L’institution comme praxis de la finitude. Une lecture anthropologique de Castoriadis
p. 77-99
Texte intégral
1La pensée de Castoriadis – on le sait – lie le projet d’autonomie avec la reconnaissance de la mortalité, elle fait de l’expérience de la finitude le revers de toute praxis politique démocratique : finitude de toutes les significations instituées et finitude des individus agissants qui les créent. Nous voudrions signaler dès le départ la profonde actualité de cette pensée qui ne cesse de nous rappeler à la vigilance et à la lucidité dans un monde qui s’alimente de rêves de toute-puissance et de la « tentative de recouvrir notre mortalité1 ». Des images publicitaires, à la consommation exaspérée et jusque même dans certains projets qui animent la recherche technoscientifique appliquée au corps humain se cache la prétention d’escamoter la contingence de notre agir voire notre propre finitude.
2Dans ce texte, nous essayerons de déplier ce nœud qui relie institution, praxis et finitude pour montrer qu’il constitue un thème constant de la pensée castoriadienne, un fil conducteur qui la traverse presque entièrement comme expérience singulière et collective, ces deux moments se compénétrant incessamment sans se superposer dans une unité indifférenciée. Cette lecture nous permettra de pénétrer les présupposés anthropologiques qui forment l’arrière-fond de la réflexion pratico-politique de Castoriadis. Le dynamisme d’institution s’inscrit au cœur même de l’expérience de la finitude en en faisant l’expression de l’agir concret par lequel les hommes s’efforcent au jour le jour de créer collectivement leur propre histoire. Nous pourrions dire que l’institution incarne le trait essentiel de la condition humaine, c’est-à-dire la condition d’humanisation constante du vivant humain.
3La pensée de Castoriadis se rapproche, sous ce point, de ce que Merleau-Ponty relevait déjà en 1951 (dans la conférence L’homme et l’adversité) comme une nouvelle expérience de la réalité humaine marquée par la fin des absolus, de tout inconditionné qui prétendrait déterminer ou pré-garantir le processus incessant de notre histoire. La réalité humaine se soustrait aux absolutisations, trop étroites pour en saisir la plasticité ; la praxis, en tant que champ de l’agir historique et de l’à-faire, échappe aux visions totalisantes et de survol.
4Le propre de l’agir humain est le fait de se tenir dans un entre-deux insurmontable du savoir et du non-savoir, par lequel se tisse sa trame concrète où rien n’est prévisible ni déterminable d’avance. « Rien de ce que nous faisons, rien de ce à quoi nous avons affaire n’est jamais de l’espèce de la transparence intégrale, pas plus que du désordre moléculaire complet2. » Cela signifie de mettre hors jeu toute perspective qui prétendrait naturaliser l’action humaine en en faisant le simple produit d’instincts et de composantes biologiques, ou d’une nature humaine prédéfinie qui en garantirait l’aboutissement. Sur ce terrain, nous pensons que la réflexion de Castoriadis et celle de Merleau-Ponty pourraient bien se recouper et nous aider à déployer le nœud qui unit l’expérience de notre finitude avec l’exigence d’une praxis créatrice3.
5Nous développerons ici le versant de la pensée de Castoriadis non sans avoir évoqué, ne fût-ce que rapidement, le chiasme fertile qu’elle entretient avec certaines lignes de la réflexions merleau-pontienne. L’être humain ne parvient guère à contourner sa propre énigme, à pénétrer l’épaisseur de son existence concrète, il ne trouve pas de réponses directes et données dans la réalité. Il se tient face à un sens qui n’est pas tout donné, mais incessamment créé et transformé. Cette nouvelle pensée de l’humain passe, pour Merleau-Ponty, par la prise en compte de la contingence, à savoir de la réalité concrète et charnelle, par l’opacité d’un « corps fragile » toujours confronté avec ses profondeurs, mais capable d’y répondre par la force de son imagination et de sa praxis créatrice4. Nous pourrions dire que c’est bien cette expérience opaque de notre condition qui rend possible voire indispensable le dynamisme de la création historique et socio-culturelle. Un passage de Merleau-Ponty nous semble être particulièrement évocateur à ce propos. « Si l’homme est l’être qui ne se contente pas de coïncider avec soi, comme une chose, mais qui se représente à lui-même, se voit, s’imagine, se donne de lui-même des symboles, rigoureux ou fantastiques, il est bien clair qu’en retour tout changement dans la représentation de l’homme traduit un changement de l’homme même5. » C’est donc originairement parce que l’être humain ne se possède pas directement, parce qu’il n’a pas de savoir transparent et direct de sa propre situation, qu’il est appelé à se donner des images, à se créer et recréer incessamment par ses propres représentations. Ce passage merleau-pontien ne nous semble dès lors pas être trop éloigné des propos de Castoriadis, lorsque il voit surgir l’institution et la capacité créatrice imaginativo-imaginaire de la profondeur abyssale du vivant humain, jaillir du cœur même de l’expérience obscure et inquiétante de sa finitude.
6Partout l’institution se lie et s’ancre dans cette expérience : elle naît du contact avec la finitude et comme réponse toujours à chaque fois nouvelle à cette situation dont elle garde pourtant toujours la trace en son sein6. Néanmoins, nous devons préciser que, lorsque nous parlons de l’institution comme praxis de la finitude, nous nous référons à un type spécifique d’institution qui est praxis effective et auto-réfléchie. C’est elle qui prend en compte et accepte la mortalité qui nous est propre, qui forme et reforme l’abîme dont elle provient sans le nier. La praxis est donc ce qui dégage la tâche et le sens ultime de l’être humain, de son opérer toujours risqué, dépourvu des garanties et des fondements définitifs. La question anthropologique que l’institution nous pose est dès lors celle que Castoriadis appelle la « question abyssale : [...] quelle peut être la vie sur l’Abîme une fois compris qu’il est absurde d’assigner à l’Abîme une figure précise, fût-ce celle d’une Idée, d’une Valeur, d’un Sens déterminés une fois pour toutes ?7 ». Ainsi comprise dans sa tâche réflexive et critique, l’institution se fait aussi « fenêtre sur le Chaos », ouverture à la finitude de notre être et à celle des choses entourée et habitée par le flux incessant de la génération et de la corruption.
