Chapitre I. Herméneutique de l’idée de Révélation
p. 15-54
Texte intégral
1La question de la Révélation est au sens propre du mot une question formidable. J’avoue volontiers que jusqu’à présent, je ne l’ai jamais abordée de front, mais toujours de biais et par des détours. Je l’ai reçue aujourd’hui comme un défi qu’il fallait relever, sous peine de faire défaut à cette vertu de Redlichkeit, d’honnêteté intellectuelle, que Nietzsche déniait aux chrétiens. Mais pourquoi la question est-elle formidable ? A mon sens, ce n’est pas seulement parce qu’elle est la question dernière ou première de la foi, mais parce qu’elle est obscurcie par tant de faux débats que la reconquête d’une vraie question constitue à elle seule une tâche immense. C’est à elle que je vais m’attacher dans les deux parties de la présente investigation.
2La position du problème que je combats, plus que toute autre, est celle qui oppose un concept autoritaire et opaque de la révélation au concept d’une raison prétendument maîtresse d’elle-même et transparente pour soi-même. C’est pourquoi mon exposé sera une bataille sur deux fronts : il vise à conquérir un concept de révélation et un concept de raison qui, sans coïncider jamais, peuvent du moins entrer dans une dialectique vivante et engendrer ensemble quelque chose comme une intelligence de la foi.
I. Les expressions originaires de la Révélation
3La première partie sera consacrée à rectifier le concept de révélation par delà l’acception que j’ai dite opaque et autoritaire.
4Par concept opaque, j’entends l’amalgame familier à un certain enseignement traditionnel entre trois niveaux de langage : le niveau de la confession de foi où la lex credendi n’est pas séparée de la lex orandi, — le niveau de la dogmatique ecclésiale, qui est celui où une communauté historique interprète pour elle-même et pour les autres l’intelligence de la foi qui spécifie sa tradition, — enfin le corps des doctrines imposées par le magistère comme règle d’orthodoxie. L’amalgame que je déplore et combats est toujours fait à partir du troisième niveau. C’est pourquoi il n’est pas seulement opaque, mais autoritaire. Car c’est à ce niveau que s’exerce le magistère ecclésiastique et qu’il place la marque de son autorité en matière de foi. Ainsi la règle de ce qu’il faut croire contamine, dans l’ordre descendant, les autres niveaux que nous avons parcourus dans l’ordre ascendant. La doctrine d’une communauté confessante perd le sens du caractère historique de ses interprétations et se place sous la tutelle des énoncés figés du magistère. A son tour, la confession de foi perd la plasticité et la fluidité de la prédication vivante et s’identifie avec les énoncés dogmatiques d’une tradition et avec le discours théologique d’une école dont le magistère impose les catégories maîtresses. C’est de cet amalgame et de cette contamination que procède le concept massif et impénétrable de « vérité révélée », souvent mis au pluriel — « les vérités révélées » — pour souligner le caractère discursif du complexe de propositions dogmatiques tenues pour identiques avec la foi de base.
5Mon intention n’est pas de nier la spécificité du travail dogmatique, ni au niveau ecclésial, ni au niveau de la science théologique ; j’en affirme seulement le caractère dérivé et subordonné. C’est pourquoi je vais m’efforcer de reporter la notion de révélation à son niveau le plus originaire, celui que j’ai appelé, pour faire bref, le discours de la foi, la confession de foi.
6De quelle manière la catégorie de révélation y est-elle incluse ? La question me paraît d’autant plus légitime que le philosophe n’a guère à recevoir et à apprendre d’un discours organisé au niveau même des catégories spéculatives qui sont les siennes, car il y retrouve des fragments empruntés à son propre discours, travesti de plus par l’usage que j’appelais opaque et autoritaire. En revanche, il a beaucoup à recevoir et à apprendre d’un discours non spéculatif, de ce discours que Whitehead appelait barbare, parce qu’il n’avait pas encore été porté à la lumière du logos philosophique. C’est d’ailleurs pour moi une conviction très ancienne que le vis-à-vis du philosophe, dans ce genre de débat, n’est pas le théologien, mais le croyant éclairé par l’exégète, je veux dire le croyant qui cherche à se comprendre en comprenant mieux les textes de sa foi.
7Le principal bénéfice de ce retour à l’origine du discours théologique est de placer d’emblée la réflexion devant une variété d’expressions de la foi, modulées par la variété des discours dans lesquels s’est inscrite la foi d’Israël, puis celle de l’Eglise primitive. Au lieu d’un concept monolithique de la révélation, qui n’est obtenu qu’en transférant tous ces discours au plan propositionnel, nous rencontrons un concept pluriel, polysémique, et tout au plus analogique, de révélation — le terme même de révélation étant, comme nous allons le voir, emprunté à l’un de ces discours.
1. Le discours prophétique
8Lequel de ces discours doit-il être pris comme terme de référence pour une méditation sur la révélation ? Il peut paraître légitime de prendre pour axe le discours prophétique. C’est en effet celui qui se déclare lui-même comme étant prononcé « au nom de... ». Les exégètes ont noté la formule introductoire du discours prophétique : « La parole de Yahvé me fut adressée en ces termes : va crier ceci aux oreilles de Jérusalem... » (Jérémie II, 1). Nous avons là un noyau tout à fait original de l’idée de révélation. Le prophète s’annonce lui-même comme ne parlant pas en son nom, mais au nom d’un autre. L’idée de révélation paraît s’identifier ici avec celle d’un auteur double de la parole et de l’écriture. La révélation, c’est la parole d’un autre à l’arrière de la parole du prophète. Cette position centrale du genre prophétique est si décisive que le symbole de Nicée, dans la troisième partie consacrée à l’Esprit Saint, déclare : « Nous croyons en l’Esprit Saint... qui a parlé par les prophètes ».
9Toutefois, séparée de tout le contexte de discours qui l’encadre, et en particulier du discours narratif si important pour la constitution de la foi d’Israël et aussi pour celle de l’Eglise chrétienne des premiers temps, le modèle prophétique risque d’enfermer l’idée de révélation dans un concept trop étroit, celui de la parole d’un autre. Cette étroitesse se marque à plusieurs traits. D’abord, la prophétie reste liée au genre littéraire de l’oracle, qui lui-même reste tributaire de techniques archaïques visant à percer les secrets de la divinité, telles que divination, présages, songes, consultations du sort, astrologie, etc. Il est vrai que chez les grands prophètes d’Israël les visions symboliques restent subordonnées à l’irruption de la parole, laquelle aussi peut se produire sans qu’aucune vision ne l’accompagne. Il reste toutefois que la forme explicite de la parole double tend à enchaîner la notion de révélation à celle d’inspiration, conçue comme voix derrière la voix. Etendu à toutes les autres formes de discours que nous allons considérer, le concept d’inspiration, pris pour synonyme de révélation, conduit à l’idée d’une écriture sous la dictée, d’une écriture soufflée à l’oreille ; l’idée de révélation se confond alors avec celle d’un auteur double des textes sacrés. L’accès à une manière moins subjective de comprendre la révélation est ainsi fermé prématurément, et l’idée même d’inspiration, en tant que relevant d’une méditation sur l’Esprit Saint, est privée des enrichissements qu’elle peut recevoir des formes de discours qui se laissent moins aisément interpréter en termes de voix derrière la voix, ou en termes d’auteur double de l’écriture. Enfin, le lien ancien entre oracle et divination établit une association presque invincible entre l’idée de prophétie et celle d’un dévoilement du futur. Ainsi tend à s’imposer l’idée que le contenu de la révélation est assimilable à un dessein, au sens d’un plan qui donnerait un but au déroulement de l’histoire. Cette concentration de l’idée de révélation sur celle de « dessein de Dieu » est une idée d’autant plus insistante que la littérature apocalyptique, qui s’est greffée ultérieurement sur le tronc prophétique, a appelé Apocalypse — révélation au sens strict — ce dévoilement des desseins de Dieu concernant les « derniers temps ». L’idée de révélation tend alors à s’identifier à celle d’une prémonition de la fin de l’histoire. Les « derniers temps » seraient le secret divin que l’apocalyptique proclame à travers songes, visions, transpositions symboliques de l’écriture antérieure, etc. La notion beaucoup plus riche, comme nous allons le voir, de promesse divine tend à se réduire aux dimensions d’une divination appliquée à la « fin des temps ».
2. Le discours narratif
10C’est pour ces raisons qu’il ne faut pas se borner à identifier révélation et prophétie. C’est à quoi concourent les autres modalités du discours de la foi. Celui qu’il faut placer au premier rang est assurément le genre narratif qui domine dans le Pentateuque, ainsi que dans les Evangiles synoptiques et dans les Actes des Apôtres.
11Que peut bien vouloir dire révélation pour de tels textes ? Veut-on dire que, comme les textes prophétiques, ils ont un auteur double, l’écrivain et l’esprit qui le guide ? Mais est-ce bien du côté du narrateur qu’il faut regarder ? Il a été bien souvent noté par des linguistes comme Benveniste et des théoriciens du discours narratif que, dans la narration, l’auteur disparaît, comme si les événements se racontaient eux-mêmes. L’énonciation historique, c’est-à-dire le récit des événements passés, dit Benveniste dans Les relations du temps dans le verbe français (Problèmes de linguistique générale, pp. 235 et suivantes), exclut l’intervention du locuteur dans le récit. Toute forme linguistique « auto-biographique » est bannie (p. 239). Il n’y a même plus de narrateur : « Les événements sont posés comme ils se sont produits à mesure qu’ils apparaissent à l’horizon de l’histoire. Personne ne parle ici ; les événements semblent se raconter eux-mêmes » (p. 241). Annulera-t-on ce trait spécifique de la narration en avançant l’argument trivial que quelqu’un a néanmoins écrit cela et qu’il est à son texte dans un rapport analogue à celui du prophète, auteur doublé de la prophétie ? Je n’ignore pas que quand le symbole de Nicée professe : « Il a parlé par les prophètes », le symbole englobe la narration dans la prophétie, suivant la tradition qui veut que Moïse soit le narrateur unique et que Moïse soit par excellence prophète. Mais en suivant cette voie, la théorie classique de l’inspiration n’a-t-elle pas manqué l’instruction propre au genre narratif ?
12Ce qui est suggéré ici, c’est que le regard doit se tourner vers les choses racontées elles-mêmes plutôt que vers le narrateur et son souffleur. Aussi bien est-ce à l’intérieur du récit lui-même que Yahvé est désigné à la troisième personne comme l’actant ultime — pour employer les catégories de Greimas — c’est-à-dire un des personnages signifiés par la narration elle-même et intervenant parmi les autres actants de la geste. Ce n’est pas un narrateur double, un sujet double de parole, mais un actant double, par conséquent un objet double du récit, qui est ici donné à penser.
13Suivons cette piste. Où conduit-elle ? Essentiellement à méditer sur le caractère de certains événements racontés, tels que l’élection d’Abraham, la sortie d’Egypte ou Exode, l’onction de David, etc., et, pour l’Eglise primitive, la Résurrection du Christ. N’est-ce pas au caractère même de ces événements qu’un sens de révélation est attaché ? Lequel ?
14Ces événements ont ceci de remarquable qu’ils ne se bornent pas à passer, mais qu’ils font époque, qu’ils engendrent de l’histoire. Le penseur juif Emil Fackenheim aime à parler en ce sens de « history making events ». Ces événements font époque parce qu’ils ont le double caractère de fonder la communauté et de la délivrer d’un grand péril, lequel peut être d’ailleurs de nature très diverse. Parler ici de révélation, c’est qualifier ces événements dans leur transcendance par rapport au cours ordinaire de l’histoire. Toute la foi d’Israël et de l’Eglise primitive se noue ici dans la confession du caractère transcendant de ces événements nucléaires, instaurateurs, instituants.
