire la critique historique qui toujours rajeunit la spiritualisation des textes, même si elle leur cherche très loin une généalogie ancrée dans le mythique) : entre les premières formulations du credo juif — qui va varier quant au nombre même des points essentiels — et l’épanouissement du message prophétique d’Israël situé au VIIIe siècle avant J.-C. (période où auraient été rédigés bien des éléments du mosaïsme du Pentateuque), deux mille ans ont déjà passé ; plus de mille ans séparaient ces formulations de la clôture du canon biblique et plusieurs siècles, de la mise par écrit des enseignements talmudiques.
4. La Halakha et l’Aggada
20Mais si aucun dogmatisme du credo ne résume le contenu de la révélation, pour les juifs, l’unité de cette révélation s’exprime concrètement sous une autre forme. En effet, avec la distinction entre Révélation écrite et Révélation orale, spécifique au judaïsme, se croise la distinction, à laquelle nous avons déjà fait allusion, entre les textes et les enseignements relatifs à la conduite et formulant des lois pratiques — la Halakha —, la tora proprement dite où l’on peut reconnaître ce que M. Ricœur qualifiait de prescriptif — et, d’autre part, les textes et les enseignements, d’origine homilétique qui, sous formes d’apologues, de paraboles, et d’amplification des récits bibliques, représentent la partie théologico-philosophique de la tradition et que l’on réunit sous le concept d’Aggada. La première donne à la Révélation juive — écrite et orale — sa physionomie propre et a maintenu — orthopraxie — l’unité du corps même du peuple juif à travers la dispersion et l’histoire. La révélation juive est d’emblée commandement et la piété y est obéissance. Mais obéissance qui, tout en acceptant des arrêts pratiques, n’arrête pas la dialectique qui est appelée à les fixer. Celle-ci continue et est valable par elle-même dans son style de discussion ouverte.
21La distinction Loi orale-Loi écrite, d’une part, et la distinction Aggada-Halakha, de l’autre, constituent comme les quatre points cardinaux de la Révélation juive. Les motivations de la Halakha restent, répétons-le, à l’état de discussion. Elle s’y maintient parce que, à travers la discussion des règles de conduite, tout l’ordre de la pensée est présent et vit. C’est un accès à l’intellectuel à partir de l’obéissance et de la casuistique qu’elle comporte. Et cela est très significatif : la pensée issue du « prescriptif » va au-delà du problème du « geste matériel » à accomplir, bien que, en pleine dialectique, elle énonce aussi quelle est la conduire à tenir, quelle est la « Halakha ». Décision qui n’est donc pas à proprement parler une conclusion. C’est comme si elle reposait sur une tradition propre, bien qu’elle eût été impossible sans la discussion qu’en aucune façon elle n’annule. Les antinomies de la dialectique qui sont tout l’ondoiement de la « mer du Talmud » s’accompagnent de « décisions » ou d’« arrêts ». Et très tôt après la clôture du Talmud apparaissent des « décisionnaires » qui fixent la Halakha concrète. Œuvre de plusieurs siècles qui aboutit à un code définitif intitulé « Choulkhan aroukh » — Table dressée — où la vie du fidèle est fixée dans les moindres détails.