7Mais qu’est qu’on entend par finitude ? Nous clarifions dès à présent que la finitude s’ancre dans réalité de ce que Castoriadis appelle le vivant humain qui se sent assailli par la profondeur abyssale de sa mortalité et par l’expérience du caractère périssable et altérable de tout ce qui l’entoure. Elle implique donc l’impossibilité d’une maîtrise totale et absolue sur soi et sur le monde. Un passage de Castoriadis nous semble résumer le contenu anthropologique de la finitude : opacité originaire et silence de l’être duquel jaillit la créativité humaine comme capacité incessante, risquée et sans garanties de donner forme et figure à la profondeur de l’être. « Cela signifie que nous sommes seuls dans l’être – seuls, mais non pas solipsistes. Seuls, déjà du fait que nous parlons et nous nous parlons – alors que l’être ne parle pas [...]. Mais non solipsistes, puisque notre création et déjà notre parole s’étaie sur l’être, qu’elle est constamment relancée par notre confrontation avec lui, et maintenue dans son mouvement par l’effort de donner forme à ce qui ne s’y prête que partiellement et fugitivement [...] et qu’ainsi cette création est généralement éphémère, parfois durable, toujours risquée et, à la fin des fins, prise dans l’horizon de la destruction qui est l’autre face de la création de l’être8. » L’expérience préalable de l’abîme apparaît ici comme l’élément propulseur, comme le moteur de la créativité instituante. Nous voudrions ici essayer de faire le lien avec un passage merleau-pontien, un des passage de sa dernière production où Merleau-Ponty va le plus loin dans l’esquisse d’une institution de l’être. En tant que verticalité et profondeur, l’être conteste la prétention de l’accès direct et le primat de la donation originaire. Il est « ce qui exige de nous création pour que nous en ayons expérience9. » Seule la reprise, la création et la transformation incessante au sein de l’expérience concrète du langage, de la littérature, mais aussi de la culture et de l’histoire permettent l’accès oblique à l’être. Nous ne voulons pas rentrer ici dans une analyse de l’ontologie indirecte de Merleau-Ponty, mais juste rappeler que toute relation à l’être n’est pas pour elle l’affaire d’un sujet solitaire, mais elle comporte la médiation des autres et la création commune.
A. L’abîme du vivant humain et exigence de l’institution
8Par le développement énorme de son imagination, l’homme est, selon Castoriadis, le seul parmi les vivants à faire l’expérience de l’abîme, à se rendre compte de la profondeur qui l’habite. Une telle expérience pénètre le sens de son existence et en révèle l’incomplétude, l’indétermination de ce qui est à-être. Cette incomplétude renvoie déjà au dynamisme de l’institution. En tant que processus formateur de l’humain, l’institution s’enracine dans la structure de ce vivant particulier que nous sommes et que Castoriadis définit comme « le vivant dont le logos a été morcelé10 ». La strate naturelle et pré-humaine dans l’homme est depuis le début traversée par des zones de brisure de la fonctionnalité biologique. La biologie persiste, certes, mais comme base ou étayage ; elle n’est pas l’élément déterminant les formes d’expression et d’action du vivant humain. Celui-ci est donc habité par la profondeur de la puissance de l’imagination, par et dans laquelle s’exprime la défonctionnalisation même de ce vivant, donc sa capacité créatrice et productrice.
9La lecture anthropologique de la finitude s’enracine donc dans cette notion de défonctionalisation, dans la rupture de la régularité de la vie qui crée de manière fixe ses lois et ses instincts. Pour le vivant humain aucune réponse n’est donnée d’avance, aucun fond ontologique et naturel ne fournit un sens stable. Le sens proprement humain demeure irréductible au caractère fonctionnel de la vie, il ne peut surgir que d’une création radicale nous faisant accéder à un niveau ontologique nouveau. « Par rapport au système nerveux central, il y a l’émergence du sens pour soi ; par rapport au psychisme biologique, le sens que la psyché humaine crée ou est en créant est défonctionnalisé. Ce sens dans la psyché humaine n’est pas astreint à la conservation de l’individu ni à la reproduction de l’espèce11. » Ici se déclot cette aventure anthropologique confiée à l’œuvre d’une productivité incessante individuelle et collective, à l’excès qui l’empêche de rester enfermée dans un être facticiel.
10C’est ainsi que Castoriadis affirme que l’humanité surgit du chaos et du sans-fond, de abîme de l’être naturel. Il nous conduit vers le moment génétique de l’humain, vers cette origine opaque à partir de laquelle notre existence autant singulière que collective prend forme et figure. En effet, l’« humanité continue, prolonge, recrée le Chaos, l’Abîme, le Sans-Fond dont elle émerge12. »
11Dans l’expérience de l’abîme retentit toujours le rappel de la mortalité, le rappel inquiétant que l’humain s’empresse de recouvrir : celui de l’altérabilité de toute chose, du cercle générateur/destructeur. Comme le dit très clairement Castoriadis, elle implique « la limite de toute signification établie, l’envers inaccessible qui se constitue pour tout endroit où l’on accède, la mort qui loge dans toute vie, le non-sens qui borde et pénètre tout sens13. »
12L’enjeu est donc d’assumer jusqu’au bout le poids de notre finitude et d’en souligner les implications philosophiques : l’obscurité de l’origine, le caractère indisponible du propre à la saisie intuitive et à l’auto-donation, le manque de significations ou de normes lisibles dans l’être naturel ouvrent l’exigence incessante de l’institution et de la praxis par lesquelles l’homme crée et façonne son histoire.
13Ce que nous pouvons appeler l’énigme du vivant humain est le fait qu’il ne trouve pas un sens déjà donné à son être propre, que sa position naturelle défonctionnalisée l’expose incessamment à l’abîme, lui révèle, ne fut-ce qu’obscurément, le sens précaire de son existence. Temps naturel qui fuse en nous sans nous, mais que nous sommes appelés incessamment à reprendre et à réinvestir. « La vie contient et implique la précarité continuellement suspendue du sens, la précarité des objets investis, la précarité des activités investies et du sens dont on les a dotées. Mais, la mort, nous le savons également, implique l’asensé de tout sens. Notre temps n’est pas du temps. Notre temps n’est pas le temps. Notre temps n’a pas du temps14. »
14Comment peut-on d’ailleurs faire face à cette condition qui risque d’engloutir le vivant humain dans la profondeur de son déphasage ? Comment pourrait-il ne pas rester victime de l’opacité intrinsèque que son imagination sans cesse lui rappelle ? Ici réside le nœud complexe de la naissance de l’institution, de l’histoire et surtout de la politique qui seules peuvent soustraire le vivant humain à la possibilité de sa destruction et lui donner la force d’affronter l’inquiétude de son abîme. Un fil subtil relie l’expérience de notre finitude et la contingence de notre exister avec la naissance de notre vivre social et l’exigence de donner lieu à une trame collective. C’est la vérité de la philosophie de Hobbes, même s’il faudra aller bien au-delà de celle-ci pour en déployer la pertinence. « Hobbes avait raison, mais pas pour ses raisons à lui. La peur de la mort est la pierre angulaire des institutions. Non pas la peur d’être tué par le voisin – mais la peur, tout à fait justifiée, que tout, même le sens, se dissoudra15. » Ce qui est en jeu dans l’origine du social, c’est donc l’expérience (obscure) de l’abîme, de la profondeur opaque qui habite et qui entoure notre existence.