15Comme l’exégète von Rad l’établit dans son œuvre maîtresse, La théologie de l’Ancien Testament (et principalement dans le premier tome, La théologie des traditions), Israël a confessé Dieu essentiellement en mettant en ordre des sagas, des traditions, des récits autour de quelques événements noyaux à partir desquels rayonne le sens. Von Rad pense atteindre le plus antique noyau du Credo hibraïque dans un texte tel que Deutéronome XVI, 4-10 qui se lit ainsi : « Mon père était un araméen errant qui descendit en Egypte, et c’est en petit nombre qu’il vint s’y réfugier, avant d’y devenir une nation grande, puissante et nombreuse. Les Egyptiens nous maltraitèrent, nous brimèrent et nous imposèrent une dure servitude. Nous avons fait appel à Yahvé le Dieu de nos pères. Yahvé entendit notre voix, il vit notre misère, notre peine et notre état d’oppression, et Yahvé nous fit sortir d’Egypte à main forte et bras étendu, par une grande terreur, des signes et des prodiges. Il nous a conduits ici et nous a donné ce pays, pays où ruissellent le lait et le miel. Voici que j’apporte maintenant les prémices des produits de la terre que tu m’as donnée, ô Yahvé ! ». (On aura remarqué comment la récitation qui d’abord désignait Yahvé en troisième personne, comme l’actant suprême, s’élève en invocation qui s’adresse à Dieu en deuxième personne : « Voici que j’apporte maintenant les prémices des fruits de la terre que tu m’as donnée, ô Yahvé ! ». On reviendra à ce changement de personne à propos de la littérature hymnique.)
16Creusons davantage le sillon du narratif. L’essentiel, ici, est cette première direction vers l’événement ou les événements fondateurs, comme empreinte, marque, trace de Dieu. La confession passe par la narration. La problématique de l’inspiration n’est ici nullement au premier plan. La marque de Dieu est dans l’histoire avant d’être dans la parole. Elle est secondairement dans la parole, en tant que cette histoire est portée au langage, à la parole de la narration. C’est ici qu’un moment « subjectif », comparable après coup à l’inspiration prophétique, passe aussi au premier plan. Ce moment « subjectif » n’est plus la narration en tant que les événements se racontent eux-mêmes, mais l’événement de la narration en tant qu’elle est donnée par un narrateur à une communauté. L’événement de parole est alors souligné aux dépens de l’intentionalité première de la confession narrative, ou plutôt de la narration confessante. Celle-ci ne se distingue pas de la chose racontée et des événements qui viennent se dire dans le récit. C’est donc pour une réflexion seconde que la question : qui parle ? qui raconte ? se détache de la chose narrée et dite. C’est pour cette réflexion que l’auteur de la narration passe au premier plan, et paraît se rapporter à son écriture comme le prophète le faisait à sa parole. Le narrateur, à son tour, peut être dit par analogie, parler au nom de... Alors le narrateur est prophète ; par lui aussi l’esprit parle. Mais cette absorption de la narration dans la prophétie risque d’annuler le trait spécifique de la confession narrative : sa visée vers la trace de Dieu dans l’événement.
17Reconnaître cette spécificité, c’est se tenir en garde contre une certaine étroitesse de la théologie de la parole, qui ne remarque que des événements de parole. A l’encontre de ce que l’on pourrait appeler l’idéalisme de l’événement de parole, il faut réaffirmer le réalisme de l’événement d’histoire, comme le demande aujourd’hui un théologien comme Pannenberg, rectifiant Fuchs et Ebeling. Aussi bien, la narration inclut d’une certaine manière la prophétie dans sa mouvance, dans la mesure où la prophétie elle aussi est narrative à sa façon. Le sens de la prophétie, en effet, ne s’épuise pas dans la subjectivité du prophète : la prophétie se porte en avant vers ce « jour de Yahvé » dont le prophète dit qu’il ne sera point de joie mais de terreur. Par ce terme : le « jour de Yahvé », quelque chose de l’ordre de l’événement est annoncé, qui sera à l’histoire imminente ce qu’ont été à l’histoire racontée les événements fondateurs. La tension entre narration et prophétie s’exerce d’abord au niveau de l’événement, dans une dialectique de l’événement. Cette même histoire que la narration fondait en certitude, est soudain minée par la menace. Le socle de fondation chancelle. Le compagnonnage de Yahvé se mue en terreur. C’est bien cette structure de l’histoire qui est en cause, et pas seulement la qualité de la parole qui la dit. La révélation est d’abord impliquée dans cette intelligence tour à tour narrative et prophétique de l’histoire.
18Intelligence, disons-nous ? Mais intelligence qui ne se peut articuler dans aucun savoir, dans aucun système. Entre la sécurité que confère la récitation des événements fondateurs et la menace qu’annonce le prophète, nulle synthèse rationnelle, nulle dialectique triomphante. Mais une confession double et jamais apaisée, que seule l’espérance fait tenir ensemble. Selon le mot d’André Neher, dans son beau livre sur L’Essence du prophétisme, une tranche de néant sépare la nouvelle création de l’ancienne. Aucune Aufhebung ne peut supprimer cette faille de mort. C’est pourquoi ce rapport double à l’histoire est profondément trahi lorsqu’on lui applique l’idée stoïcienne de providence et que la tension entre narration et prophétie s’apaise dans quelque représentation téléologique du cours de l’histoire.
19Ce glissement vers la téléologie et l’idée de providence serait sans doute invincible si on laissait face à face le discours narratif et le discours prophétique de l’histoire. Réduite à cette polarité, l’idée de révélation tend en effet à s’identifier avec celle d’un dessein de Dieu, d’un plan arrêté que Dieu découvrirait à ses serviteurs les prophètes. Or, la polysémie et la polyphonie de la révélation ne sont pas encore épuisées par ce couple de la narration et de la prophétie.
20Il y a au moins trois modalités du discours religieux biblique qui ne se laissent pas inscrire dans la polarité de la narration et de la prophétie.
21Au premier rang, la thora, l’instruction.
3. Le discours prescriptif
22On peut appeler en gros cet aspect de la révélation sa dimension pratique ; il y correspond l’expression symbolique de « volonté de Dieu ». Si l’on peut encore parler ici de dessein, ce n’est plus au sens d’un plan sur lequel la pensée pourrait spéculer, mais au sens d’une prescription à mettre en pratique. Mais cette idée d’une révélation en forme d’instruction est à son tour pleine de pièges. A cet égard, la traduction, dès les Septante, du mot Thora par Nomos, par Loi, est tout à fait égarante. Nous sommes en effet enclins à refermer l’idée de loi divine sur celle d’un impératif venu d’en-Haut. Si de plus, nous transcrivons l’idée d’impératif dans les termes de la philosophie morale de Kant, nous sommes contraints de proche en proche à rabattre l’idée de révélation sur celle d’hétéronomie, c’est-à-dire de soumission à un commandement extérieur et supérieur. Que l’idée de dépendance soit essentielle à celle de révélation, je le dirai assez dans la deuxième partie. Mais pour bien entendre cette dépendance originaire dans l’ordre de la parole, du vouloir et de l’être, il faut critiquer ensemble et symétriquement les idées d’hétéronomie et d’autonomie. Concentrons-nous pour le moment sur celle d’hétéronomie. Rien n’est plus inadéquat que cette idée pour rendre compte de ce qui a été signifié dans l’existence juive par le terme Thora. Pour rendre justice à l’idée d’une Thora divine, il ne suffit même pas de dire que l’hébreu Thora a plus d’extension que ce que nous appelons commandement moral et qu’il s’applique à tout l’ensemble législatif que la tradition de l’Ancien Testament rattachait à Moïse. En étendant ainsi le commandement à tous les domaines — moral, juridique, culturel — de la vie de la communauté et de l’individu, on en exprime seulement l’amplitude, sans en éclairer mieux la nature spécifique.
23Trois points méritent d’être soulignés. D’abord, il n’est pas indifférent que les textes législatifs soient tous mis dans la bouche de Moïse et dans le cadre narratif du séjour au Sinaï. Cela veut dire que l’instruction est organiquement liée aux événements fondateurs symbolisés par la sortie d’Egypte. A cet égard, la formule introductoire du Décalogue constitue un tenon essentiel entre le récit de l’Exode et la proclamation de la Loi : « C’est moi Yahvé, ton Dieu, qui t’ai fait sortir du pays d’Egypte, de la maison de servitude ». Au niveau des genres littéraires, cela signifie que le législatif est en quelque sorte inclus dans le narratif. Quant au fond, cela signifie que la mémoire de la délivrance qualifie de manière intime l’instruction elle-même. Le Décalogue est la Loi d’un peuple délivré. Pareille idée est étrangère au simple concept d’hétéronomie.
24Cette première remarque conduit à la seconde : la loi est l’aspect d’une relation beaucoup plus concrète et englobante que la relation entre commander et obéir, caractéristique de l’impératif. Cette relation, c’est celle que le terme d’Alliance traduit lui-même imparfaitement. Il enveloppe lui-même les idées d’élection, de promesse, voire de menace et de malédiction. L’idée d’Alliance désigne tout un ensemble relationnel, allant de l’obéissance la plus craintive et la plus méticuleuse à l’interprétation casuistique, à la méditation intelligente, à la rumination du cœur et à la vénération d’une âme chantante, comme on verra avec les Psaumes. Le fameux respect kantien ne serait à cet égard qu’une modalité et peut-être pas la plus significative de ce qui est signifié par l’Alliance.
25Cet espace de variations ouvert aux sentiments éthiques par l’Alliance suggère une troisième réflexion. En dépit du caractère apparemment invariable et apodictique du Décalogue, la Thora déploie un dynamisme qu’on peut bien dire historique. Nous n’entendons pas seulement par là le développement temporel que la critique interne discerne dans la rédaction des codes ; une évolution des idées morales peut, en effet, être retracée, d’une part depuis le premier Décalogue jusqu’à la Loi de l’Alliance, d’autre part depuis le Décalogue lui-même jusqu’aux reprises et aux amplifications du Deutéronome et jusqu’à la nouvelle synthèse du « Code de sainteté » du Lévitique et à la législation ultérieure d’Esdras. Plus importante que ce développement temporel du contenu est la transformation du rapport entre le fidèle et la Loi. Sans tomber dans la vieille ornière de l’opposition entre légalisme et prophétisme, on peut retrouver dans l’instruction même de la Thora une pulsation incessante qui, tour à tour, étale la Loi dans des prescriptions indéfiniment multipliées ou la resserre et la résume, au sens fort du mot, sur un cœur de commandements qui ne retient plus que la visée de sainteté de la Loi. Ainsi le Deutéronome proclame avant l’Evangile : « Tu aimeras Yahvé, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton pouvoir ; que ces paroles que je te dicte aujourd’hui restent gravées dans ton cœur » (Deut. VI, 5). Cette inscription au cœur de l’homme suscitait chez certains prophètes, l’annonce d’une alliance nouvelle, non pas tant la proclamation de préceptes nouveaux, mais celle d’une nouvelle qualité relationnelle exprimée précisément par le vocable : « gravé dans le cœur ». Ezéchiel s’écrie : « Et je vous donnerai un esprit nouveau, j’ôterai de votre chair le cœur de pierre et je vous donnerai un cœur de chair ». Sans cette pulsation intime de l’instruction, on ne comprendrait pas que Jésus ait pu, d’une part, s’opposer à la « tradition des Anciens », c’est-à-dire à la multiplication et à la surcharge des commandements par les scribes et les pharisiens, et, d’autre part, déclarer que, dans le Royaume, la Loi serait accomplie jusqu’au dernier iota. Mais pour Jésus la Loi et les prophètes, c’est la règle d’or du Deutéronome : « Ainsi tout ce que vous désirez que les autres fassent pour vous, faites-le vous-mêmes pour eux, voilà la Loi et les prophètes » (Matthieu VII, 12). Dès lors, ce que le Sermon sur la Montagne proclame, c’est la visée même de perfection et de sainteté qui traversait la Loi ancienne.
