Chapitre II. L’Esprit Saint et l’Écriture biblique
p. 39-63
Texte intégral
1Il existe aujourd’hui beaucoup de manières d’apporter la contribution d’un exégète de la Bible à une question de foi, telle que la nature de l’Esprit. En effet, qu’on le veuille ou non (et, pour ma part, je le préfère ainsi), le terme d’« exégèse » est susceptible d’acceptions variées, appelées peut être à se déplacer encore dans les années qui viennent.
2Ce terme peut désigner une information érudite destinée à renseigner sur tout ce qui, dans le passé du texte, éclaire le texte. Une telle exégèse est déjà, quand elle est bonne, plus qu’une information, puisqu’elle fait œuvre de finesse, de choix, de créativité. Même quand elle s’en cache, elle opère, dans sa lecture, une reconstruction du texte. Elle s’expose à la contestation et elle l’attire, seulement quand elle croit nécessaire de désavouer sa propre liberté constructive, dont elle use, en fait, toujours. Cette dénégation la rend alors suspecte.
3L’exégèse peut aussi, dans une autre acception, considérer le texte lui-même comme un monde et scruter la nouveauté du texte par rapport à tout ce qui le précède et par rapport à tout ce qui peut paraître le causer. Cette nouveauté lui apparaît comme l’essence du texte. Elle n’est pas un éclair disparaissant, mais elle se vérifie dans la production d’autres textes ultérieurs. Production que tout texte appelle. Pour cette raison, l’étude d’un texte oriente vers son avenir et l’on a pu dire que les lois de ce monde textuel ainsi exploré étaient celles d’une « poétique », en donnant à ce mot son acception la plus ample. On veut dire par là que le texte a le pouvoir de faire. Aussi, dans la mesure où elle scrute cette dimension, cette exégèse est tournée vers l’avenir. Mais une telle orientation n’est pas concevable sans la connaissance du inonde disparu extérieur au texte. S’en priver est impossible, s’en nourrir ne peut que donner des forces.
4Ces deux exégèses peuvent donc s’interpénétrer. Mais il reste utile et sage de ne pas mettre toute l’exégèse dans un seul bloc, essentiellement parce que les opérations de la connaissance doivent connaître en premier lieu leurs limites. Parlant de l’Esprit Saint dans l’Ecriture biblique, je ne dirai donc pas tout ce qu’il est nécessaire de savoir sur ce sujet, ni même tout ce qui importe. Il serait concevable, par exemple, de prélever les énoncés du Nouveau Testament sur lesquels l’Eglise appuie sa théologie trinitaire de l’Esprit Saint, puis de les éclairer par des textes de l’Ancien Testament, traités en vestiges d’une préhistoire. Mais cet ordre des matières entraîne souvent trop de rapidité dans l’examen de ces vestiges : l’honneur qui leur est concédé reste trop rituel pour qu’il les ranime. Aussi me consacrerai-je surtout ici aux textes de l’Ancien Testament, et presque uniquement aux textes sapientiels. C’est le moyen, pour moi, de prendre les textes passés sous l’angle de leur avenir. Je ne les lirai donc pas comme le document des croyances antérieures ni extérieures à notre foi (ce qu’ils sont aussi, indubitablement), mais j’y lirai ce qui entoure aujourd’hui même notre foi comme le lieu indispensable, quoique non unique, où elle se construit. Le texte de l’Ancien Testament est encore trace d’un avenir, pour notre foi qui n’a pas achevé de se dire et de s’annoncer.
5Le présent exposé comprendra cinq parties. La première tentera une légitimation de l’approche sapientielle du thème de l’Esprit. La deuxième commentera le chapitre 24 de Ben Sira, la troisième la Sagesse de Salomon. La quatrième partie reprendra un thème du Siracide : le livre, le peuple et l’Esprit de Sagesse. La cinquième passera de la Sagesse et de l’Esprit dans l’Ancien Testament aux mêmes réalités dans la révélation de Jésus-Christ : cette finale sera plutôt une ouverture vers de nouvelles perspectives, seulement suggérées.