22La révélation juive repose sur la prescription — sur la Mitsva — dont le rigoureux accomplissement passait aux yeux de saint Paul pour joug de la Loi. C’est par la Loi en tout cas — nullement ressentie comme stigmate d’un quelconque esclavage — que se fait l’unité du judaïsme, bien distincte, sur le plan religieux, de l’unité doctrinale quelconque ou qui, en tout cas, est la racine de toute formulation doctrinale. Le premier commentaire rabbinique de Rachi, sur lequel s’ouvrent les « éditions juives » du Pentateuque, est un étonnement provoqué par le premier verset de la Tora : pourquoi commencer par le récit de la création, alors que les prescriptions commencent au verset 2 du chapitre XII de l’Exode : « Ce mois sera pour vous le commencement du mois » ? Le commentateur s’efforce alors d’expliquer la valeur religieuse du récit de la création ! C’est la pratique qui fait l’unité du peuple juif. Dans le judaïsme actuel, cette unité est encore agissante par la conscience de son ancienneté et reste vénérable même quand la loi proprement dite est mal observée. Il ne serait pas inexact d’affirmer que c’est de cette unité conférée aux juifs par la loi autrefois observée par tous, que se nourrissent — à leur insu — même les juifs détachés des pratiques quand ils se sentent solidaires du destin juif. Il convient enfin de faire remarquer que, à l’accomplissement des commandements, s’égale, par sa valeur religieuse, l’étude des commandements — l’étude de la Tora, c’est-à-dire la reprise de la dialectique rabbinique —, comme si dans cette étude l’homme était en contact mystique avec la volonté divine elle-même. L’acte le plus haut de la pratique des « prescriptions » — la prescription des prescriptions qui les vaut toutes —, c’est l’étude même de la Loi (écrite et orale).
23A côté de ces textes halakhiques, dont nous venons de parler, qui unissent les prescriptions de la Loi et où des lois rigoureusement éthiques voisinent avec des prescriptions rituelles et qui situent d’emblée le judaïsme comme monothéisme éthique, les apologues et les paraboles appelés Aggada constituent la métaphysique et l’anthropologie philosophique du judaïsme. Ils alternent, dans les textes talmudiques, avec la Halakha. A l’Aggada sont aussi consacrés des recueils spéciaux — d’ancienneté et de qualité diverses —, mais sur lesquels — comme sur une sagesse du même ordre —, et sans avoir aucune conscience de la perspective historique, a vécu le judaïsme uni par la Halakha. Pour la connaissance du système pensé sur lequel le judaïsme a vécu comme unité pendant des siècles de son intégrité religieuse (et non pas pour la connaissance de sa formation historique), il faut considérer comme simultanés ces textes d’époques diverses. L’œuvre lucide des historiens et des critiques juifs et non-juifs — qui savent ramener le miracle de la révélation ou du génie national juifs à une multiplicité d’influence subies — perd sa signification spirituelle aux heures critiques qui sonnent fréquemment, pendant deux mille ans, pour le judaïsme post-exilique. Ce que nous avons appelé plus haut le miracle de la confluence prend une voix que l’on reconnaît aussitôt et se répercute dans une sensibilité et une pensée qui l’entendent comme s’ils l’attendaient.
5. Le contenu de la Révélation
24Mais nous avons parlé jusqu’à présent de la forme ou de la structure de la Révélation selon le judaïsme, sans rien dire de son contenu. Il ne s’agit pas de tenter une dogmatique qui résista aux philosophes juifs du Moyen Age. Nous voulons, d’une façon empirique, énumérer quelques relations qui s’établissent entre Celui dont la Bible porte le message, d’une part, et le lecteur, de l’autre, quand il consent à prendre pour contexte du verset examiné le tout du texte biblique — c’est-à-dire quand il lit la Bible à partir de la tradition orale.
25Ce sera sans doute une invitation à suivre en tout la voie la plus haute, à n’avoir de fidélité que pour l’Unique, à se méfier du mythe par lequel s’impose le fait accompli, la contrainte de la coutume et du terroir et l’Etat machiavélique et ses raisons d’Etat. Mais suivre le plus Haut, c’est aussi savoir que rien n’est supérieur à l’approche du prochain, au souci pour le sort de la « veuve et de l’orphelin, de l’étranger et du pauvre » et qu’aucune approche, les mains vides, n’est approche. C’est sur la terre parmi les hommes que se déroule aussi l’aventure de l’Esprit. Le traumatisme que fut mon esclavage en pays d’Egypte constitue mon humanité même, ce qui me rapproche d’emblée de tous les problèmes des damnés de la terre, de tous les persécutés, comme si dans ma souffrance d’esclave, je priais, de prière pré-orationnelle, et comme si cet amour de l’étranger était déjà la réponse qui m’est donnée à travers mon cœur de chair. En la responsabilité pour l’autre homme réside mon unicité même ; je ne saurais m’en décharger sur personne, comme je ne saurais me faire remplacer pour la mort : l’obéissance au plus Haut signifie précisément cette impossibilité de me dérober ; par elle, mon soi est unique. Etre libre, c’est ne faire que ce que personne ne peut faire à ma place. Obéir au plus Haut, c’est être libre.