26C’est cette visée qui constitue la dimension éthique de la révélation. Si nous rapprochons cette fonction instituante de la révélation, on voit combien l’idée d’hétéronomie est inadéquate à cerner la richesse de sens incluse dans l’instruction de la Thora. On voit aussi de quelle manière l’idée de révélation s’enrichit à son tour. Si on peut encore lui appliquer l’idée d’un dessein de Dieu pour les hommes, ce n’est plus du tout au sens d’un plan qu’on pourrait lire dans les événements passés ou à venir ; mais ce n’est pas non plus à celui d’une codification immuable de toutes les pratiques communautaires ou individuelles. C’est celui d’une exigence de perfection qui interpelle et revendique le vouloir. Si l’on peut dire encore, de la même manière, que la révélation est historique, ce n’est pas seulement en ce sens que la trace de Dieu peut se lire dans des événements fondateurs du passé ou dans un achèvement à venir de l’histoire, mais en ce sens qu’elle oriente l’histoire de la pratique et engendre la dynamique des institutions.
4. Le discours de sagesse
27Mais cet approfondissement de la Loi par-delà son éparpillement en préceptes serait-il aperçu si une autre dimension de la révélation n’était pas reconnue dans sa spécificité propre, à savoir la sagesse ? La sagesse a son expression littéraire dans la littérature sapientielle. Mais la sagesse déborde tout genre littéraire. Elle se donne à première vue comme un art de bien vivre, un sens expert du véritable bonheur. Elle paraît monnayer en menus conseils, en avis pratiques, les commandements transcendants du Décalogue. Elle semble n’ajouter à l’instruction qu’une sorte de lucidité sans illusion sur la méchanceté des humains. Mais par-delà cette façade un peu mesquine, il faut discerner la grande vection d’une réflexion sur l’existence qui vise, par-delà le peuple de l’Alliance, l’individu lui-même et en celui-ci tout homme. C’est en cela que la sagesse déborde le cadre de l’Alliance, qui est aussi celui de l’élection d’Israël et de la promesse faite à Israël. Les conseils de la sagesse ignorent les frontières auxquelles s’arrête toute législation appropriée à un seul peuple, fût-il le peuple élu. Ce n’est pas par hasard que plus d’un sage de la tradition biblique n’est pas un homme juif. La sagesse vise tout homme dans le juif.
28Les thèmes de la sagesse sont les situations-limites dont parlait Karl Jaspers, ces situations où s’affrontent la grandeur et la misère de l’homme : à savoir la solitude, la faute, la souffrance et la mort. La sagesse hébraïque interprète ces situations comme néant de l’homme, incompréhensibilité de Dieu, voire silence et absence de Dieu.
29Si la question de la rétribution y est si prégnante, c’est dans la mesure où la discordance entre justice et bonheur, cruellement soulignée par le triomphe des méchants, porte au jour la question massive du sens ou du non-sens de l’existence. Par là, la sagesse remplit une des fonctions fondamentales de la religion qui est de relier éthos et cosmos, ordre de l’agir et ordre du monde. Elle ne le fait pas en démontrant que cette conjonction est donnée dans les choses, ni non plus en exigeant qu’elle soit produite par l’action ; elle joint ethos et cosmos au lieu même de leur discordance : dans la souffrance, plus précisément dans la souffrance injuste. Mais la sagesse n’enseigne pas comment éviter la souffrance, ni comment la nier magiquement, ni comment la dissimuler sous l’illusion. Elle enseigne comment endurer, comment souffrir la souffrance. Elle ne place la souffrance dans un contexte signifiant qu’en produisant la qualité active du souffrir.
30C’est peut-être ici la signification la plus profonde du Livre de Job, témoin par excellence de la sagesse. Prenant pour guide le dénouement du Livre de Job, ne pourrions-nous pas dire que la révélation, selon la ligne de la sagesse, est la visée de cet horizon de sens où une conception du monde et une conception de l’action fusionnent dans une qualité nouvelle et active du souffrir ? L’Eternel ne dit pas à Job quel ordre réel justifie sa souffrance, ni non plus quelle qualité de courage devrait la vaincre. Le système de symboles dans lequel la révélation s’investit s’articule en-deçà du point où divergent les modèles d’une vision du monde et les modèles pour changer le monde. Modèle de... et modèle pour... sont plutôt les deux versants d’un ordre symbolique indivisément descriptif et prescriptif. Cet ordre symbolique peut conjoindre cosmos et éthos, parce qu’il produit le pathos de la souffrance activement assumée. C’est ce pathos qui s’exprime dans la dernière réponse de Job : « Et Job fit cette réponse à Yahvé : je sais que Tu est tout puissant. Ce que Tu conçois, tu peux le réaliser. J’étais celui qui brouille tes conseils, par des propos dénués de sens. Aussi j’ai parlé sans intelligence, de merveilles qui me dépassent et que j’ignore. Ecoute, laisse-moi parler, je vais t’interroger et Tu m’instruiras. Je ne te connaissais que par ouï-dire, mais maintenant mes yeux t’ont vu. Aussi je retire mes paroles, je me repens sur la poussière et sur la cendre » (Job, XXXXII, 1-6). Qu’a donc « vu » Job ? Le Béhemot et le Léviathan ? Les mesures de la création ? Evidemment non. Ses questions sur la justice restent même sans réponse. Mais, en se repentant — non du péché, car il est juste, mais de la supposition du non-sens —, il présume un sens insoupçonné que ne saurait transcrire aucune parole, aucun logos dont l’homme puisse disposer. Ce sens n’a pas d’autre expression que la qualité nouvelle que la pénitence confère à son souffrir. Cette qualité, soit dit en passant, n’est pas sans parenté avec la « tristesse tragique », dont Aristote disait qu’elle purifie les passions de crainte et de pitié.
31On voit à quel point la notion d’un dessein de Dieu que peuvent suggérer, il est vrai de façon chaque fois différente, le discours narratif, le discours prophétique et le discours prescriptif, se soustrait à toute transcription en termes de plan, de programme, bref de finalité et de téléologie. Ce qui est révélé, c’est la possibilité d’espérer « en dépit de... ». Cette possibilité peut encore s’exprimer dans les termes d’un dessein, mais un dessein inassignable, d’un dessein qui est le secret de Dieu.
32On voit aussi combien, d’un mode de discours à l’autre, la notion de révélation diffère : en particulier quand on passe de la prophétie à la sagesse. Le prophète revendique l’inspiration divine comme sa caution. Le sage ne le fait pas. Il ne déclare pas que sa parole est la parole d’un autre. Mais il sait que la sagesse le précède et que c’est en quelque sorte par participation à la sagesse que l’homme peut être dit sage. Rien n’est plus éloigné de l’esprit des sages que l’idée d’une autonomie de la pensée, d’un humanisme du bienvivre, bref d’une sagesse à la façon stoïcienne ou épicurienne, fondée dans la suffisance à soi de la pensée.
33C’est pourquoi la sagesse est tenue pour un don de Dieu, à la différence de la « connaissance du bien et du mal », promise par le démon. Bien plus, chez les scribes d’après l’exil, la Sagesse est personnifiée, à la façon d’une figure féminine transcendante. C’est une réalité divine qui existe depuis toujours et pour toujours. Elle habite avec Dieu. Elle accompagne la création dès l’origine. L’intimité avec elle ne se distingue pas de l’intimité avec Dieu même. Par ce détour, la sagesse rejoint la prophétie. L’objectivité de la sagesse signifie la même chose que la subjectivité de l’inspiration prophétique. C’est pourquoi, pour la tradition, le sage apparaît comme inspiré de Dieu à l’égal du prophète.
34On comprend par la même raison que prophétisme et sagesse aient pu converger dans la littérature d’Apocalypse où, comme on sait, la notion d’une révélation des secrets divins est appliquée aux « derniers temps ». Mais ces recoupements n’empêchent point les modes du discours religieux, et les aspects de révélation qui leur correspondent, de demeurer distincts et de n’entretenir les uns avec les autres qu’un lien de pure analogie.
5. Le discours de l’hymne
35Je ne voudrais pas terminer ce parcours sans avoir évoqué le genre lyrique dont les Psaumes sont l’expression la plus excellente. Hymnes, supplications et actions de grâce en constituent les trois grands genres. Ce ne sont point là des formes marginales du discours religieux. La louange qui s’adresse aux prodiges accomplis par Dieu dans la nature et dans l’histoire n’est pas un mouvement du cœur qui s’ajouterait au genre narratif sans en altérer le noyau. La célébration surélève en quelque sorte le récit et le tourne en invocation. Nous en avons donné tout à l’heure un exemple avec l’antique Credo du Deutéronome : « Mon père était un araméen, etc. ». En ce sens, raconter est un aspect de célébrer. Sans un cœur qui chante à la gloire de Dieu, nous n’aurions peut-être pas de récit de création, en tous cas pas de récit de délivrance. Et sans les supplications des psaumes de souffrance, la plainte du juste saurait-elle trouver elle aussi le chemin de l’invocation, même si celui-ci doit conduire à la contestation et à la récrimination ? Par la supplication, les protestations d’innocence du juste ont encore pour vis-à-vis un Toi à qui adresser sa plainte. Le livre de Job dans sa conclusion nous a montré comment le savoir souffrir, enseigné par la sagesse, est surélevé par le lyrisme de la supplication, de la même manière que la narration l’était par le lyrisme de la louange. Ce mouvement vers la deuxième personne s’achève dans le psaume d’action de grâce, où l’âme reconnaissante remercie quelqu’un. L’invocation atteint sa plus grande pureté, son plus grand désintéressement, lorsque la supplication, allégée de toute demande, se convertit en reconnaissance. Ainsi, sous les trois figures de la louange, de la supplication et de l’action de grâce, la parole humaine se fait invocation : elle s’adresse désormais à Dieu en deuxième personne, sans se borner à le désigner en troisième personne comme dans la narration, ou à parler en son nom en première personne, comme dans la prophétie. J’accorde bien volontiers que le rapport Je- Tu a pu être hypostasié à l’excès par ce qu’on pourrait appeler le personnalisme religieux d’un Martin Buber ou d’un Gabriel Marcel. Ce rapport ne se constitue vraiment que dans le psaume et surtout dans le psaume de supplication. On ne saurait donc dire que l’idée de révélation passe tout entière dans cette communication de personne à personne. La sagesse, nous l’avons vu, rencontre un Dieu caché qui prend pour masque le cours anonyme et inhumain des choses. Il faut donc se borner à noter qu’en passant par les trois positions dans le système des personnes — je, tu, il —, l’origine de la révélation est désignée sous des modalités qui ne se recouvrent jamais tout à fait.