I. Légitimation de l’approche sapientielle
6L’Esprit Saint est une énigme. Or l’Ancien Testament est, lui aussi, tout entier parcouru par une énigme, qui est le rapport du Dieu unique à sa manifestation et à son action. Ces deux énigmes ne sont pas exactement superposables, pour la simple raison que la révélation chrétienne distingue, dans les hypostases divines, le Verbe ou le Fils et l’Esprit. Or c’est précisément cette distinction que l’Ancien Testament ne pose pas. Il faut donc partir de l’état indistinct offert par les textes, qui présentent comme une dyade Dieu et sa manifestation, ou Dieu et son don. Il faut aussi, d’avance, se prémunir contre la tentation de voir dans cette différence entre les deux Testaments une donnée qui affaiblirait la pertinence de leur rapport. Il serait commode, en effet, de penser que, puisqu’il peut s’agir du Verbe aussi bien que de l’Esprit, c’est qu’il ne s’agit ni de l’un ni de l’autre et la facilité consisterait à renvoyer dos a dos les commentateurs qui, peut-être, se partagent les possibilités d’une double interprétation divergente. Méfiants devant cette commodité, nous ne pouvons cependant faire plus, à ce point de notre exposé, que présenter une hypothèse à explorer : le passage de la dyade à la triade est bien une modification signifiante, c’est-à-dire qu’il nous éclaire réellement sur la nature des entités que la triade sépare et, donc, de l’Esprit Saint. Retournons maintenant à notre point de départ, à cette expansion prodigue au sein de la nature divine.
7Le rapport de Dieu à ce qui manifeste Dieu est regardé en face par l’Ancien Testament. Cette vérité est parfois occultée, par exemple quand on se croit quitte envers le message de l’Ancien Testament en le qualifiant comme un monothéisme. La plupart des encyclopédistes de notre XVIIIe siècle étaient, eux aussi, monothéistes, et c’est pourtant de l’essentiel des deux Testaments qu’ils voulaient se rendre étrangers. L’accord sur le chiffre un ne garde qu’un contenu faible, alors qu’on peut spécifier le monothéisme de l’Ancien Testament comme un monothéisme riche, problématique, en travail. Il est vrai que le chrétien qui affirme cela peut être suspecté d’arrière-pensées. C’est pourquoi le témoignage d’un Martin Buber, dans son Moïse (1944), est si frappant : « Il est radicalement erroné de qualifier purement et simplement sous le nom de monothéisme la foi que je mets en lumière » écrit-il, pour signifier que ce qui compte dans la Bible, c’est le « thématisme » d’une pareille dénomination. Il va de soi que Buber ne poursuit pas l’étude de ce thématisme jusqu’au terme que notre foi lui donne. Il veut dire surtout que le Dieu Un est connaissable dans sa relation à l’homme et au monde. Mais, pour notre foi, c’est aussi dans la générosité qu’il montre à sa créature, que Dieu manifeste le mystère trinitaire de son unité. Or l’expansion de l’unité divine se thématise dans plusieurs figures, dont certaines sont très archaïques.
8Celle qui les contient toutes est la Sagesse, Hokhmah, ou Sophia. Là est précisément sa caractéristique, de contenir et d’englober toutes les manifestations de Dieu dans une seule manifestation hypostasiée. A partir de ce point seulement, nous pouvons légitimer l’usage que nous en ferons. Il n’est pas rare, en effet, d’entendre minimiser l’importance de la Sagesse à cause de son époque tardive. Des cinq textes principaux qui donnent à la Sagesse un caractère englobant, aucun, en effet, n’est de haute époque. Pr 8,22-31 et Job 28 sont sans doute post-exiliens et plutôt proches de l’exil, sans que nous ayons le moyen d’être beaucoup plus affirmatifs. Ben Sira est écrit en hébreu autour de 185 av. J.-C. et il nous reste, de son chapitre 24, seulement une traduction grecque écrite deux générations plus tard. Baruch (3,9—4,4) est difficile à situer avec certitude au cours des trois derniers siècles de l’Ancien Testament. Pour la Sagesse de Salomon, qui est l’une de nos principales sources, l’opinion commune est qu’elle date du dernier siècle avant notre ère, mais finalement, les repères manquent pour arrêter cette date dans le « juste avant » ou le « juste après » le seuil. On reconnaîtra donc que ces textes appartiennent à une époque tardive, bien qu’elle s’échelonne sur plusieurs siècles. Mais, fussent-ils même tous très tardifs, leur portée n’en serait pas diminuée, pour de multiples raisons qui sont toutes graves et qui tiennent de près à notre sujet. Elles se situent au niveau herméneutique et paraîtront peut-être encombrer l’accès des points essentiels, mais nous verrons bien vite qu’au contraire elles y conduisent.
9D’abord, la littérature tardive joue un rôle irremplaçable d’anneau qui relie les deux Testaments. Son espace forme la marge du canon des Ecritures : trois textes, sur les cinq cités plus haut, sont appelés deutérocanoniques, ce qu’il est permis d’entendre comme « canoniques selon une modalité propre ». Il ne leur manque certes pas le signe de canonicité que constitue l’usage abondant de leur lecture dans la tradition ecclésiale, depuis l’époque patristique.