15Ici réside le point originaire et obscur de l’institution, ce que nous pouvons appeler le pas de sens : à la fois le manque et le décalage traversant la concrétude de notre existence et le pas, le mouvement et la tension vers le sens, à savoir vers le processus interminable de son institution. L’opacité de notre existence apparaît ainsi comme l’espace qui déclot la tension instituante qui nous pousse constamment vers la création du sens. Plus précisément, nous pourrions conclure que c’est bien parce qu’il y a opacité et non transparence totale d’un sens directement lisible au sein du donné naturel qu’il y a la tâche et l’exigence permanentes de sa création, qu’il y a donc naissance de l’institution, de l’histoire et de la praxis (qu’elle soit singulière ou d’ordre social et politique). C’est parce qu’ils sont entourés par cette obscurité que l’imagination humaine et l’imaginaire sont appelés à exprimer leur puissance formatrice et instituante. La négativité de l’a-sens et de l’abîme se mue ainsi en force de propulsion de la recherche praxique du sens que l’histoire et l’institution incessamment opèrent sans jamais pour autant pouvoir la saturer. Nous pourrions parler donc de fécondité de la finitude, car elle ouvre la recherche inquiète et continuelle du sens, le questionnement interminable dont s’alimentent la philosophie, l’art, la praxis socio-politique et la psychanalyse formant l’espace actif et producteur des domaines de l’homme.
16L’homme se crée dès lors comme être individuel, comme institution singulière et il crée son histoire collective. Son essence est dynamisme formateur, action auto-créatrice. « La nature ou essence de l’homme est précisément cette capacité, cette "possibilité" au sens actif, positif, non prédéterminé, de faire être des formes autres d’existence sociale et individuelle, des langues ou des œuvres. Cela veut bien dire qu’il y a bel et bien une nature ou essence de l’homme, définie par cette spécificité centrale – la création à la manière et selon le mode selon lesquels l’homme crée et s’autocrée16. »
17L’institution est donc l’action humaine auto-créatrice qui ne présuppose pourtant aucun terrain solide, aucun principe préalable, aucune « solidité dans un ciel des idées ou dans un fond de sens » pour reprendre l’expression merleau-pontienne que Castoriadis semble ici porter à ses conséquences plus radicales. Elle puise en effet dans un être de profondeur, dans le chaos et dans le sans-fond qui toujours l’accompagne comme sa limite intrinsèque voire comme sa menace. En effet, « le travail de la signification est perpétuellement menacé (et, à un point de vue ultime, toujours déjà mis en échec) par le Chaos qu’elle rencontre, et par le Chaos qu’elle fait surgir elle-même. Cette menace se manifeste, avec toute sa réalité et toute sa gravité, aux deux niveaux extrêmes de l’édifice des significations : par l’absence de clef de voûte de cet édifice et par le sable qui est à la place de ce qui devait le soutenir comme son fondement17. »
B. Profondeur de l’origine et genèse du social
18Le nœud anthropologique de la finitude et de l’institution se tient entre cette double absence de la solidité du fondement et de la clef de voûte de la sphère sociale à laquelle l’homme donne lieu. La signification instituée est ainsi incessamment exposée au risque.
19C’est donc de l’inquiétude humaine face à l’abîme et à l’expérience de la mortalité, que naît l’exigence incontournable de la création imaginaire, donc de l’institution. Dépourvu de véritables règles naturelles, défonctionnalisé à l’égard des instincts biologiques, le vivant humain ne pourrait survivre un instant s’il n’instituait pas l’ordre social et culturel. Il est en effet un être de frontière entre le naturel et le culturel et il ne peut vivre qu’en tenant ensemble, sans pourtant les confondre, ces deux dimensions18.
20L’entrelacement de nature et de culture nous constitue, l’institution nous traverse, mais elle demeure irréductible et non dérivable de la base naturelle sur laquelle elle s’étaye. L’articulation et l’irréductibilité des deux strates est l’espace de l’altération incessante par laquelle le vivant humain crée et recrée soi-même jusque dans son étayage naturel. Celui-ci est base et appui de l’institution, limite de sa créativité, mais en même temps extrêmement plastique et malléable, car son fonctionnement même est intimement lié avec sa reprise et sa transformation dans et par les formes de l’institution. « Car l’institution du monde des significations comme monde social-historique est ipso facto "inscription" et "incarnation" dans le "monde sensible" à partir de quoi celui-ci est historiquement transformé dans son être ainsi [...]. La réalité naturelle n’est pas seulement ce qui résiste et ne se laisse pas faire ; elle est tout autant ce qui se prête à transformation, ce qui se laisse altérer "conditionnellement" moyennant à la fois ses "interstices libres" et sa régularité19. » C’est-à-dire, à travers les espaces creux de la logique ensidique, à travers l’émergence inexplicable et immotivée du pouvoir radical de l’imagination singulière et de l’imaginaire social. Et Castoriadis peut bien conclure alors que la « réalité naturelle est indéterminée à un dégrée essentiel pour le faire social », qu’elle ne fournit pas de point stable et originaire d’où l’on pourrait tirer de paradigmes et de règles de l’agir. C’est parce qu’il porte en lui la marque de cet excès, de cette capacité d’altération que le vivant que nous sommes se trouve toujours déjà pris dans le cercle incontournable de la création sociale-historique.
21Castoriadis nous invite ainsi à reformuler la question de l’origine et du fondement du social, donc de l’espace de toute expression proprement humaine. Il nous invite à un geste ontologique nouveau qui déracine l’être de toute prétendue stabilité et détermination. Etre comme à-être, dynamisme, altération, mais aussi comme action, praxis et création. Il n’y a dès lors pas de substance ni de principe ou d’eidos ou de norme à partir duquel l’ordre social serait dérivable20. C'est-à-dire que la société façonne elle-même sa propre loi « sans pouvoir invoquer aucun fondement extra-social, aucune norme de la norme, aucune mesure de la mesure21 ». Nous serions ici face à une obscurité concernant l’origine du champ social-historique en tant qu’elle est irréductible à tout commencement ponctuel et identifiable.