36S’il fallait dire en quel sens le psautier peut être déclaré révélé, ce n’est certainement pas dans ce sens que la louange, la supplication ou l’action de grâce seraient mises par Dieu dans la bouche de leurs auteurs (au reste fort disparates), mais en ce sens que les sentiments exprimés par la lyrique sont formés et conformés par leur objet même. Le remerciement, la plainte, la célébration sont engendrés par cela même que ces mouvements du cœur laissent être et, de cette façon, rendent manifestes. La surélévation du pathos, que nous avions discerné dans le mouvement de la sagesse lorsqu’elle transforme le souffrir en savoir-souffrir, devient en quelque sorte thématique dans le psautier. Le verbe forme le sentiment en l’exprimant. La révélation est cette formation même du sentiment qui transcende les modalités quotidiennes du sentir humain.
37Si maintenant, nous tentons un survol du chemin parcouru, un certain nombre de conclusions se dessinent.
38Je réitère d’abord l’affirmation initiale, selon laquelle l’analyse du discours religieux ne doit pas se faire d’abord au niveau des énoncés de forme théologique, tels que : Dieu existe, Dieu est immuable, tout puissant, etc. Ce niveau propositionnel constitue un discours de second degré, qui ne se conçoit pas sans l’incorporation de concepts empruntés à une philosophie spéculative. Une herméneutique de la révélation doit s’adresser en priorité aux modalités les plus originaires de langage d’une communauté de foi, par conséquent aux expressions par lesquelles les membres de la communauté interprètent à titre originaire leur expérience pour eux-mêmes et pour les autres.
39Deuxièmement, ces expressions les plus originaires sont prises dans des formes de discours aussi diverses que la narration, la prophétie, les textes législatifs, les dits sapientiaux, les hymnes, supplications et actions de grâce. Le préjugé serait ici de tenir ces formes de discours pour de simples genres littéraires qu’il faudrait neutraliser pour en extraire le contenu théologique. Ce préjugé est déjà à l’œuvre dans la réduction du langage originaire de la foi à un contenu propositionnel. Pour ruiner ce préjugé à la racine, il faut se convaincre que les genres littéraires de la Bible ne constituent pas une façade rhétorique qu’il serait possible d’abattre, afin de mettre à jour un contenu de pensée indifférent au véhicule littéraire. Mais on ne viendra à bout de ce préjugé que lorsqu’on disposera d’une poétique générative qui serait aux grandes compositions littéraires ce que la grammaire générative est à la production des phrases selon les règles caractéristiques d’une langue donnée. Je ne considère pas ici les implications de cette thèse pour la critique littéraire ; elle concerne le statut du discours qui est toujours une œuvre d’un certain genre, c’est-à-dire une œuvre produite en tant que narration, en tant que prophétie, que législation, etc. Je vais droit à ce qui concerne notre enquête sur la révélation. Je dirai, pour faire bref, que la confession de foi qui s’exprime dans les documents bibliques est directement modulée par les formes de discours dans lesquelles elle s’exprime. C’est ainsi que la différence entre récit et prophétie, si caractéristique de l’Ancien Testament, est en tant que telle théologiquement signifiante. N’importe quelle théologie ne peut être liée à la forme du récit, mais seulement une théologie qui célèbre Yahvé comme le grand libérateur. La théologie du Pentateuque, si le mot théologie n’est pas lui-même prématuré, est une théologie homogène à la structure du récit, c’est-à-dire une théologie en forme d’histoire du salut. Mais cette théologie ne fait pas système, dans la mesure où, au même niveau de radicalité ou d’originarité, le discours prophétique défait l’assurance fondée dans la récitation et la répétition des événements fondateurs. Le motif du « jour de Yahvé » — jour de deuil et non de joie — n’est pas un motif rhétorique qu’on puisse éliminer. Il est un élément constituant de la théologie prophétique. Il en est de même de l’instruction de la thora et également de la teneur spirituelle de l’hymne. Ce qui s’y annonce est chaque fois qualifié par la forme de l’annonce. Ce n’est que dans le jeu contrasté entre récit et prophétie, puis entre histoire et législation, puis entre législation et sagesse, enfin entre sagesse et lyrisme, que se constitue le « dire » religieux.
40Troisièmement, si les formes du discours religieux sont si prégnantes, la notion de révélation ne peut plus se formuler de la façon uniforme et proprement monotone que l’on présume quand on parle de la révélation biblique. Si l’on met entre parenthèses le travail proprement théologique de synthèse et de systématisation qui suppose la neutralisation des formes primitives de discours et le transfert de tous les contenus religieux au plan de l’énoncé, de la proposition, on accède à un concept polysémique, polyphonique de révélation. J’ai appelé plus haut un tel concept analogique. Je m’explique maintenant sur l’analogie ici présumée. L’analogie procède d’un terme de référence : le discours prophétique. Ici, révélation signifie inspiration de première personne à première personne. Le mot « prophète » implique la notion d’un homme qui est poussé par Dieu à parler et qui, au nom de Dieu et en son nom propre, parle au peuple. L’inspiration est cette motion divine de l’intelligence et de la volonté du prophète. Si l’on n’aperçoit pas le lien seulement analogique entre les autres formes de discours religieux et la forme prophétique, on généralise de façon univoque le concept d’inspiration extrait du genre prophétique et l’on présume que Dieu a parlé par les rédacteurs des livres saints comme il a parlé par les prophètes. Les Ecritures sont dites alors avoir été écrites par le Saint Esprit. On est ainsi enclin à construire une théologie uniforme de l’auteur double, divin et humain, où Dieu est posé comme cause principale et l’écrivain comme cause instrumentale. Mais on ne rend pas justice, par cette généralisation, à des traits de révélation qui ne se laissent pas réduire par synonymie à la voix double du prophète. Le genre narratif nous a invité à déplacer sur les événements racontés la lumière révélante qui procède de leur valeur fondatrice, de leur fonction instituante. Le narrateur est prophète en tant que les événements générateurs de sens sont portés au langage. Un concept moins subjectif que celui d’inspiration s’ébauche ainsi. De la même façon, c’est de la force prescriptive de l’instruction elle-même, de la capacité illuminante du dire de sagesse et de la qualité du pathos lyrique que procède la nuance de révélation qui s’attache aux autres formes du discours religieux. L’inspiration désigne alors de façon seulement analogique la venue au langage de cette force prescriptive, de cette capacité illuminante, de ce pathos lyrique. Ce serait trop psychologiser la révélation que la rabattre de façon littérale sur la notion de l’écriture sous la dictée. C’est la force des choses dites qui meut l’écrivain. Que la chose demande à être dite, c’est là ce qui est signifié analogiquement par l’expression du symbole de Nicée : « je crois en l’Esprit saint... qui a parlé par les prophètes ». Mais nous n’avons pas, en Occident du moins, une théologie appropriée qui ne psychologise pas l’Esprit Saint. Découvrir la dimension objective de la révélation, c’est contribuer indirectement à cette théologie non psychologique de l’Esprit Saint, qui serait une pneumatologie authentique.
41Laissez-moi tirer une dernière conséquence qui nous portera au seuil de la réflexion philosophique à suivre. Si une chose peut être dite univoquement de toutes les formes analogiques de la révélation, c’est que la révélation, sous aucune de ses modalités, ne se laisse inclure et dominer dans un savoir. A cet égard, l’idée de secret est son idée-limite. L’idée de révélation est une idée à double face. Le Dieu qui se montre est un Dieu caché et à qui appartiennent les choses cachées.
42La confession que Dieu est infiniment au-dessus des pensées et des paroles de l’homme, qu’il nous dirige sans que nous comprenions ses voies, que l’énigme de l’homme pour lui-même obscurcit jusqu’aux clartés que Dieu lui communique —, cette confession appartient à l’idée de révélation. Ce qui se révèle est aussi ce qui se réserve. A cet égard, l’épisode du buisson ardent (Exode III, 13-15) a une signification nucléaire. La tradition a très justement dénommé cet épisode : révélation du nom divin. Or, ce nom est précisément innommable. Dans la mesure où connaître le nom du dieu, c’était avoir pouvoir sur lui dans une invocation où le dieu devenait chose disponible, le nom confié à Moïse est bien celui de l’être que l’homme ne peut véritablement nommer, c’est-à-dire tenir à la merci de son langage. Moïse a demandé : « Mais s’ils demandent quel est ton nom, que leur répondrais-je ? ». Dieu dit alors à Moïse : « Je suis celui qui suis ». Et il ajouta : « Voici en quels termes tu t’adresseras aux enfants d’Israël :” Je suis” m’a envoyé vers vous ». Ainsi l’appellatif « Yahvé » — Il est — n’est pas un nom qui définit, mais qui signifie, qui signifie le geste de la délivrance. Le texte continue en effet en ces termes : « Dieu dit encore à Moïse :” Tu parleras ainsi aux enfants d’Israël :’Yahvé le Dieu de vos pères, le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob, m’a envoyé vers vous. C’est le nom que je porterai à jamais, sous lequel m’invoqueront les générations futures’ ». Ainsi la révélation historique — signifiée par les noms d’Abraham, d’Isaac et de Jacob — s’adosse au secret du nom, dans la mesure même où le Dieu caché s’annonce comme le sens des événements fondateurs. Entre le secret et la monstration se tient la révélation.
43Je sais bien que la tradition a interprété le Ehyéh asher ehyéh dans le sens d’un énoncé ontologique positif à la suite de la traduction des Septante : « Je suis celui qui suis ». Loin que l’expression protège le secret, elle ouvre à une noétique affirmative de l’être absolu de Dieu, qu’il sera ensuite possible de transcrire, d’abord dans l’ontologie néo-platonicienne et augustinienne, puis dans la métaphysique aristotélicienne et thomiste. Ainsi, la théologie du nom pourra passer dans une onto-théologie capable de reprendre et d’encadrer la téléologie de l’histoire, dans laquelle se sublime et se rationalise par ailleurs le sens de la narration et de la prophétie. La dialectique du Dieu caché qui se montre — dialectique nucléaire de la révélation — se dissipe dans le savoir de l’être et de la providence. Dire que le Dieu qui se montre est le Dieu caché, c’est au contraire confesser que la révélation ne peut jamais constituer un corps de vérités dont une institution puisse se prévaloir. Du même coup, dissiper l’opacité massive du concept de révélation, c’est aussi ruiner toute forme totalitaire de l’autorité qui prétendrait détenir la vérité révélée. Mon premier exposé s’achève avec ce retour à mon point de départ.
II. La réponse d’une philosophie herméneutique
44Quel peut être le travail de pensée de la philosophie face à la revendication qui procède d’un concept de révélation même aussi différencié que celui que je viens de faire paraître ? Revendication — Anspruch — peut signifier deux choses différentes : prétention indue et inacceptable, ou appel non contraignant. C’est en ce second sens que j’aimerai l’entendre. Mais ce renversement dans l’écoute ne peut se produire que si, en symétrie avec la critique d’un concept opaque et autoritaire de la révélation, la philosophie procède, dans la compréhension qu’elle prend d’elle-même, à une critique de sa propre prétention qui lui fait entendre l’appel comme une prétention adverse irrecevable. Si la prétention irrecevable de l’idée de révélation est celle d’un sacrificium intellectus et d’une hétéronomie totale sous le verdict d’un magistère de dernière instance, la prétention adverse de la philosophie est celle d’une transparence entière du vrai et d’une autonomie entière du sujet pensant. Ces deux prétentions affrontées tendent à rendre infranchissable le fossé creusé entre ce qu’on appelle les « vérités de foi » et les « vérités de raison ».