10Ensuite, la minimisation des écrits de basse époque relève d’un présupposé à critiquer et même à renverser. On peut faire appel pour cela à un principe herméneutique fondamental que je ne développerai pas ici, me contentant de l’énoncer : dans une série d’écrits, le final a autant de poids que l’initial. Mais on peut aussi fonder l’importance de nos textes sur des raisons que les théologiens appellent de-convenance". En voici quelques-unes.
11Si cette littérature tardive contient plusieurs concepts essentiels au Nouveau Testament, on serait conduit, en la minimisant, à considérer comme vitales dans le Nouveau Testament des positions qui seraient seulement périphériques dans l’Ancien. Quelques-uns, peut-être, n’y répugnent pas, mais ne sont-ce pas les mêmes aux yeux desquels le témoignage des Ecritures anciennes illumine peu le Nouveau Testament ? Or le rapport des deux Testaments, si toutefois il reste une donnée majeure de la foi, doit s’appuyer sur des pièces maîtresses de l’un et de l’autre. Celles du premier peuvent être plus obscures et voilées sous des images ; on commet une erreur à les croire moins actives pour cela.
12Assurément, les exégètes qui ne reconnaissent pas de caractère canonique aux textes sapientiels tardifs font tous le plus grand cas des conditionnements culturels de la doctrine trinitaire de l’Eglise primitive, exprimée dans les écrits néotestamentaires. Or nos textes deutérocanoniques sont parmi les documents les plus marquants de cet environnement culturel. Tout exégète doit donc les traiter comme essentiels à l’intelligence du Nouveau Testament. Il peut arriver, en fait, que des textes profanes ou apocryphes soient interrogés avec plus de soin que ceux dont la canonicité est contestée, mais nous n’insisterons pas sur ces accidents bizarres. Canoniques ou non, nos textes s’imposent à tout exégète. Mais le caractère canonique entraîne une modalité de lecture. La canonicité n’est-elle pas définissable comme la prescription de voir en un texte ce lieu autonome pour lequel j’employais tout à l’heure la métaphore d’un « monde » ? Elle préserve de voir dans un texte seulement l’occasion prochaine de l’événement qui va suivre, La canonicité est l’acte qui se refuse à voir dans nos textes, seulement l’extérieur, seulement la condition et le préalable des énoncés suivants. Effectivement tardifs, nos textes ne sont pas seulement, par leur proximité historique du Nouveau Testament (proximité inégale d’ailleurs), un document de l’état des esprits qui rendit possible et, comme on dit parfois, explique les énoncés de la foi chrétienne. Si c’était le cas, le contraste serait trop grand entre l’autorité de ces derniers et la relativisation de ce qui les prépare et les entoure. L’autorité accordée aux textes deutérocanoniques par notre tradition a l’avantage, au contraire, de mettre en évidence la continuité de la révélation dans le tissu lui-même des conditions et de la recherche humaine. Ainsi est appliqué à l’intérieur du traitement des écrits sapientiels ce que la Sagesse dit à propos d’elle-même, qu’elle est « tout le temps avec les enfants des hommes » (Pr 8,31). La Sagesse demande que les siècles qui précèdent de peu la venue du Christ n’ouvrent pas, entre lui et l’Ancien Testament, une large faille d’obscurité. Les textes sapientiels tardifs font plus que « préparer » le Nouveau Testament : ils témoignent de lui presque à côté de lui. Faute de le comprendre, on pensera que le Nouveau Testament est seulement « expliqué » par eux. Mais un énoncé expliqué par ses conditions préalables retombe lui-même à l’état de condition préalable d’un autre énoncé qui le suivra. Ce qu’il est aussi. Mais, s’il n’est que cela, la parole de la foi perd son caractère souverain. Elle l’avait déjà perdu, en fait, dès le moment de la réduction du thème sapientiel tardif à un document d’époque.
13La question préalable de la légitimation d’une approche sapientielle devait nous conduire à l’essentiel. Elle nous a conduits à joindre le contenu des textes avec leur forme, en tant que forme canonique imprimée à l’acte de lecture. Des documents parlent de la Sagesse, mais si ce qu’ils disent est vrai, c’est que la Sagesse parle en eux. Ceci induit une forme que la canonicité déclare et un acte de lecture dont elle prescrit la modalité. Nous rejoignons ici la qualité de « témoignage », qui sert souvent à désigner les Ecritures. Cette qualité est constituée par le rapport du témoin à ce qu’il dit, par la coïncidence du sujet et de sa parole. Or ceci est bien essentiel à notre sujet. S’il est vrai que les rapports de la Sagesse et de l’Esprit sont étroits, nous pouvons dire l’essentiel en ces termes : des textes parlent de l’Esprit, mais aussi l’Esprit parle dans ces textes. Ce rapport, entre ce dont le texte parle et ce qui parle dans les textes, est justement affirmé par plusieurs de nos textes sapientiels.