22Penser la non-fondation, donc l’absence de positivité qui prétendrait garantir ou fournir un sens déjà préalablement donné à partir duquel le social parviendrait à se structurer, signifie considérer que toute fondation n’est qu’auto-fondation, chemin et processus incessants de formation et de création, capacité d’auto-altération.
23Le fondement ou l’originaire n’est donc pas ici ce qui est solide, ce sur quoi l’on fonde quelque chose, mas ce qui est en train de se faire, de s’originer et qui n’a dès lors pas de stabilité, car il n’est que dynamisme et incessante altération. L’auto-fondation comporte alors un dédoublement de soi, une non-coïncidence, un écart. L’altérité est conçue ici comme intrinsèque au social, comme son altération, sa différence interne. Castoriadis parle à ce propos du paradoxe du cercle originaire et insurmontable de la création à partir duquel il pense le surgissement même, dès lors jamais localisé et instantané, de la société. C’est le cercle du fait et à faire, de la praxis humaine et de ses présupposés pourtant toujours et continuellement retravaillés, créés et récréés. Le présupposé est ici intrinsèque à la dimension sociale, objet incessant de reprise et d’altération. Or, il « s’agit bien d’un cercle mais qui n’est pas vicieux car c’est le cercle de la création historique. Les politai grecs ont-ils créé la polis, ou la polis les politai ? Cette question est absurde précisément parce que la polis ne peut avoir été créée que par l’action d’êtres humains qui étaient, pour la même raison, en train de se transformer en politai22. » Cet « en train de » du processus créateur en définit le surgissement, l’origine circulaire, non pas ponctuelle23 ni directement saisissable, car dynamique, en transformation, c’est-à-dire déjà temporelle et historique.
24Penser le social comme origine de soi, dynamisme auto-instituant, c’est donc reconnaître son altération continuelle et intrinsèque, c’est faire la place à l’altérité de l’intérieur avant même que celle de l’extérieur le questionne. C’est reconnaître qu’il y a un écart, un excès, une déhiscence de la société à l’égard de tout ordre établi qui se voudrait permanent et omni-englobant. Toute stabilité de la société donnée exige ainsi la référence au dynamisme qui la fait être et qui la tient en vie. L’institution se présente dès lors comme un processus toujours ouvert et comme la tension de deux moments jamais coïncidents et réductibles l’un à l’autre. C’est ainsi qu’elle articule sans cesse l’institué, c’est-à-dire des sédimentations de significations ou des normes établies au fil d’une histoire qui nous précède, et l’instituant, le pouvoir proprement formateur grâce auquel seul l’institution peut ouvrir un advenir, évoluer, se développer, voire poser des significations nouvelles. La société s’auto-crée comme instituante et se présuppose comme instituée, produit incessant de transformation et de reprise. Dès lors, il « ne peut pas être question [...] d’une société qui coïnciderait intégralement avec ses institutions, qui serait extrêmement recouverte, sans excès [...]. Il y a toujours distance entre la société instituante et ce qui est, à chaque moment, institué – et cette distance n’est pas un négatif ou un déficit, elle est une des expressions de la créativité de l’histoire, ce qui l’empêche de se figer à jamais dans la "forme enfin trouvée" des rapports sociaux et des activités humaines, ce qui fait que la société contient toujours plus que ce qu’elle présente24. » Reconnaître la société comme produit d’institution, donc comme toujours en excès sur elle-même, traversée par une déhiscence interne implique aussi de reconnaître que son identité n’est pas naturelle, qu’elle dissout toute prétention d’incorporation, toute image du corps collectif homogène25. En effet, précise Castoriadis, « l’idée d’une société homogène, parfaitement transparente, etc. n’est qu’un fantasme négatif (hostile) de celui qui formule cette théorie : la société n’a jamais été homogène et ne le sera jamais, ni identique à soi ; comme tout ce qui existe, elle est beaucoup plus qu’elle-même, elle existe dans un multiple écart à soi-même ; cela est vrai pour toute société, pour tout individu [...]26. »
25Plus radicalement, il s’agit ici de penser le mouvement d’institution à partir du processus de l’auto-altération qui l’habite, donc de la penser au point de rencontre et d’entrelacement du collectif et de l’individuel. Nous pourrions conclure dès lors que la tension originaire de l’instituant et de l’institué s’incarne et se concrétise dans l’entrelacement, irréductible à la fusion, de l’individuel et du social. C’est seulement ainsi que nous parvenons à reconnaître que l’identité ne coïncide pas avec l’identique, avec ce qui est un et homogène, mais qu’elle s’avère être l’expérience complexe d’une identité plurielle et multiple. « Ce n’est que si nous pensons le multiple, le pluriel en tant que "coexistence originaire de diversités irréductibles" que nous pouvons penser la création sociale des significations comme absolument non référée à un sujet, comme production d’un collectif anonyme, pluriel à plusieurs voix, comme un chœur non réductible à un sujet unique, et que nous pouvons penser aussi (à côté de ce collectif pluriel, en tant que champ relationnel) l’individu comme sujet non réductible27. » Dans l’entrelacement de l’individuel et le collectif se joue la possibilité et le défi mêmes de la démocratie.
26L’effort consisterait ici à tenir ensemble le caractère anonyme du collectif, qui en garantit l’irréductibilité ontologique au plan individuel, avec la pluralité, à son tour irrenonçable, des individus et de la créativité qui les caractérise. Cet effort s’exprime dans le mouvement et dans la tension qui sont propres au cercle de la création. « L’institution présuppose l’institution ; elle ne peut exister que si des individus fabriqués par elle la font exister. Ce cercle primitif est le cercle de la création28. » Le social vit dans et par cette tension permanente entre les individus qu’il a toujours déjà institués, crées comme des individus sociaux, et l’action par laquelle ceux-ci le fabriquent et le font exister. Ainsi surgit la trame collective irréductible tant à la sommes des individus, à l’intersubjectivité qu’à une substance collective séparée et externe à ceux-ci. Ici réside le sens de la praxis comme projet, effort collectif que les hommes accomplissent pour instituer et gérer de manière de plus en plus explicite et réfléchie leur propre histoire.
27Il s’agit maintenant d’interroger la réalité de la trame sociale, de ce qui en tisse les fils de notre être ensemble.