26Mais l’homme est aussi l’irruption de Dieu dans l’être ou l’éclatement de l’être vers Dieu — l’homme est rupture de l’être où se produit le donner, les mains pleines au lieu de luttes et de rapines ; d’où, l’idée d’élection qui peut se dégrader en orgueil mais qui originairement exprime la conscience d’une assignation irrécusable dont vit l’éthique et par laquelle l’irrécusable de l’assignation isole le responsable. « C’est vous seuls que j’ai reconnus entre toutes les familles de la terre, c’est pourquoi je vous compterai toutes vos fautes » (Amos, 3, 2). L’homme est interpellé dans le jugement de la justice qui reconnaît cette responsabilité ; la miséricorde — les rahamim — le frémissement des entrailles utérines3, où l’autre est en gestation dans le même, la maternité en Dieu, si on peut dire, atténue les rigueurs de la Loi (sans la suspendre en principe ; en fait, elle peut aller jusqu’à la suspendre) ; l’homme peut ce qu’il doit — il pourra maîtriser les forces hostiles de l’histoire et réaliser un Règne messianique annoncé par les prophètes ; l’attente du Messie est la durée même du temps ; ou l’attente de Dieu ; mais alors l’attente n’atteste plus une absence de « Godot » qui ne viendra jamais, mais la relation avec ce qui ne peut entrer dans le présent, lequel est trop petit pour l’Infini.
27Mais c’est peut-être dans un ritualisme réglant tous les gestes de la vie quotidienne — dans le fameux « joug de la Loi » — que réside l’aspect le plus caractéristique de la difficile liberté juive : dans le rituel, il n’y a rien de numineux, aucune idolâtrie ; c’est une distance prise dans la nature à l’égard de la nature, et peut-être ainsi précisément l’attente du Plus Haut qui est une relation — ou, si l’on préfère, une déférence — à Lui — une déférence à l’au-delà qui engendre ici le concept même d’au-delà ou d’à-Dieu.
II. Le fait de la Révélation et l’entendement humain
28J’en arrive à la question principale : comment un juif pourrait « s’expliquer » le fait même de la Révélation dans son extraordinaire, que — selon les Ecritures prises à la lettre — la tradition lui présente comme venant d’en dehors de l’ordre du monde ? Il n’aura pas échappé au lecteur que, vers cette question, l’exposé du contenu et surtout de la structure de la Révélation, présenté jusqu’à présent, a permis d’accomplir quelques pas.