45C’est à la critique de cette double prétention de la philosophie que je veux m’employer, dans la pensée qu’au terme de cette critique la revendication indue de la révélation puisse être entendue comme appel non contraignant.
46Mais avant d’entreprendre cette critique, permettez-moi de dire quelles voies je ne prendrai pas. J’écarte d’abord de mon propos le projet d’une théologie rationnelle, que d’autres philosophes que je respecte croient pratiquable. Si je ne cherche pas à réactualiser les preuves de l’existence de Dieu et si je ne m’enquiers pas de la relation de concordance ou de subalternation qui pourrait exister entre des vérités de deux ordres, c’est pour des raisons qui tiennent autant à l’interprétation qui a été donnée ci-dessus de la révélation biblique que de l’idée que je me fais de la philosophie. Ma première étude a essentiellement tendu à reporter l’idée de révélation à un niveau plus originaire que la théologie, au niveau de son discours fondamental. Ce discours s’établit au ras de l’expérience et de la vie. C’est donc aussi dans des expériences plus fondamentales que toute articulation onto-théologique que je chercherai les traits d’une vérité capable de se dire en termes de manifestation et non de vérification et les traits d’une compréhension de soi où le sujet se serait dessaisi de l’arrogance de la conscience. Ce sont des expériences cardinales, telles que le langage les porte à l’expression, qui peuvent entrer en résonance ou en consonance avec les modes de révélation eux-mêmes portés au langage par les expressions les plus primitives de la foi d’Israël et du christianisme primitif. Or, cette homologie ne requiert aucunement que la philosophie connaisse Dieu. Le mot « Dieu », me semble-t-il, appartient d’abord aux expressions pré-théologiques de la foi. Dieu est Celui qui est annoncé, invoqué, interrogé, supplié, remercié. Le terme « Dieu » fait circuler le sens entre tous ces modes de discours, mais, échappant à chacun, selon la vision du Buisson Ardent, il en constitue en quelque sorte le point de fuite.
47Les expériences de manifestation et de dépendance n’ont donc pas besoin de se référer à Dieu — encore moins de prouver Dieu — pour se tenir en résonance avec les modes d’expérience et d’expression qui, elles seules, signifient Dieu à titre originaire.
48Mais il y a une autre voie que je ne prendrai pas : celle d’un existentialisme de la misère, où la philosophie fournirait les questions et la religion les réponses. Sans doute, l’apologétique de la misère satisfait aux conditions existentielles imposées par le niveau de discours auxquelles nous nous sommes placés dans la première partie. Elle a, en outre, ses lettres de noblesse de Pascal à Paul Tillich. Mais, d’une part, son caractère apologétique est suspect en tant que tel : si Dieu parle par les prophètes, la philosophie n’a pas à justifier sa Parole, mais à dégager l’horizon de signifiance où elle peut être entendue. Ce travail n’a rien d’apologétique. D’autre part, le recours à l’inquiétude, au manque, n’est pas moins suspect. Bonhöffer a dit jadis tout le mal qu’il fallait dire du Dieu bouche-trou, tant au plan de l’explication des choses qu’à celui de la compréhension de l’homme. La philosophie de la misère, même si on n’est pas marxiste, reste la misère de la philosophie.
49C’est pourquoi je préfère me tourner vers quelques structures d’interprétation de l’expérience humaine, pour y discerner des traits à travers lesquels quelque chose, depuis toujours, se laisse comprendre sous l’idée de révélation en un sens a-religieux du terme. C’est cette compréhension qui peut entrer en consonance avec l’appel non contraignant de la révélation biblique.
50Mon analyse aura deux versants, correspondant à la prétention de transparence objective et à la prétention d’autonomie subjective du discours philosophique. Le premier versant regarde vers l’espace de manifestation des choses, le second regarde vers la compréhension que l’homme prend de lui-même quand il se laisse régir par les choses manifestées et dites. Ces deux dimensions du problème correspondent aux deux objections majeures qui sont opposées au principe même de parole révélée. Selon la première, toute idée de révélation viole l’idée de vérité objective, mesurée au critère de la vérification et de la falsification empirique. Selon la seconde, l’idée de révélation porte atteinte à l’autonomie du sujet pensant inscrite dans l’idée d’une conscience maîtresse d’elle-même. La double méditation que je propose s’adresse tour à tour à la prétention de transparence, soutenue par un concept de vérité comme adéquation et comme vérification, et à la prétention d’autonomie, soutenue par le concept de conscience souveraine.
51Si je commence par le premier point, c’est pour une raison fondamentale, à savoir que la conquête d’un nouveau concept de vérité comme manifestation — et en ce sens comme révélation — commande la reconnaissance de la véritable dépendance de l’homme qui n’est point synonyme d’hétéronomie. Le choix d’un tel ordre dans la discussion s’accorde tout à fait avec la critique que j’ai faite dans la première partie, du subjectivisme et du psychologisme engendrés par une certaine inflation de l’idée d’inspiration. Je disais alors : regardons plutôt d’abord du côté des événements qui font histoire ou qui pressent depuis l’avenir imminent ; regardons du côté de la force de prescription de la loi de perfection ; vers la qualité objective des sentiments — du pathos — articulés par l’hymne. De la même manière, je dis maintenant : laissons être l’espace de manifestation des choses, avant de nous retourner vers la conscience du sujet pensant et parlant.
1. Le monde du texte et l’être nouveau
52Ma première investigation, sur le versant que j’ai appelé l’espace de manifestation des choses, se fera à l’intérieur de limites précises. Je ne parlerai pas de notre expérience d’être au monde à partir d’une phénoménologie de la perception comme chez Husserl et Merleau-Ponty, ni même à partir d’une phénoménologie du souci ou de la préoccupation comme chez Heidegger dans Sein und Zeit — bien que je pense rejoindre les uns et les autres par un détour. Je partirai franchement de la manifestation du monde par le texte et l’écriture.
53Cette approche peut paraître limitée, dans la mesure où elle passe par le défilé d’un fait de culture, précisément celui des cultures du livre. Elle le paraîtra moins quand on aura compris quel élargissement de notre expérience du monde résulte de telles cultures du livre. Mais surtout, en choisissant cet angle d’attaque, nous nous mettons d’emblée en correspondance avec le fait que la revendication de la parole révélée nous atteint aujourd’hui à travers des écritures à interpréter. Les religions qui se réclament d’Abraham — judaïsme, christianisme, Islam — sont à des titres divers, et souvent très différents, des religions du livre. Il est donc approprié de s’interroger sur la fonction révélante qui s’attache à certaines modalités d’écriture que je placerai sous le titre de la Poétique, au sens que je dirai tout à l’heure. C’est en effet sous la catégorie de la Poétique que l’analyse philosophique rencontre des traits de révélation qui peuvent répondre ou correspondre à l’appel non contraignant de la révélation biblique.
54Pour introduire cette idée d’une fonction révélante du discours de forme poétique, je rappellerai trois concepts préparatoires (sur lesquels je m’explique longuement dans mes travaux d’herméneutique).
55Premier concept préparatoire : celui même d’écriture ; on sous-estime le phénomène de l’écriture si on le réduit à la simple fixation matérielle de la parole vive. L’écriture est un rapport spécifique avec les choses dites. Elle produit un discours immédiatement autonome à l’égard de l’intention de l’auteur. Dans cette autonomie est déjà contenu ce que tout à l’heure j’appellerai, avec H. G. Gadamer, la chose du texte, laquelle est soustraite à l’horizon intentionnel fini de l’auteur ; autrement dit, grâce à l’écriture, le monde du texte peut faire éclater le monde de l’auteur. Cet affranchissement à l’égard de l’auteur a son parallèle du côté de celui qui reçoit le texte. L’autonomie du texte ne soustrait pas moins celui-ci à l’horizon fini de son premier destinataire.
56Deuxième concept préparatoire : celui d’œuvre. Par là, j’entends la mise en forme du discours par l’opération de genres littéraires tels que narration, fiction, essai, etc. En produisant le discours comme telle œuvre relevant de tel genre, les codes de composition assignent aux œuvres de discours cette configuration unique que nous appelons style. Cette mise en forme d’œuvre concourt avec le phénomène de l’écriture à extérioriser et à objectiver le texte dans ce qu’un critique a appelé une « icône verbale ».
57Le troisième concept préparatoire porte dans le même sens et un degré plus loin : je l’appelle le monde du texte. J’entends par là que ce qui est finalement à comprendre dans un texte, ce n’est ni l’auteur et son intention présumée, ni même la structure ou les structures immanentes au texte, mais la sorte de monde visé hors texte comme la référence du texte. A cet égard, l’alternative de l’intention ou de la structure est vaine. Car la référence du texte — ce que j’appelle la chose du texte ou le monde du texte — n’est ni l’une ni l’autre. Intention ou structure désignent le sens, le monde du texte désigne la référence du discours, non ce qui est dit mais ce sur quoi il est dit. La chose du texte, voilà l’objet de l’herméneutique. Et la chose du texte, c’est le monde que le texte déploie devant lui.
58C’est sur cette triple base — de l’autonomie par l’écriture, de l’extériorisation par l’œuvre et de la référence à un monde — que j’édifie l’analyse, centrale pour notre discussion, de la fonction révélante du discours poétique. Je n’ai pas introduit jusqu’à présent cette catégorie qui ne désigne pas un des genres littéraires évoqués dans la première partie, mais la totalité de ces genres — prophétique, narratif, législatif, sapientiel, hymnique — en tant qu’ils exercent une fonction référentielle différente de la fonction descriptive du langage ordinaire et surtout du discours scientifique. En ce sens, je parlerai de la fonction poétique du discours et non d’un genre poétique ou d’un mode de discours poétique. Cette fonction se définit précisément en tant que fonction référentielle. Quelle fonction référentielle ?
59En première approximation, la fonction poétique marque l’oblitération de la fonction référentielle, si l’on identifie du moins celle-ci avec le pouvoir de décrire les objets familiers de la perception ou les objets que seule la science détermine par ses mesures. La poésie, c’est la suspension de la fonction descriptive. Elle n’augmente pas la connaissance des objets. De là à dire qu’avec la poésie, le langage reflue vers lui-même pour se célébrer lui-même, il n’y a qu’un pas. Mais, ce disant, on cède au préjugé positiviste selon lequel seule la connaissance empirique est objective parce que vérifiable. On ne remarque pas qu’on ratifie de manière non critique un certain concept de vérité défini par l’adéquation à un réel d’objets et soumis au critère de la vérification empirique. Que le langage dans sa fonction poétique abolisse cette référence du discours de type descriptif et, avec elle, le règne de la vérité adéquation et la définition même de la vérité par la vérification, cela n’est pas douteux. La question est de savoir si cette suspension, cette abolition d’une fonction référentielle de premier degré, n’est pas la condition, toute négative, pour que soit libérée une fonction référentielle plus primitive, plus originaire, qui ne peut être dite de deuxième rang que parce que le discours à fonction descriptive a usurpé le premier rang dans la vie quotidienne, relayée à cet égard par la science. Ma conviction la plus profonde est que le langage poétique seul nous restitue une appartenance à un ordre des choses qui précède notre capacité de nous opposer ces choses comme des objets faisant face à un sujet. C’est à cette émergence du fond d’appartenance sur les ruines du discours descriptif qu’est ordonnée selon moi la fonction poétique du discours. Encore une fois, cette fonction ne s’identifie aucunement avec la poésie, en tant qu’opposée à la prose et définie par une certaine affinité entre sens, rythme, image et son. Je définirai la fonction poétique d’abord de façon négative, avec R. Jakobson, comme l’inverse de la fonction référentielle, entendue au sens étroitement descriptif, puis, de façon positive, comme libération de ce que j’appelle dans un autre travail la référence métaphorique. Par elle, en effet, nous ne disons pas ce que sont les choses, mais comme quoi nous les voyons. A cet égard, le paradoxe le plus extrême est celui-ci : c’est lorsque le langage s’avance le plus loin dans la fiction, par exemple lorsque le poète forge la fable de la tragédie, qu’il dit le plus vrai, parce qu’il redécrit la réalité trop connue, sous les traits neufs de la fable. Fiction et redescription, en cela, vont de pair. Ou, pour parler comme Aristote dans la Poétique, le mythos est le chemin de la véritable mimésis, qui n’est pas imitation servile, copie ou reflet, mais transposition, métamorphose ou, comme je suggérais de le dire, redescription. Cette conjonction de la fiction et de la redescription, du mythos et de la mimésis, constitue la fonction référentielle par quoi j’essaie de définir la dimension poétique du langage.