C. Partage de la finitude et naissance de la communauté
28Comment entendre dès lors ce collectif anonyme, cette « existence à plusieurs » en dehors de laquelle rien de sensé n’est concevable ? Qu’est-ce qui fait l’objet de ce partage ? Nous devons relancer la question de l’origine et du fondement du social, de l’espace commun et pluriel que la praxis incarne et rend possible. Question philosophico-politique par excellence, mais aussi nœud anthropologique permanent car elle nous a permis de pénétrer la faille profonde de toute existence singulière et collective, la faille qui lie et entrelace (sous peine de mort pour la première) ces deux dimensions sans pour autant les confondre.
29Et c’est bien à cette faille intrinsèque que nous devons revenir pour penser non seulement l’origine de la société, mais bien aussi sa forme et son dynamisme, sa clef de voûte absente, ce qui rend l’édifice jamais définitivement acquis et achevé. Ce que Castoriadis nous conduit à concevoir, son geste philosophique radical c’est de penser que ce qui nous unit et fait le partage dans l’espace collectif c’est l’écart ou la dimension abyssale de notre existence. Il nous invite à surprendre, derrière les significations imaginaires, les normes et les règles instituées l’enjeu d’un partage plus profond et difficile, celui de cette faille abyssale d’où l’humain singulier et collectif surgit. Il nous invite à l’assomption explicite de ce que les hommes ont presque toujours refusé d’assumer, mais qui seul permet l’œuvre effective de la praxis questionnante, la possibilité de la remise en question constante du sens institué. Le cum du collectif, de notre existence à plusieurs s’affirme dès lors comme le partage actif, praxique de notre finitude se muant incessamment en tâche de la création imaginaire, de son institution symbolique.
30En effet, si la société trouve son dénominateur commun autour de la question abyssale, qu’elle assume ou cache, reprend ou recouvre, mais à laquelle s’efforce toujours de répondre, ceci implique un renversement de la synonymie courante qui lie le collectif-commun au propre. Comme le dit clairement le philosophe italien R. Esposito dans un texte suggestif sur la naissance de la communauté, « nous arrivons ainsi à un renversement de cent quatre-vingt degrés de la synonymie commun-propre présupposée par les philosophies communautaires [...] : le commun n’est pas caractérisé par le propre, mais par l’impropre – ou plus radicalement, par l’autre. Par un vide – partiel et intégral – de la propriété dans le négatif. Par une dépropriation qui investit et décentre le sujet propriétaire [...]29. » Le panorama culturel d’Esposito est bien différent de celui de Castoriadis : ses références, ses enjeux et sa démarche pourraient apparaître bien éloignés de ceux du philosophe greco-français. Ce qui nous semble rapprocher pourtant les deux auteurs c’est l’élaboration d’une « anthropologie de la finitude » dans laquelle la sphère sociale, la communauté, le collectif surgit comme réponse active à l’énigme (l’impropre ou l’envers de tout endroit ou l’altérité temporelle et altération) qui l’habite.
31Comment comprendre alors cet impropre ou cette altérité à partir desquels nous pouvons penser l’espace commun et collectif ? Esposito nous invite à penser le sens de la communauté à partir de l’étymologie « com-munitas » / munus, indiquant ici une charge, une fonction, une tâche voire le mode obligatoire du don. Le partage est celui d’une charge, le cum, le lien, irréductible à une identité naturelle, est de l’ordre d’une tension, d’un effort constant et interminable, voire d’un à-faire. L’impropre évoqué ici par Esposito comme le fond partagé de tout lien social nous renvoie à l’appel du sans-fond que selon Castoriadis retentit derrière les significations instituées et qui permet à la société qui y prête son écoute de relancer son interrogation, de se mettre en question et de s’altérer. De reconnaître sa finitude, son exposition au temps qui intimement la travaille.
32Loin d’impliquer une pure possession, identité stable de soi avec soi-même, la communauté signifie le copartage d’une « charge (une fonction, une tâche). Il en résulte que la communitas est l’ensemble des personnes unies non pas par une "propriété", mais très exactement par un devoir ou par une dette ; non pas par un "plus", mais par un "moins", par un manque, par une limite prenant la forme d’une charge [...]30. » Nous retrouvons ici le caractère oblique de l’être ensemble, en tant qu’il ne coïncide jamais avec l’expérience directe, transparente d’un corps collectif, principe d’appartenance et de fusion. La communitas est affaire d’humains, son origine est le sans-fond qui seul lui permet de se créer, de se former dans et par elle-même. Le vide de la communauté implique ici le vide que nous avons en commun, notre opacité intrinsèque, l’écart et la temporalité qui nous habitent, l’épaisseur et le déphasage qui sont au fond de tous et de chacun des sujets qui la composent : leur commune finitude, leur contingence qu’ils s’efforcent incessamment de créer et de transformer. C’est bien ce « rien en commun », renvoyant au rien que nous avons en commun, qui constitue, selon Esposito, l’impensé voire le refoulé de presque toutes les philosophies de la communauté et du lien social. Or, gît ici « l’aveuglante vérité qui est ménagée dans le pli étymologique de la communitas : la chose publique est inséparable du rien. Et c’est précisément le néant de la chose qui constitue notre fonds commun. La brèche, le trauma, la lacune d’où nous provenons : non pas l’Origine, mais son absence, son retrait. Le munus originel qui nous constitue, et nous destitue, dans notre finitude mortelle31. »
33Encore une fois, le langage d’Esposito apparaît bien différent de celui de Castoriadis et pourtant le moment de leur écart est aussi celui de leur possible convergence : le « puits sans fond32 » que chacun de nous est se renverse en le sans fond de notre être ensemble, dans la profondeur et dans l’abîme « que la société est elle-même, pour elle-même33 » en tant que praxis auto-créatrice et qu’elle est donc appelée à partager. En d’autres mots, c’est l’opacité, la profondeur de notre nature vivante soustraite à la certitude d’un sens fonctionnellement donné, qui ouvre l’espace de la création collective et qui constitue l’exigence permanente voire le propulseur de la production imaginaire du sens. Le rien dont il est ici question c’est le rien de propre ou d’appropriable qui nous permet de penser l’espace public comme tel, comme collectif, voire comme anonyme et irréductible à toute prétendue privatisation. Rien n’est là dont on puisse s’emparer, seulement notre finitude médiatisée et partagée dans et par la tâche de l’institution, de la création imaginaire et anonyme des significations sociales.