1. Quelques données
29Tenons-nous en, pour un moment, au sens littéral. Voici quelques notations significatives. La Bible elle-même nous conte le surnaturel de son origine. Il y eut des hommes qui entendirent la voix céleste. La Bible nous met aussi en garde contre les faux prophètes. De sorte que la prophétie se méfie de la prophétie et qu’un risque est couru par celui qui s’attache à la Révélation. Là réside un appel à la vigilance qui, sans doute, appartient à l’essence de la Révélation : elle ne se sépare pas de l’inquiétude. Autre point important : en rappelant dans Deutéronome 4, 15 l’Epiphanie sinaïque, Moïse dit : « Prenez donc bien garde à vous-même ! Car vous n’avez vu aucune figure le jour où le Seigneur vous parla sur l’Horeb du milieu du feu ». La Révélation, c’est un Dire qui dessine, sans médiation, la droiture de la relation entre Dieu et l’homme. Dans Deutéronome 5, 4, on lit : « Face à face, Dieu a parlé avec vous ». Expressions qui autoriseront les docteurs rabbiniques à conférer la dignité prophétique à tous les Israélites présents au pied du Sinaï et, ainsi, à suggérer que, en principe, l’esprit humain, comme tel, est ouvert à l’inspiration, que l’homme comme tel est possiblement prophète ! Voyez aussi Amos 3, 8 : « L’éternel Dieu a parlé, qui ne prophétisera pas ? ». Déjà dans l’âme humaine réside la réceptivité prophétique. La subjectivité, de par sa possibilité d’écouter, c’est-à-dire d’obéir, n’est-elle pas la rupture même de l’immanence ? Mais le Maître de la Révélation insiste dans le texte cité du Deutéronome sur le fait que la Révélation est parole et point image offerte aux yeux. Et si, dans l’Ecriture, les mots désignant la Révélation sont empruntés à la perception visuelle, l’apparaître de Dieu se réduit à un message verbal (Dvar Elokhim) qui, le plus souvent, est ordre. Le commandement plutôt que la narration constitue le premier mouvement allant vers l’entendement humain ; est, de soi, le commencement du langage. — L’Ancien Testament confère à Moïse la dignité du plus grand d’entre les prophètes. Moïse entretient avec Dieu le rapport le plus direct appelé « face à face » (Exode 33, 11) et, cependant, la vision du visage divin lui est refusée et selon Exode 32, 23, seuls les « arrières » de Dieu sont montrés à Moïse. Il n’est peut-être pas sans intérêt, pour la compréhension de l’esprit même du judaïsme, de dire la façon dont les docteurs rabbiniques interprètent ce texte sur l’Epiphanie : les « arrières » que vit Moïse de la cavité du Roc d’où il suivait le passage de la Gloire divine, ce ne fut que le nœud formé par les courroies des phylactères sur la nuque divine ! Un enseignement prescriptif ! Tant il est vrai que la Révélation tout entière se noue autour de la conduite rituelle quotidienne. Et dans la mesure où ce ritualisme — suspendant l’immédiateté des rapports avec le donné de la Nature — conditionne, contre la spontanéité aveuglante des Désirs, la relation éthique avec l’autre homme, se trouvera confirmée la conception selon laquelle Dieu est accueilli dans le face à face avec autrui et dans l’obligation à l’égard d’autrui. — Le Talmud maintient l’origine prophétique et verbale de la Révélation, mais insiste déjà davantage sur la voix de celui qui écoute. Comme si la Révélation était un système de signes à interpréter par l’auditeur et, en ce sens, déjà livrée à lui. La Tora n’est plus au ciel — elle est donnée : ce sont désormais les hommes qui en disposent. Un apologue célèbre du Traité Baba Metsia (59 b) est, sur ce point, significatif : Rabi Eliezer, en désaccord avec ses collègues sur un problème de Halakha, est appuyé dans son opinion par des miracles et finalement par une voix ou un écho de voix céleste. Ses collègues refusent tous ces signes et cet écho de voix sous l’irréfutable prétexte que la Tora céleste est, depuis Sinaï, sur Terre et en appelle à l’exégèse de l’homme contre laquelle les échos des voix célestes ne peuvent plus rien. L’homme ne serait donc pas un « étant » parmi les « étants » — simple récepteur d’informations sublimes. Il est, à la fois, celui à qui la parole se dit, mais aussi celui par qui il y a Révélation. L’homme serait le lieu où passe la transcendance, même si on peut le dire être-là ou Dasein. Peut-être tout le statut de la subjectivité et de la Raison doit-il être révisé à partir de cette situation. Aux prophètes succède — dans l’événement de la Révélation — le Hakham : le Sage ou le Docteur ou l’homme de la raison, à sa façon inspiré, puisque porteur de l’enseignement oral : enseigné et enseignant, appelé parfois d’une façon suggestive Talmid-Hakham : disciple de Sage ou disciple-sage, recevant, mais scrutant le reçu. Les philosophes juifs du Moyen Age — et notamment Maimonide — font certes remonter la Révélation aux dons prophétiques. Mais, au lieu de les penser dans l’hétéronomie de l’inspiration, ils les rapprochent de divers degrés des facultés intellectuelles connues d’Aristote. L’homme maïmonidien — comme l’homme aristotélicien — est un « étant » situé à sa place dans le cosmos, il est une partie de l’être qui ne sort pas hors l’être et où ne se produit nullement la rupture du Même, la transcendance radicale que l’idée d’inspiration et tout le traumatisme de la prophétie semblent comporter dans les textes bibliques.