II. La Sagesse d’après Siracide 24
14Nous partirons du texte qui est le plus explicite sur ce point. C’est lui qui, après avoir décrit longuement la Sagesse, nous déclare : « Tout cela est le livre de l’alliance du Dieu Très Haut » (Si 24, 23a). Déclaration qui n’est pas isolée, puisque nous lisons dans Baruch : « Elle est le livre des préceptes » (Ba 4, 1). Cette affirmation est très provocante, à cause du lien d’identité qu’elle pose entre la Sagesse et le Livre. Elle le pose avec des nuances : par αὔτη, la Sagesse elle-même est désignée dans Baruch, mais il s’agit dans le Siracide de ταῦτα πάντα, « tout cela (qui vient d’être dit) ». Il s’agit, si l’on veut, de « l’histoire de la Sagesse ». Mais, s’il faut comprendre que cette histoire est dans le Livre, la formule « tout cela, c’est le Livre » est bien surprenante. L’image du fleuve indique assez fortement, au contraire, que la Sagesse est dans le livre autant qu’elle est le livre, comme l’eau du fleuve est dans le fleuve autant qu’elle est le fleuve.
15Au caractère abrupt de l’intervention explicative en 23a, s’ajoutent d’autres motifs qui ont amené à suspecter l’authenticité de ce membre de phrase. Le mot βίβλος ne se rencontre que dans le prologue du traducteur ; la présence d’un tristique au v. 23 surprend. Mais, d’autre part, des critiques ont trouvé dans la traduction latine l’indice d’un texte hébreu comportant déjà un « Livre ». La suppression de ce « Livre » ne semble pas solidement fondée. En outre, la suite du texte nous paraît confirmer l’état actuel du v. 23. Je vais le montrer.
16Le tour stylistique « Tout cela… » indique une volonté de décodage. On dirait qu’il annonce la réponse à une énigme et, en fait, ce genre de textes (appelé « arétalogie ») se prête assez bien à une telle présentation. Sa forme (« Je suis telle et telle ») introduit bien une question, comme : « Qui parle ainsi ? ». Ni la question, ni la réponse ne sont toujours formulées dans le texte. Mais le dévoilement d’une énigme est nécessairement un moment capital ; dans notre texte, ce moment sert de relais vers une autre rupture de continuité : « Et moi », qui survient au v. 30. Après la première personne qui pose l’énigme (« Moi, la Sagesse »), puis la troisième personne du décodage (« C’est le livre »), surgit enfin une autre troisième personne, celle de Jésus Ben Sira, l’auteur. Or il se désigne lui-même comme scribe, dans une sorte de colophon : « J’ai peiné » (34a) et son intention de transmettre la Sagesse aux générations futures oblige à comprendre son activité comme celle de l’écrivain. La parole ne suffirait pas à ce projet, il y faut l’écrit. Il y faut un livre qui s’ajoute au Livre. Mais ceci renvoie le lecteur de Si 24 à la lecture du prologue. L’un est la version poétique et l’autre est la version prosaïque de la même réalité. De cette réalité, le livre est la clé.
17Il est incontestable que le décodage fourni par le texte lui-même doit servir de règle à l’interprète. Or l’intérêt de ce chapitre est d’établir un rapport intense entre la Sagesse et l’écrit, mais aussi l’acte d’écrire comme tel, et pas seulement son résultat. Mais s’il est vrai que le propre de l’énigme est de rejaillir toujours en énigme, il reste à se demander comment on a pu dire que la Sagesse est le Livre. Car cette perspective est sûrement imprévisible à partir de Prov 8, 22-31 par exemple. Pour saisir le paradoxe dans la ligne directe de notre sujet, nous dirons que la solution de Ben Sira, si la Sagesse est l'Esprit, revient à définir l’esprit comme lettre ! De là à parler d’un littéralisme dont le Nouveau Testament viendrait nous délivrer, il n’y a qu’un pas à faire, mais ce serait un pas dans le vide...
18Revenons à cette hypostase mystérieuse que notre texte décrit. Il ne l’appelle jamais πνεῦμα. Les mots « Je suis sortie de la bouche du Très Haut » (v. 3) peuvent évoquer la parole de Dieu, et d’autant plus facilement que la Sagesse, au verset précédent, vient d’« ouvrir la bouche » pour parler. Mais le poème déjoue à plaisir les identifications trop rapides. Sortie de la bouche du Très Haut, la Sagesse poursuit : « comme une buée j’ai couvert la terre ». Il ne s’agit plus, ici, de la parole. L’idée principale est dans l’opposition Très Haut/terre. On retrouve cette opposition avec l’image de la Sagesse en forme de colonne de nuée, sur laquelle elle a son trône mobile qui circule partout et jusque sur le fond de la mer. Job disait déjà que les abîmes n’avaient pas en eux la Sagesse, mais que la « Perdition et la Mort » avaient oui parler d’elle (Jb 28, 14 et 22), comme si la Sagesse les avait traversées. Le Livre de la Sagesse de Salomon dira que la Sagesse conduisit le peuple de l’Exode à travers l’onde immense (Sg 10, 18). Ainsi, la Sagesse récapitule toute la création et l’histoire : le v. 3 est rempli d’allusions aux origines du cosmos et la suite rappelle l’Israël de l’Exode.