60C’est cette fonction poétique qui, à son tour, recèle une dimension de révélation en un sens non religieux, non théiste, non biblique du mot — mais en un sens capable d’entrer en résonance avec l’un ou l’autre des aspects de la révélation biblique. Comment ?
61De la manière suivante : d’abord, la fonction poétique récapitule en elle les trois concepts préparatoires de l’autonomie du texte, de l’extériorité de l’œuvre et de la transcendance du monde du texte. Par ces trois traits déjà, un ordre de choses se montre qui n’appartient ni à l’auteur, ni au destinataire originaire. Mais à ces trois traits, la fonction poétique ajoute celui de la référence dédoublée, par quoi émerge l’Atlantide engloutie sous nos réseaux d’objets soumis à la domination de notre préoccupation. C’est cette émergence du sol primordial de notre existence, de l’horizon originaire de notre être-là, qui est la fonction révélante coextensive à la fonction poétique elle-même.
62Pourquoi l’appeler révélante ? En ceci que par tous les traits qu’elle récapitule et par ceux qu’elle apporte en propre, la fonction poétique incarne un concept de vérité qui échappe à la définition par l’adéquation, comme à la critériologie de la falsification et de la vérification. Ici, vérité veut dire non plus vérification, mais manifestation, c’est-à-dire laisser-être ce qui se montre. Ce qui se montre, c’est chaque fois une proposition de monde, d’un monde tel que je puisse l’habiter pour y projeter un de mes possibles les plus propres. C’est en ce sens de manifestation que le langage, dans la fonction poétique, est le siège d’une révélation.
63En usant ainsi du mot « révélation » en un sens non biblique et même non religieux, commettons-nous un abus du mot ? Je ne le crois pas. Nous avons été préparés par l’analyse du concept biblique de révélation à un premier usage analogique du terme. C’est à une analogie de second degré que nous sommes ici conduits. L’analogie de premier degré était assurée par le rôle du premier analogue, le discours prophétique, avec son implication d’une voix autre derrière la voix du prophète. Ce sens du premier analogue se communiquait de proche en proche, dans la mesure où tous les autres modes de discours pouvaient être dits inspirés. Mais nous avions perçu aussi que cette analogie de référence au discours princeps, celui de la prophétie, ne rendait pas justice à un caractère des autres modes de discours, et d’abord à celui du discours narratif, dans lequel la chose dite, racontée, l’événement générateur d’histoire, venait au langage par la narration. C’est à ce primat de la chose dite sur l’inspiration du narrateur que le concept philosophique de révélation reconduit, selon une seconde analogie qui n’est plus celle de l’inspiration, mais celle de la manifestation.
64Cette analogie invite à placer les expressions originaires de la foi biblique sous le signe de la fonction poétique. Non pour les priver de référent, mais pour les placer sous la loi de la référence dédoublée, caractéristique de la fonction poétique. Oui, le discours religieux est poétique en tous les sens qu’on a dit. Une écriture le soustrait à l’horizon fini de ses auteurs et de ses premiers destinataires. Le style des grands genres littéraires lui donne l’extériorité d’une œuvre. La visée de référence implicite à tout texte ouvre le livre sur un monde, le monde biblique, ou plutôt sur les mondes multiples déployés devant le livre par la narration, la prophétie, la prescription, la sagesse, l’hymne. La proposition de monde qui, dans le langage biblique, s’appelle monde nouveau, nouvelle Alliance, Royaume de Dieu, est la « chose » du texte biblique déployée devant le texte. Enfin et surtout, la « chose » du texte biblique est visée indirectement, au-delà de la suspension du discours descriptif, didactique, informatif. Et cette abolition de la référence aux objets de notre manipulation laisse apparaître le monde de notre enracinement originaire. Enfin, de même que le monde des textes poétiques se fraye la voie à travers la ruine des objets intra-mondains de la réalité quotidienne et de la science, l’être-nouveau projeté par le texte biblique se fraye de même un chemin à travers le monde de l’expérience ordinaire et en dépit de la fermeture de cette expérience. La puissance de projection de ce monde est une puissance de rupture et d’ouverture.
65Ainsi, c’est le sens a-religieux de la révélation qui nous aide à restituer le concept de révélation biblique dans toute sa dignité. Il nous délivre des interprétations psychologisantes de l’inspiration des écritures, au sens d’une insufflation de parole à l’oreille d’un écrivain. Si la Bible peut être dite révélée, cela doit être dit de la « chose » qu’elle dit, de l’être nouveau qu’elle déploie. La révélation est un trait du monde biblique.
66Mais si le sens a-religieux de la révélation a une telle valeur corrective, il n’inclut pas pour autant le sens religieux. Il lui reste seulement homologue. Rien ne permet de dériver des caractères généraux de la fonction poétique le trait spécifique du langage religieux, à savoir que le référent « Dieu » circule entre la prophétie, la narration, la prescription, la sapience, le psaume, coordonnant ces discours divers et partiels et leur donnant un point de fuite, un index d’incomplétude. L’herméneutique biblique est tour à tour une herméneutique régionale dans une herméneutique générale et une herméneutique unique qui s’adjoint l’herméneutique philosophique comme son propre organon. Elle est un cas particulier, en ceci que la Bible est un des grands poèmes de l’existence. Un cas unique, parce que tous les discours partiels sont référés au Nom qui est le point d’interprétation et la case vide de tous nos discours sur Dieu, au nom de l’innommable. Telle est la paradoxale homologie, que la catégorie de monde de l’œuvre établit entre la révélation au sens poétique général et la révélation au sens spécifiquement biblique.
2. La réflexion médiate et le témoignage
67Il est maintenant loisible de nous retourner vers la seconde prétention que la philosophie oppose à celle de vérité révélée. C’est la prétention d’autonomie. Elle prend appui sur le concept d’un sujet maître de ses pensées. L’idée d’une conscience qui se pose elle-même en posant ses contenus constitue sans doute la résistance la mieux retranchée à toute idée de révélation, non seulement au sens spécifique des religions du Livre, mais même au sens large et englobant que nous avons rattaché à la fonction poétique de la parole.
68Je procéderai ici, sur le second versant de notre analyse, de la même manière que sur le premier versant. Au lieu de prendre la question de l’autonomie de conscience sous l’angle le plus général, je chercherai à centrer le débat sur une catégorie maîtresse de la compréhension de soi, susceptible de correspondre à l’un des traits majeurs de l’idée de révélation mis en valeur par l’analyse du discours biblique. Cette catégorie maîtresse tiendra une place comparable à celle de parole poétique révélante sur le versant « objectif » du discours philosophique. La catégorie qui m’a paru le mieux signifier l’auto-implication du sujet dans son discours est celle de témoignage. Outre qu’elle a un répondant du côté de l’idée de révélation, elle est la plus appropriée à faire entendre ce que pourrait être un sujet pensant, formé et conformé par la parole poétique elle-même.
69Mais avant d’entreprendre une réflexion proprement philosophique sur la catégorie de témoignage, je rappellerai, ici aussi, quelques concepts préparatoires sur lesquels je me suis également longuement expliqué dans mes travaux d’herméneutique.
70Premier concept préparatoire : celui du Cogito médiatisé par un univers de signes. Sans encore faire intervenir la médiation par le texte, par l’œuvre écrite, je voudrais rappeler dans les termes les plus généraux dans quelle dépendance initiale se tient un sujet qui ne dispose pas, comme le prétend Descartes, d’une intuition immédiate de son existence et de son essence comme pensée. Dès la Symbolique du Mal, j’avais aperçu cette infirmité constitutionnelle du Cogito issu de Descartes : pour percer le secret de la volonté mauvaise, il faut faire le détour d’une sémantique et d’une exégèse appliquées aux symboles et aux mythes dans lesquels s’est déposée l’expérience millénaire de la confession du mal. Mais c’est avec l’Essai sur Freud que j’ai rompu de manière décisive avec les illusions de la conscience, point aveugle de la réflexion. Le cas de la symbolique du mal n’est pas une exception, tributaire du caractère ténébreux de l’expérience du mal. Toute réflexion est médiate. Il n’y a pas de conscience immédiate de soi-même. La première vérité, disais-je alors, celle du je pense, je suis, « reste aussi abstraite et vide qu’elle est invincible ; il lui faut être” médiatisée” par les représentations, les actions, les œuvres, les institutions qui l’objectivent ; c’est dans ces objets, au sens le plus large du mot, que l’Ego doit se perdre et se trouver. « Nous pouvons dire, en un sens un peu paradoxal, qu’une philosophie de la réflexion n’est pas une philosophie de la conscience, si par conscience nous entendons la conscience immédiate de soi-même » (De l’Interprétation, Essai sur Freud, p. 51). Adoptant le langage de Nabert, comme je le ferai encore dans l’analyse du témoignage, je définissais la réflexion par « l’appropriation de notre effort pour exister et de notre désir d’être, à travers les œuvres qui témoignent de cet effort et de ce désir » (p. 54). J’incluais ainsi le témoignage dans la structure de la réflexion sans mesurer encore l’importance de cette implication. Du moins avais-je aperçu « que la position de cet effort ou de ce désir non seulement est privée de toute intuition, mais n’est attestée que par des œuvres dont la signification demeure douteuse et révocable » (ibid.). Du même coup, la réflexion devait se faire interprétation, c’est-à-dire « inclure les résultats, les méthodes et les présuppositions de toutes les sciences qui tentent de déchiffrer et d’interpréter les signes de l’homme » (ibid.).