2. Révélation et obéissance
30Venons-en maintenant au problème principal. Ce n’est certainement pas un problème d’apologétique demandant l’authentification des divers contenus révélés, confessés par les religions dites révélées. Le problème réside dans la possibilité d’une rupture ou d’une percée de l’ordre fermé de la totalité : du monde, ou de l’auto-suffisance de son corrélatif : la raison, rupture qui serait due à un mouvement venant du dehors, mais rupture qui, paradoxalement, n’aliénerait pas cette auto-suffisance rationnelle. Si la possibilité d’une telle fissure dans le dur noyau de la raison pouvait être pensée, la part la plus importante du problème serait résolue. Mais la difficulté ne provient-elle pas de notre habitude d’entendre par « raison », le corrélatif de la possibilité du monde : une pensée égale à sa stabilité et à son identité ? Peut-il en être autrement ? Cherchera-t-on un modèle de l’intelligibilité dans quelque traumatisme de l’expérience où l’intelligence se romprait, affectée par ce qui déborde sa capacité ? Certes non. Sauf cependant s’il est question d’un « tu dois » qui ne tient aucun compte de ce que « tu peux ». Ici, le débordement n’est pas insensé ! Autrement dit, la rationalité de la rupture n’est-elle pas la raison pratique ? Le modèle de la révélation n’est-il pas éthique ?
31Je me demande, dès lors, si le caractère primordial du « prescriptif » où, dans le judaïsme le tout de la Révélation (même le narratif) se noue et selon l’enseignement écrit (Pentateuque) et selon l’enseignement oral ; si le fait que le mode d’accueillir le révélé est obéissance — que dans la formule d’Exode 24, 7 : « Tout ce que l'Eternel a dit, nous le ferons et l’écouterons », l’antériorité du terme évoquant l’obéissance sur celui qui exprime l’entendement, passe aux yeux des docteurs du Talmud pour le suprême mérite d’Israël, pour une « sagesse d’ange » —, si tout cela n’indique pas la « rationalité » d’une raison moins noyautée sur elle-même que la raison de la tradition philosophique. Rationalité qui n’apparaîtrait pas comme celle d’une raison « en décroît », mais qui serait précisément comprise dans sa plénitude à partir de l’irréductible « intrigue » de l’obéissance. Obéissance qui ne se ramène pas à un impératif catégorique où une universalité se trouve brusquement à même de diriger un vouloir ; obéissance remontant à l’amour du prochain : à l’amour sans éros, sans complaisance pour soi et, dans ce sens, à l’amour obéi ou à la responsabilité pour le prochain, à la prise sur soi du destin de l’autre ou à la fraternité. La relation avec l’autre homme placée au commencement ! Vers elle d’ailleurs, par une déduction régulière ou irrégulière, à partir de l’universalité de la maxime, se hâte Kant lui-même dans l’énoncé de la deuxième formule de l’impératif catégorique. L’obéissance, se concrétisant en relation avec autrui, indique une raison moins nucléaire que la raison grecque, celle-ci étant, d’emblée corrélative d’un stable, la Loi du Même.