19Le trait principal de l’entité décrite était, jusqu’ici, sa fluidité. Mais celle qui circule à travers toute région du monde et tout peuple de la terre reçoit de Dieu l’ordre de s’arrêter. Comme, dans l’Exode d’Israël, la nuée s’arrête avec la Tente de réunion, ici la Sagesse se fixe dans le Temple et il va de soi, pour le poème, que la nuée ou la gloire du Temple, Sagesse, Souffle ou Esprit, n’est pas autre que l’hypostase envoyée par Dieu dès l’origine à sa création tout entière. Or celle-ci fait plus que se fixer : elle s’enracine et la nuée, buée, ou parole, devient un arbre. L’arbre grandit et s’étend et la Sagesse apparaît comme un paradis en expansion, dont le fruit de choix est celui de la vigne, symbole du peuple choisi, Israël. Comme la Sagesse couvre l’histoire et la création, le temps et son commencement, ainsi le temple d’Israël, dans l’espace, paraît situé au paradis de l’Eden, terre non plus perdue, mais promise et même trouvée. Mais, dans son mouvement agile, la Sagesse va connaître une autre métamorphose qui, elle, est assez cachée. En effet, ce genre littéraire abrite constamment de nouvelles énigmes.
20Après la description des arbres du paradis, notamment de la vigne, la Sagesse invite à goûter de son fruit. Qui l’écoute ne rougira pas, qui travaille avec elle ne péchera pas (v. 22). Le grec (« travailler en moi », cf. latin : qui operabuntur in me) suggère, dans l’original hébreu malheureusement perdu, l’idée de travailler « par » la Sagesse (cf Ps 104, 24b), ce qui n’est pas très loin d’une autre idée : s’appuyer sur la Sagesse comme sur une aide. Dès lors, l’énigme peut se formuler ainsi : qui a offert le fruit du paradis ? Qui a écouté cette voix et a rougi ensuite, alors qu’auparavant la honte lui était inconnue ? Qui a été donnée à l’homme pour être une aide dans son travail et l’a mené, au contraire, à pécher ? Le texte comprend au moins, dans les seuls versets 19-23, trois allusions très claires à Gn 2-3. Voici donc la Sagesse devenue la nouvelle Eve du paradis retrouvé : elle offre du fruit de la vie et, cette fois, l’on peut en prendre. Le thème de la Sagesse épouse est bien connu de Ben Sira (Si 14,20-15,1-10). Mais elle est aussi, chez lui, épouse et mère :
Elle vient au-devant de lui comme une mère,
comme une épouse vierge elle l’accueille (15,2).
21Or l’Eve dont Si 24 dessine les traits en filigrane présente bien ce double caractère. L’Eve épouse, naturellement, est directement évoquée par la thématique de la faute, du travail, de la honte qui fait rougir. Mais l’Eve mère est clairement indiquée par le thème de la nourriture, dans la mesure où cette nourriture n’est autre qu’elle-même : « ceux qui me mangent » (24,21). Comme le lait d’une mère est ce qui la donne elle-même à manger au nourrisson. Eve-Sagesse a offert le vin comme fruit de la vigne Israël, puis elle offre le lait comme fruit d’elle-même. Ainsi, la grande efficacité poétique du texte lui vient de mêler le code érotique et le code alimentaire maternel, le vin étant le fruit de la vigne d’amour et le lait étant le fruit du corps de la mère. Ce faisant, le poème suggère une union qui, comme le retour à l’Eden l’exige, est un retour véritable à l’origine interdite, au fruit interdit de l’Eden. La glose d’un manuscrit grec, au v. 18 : « Je suis la mère du bel amour », désignant clairement l’Eve nouvelle, est d’une pertinence exceptionnelle.