34Nous sommes face à la profondeur de notre être ensemble intimement liée à l’énigme de notre existence, son caractère abyssal renvoyant à notre finitude, à notre mortalité. La mortalité n’est pourtant pas ici ce qui nous est le plus propre, mais l’impropre, et le non-appropriable34 dans notre existence, extranéité à soi, ou « manque qui nous sépare de nous-mêmes35 ». Expérience d’une opacité, d’un glissement au sein de soi qui se renversant dans l’opacité et à la profondeur du social. Le munus qu’Esposito voit dans le sens de la communitas revient dès lors à la prise en charge de notre finitude corporelle, à une responsabilité sans garantie ni fondement d’assumer et de partager la limite de notre être mortel.
35Le partage se fait ainsi autour de l’impossibilité de tout accès direct au sens, de toute expérience immédiate du propre (autant au niveau singulier que collectif), autour de la non-plénitude et non-transparence marquant l’ambiguïté de notre existence. C’est dès lors l’indisponibilité immédiate d’un sens préalablement donné et capable de fonder l’ordre social qui voue les hommes à la tâche de la médiation incessante, à la dérive symbolique qui est l’œuvre inachevée de son institution. Le munus de la communauté, dans sa plurivocité sémantique (charge/don), se tient entre l’impossibilité de l’auto-donation directe d’une positivité originaire instantanément partageable et l’exigence créatrice et productrice de la trame symbolique dans et par laquelle le lien social se produit. Celui-ci ne se tisse que par la « donation oblique 36 » de significations instituées, réseau de renvois et de médiations symboliques qui ne peuvent pourtant pas combler le fond, le manque de sens, c'est-à-dire l’abîme de la finitude qui nous traverse toujours.
36Nous voulons rappeler brièvement ici que la relation intrinsèque de la communauté avec la profondeur abyssale dont elle provient et qui l’habite toujours ne nous met pas à l’abri de toute tentation mythique, de toute prétention fusionnelle, identitaire et organique du collectif qui finirait ainsi par cacher, refuser le fond opaque et creux de sa propre contingence. Une telle pensée du social et du lien commun se tient alors sur un fil subtil et fragile qui l’expose incessamment à l’abîme au bord duquel elle doit se tenir. Elle est confrontée, en effet, à la « dérive mythique qui l’accompagne comme son risque inaugural, ou comme un fond glissant tout au long de son extension. Un tel mythe se génère lorsque à l’individuation du caractère constitutivement creux de la communitas se substitue sa substantialisation affirmative37. » C’est d’ailleurs cette absence de certitude et de garantie, ce constant rapport avec l’abîme de sens que les sociétés ont le plus souvent refusé d’assumer, en les cachant et en les voilant. Ici réside le paradoxe de l’hétéronomie instituée par la plupart de sociétés qui prétendent s’accrocher à la certitude d’un « sens prédonné38 », comme s’il dégageait la forme d’une source originaire de la stabilité et de la certitude.
37Ici nous voudrions citer une longue page très pertinente du livre d’Esposito : « Le pli mythologique que tous les philosophes de la communauté expérimentent comme le point aveugle irréductible de leur perspective consiste dans la difficulté d’assumer – et soutenir – le vide du munus en tant qu’objet de réflexion. Comment penser le pur rapport sans le remplir de substance subjective ? Et comment fixer, sans baisser le regard, l’abîme qui entoure et traverse la res commune ? Malgré toutes les précautions théoriques visant à le garantir, ce vide tend irrésistiblement à se proposer comme un plein [...]. Une fois identifiée avec un peuple, une terre, une essence, la communauté est figée à l’intérieur d’elle-même et séparée de l’extérieur. Ainsi le renversement mythique est déjà parfaitement accompli [...]. Elle – hier comme aujourd’hui, aujourd’hui plus qu’hier – se présente comme bordée, saturée, de communitarismes, de patriotismes, de particularismes qui constituent quelque chose de bien différent de la communitas, voire sa négation la plus évidente39. »
38C’est à cette image efficace du processus hétéronome de la communauté que s’oppose la conception castoriadienne de l’autonomie. Elle comporte alors d’assumer la responsabilité permanente et sans garantie en tant qu’un effort et tâche toujours à reprendre et à faire, à savoir comme un « essai perpétuel, et perpétuellement en danger, de prendre ensemble dans un ordre, une organisation, un Cosmos, tout ce qui se présente et tout ce qu’il [l’humain] fait lui-même surgir40 ». Le danger naît, dans la perspective castoriadienne, du contact avec l’Abîme, le Sans-Fond ou le A-Sens41 dans lequel la naissance du social se tient et que dès le départ lui ôte tout ancrage solide et tout fondement42. En effet, remarque Castoriadis, « il n’y a pas, comme trésor caché et à trouver, des significations dans l’être, le monde, l’histoire, notre vie », ce qui implique que « nous créons la signification sur fond de sans fond, le sens sur fond de a-sens, que nous aussi nous donnons forme au Chaos par notre pensée, notre action, notre travail, nos œuvres, que donc cette signification n’a aucune "garantie " extérieur à elle43. »
39Ce n’est dès lors que sur le fond de ce manque de garantie et de fondement autour duquel se structure pourtant notre être ensemble, notre coexistence sociale qu’il nous semble aussi possible de repérer l’espace pour que l’écart ou la différence intrinsèques au collectif aient lieu. Dans cette direction, le "régime" de l’auto-institution se lie avec la tâche difficile de reconnaître et d’assumer sa propre incertitude et en elle la finitude mortelle qui habite et traverse notre être ensemble. Tâche qui exige alors la recherche et la production incessantes du sens dans la conviction que celui-ci ne peut pas être trouvé et recueilli une fois pour toutes dans l’être ainsi des choses. Le propre de la société autonome est en effet le fait de savoir « qu’il n’y a pas de significations assurées, qu’elle vit sur le chaos, qu’elle est elle-même un chaos qui doit se donner sa forme, jamais fixée une fois pour toutes. C’est à partir de ce savoir qu’elle crée du sens et de la signification44. »
40Une telle société est ainsi capable de se remettre en question, de maintenir sans cesse ouvert l’écart de l’institué et de l’instituant. Reconnaître sa propre finitude, accepter le « savoir de la mortalité45 » revient ainsi à reconnaître la finitude et la contingence donc le caractère institué et jamais définitif de toute signification.