32La subjectivité rationnelle qui nous a été léguée par la philosophie grecque — et ne pas commencer par ce legs ne signifie pas qu’on le refuse, que l’on n’y aura pas recours plus tard et que l’on « sombre dans la mystique » — ne comporte pas la passivité que, dans d’autres essais philosophiques, j’ai pu identifier à la responsabilité pour autrui. Responsabilité qui n’est pas une dette limitée par l’étendue d’un engagement activement pris, car d’une telle dette on s’acquitte alors que — à penser sans compromis — on n’est jamais quitte envers autrui. Responsabilité infinie et responsabilité contre mon gré, non-choisie : responsabilité d’otage4.
33A partir d’elle il ne s’agit, certes, pas de déduire le contenu concret de la Bible : Moïse et les prophètes. Il s’agit de formuler la possibilité d’une hétéronomie excluant l’asservissement, une oreille raisonnable, une obéissance qui n’aliène pas celui qui écoute, et de reconnaître dans le modèle éthique de la Bible la transcendance de l’entendement. Cette ouverture sur une transcendance irréductible ne peut pas se produire dans la solidité et la positivité de la Raison qui règne dans notre fonction philosophique, qui est commencement de tout sens, auquel tout sens doit revenir pour s’assimiler au Même, malgré toutes les apparences qu’il peut prendre d’être venu du dehors : raison où rien ne peut provoquer la fission dans la solidité nucléaire d’une pensée pensant en corrélation avec la positivité du monde, pensant à partir du grand repos cosmique ; d’une pensée immobilisant son objet dans le thème, pensant toujours à sa mesure : pensant en sachant. Je me suis demandé, si cette raison fermée à la démesure de la transcendance arrive à exprimer l’irruption de l’homme dans l’être ou l’interruption de l’être par l’homme ou, plus exactement, l’interruption de la prétendue corrélation de l’homme et de l’être dans l’essance5 (en laquelle se montre la figure du Même ; si l’inquiétude du Même par l’Autre, n’est pas le sens de la raison, sa rationalité même : inquiétude de l’homme par l’Infini de Dieu qu’il ne saurait contenir, mais qui l’inspire — inspiration qui est le mode originaire de l’inquiétude, inspiration de l’homme par Dieu qui est l’humanité de l’homme — le dans de la « démesure dans le fini » n’étant possible que par le « me voici » de l’homme accueillant le prochain. L’inspiration n’a pas son mode originel dans l’écoute d’une muse qui dicte des chants, mais dans l’obéissance au plus Haut comme relation éthique avec autrui.
34Nous l’avons dit dès le départ : notre recherche porte sur le fait de la Révélation, sur une relation avec l’extériorité, qui, contrairement à l’extériorité dont l’homme s’entoure dans le savoir, ne se fait pas simple contenu de l’intériorité, mais reste « non contenable », infinie et cependant en relation. Que cette relation, de prime abord paradoxale, puisse trouver un modèle dans la non-indifférence pour autrui, dans une responsabilité à son égard, que précisément, dans cette relation, l’homme se fasse moi : désigné sans dérobade possible, élu, unique, non-interchangeable et, dans ce sens, libre6 — voilà la voie que je serais porté à prendre pour résoudre le paradoxe de la Révélation : l’éthique est le modèle à la mesure de la transcendance et c’est en tant que kérygme éthique que la Bible est Révélation.