22Tel est, rappelons-le, le moment choisi par l’auteur pour nous dire que la Sagesse est un livre ! Mais les beaux nuages du symbole, un instant dissipés, se reconstituent aussitôt. La Loi du Livre, identifiée à la Sagesse, se répand en cinq fleuves. Bien que l’un d’eux soit d’identité douteuse (« Nil » ou « lumière », v. 27), on reconnaît par trois noms les fleuves du Paradis : l’arbre et le fleuve sont en effet les éléments structurants de ce dernier. Ici, comme le Temple est au milieu des arbres du nouvel Eden, ainsi le Jourdain est au milieu de ses fleuves : c’est lui le cinquième. Ainsi, par ce trait, comme l’histoire et l’origine se sont rejointes, de même l’élection a rejoint l’universalité. D’ailleurs, la mention de la saison des fruits, de la saison des vendanges, de la saison des moissons, suggère sans doute, après « les assemblées de Jacob » (23c, 25b, 26b, 27b), le cycle des fêtes liturgiques d’Israël, assurant ainsi la reprise du thème du Temple.
23Le texte, dans son ensemble, frappe par son contraste entre les valeurs de fluidité et les valeurs de fermeté.
24La première qualité est évidente. La « parole-nuée » circule dans l’universalité, devient arbre et grandit en paradis, fleurs, fruits, parfums subtils (v. 15). La Sagesse est-elle arbre, femme ou fleuve ? Le fleuve lui-même conduit l’eau qui va du canal à la mer (v. 31). Tout ce qui se présente est mis dans un état de fusion, tout objet passe dans un autre. Mais, plus subtilement encore, la fluidité s’affirme dans la performance qui consiste à maintenir la successivité formelle d’un récit (τότε du v. 8), sans que jamais une étape soit versée dans le passé, ce qui aboutit à un récit inversé, puisque son terme est son commencement : l’élection d’Israël aboutit au commencement universel du paradis et de ses fleuves. N’est-ce pas, d’ailleurs, sur cette même figure que se terminera l’Apocalypse de Jean ?
25Mais les valeurs de fermeté occupent une place essentielle : repos, résidence, action de poser la tente, de fixer l’héritage ou le lotissement. Plus parlant que tout, l’enracinement. Plus parlant, parce qu’il est fixation, mais aussi début d’un mouvement. De même que le repos immobilise, mais au terme d’un mouvement. Ces valeurs de fermeté, notons-le, reçoivent encore plus d’importance du fait qu’elles sont l’objet d’un ordre divin : « Le créateur de tout m’a donné un ordre... Il m’a dit : pose ta tente » (v. 8...).
26C’est donc sur l’opposition des deux valeurs que le texte se construit. On la retrouve dans l’ensemble, synthétisé par le contraste majeur arbre/fleuve. On la retrouve dans plusieurs détails. Par exemple, dans le Temple, la Sagesse « sert » et ce service est son repos (v. 10s). A un niveau plus essentiel, si le fruit de la Sagesse apaise la faim sans supprimer le désir, si la vérité instruit l’esprit sans l’immobiliser, c’est bien que la Sagesse est fluide et ferme, mobile et en repos. On peut même aller plus loin : sans le point fixe, il n’y aurait nul mouvement, puisque la Sagesse y aboutit et qu’elle en ressort. Le point fixe est précisément le point de transformation qui qualifie et vérifie le mouvement. Lieu, lieu de l’élection, symbolisé dans le Temple au centre de la terre promise, nouveau paradis. Moment aussi : celui où, à une date donnée de l’histoire, l’élection se concrétise : « Alors il me dit : pose ta tente... » et c’est la dernière station de l’arche. Lieu, moment, mais aussi corps, selon une belle variété : corps du Temple, corps de la cité, corps du peuple, mais aussi corps de l’Eve nouvelle, une avec le fruit qu’elle offre : « celui qui me mange ». Dès lors, ce lieu, ce moment, ce corps sont à définir comme ce que traverse la fluidité de la Sagesse. Mais le texte qui oblige à dépasser toutes les images oblige à dépasser même celle-là : la fluidité indique une direction ou du moins un espace, alors que le mouvement de sortie et de retour annule une direction par l’autre et me l’espace dans l’espace comme le retour au commencement nie le temps dans le temps. Si bien que, finalement, il y a une invasion réciproque de l’esprit et du lieu : la Sagesse est ferme et le lieu est animé. Notons que l’animation est une qualité nécessaire d’un corps.
27La Sagesse ne se confond jamais avec le monde : elle le visite. Plantée, enracinée dans le peuple, elle exerce sur lui son ἐξουσία (v. 11b) à Jerusalem, allusion évidente à Salomon. Mais quelle pénétration entre elle et le monde, comme entre les racines et la terre ! Distincte du monde, la Sagesse n’est pas un mobile qui aurait trouvé dans le monde un point fixe. Elle-même est à la fois courant et racine. Mais elle est aussi distincte de Dieu : une glose ajoute (v. 24) : « Le Dieu Sabaoth est unique ».