41Le long de ce fil subtil où la création incessante du sens se tient et habite « le bord de l’abîme46 » nous avons essayé de concevoir le rapport social « sans le remplir de substance subjective47 », à savoir sans qu’il trouve ses repères et ses certitudes dans la prétention fusionnelle, identitaire et endogamique d’une unité organique et naturelle. Il s’agit ainsi de reconnaître que notre coexistence sociale n’est que la trame symbolique des significations à chaque fois produites et instituées pour répondre (bien que de manière indirecte et jamais définitive) à la profondeur abyssale de notre finitude. A savoir pour répondre à cette absence d’un sens donné qui est la profondeur et l’opacité même de notre condition humaine.
Conclusion
42Nous avons essayé d’esquisser une anthropologie de la finitude en tant qu’énigme permanente de notre existence qui se découvre bordée et traversée par l’abîme. « L’abîme que nous sommes en nous-même ; l’abîme derrière les apparences fragiles, le voile friable du monde organisé et même du monde expliqué par la science. Abîme, notre propre corps dès qu’il se détraque tant soi peu – le reste du temps aussi, d’ailleurs, mais nous n’y pensons pas ; notre inconscient et nos désirs obscurs ; le regard de l’autre ; la volupté, tenacement aiguë et perpétuellement insaisissable ; la mort ; le temps, sur lequel après vingt-cinq siècle de réflexion philosophique nous ne savons toujours rien dire48. » Ce passage de Castoriadis nous semble résumer de manière paradigmatique ce que nous entendons par finitude, par l’opacité qui entoure le rapport de l’homme à soi et au monde et qui ne cesse de solliciter ses inquiétudes, ses interrogations voire son agir collectif. L’anthropologie de la finitude dégage la mobilisation de l’homme qui doit répondre aux défis de son énigme.
43La finitude a donc un rôle dynamique : elle nous pousse à réagir, à lutter, elle sollicite et déclenche notre créativité imaginative et imaginaire. Elle est l’origine même de la praxis instituante. Origine dont la profondeur ne se laisse pas ressaisir dans les formes et les structures d’une normativité immédiatement lisible, d’une nature capable de fournir le sens et l’orientation stable de l’agir humain. Dépourvue de fondement ou de base ontologique, la praxis s’alimente aux sources de l’imaginaire social et politique et s’expose constamment au risque de se perdre, de se nier en tant que condition et réalisation de l’autonomie. Celle-ci implique en effet à tout moment la reconnaissance voire l’acceptation de la finitude de notre agir, de la mortalité de chacun et de celle de toute signification instituée. Elle implique la capacité de supporter l’abîme, d’y faire face, de se tenir débout devant sa profondeur. Mais comporte aussi le partage d’une telle situation, le partage du sans-fond qui traverse notre être ensemble.
44La praxis est l’agir qui vise les autres comme autonomes, comme capables de le devenir, comme sujets responsables appelés à se tenir tous les uns avec les autres pour s’empêcher mutuellement et collectivement de tomber dans l’abîme qui les entoure. C’est bien celle-ci l’image de la démocratie que Castoriadis définit comme le régime de l’auto-limitation, régime tragique jamais assuré dans ses certitudes
45La praxis, l’agir par lequel les hommes créent collectivement leur histoire et leur advenir, contrôlent leurs vies en les rendant de plus en plus lucides, l’activité par laquelle ils instituent leurs propres lois, se donnent eux-mêmes les normes qui les gouvernent montre son revers dans la reconnaissance et dans l’assomption permanente de la condition mortelle, donc dans l’acceptation de ce qui nous échappe, de ce qui n’est pas complètement en notre propre pouvoir, de la temporalité abyssale qui nous habite et nous incombe.
Notes de bas de page
1 C. Castoriadis, La montée de l’insignifiance. Les carrefours du labyrinthe IV, Seuil, Paris, 1996, p. 66.
2 C. Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Seuil, Paris, 1975, éd. de poche, p. 106.
3 Dans la notion merleau-pontienne de praxis comme agir concret au sein du milie social se nouent sens et non-sens, à l’imprévisible et à l’absence de garanties qui n’est pourtant pas absence de toute logique.
4 Le terme contingence auquel Merleau-Ponty fait référence indique qu’il n’y a pas pour l’agir humain de principe, de fondement ou de nature qui le déterminerait. A la différence des animaux, l’homme n’a pas d’équipement originel et il n’est pas régulé par les instincts. La contingence est donc le caractère de la praxis humaine en tant qu’elle implique toujours un risque.
5 M. Merleau-Ponty, Signes, Gallimard, Paris, 1960, p. 366.
6 Cette réponse que l’institution sociale donne à cette expérience obscure est dans la plupart des cas une occultation, une véritable négation de l’abîme qui pourtant la traverse en évoquant la prétendue certitude d’un fondement éternel et immuable qui en garantirait la stabilité. Une telle institution nie donc l’opacité originaire dont elle provient et de laquelle jaillit incessamment l’exigence de la création humaine. « Elle voile l’énigme de l’exigence de la signification – que fait naître et qui fait naître la société – en imputant à la société elle-même une signification qui lui viendrait d’ailleurs » (C. Castoriadis, Domaines de l’homme. Les carrefours du labyrinthe II, Seuil, Paris, 1977, p. 474-475). Ici réside le paradoxe de l’hétéronomie qui est toujours une hétéronomie instituée et qui comme telle ne cesse que renvoyer – ne fût-ce que par contraste – à ce qu’elle s’acharne à nier et à occulter. Nous oserions dire dès lors que l’énigme anthropologique du rapport entre finitude et institution est toujours là de manière encore plus aiguë et brûlante qu’elle est méconnue et presque occultée.
7 C. Castoriadis, Domaines de l’homme. Les carrefours du labyrinthe II, Seuil, Paris, 1977, éd. de poche, p. 479.
8 C. Castoriadis, La montée de l’insignifiance. Les carrefours du labyrinthe IV, Seuil, Paris, 1996, p. 200.
9 M. Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, Gallimard, Paris, 1964, p. 251. Ce passage nous permettrait peut-être de nuancer quelque peu la critique castoriadienne du poids de l’héritage ontologique auquel Merleau-Ponty reste encore fortement lié. La lecture de Castoriadis ne manque pas d’ailleurs de souligner l’ouverture féconde de la pensée merleau-pontienne à une véritable Stiftung de l’être passant par la médiation de la création et de la praxis humaine.