71Deuxième concept préparatoire : celui d’appartenance que j’emprunte à Hans-Georg Gadamer dans Vérité et Méthode. La conquête de ce concept a marqué, pour moi, l’issue d’un difficile combat avec l’idéalisme husserlien qui n’était pas encore entamé par l’aveu précédent du caractère médiat de la réflexion. Il me fallait encore mettre en question l’idéal de scientificité revendiqué par Husserl, avec le sens d’une « justification dernière » et d’une « auto-fondation » de la conscience transcendantale, et découvrir dans la condition ontologique finie de la compréhension de soi la limite indépassable de cet idéal de scientificité. La condition ultime de toute entreprise de justification et de fondation, c’est qu’elle est depuis toujours précédée par une relation qui la porte. « Dirons-nous une relation à l’objet ? Précisément non. Ce que l’herméneutique met d’abord en question, dans l’idéalisme husserlien, c’est d’avoir inscrit sa découverte immense et indépassable de l’intentionnalité dans une conceptualité qui en affaiblit la portée, à savoir la relation sujet-objet... La déclaration de l’herméneutique est pour dire que la problématique de l’objectivité présuppose avant elle une relation d’inclusion qui englobe le sujet prétendûment autonome et l’objet prétendûment adverse. C’est cette relation inclusive ou englobante que j’appelle ici appartenance »1. Ce qui est ainsi miné en sous-œuvre, c’est le primat de cette réflexion qui, dans le premier temps, était encore mise à l’abri de la critique des illusions de la conscience. La réflexion ne disparaît pas. Ce qui n’aurait aucun sens. Mais son statut est toujours d’être « réflexion seconde », pour parler comme Gabriel Marcel. Elle correspond à la distanciation sans laquelle nous ne prendrions même pas conscience d’appartenir à un monde, à une culture, à une tradition. Elle est l’instance critique, originairement liée à la conscience d’appartenance, qui confère à cette conscience son caractère proprement historique. Car même une tradition ne devient telle que sous la condition d’une distance qui distingue l’appartenance propre à un être humain de la simple inclusion d’une chose comme partie dans un tout. Mais la réflexion n’est jamais première, jamais constituante : elle survient comme une « crise » au sein d’une expérience qui nous porte et nous constitue proprement en sujet de cette expérience.
72Le troisième concept préparatoire est aperçu dans le prolongement de cette dialectique de l’appartenance et de la distanciation. Il précise le mode de notre appartenance dans une culture comme la nôtre où les signes sont des textes, c’est-à-dire des écritures et des œuvres relevant de genres littéraires distincts. Le troisième concept correspond, dans l’ordre « subjectif », à celui de monde du texte dans l’ordre « objectif ». On se souvient de notre insistance à définir la tâche herméneutique non plus à partir de l’intention de l’auteur, supposée cachée derrière le texte, mais à partir de la qualité d’être-au-monde déployé devant le texte, comme la référence de ce texte. Le concept « subjectif » qui correspond à celui de monde du texte est le concept d’appropriation. Par là, j’entends l’acte même de se comprendre devant le texte. Cet acte est l’exacte contrepartie de l’autonomie de l’écrit et de l’extériorisation de l’œuvre. Il ne vise aucunement à égaler le lecteur à la génialité de l’auteur. Car il ne répond pas à l’auteur, mais au sens et à la référence de l’œuvre. Il a pour vis-à-vis la « chose » du texte, le monde de l’œuvre.
73Ce troisième concept préparatoire marque l’ultime défaite de la prétention de la conscience à s’ériger en mesure de sens. Se comprendre devant le texte, ce n’est « point lui imposer sa propre capacité finie de comprendre, mais s’exposer au texte et recevoir de lui un soi plus vaste, qui serait la proposition d’existence répondant de la manière la plus appropriée à la proposition de monde. La compréhension est alors tout le contraire d’une constitution dont le sujet aurait la clé. Il serait à cet égard plus juste de dire que le soi est constitué par la” chose” du texte » (La fonction herméneutique de la distanciation, p. 214).
74En quoi, me direz-vous, ces trois concepts de réflexion médiate, d’appartenance ou de réflexion seconde, enfin d’appropriation comme compréhension de soi devant le texte, sont-ils des concepts préparatoires ? En ceci qu’ils opèrent, sur un plan purement épistémologique et même méthodologique, le dessaisissement de la conscience dans sa prétention à constituer en elle-même et à partir d’elle-même toute signification. Ce dessaisissement est opéré sur le terrain même des sciences historiques et herméneutiques, au cœur même de la problématique de la compréhension, où la tradition de l’herméneutique romantique avait cru instaurer le règne de la subjectivité. Le dessaisissement de la conscience est finalement la dernière conséquence d’une critique de l’herméneutique romantique, au terme de laquelle le concept du monde de l’œuvre a pris la place de celui de l’intention de l’auteur.
75Peut-être commence-t-on à apercevoir que la prétention de la conscience à se constituer elle-même est le plus formidable obstacle à l’idée de révélation. A cet égard, l’idéalisme transcendantal d’un Husserl contient en puissance les mêmes conséquences athéistes que l’idéalisme de la conscience d’un Feuerbach. Si en effet la conscience se pose, elle doit être le « sujet » et le divin doit être le « prédicat », et ce ne peut être que par une aliénation subséquente de ce pouvoir auto-producteur que Dieu est projeté comme le « sujet » fictif dont l’humain devient le « prédicat ». Le mouvement de l’herméneutique que je viens de tracer opère une conversion diamétralement opposée à celle de Feuerbach. Là où la conscience se pose en origine du sens, l’herméneutique opère le « dessaisissement » de cette prétention. Ce « dessaisissement » — il faut le dire — est l’inverse de la critique de l’aliénation selon Feuerbach.
76Mais une telle conséquence ne peut être qu’anticipée et entrevue sur la seule base d’une herméneutique où la compréhension de soi reste la réplique de notions aussi étroitement « littéraires » que celles de texte, d’œuvre et de monde de l’œuvre. C’est précisément la fonction de la catégorie de témoignage — catégorie maîtresse de cette seconde phase de notre enquête philosophique — de démanteler un peu plus avant la forteresse de la conscience. Elle introduit la dimension de contingence historique qui manque encore à celle, volontiers anhistorique ou transhistorique, de monde de l’œuvre. Elle heurte donc de front un caractère fondamental de l’idée d’autonomie, à savoir de ne pas faire dépendre l’itinéraire intérieur de la conscience de la contingence d’événements extérieurs à celle-ci. En effet, demandait Nabert dans l’Essai sur le Mal (p. 148), « A-t-on le droit d’investir d’un caractère absolu un moment de l’histoire ? » On se rappelle que c’était aussi ce qui scandalisait Jaspers dans le phénomène de la religion. La « foi philosophique », selon lui, devait éliminer l’arbitraire consistant à privilégier tel moment de l’histoire spirituelle de l’humanité. Ce refus de la contingence historique constitue donc une des défenses les mieux retranchées de la revendication d’autonomie. C’est ce refus que veut affronter une méditation sur la catégorie du témoignage.
77Peu de philosophes, à ma connaissance, ont tenté d’intégrer la catégorie du témoignage à la réflexion philosophique. La plupart l’ont soit ignorée, soit abandonnée à l’ordre de la foi. Une seule exception : Jean Nabert dans le Désir de Dieu. Je voudrais, m’inspirant librement de lui, montrer comment cette catégorie règle le dessaisissement, le lâcher-prise de la conscience et occupe sur le versant « subjectif » de l’herméneutique de la révélation une position stratégique similaire à la catégorie du poétique sur son versant « objectif ».
78Le recours au témoignage intervient dans une philosophie de la réflexion au moment où celle-ci renonce à la prétention de la conscience à se constituer elle-même. Ainsi Jean Nabert rencontrait le témoignage en ce point de son itinéraire où la réflexion concrète s’emploie à rejoindre ce qu’il appelle l’affirmation originaire qui me constitue plus que je ne la constitue. Cette « affirmation originaire », disais-je dans L’herméneutique du témoignage, a tous les caractères d’une affirmation absolue de l’absolu, mais elle ne saurait aller au-delà d’un acte purement intérieur, non susceptible de s’exprimer au dehors, ni même de se maintenir au dedans ; l’affirmation originaire a quelque chose d’indéfiniment inaugural et ne concerne que l’idée que le moi se fait de lui-même. Cette affirmation originaire, pour une philosophie réflexive, n’est à aucun titre une expérience ; bien que numériquement identique à la conscience réelle en chacun, elle est l’acte qui accomplit la négation des limitations qui affectent la destinée individuelle. Elle est dépouillement. » (p. 36).
79En un sens, ce dépouillement est encore de l’ordre de la réflexion. C’est un acte à la fois éthique et spéculatif. Il porte à renoncer, non seulement aux objets empiriques que l’entendement met en ordre, mais encore aux objets transcendants de la métaphysique qui pourraient encore donner un appui à la pensée de l’inconditionné. Ce dépouillement assume par conséquent la méditation kantienne sur l’illusion transcendantale selon la Dialectique de la première Critique. Il pourrait aussi s’exprimer dans le langage des Ennéades, lorsque Plotin s’écrie : Aphelé panta — « Abolis toutes choses ».
80Or, c’est précisément ce mouvement de dépouillement qui porte la réflexion à la rencontre des signes contingents que l’absolu, dans sa générosité, laisse paraître de lui-même. Cet aveu ne peut plus être kantien (ni, sans doute, plotinien). Car le kantisme nous inclinerait plutôt à ne chercher que dans des exemples, ou des symboles, non dans des témoignages, les linéaments d’une expérience de l’absolu. Mais dans l’exemple, le cas s’efface devant la règle, la personne devant la loi. Une abstraction trône au lieu de l’affirmation originaire, l’abstraction de la norme. Or, la rencontre du mal, dans l’expérience de l’injustifiable, ne nous laisse plus le loisir d’accorder notre vénération à la sublimité de l’ordre moral. C’est de cette vénération même que l’injustifiable nous contraint de nous dépouiller. Seuls des événements, des actes, des personnes qui attesteraient que l’injustifiable est surmonté ici et maintenant, pourraient ouvrir à nouveau le chemin vers l’affirmation originaire. Quant au symbole, il n’est pas moins infirme que l’exemple au regard de l’injustifiable. Sa richesse inépuisable de sens lui donne sans doute une consistance qui manque à l’exemple. Mais son historicité se dissipe trop vite, au gré du travail de l’interprétation, dans des significations trop idéales. Seul « le témoignage chaque fois singulier confère la sanction de la réalité à des idées, à des idéaux, des manières d’être, que le symbole non dépeint et nous découvre seulement comme nos possibles les plus propres » (ibid., p. 37).
81Ainsi le témoignage, mieux que l’exemple ou que le symbole, place la réflexion devant le paradoxe, dont la prétention de la conscience fait un scandale, à savoir qu’un moment de l’histoire est investi d’un caractère absolu. Ce paradoxe cesse d’être un scandale dès lors que le mouvement tout intérieur de dépouillement, de dessaisissement de la conscience accepte d’être conduit et réglé par l’interprétation des signes extérieurs que l’absolu donne de lui-même. L’herméneutique du témoignage consiste tout entière dans la convergence de ces deux mouvements, de ces deux exégèses, exégèse de soi-même et exégèse des signes extérieurs.
82D’un côté, le témoignage s’offre à être repris à l’intérieur de la réflexion grâce à plusieurs traits dialectiques qui suscitent et appellent cette reprise réflexive.
83D’abord, le témoignage propose la dialectique de son objet même, qui est tout à la fois événement et sens, comme nous l’évoquions dans la première partie de cet exposé à propos de la narration des événements fondateurs de l’histoire d’Israël. Pour la confession de la foi hébraïque, l’événement et son sens coïncident immédiatement. C’est ce moment que Hegel appelle précisément celui de la religion absolue ou révélée (manifestée). Mais ce moment de fusion entre événement et sens est évanouissant. Son apparaître est aussitôt son disparaître. On se rappelle les admirables pages de Hegel sur le tombeau vide et la vaine quête des Croisades. Une scission se dessine donc qui engendre une médiation sans fin de l’immédiat. C’est ainsi que l’interprétation est requise une première fois par le témoignage lui-même.