28L’opportunité d’une telle glose est assez évidente. L’entité médiatrice a pris tant de consistance qu’elle suggère l’idée d’une subsistance ou « hypostase », puisque tel est le sens du mot grec. En effet, la Sagesse ainsi décrite dit beaucoup plus qu’une qualité de Dieu. Précisément, le contraste des qualités (le fluide et le ferme, le multiple et l’un) les joint dans un noyau dont l’excellence fait penser à la divinité, et rivalise, en somme, avec elle. D’où l’intervention d’un glossateur (aussi bien inspiré que celui qui nommait la mater pulchrae dilectionis) pour rappeler qu’il n’existe pas de Dieu à côté de Dieu. On est donc bien sur la voie où s’est formée la conceptualisation trinitaire. Cette mise en garde laisse entière l’énigme de la médiation : n’est médiateur que le consistant et le subsistant, mais l’excellence de ce dernier ne le rend-elle pas incompatible avec la confession, juive et chrétienne, du Dieu Un ? L’heure de la réponse n’est pas venue.
29Quant à savoir si la réalité qui répond à cette description de l’hypostase par Ben Sira est le Verbe ou l’Esprit, cela paraît impossible. Comme l’excellence de l’être s’attache à la jonction des propriétés, il n’est pas possible d’obtenir une vue adéquate du Verbe ni de l’Esprit en leur attribuant des propriétés qui entraîneraient la privation de la qualité contraire. On a donc une vue indistincte de l’un et de l’autre, l’imperfection du concept portant sur le point de leur relation réciproque. Mais, dans le retour à cette sorte d’hésitation qui précède la révélation plus complète offerte à sa foi, le lecteur chrétien trouve profit : il doit y apprendre qu’il n’y a pas de vérité à hypostasier les attributs divins.
III. La Sagesse de Salomon
30Les textes, avons-nous dit, orientent vers leur avenir et leur nouveauté se vérifie dans la parole qu’ils chassent, pour ainsi dire, hors d’eux-mêmes en produisant de nouveaux textes. Or la Sagesse de Salomon semble avoir été écrite pour nous aider à comprendre cette règle. Le texte de Ben Sira est tourné vers l’avenir et il a, lui aussi, dans la poétique biblique, reçu ce pouvoir de faire attacher aux Ecritures inspirées. Lire Ben Sira, ce fut pour nous, tout a l’heure, lui ajouter. Nous ne pouvions lui formuler un sens sans écrire un texte à côté du sien, puisqu’expliquer un texte, c’est dire ce qu’il ne dit pas. Cette formule, où certains voient un paradoxe, est d’abord une lapalissade : puisqu’expliquer un texte n’est pas le recopier, c’est donc en faire un autre. Car c’est une servitude attachée à tout message qu’il ne peut, à la fois, dire des mots et dire ce qu’ils veulent dire. L’acte d’expliquer revient à un autre texte qui, parce qu’il est vraiment autre, n’est jamais seulement explication, mais acte de dire pourvu de son autonomie. Le relais de ces actes est le signe du sens comme étant le réel qui s’oriente et se construit. La direction appelée sens désigne un objet non encore présent. En reconnaissant dans un texte un travail de l’Esprit, on veut dire qu’il concourt à la plus grande proximité de ce qu’il désigne.
31La Sagesse de Salomon peut donc nous apporter une trace de cette action continue de l’Esprit dans nos textes, et elle le fait. Ecoutons le Salomon grec parler de la Sagesse.
32« En elle, est un Esprit » (Sg 7,22). Bien qu’il soit prématuré de tirer aussitôt des conséquences de ces quelques mots, observons cependant que la Sagesse, donnée comme suppôt d’un Esprit, n’est pas immédiatement identifiée à ce πνεῦμα. C’est pourtant lui qui va être longuement décrit. Dans la mesure où les mêmes mots désignent les mêmes choses, on peut attribuer au Salomon grec le développement le plus complet fourni par tout l’Ancien Testament sur le sujet de l’Esprit saint.