10 C. Castoriadis, Le monde morcelé. Les carrefours du labyrinthe III, Seuil, Paris, 1990, p. 277.
11 C. Castoriadis, Figures du pensable. Les carrefours du labyrinthe VI, Seuil, Paris, 1999, p. 283.
12 C. Castoriadis, Domaines de l’homme. Les carrefours du labyrinthe II, op. cit., p. 461.
13 Ibidem, p. 472.
14 C. Castoriadis, Le monde morcelé. Les carrefours du labyrinthe III, op. cit., p. 189.
15 C. Castoriadis, Le monde morcelé. Les carrefours du labyrinthe III, op. cit., p. 189.
16 C. Castoriadis, La montée de l’insignifiance. Les carrefours du labyrinthe IV, op. cit., p. 109.
17 C. Castoriadis, Domaines de l’homme. Les carrefours du labyrinthe II, op. cit. p. 457-458.
18 Castoriadis parle à ce propos de différenciation et d’articulation du naturel et du culturel (cf. ibidem, p. 464). Tentation permanente de toute institution est pourtant celle de confondre ces deux ordres, de les reconduire au « postulat de l’homogénéité de l’être – ontologie unitaire » (idem) donc de réduire la dimension socio-culturelle à une rationalité prétendue des choses, à l’ordre du monde, aux lois de la nature. Ce geste conduit à l’hétéronomie. « Il entraîne en effet nécessairement la position d’une source extra-sociale de l’institution (et de la signification), donc l’occultation de l’auto-institution de la société, le recouvrement par l’humanité de son propre être comme auto-création. » (idem).
19 C. Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, op. cit., p. 513.
20 En tant qu’institution, l’ordre social-historique est irréductible à la causation. Sur ce point, la pensée de Castoriadis s’approche encore une fois de celle de Merleau-Ponty et de sa lecture de la contingence historique où le sens s’entrelace toujours avec ce qui y résiste. « Pour comprendre à la fois l’histoire et ses détours, son sens et ce qui en elle résiste au sens » il faut « concevoir son milieu propre, l’institution qui se développe non pas selon des causales, comme une autre nature, mais toujours dépendamment de ce qu’elle signifie, et non pas selon des idées éternelles [...] » (M. Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique, Gallimard, Paris, 1955, éd. de poche, p. 93).
21 C. Castoriadis, Figures du pensable. Les carrefours du labyrinthe VI, op. cit. p. 119.
22 C. Castoriadis, Figures du pensable. Les carrefours du labyrinthe IV, op. cit., p. 139.
23 Cf. F. Ciaramelli, Lo spazio simbolico della democrazia, Troina, Città Aperta, 2003, p. 218-219.
24 C. Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, op. cit., p. 169.
25 La question de l’unité n’est pas celle d’une unité organique comme le prétendent les thèses physicalistes qui réduisent l’histoire et la société à l’ordre presque immuable de la nature et des invariantes fonctionnelles. « Ainsi, la question de l’unité et de l’identité de la société et de telle société est ramenée à l’affirmation d’une unité et identité donnée d’un ensemble d’organismes vivants : ou d’une hyper-organisme comportant ses propres besoins et fonctions ; ou d’un groupe naturel-logique d’éléments ; ou d’un système de déterminations rationnelles. De la société il ne reste, dans tout cela, rien ; rien qui soit l’être propre du social, qui manifeste un mode d’être différent de ce que nous savions déjà par ailleurs. Il ne reste pas non plus grand-chose de l’histoire, de l’altération temporelle produite dans et par la société. » (ibidem, p. 258).
26 C. Castoriadis, Sujet et vérité dans le monde social-historique, Seuil, Paris, 2002, p. 241-242.
27 P. Barcellona, La strategia dell’anima, Città Aperta, Troina, 2003, p. 127-128.
28 C. Castoriadis, Domaines de l’homme. Les carrefours du labyrinthe II, op. cit., p. 460.
29 R. Esposito, Communitas. Origine e destino della comunità, Einaudi, Turin, 1998, p. xvi.
30 R. Esposito, op. cit., p. xv.
31 Ibidem, p. xviii-xix. Nous lisons cette soustraction de l’origine à tout saisissement plein comme son être déjà histoire, son appartenance à la temporalité donc à ce qui est incessante altération. Ainsi l’abîme de notre finitude est toujours déjà pris au sein du cercle de la création, au sein de la circularité de l’origine qui est le mouvement même de l’nstitution.
32 C. Castoriadis, Domaines de l’homme. Les carrefours du labyrinthe II, op. cit. p. 313.
33 Ibidem, p. 316.
34 Cf. R. Esposito, Communitas. Origine e destino della comunità, op. cit., p. 141.
35 Ibidem, p. 136.
36 F. Ciaramelli, La distruzione del desiderio. Il narcisismo nell’epoca del consumo di massa, Bari, 2000, Dedalo, p. 104.
37 R. Esposito, Communitas. Origine e destino della comunità, op. cit., p. xxvii.
38 C. Castoriadis, La montée de l’insignifiance. Les carrefours du labyrinthe IV, op. cit., p. 63.
39 R. Esposito, Communitas. Origine e destino della comunità, op. cit., p. xxviii.
40 Ibidem, p. 199.
41 Nous soulignons que la figure castoriadienne de l’abîme est à son tour une figure de la finitude mortelle, lien avec une extranéité à soi qui traverse ce qui semblait plus familier. Il est « l’abîme générateur-destructeur, la Gangue matricielle et mortifère [...]. » (C. Castoriadis, Domaines de l’homme. Les carrefours du labyrinthe II, op. cit., p. 466).
42 C’est d’ailleurs cette absence de certitude et de garantie, ce constant rapport avec l’abîme de sens que les sociétés ont – selon la lecture de Castoriadis – le plus souvent refusé d’assumer, en le cachant et refoulant. Ici gît le paradoxe de l’hétéronomie instituée par beaucoup de sociétés.
43 C. Castoriadis, La montée de l’insignifiance. Les carrefours du labyrinthe IV, op. cit., p. 200. Toute action humaine est donc risque et incertitude car en elle le sens est toujours exposé au non-sens : « C’est le sens de l’a-sensé et l’a-sensé du sens », (C. Castoriadis, Fenêtre sur le chaos, Seuil, Paris, 2007). De cette énigme de notre condition, la littérature et l’art portent le plus haut témoignage. Elle s’incarne depuis toujours dans toute œuvre effective et réfléchie d’institution.
44 C. Castoriadis, La montée de l’insignifiance. Les carrefours du labyrinthe IV, op. cit., p. 65.
45 Ibidem.
46 Ibid., p. 202.
47 R. Esposito, Communitas. Origine e destino della comunità, op. cit., p. xxviii.
48 C. Castoriadis, Fenêtre sur le chaos, op. cit., p. 99.
Auteur
Université catholique de Louvain
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