84Elle l’est une seconde fois par l’activité critique que le témoignage suscite. Un témoignage peut être vrai ou faux. Il doit donc être éprouvé. Ce lien étroit entre témoignage et procès n’est pas aboli lorsque le témoignage est transféré du tribunal au plan de la réflexion. La dimension judiciaire du témoignage y prend au contraire tout son relief : « Il faut toujours trancher entre le faux témoin et le témoin véridique... Pas de manifestation de l’absolu sans la crise du faux témoignage, sans la décision qui tranche entre le signe et l’idole » (p. 55). Ce rôle du jugement aura tout à l’heure sa contrepartie dans le mouvement par lequel la réflexion réplique à la critique du témoignage et que Nabert appelait la critériologie du divin.
85Enfin, le témoignage appelle l’interprétation par une dialectique encore plus fondamentale, la dialectique du témoin et des choses vues. D’un côté, en effet, le témoignage procède des choses vues. Etre témoin, c’est avoir assisté et attester ce qu’on a vu. De l’autre, le témoignage peut tellement s’affranchir des choses vues qu’il se concentre dans la qualité d’un acte, d’une œuvre, d’une vie, qui est en elle-même le signe de l’absolu. En ce second sens, complémentaire du premier, être témoin, ce n’est plus témoigner que... mais rendre témoignage à... Cette dernière expression laisse entendre que le témoin peut s’impliquer tellement dans son témoignage que celui-ci devient l’épreuve par excellence de sa conviction. Quand cette épreuve devient le prix de la vie, le témoin change de nom : il s’appelle un martyr. Mais en grec, μάρτυς, c’est témoin. Je sais bien que l’argument du martyre est suspect ; une cause qui a des martyrs n’est pas nécessairement juste. Mais, précisément, le martyre n’est pas un argument, encore moins une preuve. C’est une épreuve, une situation-limite. Un homme devient un martyr parce qu’il est d’abord un témoin.
86Cette proximité entre témoin et martyr n’est toutefois pas sans effet sur le sens même du témoignage. Le sens purement juridique bascule. Dans un procès, le témoin jouit de l’impunité. Seul l’accusé risque sa vie. Voilà que le témoin devient l’accusé et que le juste doit mourir. Un grand archétype historique se lève alors : le serviteur souffrant, le juste persécuté, Socrate, Jésus... Cet engagement, ce risque assumé par le témoin, font du témoignage lui-même plus et autre chose qu’une simple narration des choses vues ; le témoignage est aussi l’engagement d’un cœur pur et un engagement jusqu’à la mort. Il appartient au destin tragique de la vérité.
87C’est ce destin tragique de la vérité hors de nous et dans une histoire toute contingente, qui peut accompagner le mouvement de dépouillement par lequel la réflexion se dessaisit des illusions de la conscience souveraine. Elle le fait en intériorisant la dialectique du témoignage dont elle recueille la trace dans la contingence de l’histoire. Les trois moments dialectiques du témoignage — événement et sens — procès du faux témoignage — témoignage sur les choses vues et témoignage de la vie — trouvent leur écho, leur retentissement dans le mouvement d’une réflexion qui renonce à la maîtrise de la conscience.
88Dialectique de l’événement et du sens ? C’est toute une structure de la compréhension de soi qui se déclare ici et qui nous enjoint de renoncer à l’idée d’auto-constitution de la conscience dans une temporalité purement immanente : nous existons parce que nous sommes saisis par des événements qui nous arrivent au sens fort du mot : telles rencontres entièrement fortuites, tels drames, tels bonheurs, tels malheurs qui ont, comme on dit, changé le cours de notre existence. La tâche de nous comprendre à travers eux, c’est la tâche de transformer le hasard en destin. L’événement est notre maître. Il en est ici de l’existence de chacun de nous comme de celle des communautés auxquelles nous appartenons : nous dépendons absolument de certains événements fondateurs. Ce ne sont pas des événements qui passent, mais des événements qui durent. Ce sont en eux-mêmes des événements-signes. Nous comprendre, c’est continuer de les attester, d’en témoigner.
89Dialectique du vrai et du faux témoignage ? Mais ce procès a sa réplique du côté de la réflexion dans ce que Nabert appelait critériologie du divin et qu’il couplait précisément avec l’examen du témoignage. Pour une existence finie comme la nôtre, l’appropriation ne peut être qu’un acte critique. Il n’y a pas d’intuition unitive, pas de savoir absolu dans lequel la conscience prendrait à la fois conscience de l’absolu et de soi-même. C’est en triant, en criblant parmi les prédicats qui nous paraissent les plus dignes de signifier le divin, que nous formons une certaine idée du divin. Ce criblage a la forme d’un procès. On comprend pourquoi : discerner les prédicats du divin, c’est suivre la voie que les médiévaux appelaient voie d’éminence. Or, comment porterions-nous aux extrêmes une certaine idée de la justice ou de la bonté, sinon en conformant notre jugement d’éminence sur le témoignage donné hors de nous dans l’histoire par la parole, par l’action et par la vie de quelques êtres d’exception — pas nécessairement célèbres — qui témoignent par leur excellence de la voie même d’éminence que la réflexion tente de reproduire en elle-même et pour elle-même ? Il apparaît alors que les deux procès, que les deux jugements s’entrecroisent : c’est en formant les prédicats du divin que nous disqualifions les faux témoins ; c’est en reconnaissant les vrais témoins que nous identifions les prédicats du divin. Ce beau cercle herméneutique est la loi d’une compréhension de soi-même.
90Mais la troisième dialectique du témoignage historique est la plus significative pour une compréhension de soi qui tenterait d’en reproduire en soi-même le mouvement. Le témoin des choses vues, disions-nous, devient à la limite le martyr de la vérité. C’est ici que la réflexion, si elle ne veut pas s’abuser par les mots et devenir radicalement mensongère, doit avouer son inégalité au paradigme historique de son mouvement de dépouillement. Nous employons des grands mots : époché, distance réflexive, dépouillement. Par là, nous indiquons, plus que nous ne signifions, la direction d’un mouvement, de ce mouvement que nous avons simplement voulu « marquer » par l’expression de dessaisissement de la conscience souveraine. Il faudrait que la philosophie intériorise ce qui est dit dans la parole de l’Evangile : « Qui voudra sauver sa vie, la perdra ». Transposé dans le régime de la réflexion, cela signifie : « Qui voudra se poser en conscience constituante, manquera son destin ». Or, ce renoncement à la conscience souveraine, la réflexion ne peut sans contradiction le produire de soi-même. Elle ne le peut qu’en avouant son entière dépendance à l’égard des manifestations historiques du divin. Nabert exprimait encore cette dépendance en termes de complémentarité : « Pour l’appréhension du divin, disait-il dans le Désir de Dieu, le dépouillement essentiel à l’expérience mystique et la liaison du divin à une manifestation historique sont complémentaires l’un de l’autre. Grâce au premier, la saisie du divin tend à se confondre avec l’avance de la réflexion par la seule ascèse de la conscience philosophique ; par la seconde, le divin s’inscrit dans l’histoire par un témoignage dont la conscience n’a jamais fini d’épuiser le sens » (p. 267). Il notait quelques pages plus loin « Idée essentielle à démontrer d’une correspondance fondée entre l’affirmation historique de l’absolu et les degrés par lesquels passe une conscience qui se hausse et se transforme pour une affirmation originaire... » (p. 279). Quant à moi, je soulignerai le caractère non réciproque de cette complémentarité, tant l’initiative appartient au témoignage historique.
91Pour rendre compte de cette antériorité du témoignage historique sur la conscience de soi, j’aurai volontiers recours à la description que fait Kant des « Idées esthétiques » dans la Critique de la Faculté de juger (p. 49). On se rappelle dans quelles circonstances Kant a recours à ce thème. Au moment de rendre compte des productions esthétiques du génie, il invoque ce pouvoir de l’imagination de « présenter » (Darstellung) les Idées de la raison pour lesquelles nous n’avons pas de concept. L’imagination, par cette représentation, « donne beaucoup à penser (viel zu denken) sans qu’aucune pensée déterminée, c’est-à-dire de concept, puisse lui être adéquate et que, par conséquent, aucune langue ne peut complètement exprimer et rendre intelligible » (A 190). Ce que l’imagination confère ainsi à la pensée, c’est ce pouvoir de penser plus2.
92Le témoignage historique a la même structure et la même fonction. Il est, lui aussi, une « présentation », une « exhibition » (Darstellung) de ce qui pour la réflexion reste une Idée, à savoir l’idée d’un dépouillement tel que nous y affirmons un ordre exempt des servitudes dont l’existence finie ne peut se délivrer. Le rapport kantien entre l’Idée et sa « présentation » esthétique exprime bien la sorte de rapport que nous cherchons à formuler entre l’affirmation originaire — qui exigerait une impossible médiation totale entre la conscience de soi et son expérience symbolique — et sa présentation historique dans des témoignages dont nous n’avons jamais fini d’épuiser le sens.
93Telle est la dépendance sans hétéronomie de la réflexion à l’égard de témoignages extérieurs à la conscience. C’est cette dépendance qui donne au philosophe une certaine idée de la révélation. Comme plus haut l’expérience poétique, sur le versant « objectif » de l’idée de la révélation, l’expérience du témoignage, sur le versant « subjectif », ne peut faire plus que dégager l’horizon pour une expérience spécifiquement religieuse et biblique de la révélation, sans jamais qu’on puisse dériver cette expérience des catégories purement philosophiques de la vérité comme manifestation et de la réflexion comme témoignage.
94Permettez-moi de conclure sur cette expression de dépendance sans hétéronomie. Pourquoi, demanderai-je au terme de cette méditation, avons-nous tant de peine à concevoir une dépendance sans hétéronomie ? N’est-ce pas parce que nous pensons trop à une volonté qui se soumet et pas assez à une imagination qui s’ouvre ? A partir de cette question, il est possible d’apercevoir la ligne de faîte des deux versants de notre investigation. Car à quoi s’adressent le poème de l’Exode et le poème de la Résurrection, évoqués sur le premier versant, sinon à notre imagination plutôt qu’à notre obéissance ? Et à quoi s’adresse le témoignage historique que notre réflexion voudrait intérioriser, sinon à notre imagination ? Si se comprendre, c’est se comprendre devant le texte, ne faut-il pas dire que la compréhension du lecteur est mise en suspens, irréalisée, potentialisée au même titre que le monde lui-même métamorphosé par le poème ? S’il en est bien ainsi, il faut dire que l’imagination est cette part de nous-même qui répond au texte comme Poème et qui seule peut rencontrer la révélation non plus comme une prétention inacceptable, mais comme un appel non contraignant.
Notes de bas de page
1 Cf. Phénoménologie et herméneutique, dans Man and world, t. 7, 1974, no 3, pp. 223-253.
2 Citons encore : « Lorsqu’on place sous un concept une représentation de l’imagination, qui appartient à sa présentation, mais qui donne par elle-même bien plus à penser que ce qui peut être compris dans un concept déterminé, et qui par conséquent élargit le concept lui-même esthétiquement d’une manière illimitée, l’imagination est alors créatrice et elle met en mouvement la faculté des Idées intellectuelles (la raison) afin de penser, à l’occasion d’une représentation, bien plus (ce qui est, il est vrai, le propre du concept de l’objet) que ce qui peut être saisi en elle et clairement conçu ».
KANT, Critique de la Faculté de Juger, trad. Philonenko, p. 144.
Auteur
Philosophe, est professeur à l’Université de Paris X (Nanterre) et à l’Université de Chicago.
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