3. La rationalité de la transcendance
35Que l’ouverture à la transcendance, telle qu’elle se montre dans l’éthique, n’en signifie pas moins une rationalité — signifiance du sens —, voilà ce que nous voudrions aussi suggérer et, ne fût-ce que très rapidement, justifier. La théologie rationnelle est une théologie de l’être où le rationnel équivaut au Même dans son identité, suggéré par la fermeté ou la positivité de la terre ferme sous le soleil. Elle appartient à l’aventure ontologique qui entraîna le Dieu et l’homme de la Bible — compris à partir de la positivité d’un monde — vers la « mort » de Dieu et vers la fin de l’humanisme — ou de l’humanité — de l’homme. La notion de la subjectivité coïncidant avec l’identité du Même et sa rationalité signifiait la liaison du divers du monde en l’unité d’un ordre, ne laissant rien dehors ; ordre produit ou reproduit par l’acte souverain de la Synthèse. L’idée d’un sujet passif et, dans l’hétéronomie de sa responsabilité pour autrui, sujet différant de tout autre, est difficile. Le Sujet qui ne retourne pas à lui-même, qui ne se rejoint pas pour s’installer, triomphant, dans le repos absolu de la terre sous la voûte du ciel, est défavorablement traité de subjectivisme romantique. Le non-repos, l’inquiétude, la question, la recherche, le Désir passent pour un repos perdu, pour une absence de réponse, pour une privation — pour une pure insuffisance de l’identité, pour l’inégal-à-soi. Nous nous sommes demandé si la Révélation ne ramène pas précisément à la pensée de l’inégal, de la différence, de l’irréductible altérité, « non-contenable » dans l’intentionalité gnoséologique, à la pensée qui n’est pas un savoir, mais qui, débordant le savoir, est en relation avec l’Infini ou avec Dieu ; si l’intentionalité qui, dans la corrélation noético-noématique pense « à sa mesure », n’est pas, au contraire, un psychisme insuffisant, plus pauvre que la question, laquelle, dans sa pureté, est demande adressée à l’autre et, ainsi, une relation avec le non-investissable ; si la recherche, le désir et la question, loin de porter en eux le creux du besoin, ne sont pas l’éclatement du « plus dans le moins » que Descartes appelait idée de l’Infini, psychisme plus éveillé que le psychisme de l’intentionalité, que le savoir adéquat à son objet.
36La Révélation — telle qu’elle se décrit à partir de la relation éthique et où la relation avec autrui est une modalité de la relation avec Dieu — dénonce la figure du Même et du connaître dans leur prétention d’être le seul lieu de la signification. Cette figure du Même, ce connaître, ne sont qu’un certain niveau de l’intelligence où elle s’assoupit, s’embourgeoise dans la présence satisfaite de son lieu et où la raison, toujours ramenée à la recherche du repos, de l’apaisement, de la conciliation, lesquels impliquent l’ultimité ou la priorité du Même, s’abstente déjà de la raison vivante. Non pas que le manque de plénitude, la non-adéquation à soi vaille plus que la coïncidence. S’il ne s’agissait que du Soi dans sa substantialité, l’égalité vaudrait mieux que le manque. Ce n’est pas l’idéal romantique de l’insatisfaction qu’il s’agit de faire préférer à la pleine possession de soi. Mais en la possession de soi l’Esprit s’achève-t-il ? N’y a-t-il pas lieu de penser une relation avec un Autre qui vaudrait mieux que la possession de soi ? Une certaine façon de « perdre son âme » ne signifie-t-elle pas une déférence à ce qui est plus — ou, mieux — ou plus haut que l’âme ? C’est peut-être dans cette déférence que les notions mêmes du mieux ou du haut s’articulent seulement comme un sens et que recherche, désir et question valent ainsi mieux que possession, satisfaction et réponse.
37Par-delà la conscience qui est égalité à soi — ou recherche de cette égalité par assimilation de l’Autre — ne faut-il pas mettre en valeur une déférence à l’autre dans son altérité qui ne peut se produire qu’en guise d’un éveil par l’Autre du Même assoupi dans son identité ? Et l’obéissance n’est-elle pas — nous l’avons suggéré — la modalité de cet éveil ? Et ne peut-on pas penser la conscience, dans son adéquation à elle-même, comme une modalité ou une modification de cet éveil, de ce dérangement, irrésorbable, du Même par l’Autre, dans sa différence ? La Révélation — plutôt qu’un savoir reçu —, n’est-elle pas à penser comme cet éveil ?
38Ces questions concernent l’ultime et mettent en question la rationalité de la raison et même la possibilité de l’ultime. Ne faut-il pas, dans l’identité du Même auquel la pensée aspire comme à un repos, redouter hébétude et pétrification ? L’autre n’est pensé qu’abusivement comme adversaire du Même, son altérité invite non pas à un jeu dialectique, mais à une mise en question incessante — sans ultimité — de la priorité et de la quiétude du Même, telle la brûlure sans consumation d’une flamme inextinguible. Le « prescriptif » de la révélation juive, dans son obligation impayable, n’en est-elle pas la modalité même ? Obligation impayable, brûlure ne laissant même pas de cendre qui serait encore, à un titre quelconque, substance reposant sur elle-même ; toujours éclatement du « moins », incapable de contenir le « plus » qu’il contient : en guise de « l’un pour l’autre ». Toujours qui signifie ici dans son sens natal de grande patience, de sa dia-chronie, de sa transcendance temporelle. Dégrisement toujours plus profond et, dans ce sens, la spiritualité de l’esprit dans l’obéissance. Sous leur manifestation dans le Dit, ce sont là des questions. Mais la transcendance comme telle peut-elle se convertir en réponses sans se perdre dans cette mutation en réponse ? Et la question — qui est aussi une mise en question — n’est-elle pas le propre de la voix qui commande d’au-delà ?7.
Notes de bas de page
1 Invitation à l’intelligence, la protégeant en même temps, de par le mystère dont elle vient, contre les « dangers » de la vérité. Voici un apologue talmudique commentant Exode 33, 21-22, (« Le Seigneur dit : Voici une place auprès de moi ; tu te tiendras sur le rocher, puis, lorsque passera ma Gloire, je te cacherai dans la cavité du roc, et je t’abriterai avec ma main jusqu’à ce que je sois passé ») : « Il fallait protection, car toute liberté avait été donnée aux forces destructrices de détruire ». Le moment de la vérité est celui où tous les interdits sont levés, où tout est permis à l’esprit interrogateur. Seule la vérité de la Révélation protège à cet instant suprême contre le mal, auquel, en tant que vérité, elle risque aussi de laisser liberté.
2 On appelle « Tora écrite » les 24 livres du Canon biblique juif et, dans un sens plus étroit, la « Tora de Moïse » : le Pentateuque. Au sens le plus large, Tora signifie l’ensemble de la Bible et du Talmud avec leurs commentaires et même avec les recueils et textes homilétiques dits « Aggada ». Voir plus loin.
3 Cf. à ce propos, dans notre Autrement qu’être ou au-delà de l’essence le chapitre III, et, dans notre Humanisme de l’autre homme, l’étude : Sans identité.
4 Cf. notre Autrement qu’être ou au-delà de l’essence.
5 Nous écrivons essence, le nom abstrait désignant le sens verbal du mot être.
6 La liberté signifierait donc l’entente d’une vocation à laquelle je suis seul à pouvoir répondre ; ou encore le pouvoir-répondre là où je suis appelé.
7 Les idées exposées dans ces pages finales ont déjà été énoncées dans un article intitulé De la conscience à la veille et paru dans la revue Bijdragen publiée aux Pays-Bas (Nos 3-4, 1974).
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La révélation
Ce livre est cité par
- Topolski, Anya. (2009) Library of Ethics and Applied Philosophy Radical Passivity. DOI: 10.1007/978-1-4020-9347-0_8
Ce chapitre est cité par
- Morris, Paul. (2015) TORAH MIN HASHAMAYIM IN ORTHODOX THEOLOGY. Journal of Modern Jewish Studies, 14. DOI: 10.1080/14725886.2015.1005892
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