33On nous dit d’emblée qu’il est « unique, multiple, subtil » (Sg 7,22). Ce triangle est très cohérent, puisque, pour être à la fois unique et multiple, il faut être subtil ou fluide. Il implique le passage permanent du centre à l’étendue. La qualité de l’unique est la fermeté, que nous avons opposée à la fluidité tout à l’heure. Aussi, l’Esprit de la Sagesse est dit solide et ferme : βέβαιον. ἀσφαλές (ν.23). Mais la fermeté de l’unique, en pénétrant l’étendue du multiple, reste ferme dans son acte : l’Esprit est acéré et incoercible : ὀξύ, άκώλuτον. Il le faut, si la Sagesse est autre que ce qu’elle pénètre. La fermeté de l’unique dans son rapport avec le tout est exprimée en peu de mots (μία δέ oῦσα πἀντα δύναται. v. 27) : « étant unique, elle peut tout ». Elle « peut », de par la puissance de sa force. Il serait long d’exposer toutes les arabesques du discours tenu par le Salomon grec, J’en viens au fait que l’opposition des deux mouvements d’aller et de retour, ou de concentration et d’expansion, résolue au niveau poétique par Ben Sira, est résolue ici au niveau conceptuel. Certes, la Sagesse est « mobile », mais c’est un mouvement transcendant (πάσης γὰρ κινήσεως κινητικώτερον σοφία) : « la Sagesse est plus mobile que tout mouvement ». C’est pourquoi elle est dite μένουσα ἐν αὑτῇ : elle reste « en elle-même ». L’Esprit de Sagesse est donc défini par le principe connu de la coincidentia oppositorum. Il est un mouvement immobile. La littérature sapientielle recourt ici à des figures conceptuelles connues dans la philosophie grecque et dans toute philosophie. Ce n’est pas d’abord l’effet d’une adaptation. C’est, à un niveau beaucoup plus substantiel et digne de la Sagesse, la réponse de la Sagesse à sa propre essence universelle. Elle atteint sa propre réalité en parlant cette langue. Mais, cette remarque faite, ajoutons que le mouvement ne s’arrête pas là. L’Esprit de Sagesse, mouvement immobile, est, comme dans Ben Sira, envoyé sur un lieu. Puisque l’Esprit ne se transforme pas en étant mobile, sa puissance appliquée à un lieu transforme ce lieu. L’Esprit n’est pas transformé, mais transformant. 11 transforme ce qu’il habite et non pas lui-même. Ainsi est affirmée la transcendance de l’Esprit par rapport au monde et maintenue la ligne propre de la révélation biblique dans la conceptualité de la pensée grecque. Mais quel est le lieu habité par l’Esprit ? Sans, doute, c’est la création tout entière, puisqu’on nous dit que le mouvement immobile de l’Esprit de Sagesse « renouvelle tout » et que « (la Sagesse) se déploie avec force d’une extrémité à l’autre et avec bienfaisance régit l’univers » (8,1). Εὐρώστως, χρηστῶς, ces deux adverbes (fortiter, suaviter) font coïncider encore deux opposés dans le monde entier. Mais le lieu privilégié de la Sagesse est l’esprit et le corps du sage. Or le problème du Livre de la Sagesse, dramatiquement posé dans les cinq premiers chapitres, c’est que l’homme est mortel. L’Esprit est donc envoyé à son contraire.
34Ceci est vrai sous deux aspects. D’abord, l’Esprit de Sagesse affronte l’Esprit de folie dans la lutte où le sage est conduit. Ensuite, l’Esprit de Sagesse immortelle est envoyé à l’homme mortel. L’espace de Ben Sira est ainsi considérablement élargi ou dépassé. Dans Ben Sira, la Sagesse offre le fruit du paradis, qui est bien fruit de l’immortalité, si l’on se réfère à la source, dans le Livre de la Genèse. Mais, outre que ce concept n’est pas thématisé, la mortalité du Sage, surtout, ne vient pas en surface. Tout au contraire, le Salomon grec, même si l’on fait abstraction des cinq premiers chapitres, se donne comme mortel (7,1-6) et ce trait encadre toute l’image qu’il trace de lui-même. « Je ne suis qu’un homme mortel » (7,1) : il l’est dès sa naissance, commune à tous, car « il n’y a qu’une façon d’entrer dans la vie, comme d’en sortir » (v. 6). C’est donc à l’homme, en tant qu’il est mortel, qu’est donné l’Esprit de la Sagesse à jamais vivante. Mais, pour que l’on comprenne mieux à quel point le corps est concerné par ce don, la Sagesse qu’il reçoit lui est donnée à titre d’épouse. Ceci reprend un thème commun de la littérature sapientielle, depuis Pr 7,4, depuis Si 14,20 — 15, 10 et 24, 19-22. Nul, cependant, ne développe autant ce thème que le Salomon grec. Ceci nous ramène aux premiers mots de lui que nous avons cités : « En elle, est un Esprit » (7,22), là où nous nous étonnions de ne pas lire : « Elle est un Esprit ». Le motif littéraire de ce choix nous paraît être d’éviter la maladresse qu’il y aurait à donner un esprit en mariage. Faut-il en rester à cet éclairage de style, à ce problème d’élégance ? Il est permis de pressentir, derrière cette solution, le souci plus sérieux d’exprimer combien le corps du sage est concerné par une si étroite intimité avec la Sagesse. Mortel dans son corps, l’homme épouse le don immortel et transformant. Peut-il ne rien en résulter, compte tenu de la question de la mort du sage, posé avec insistance dans les cinq premiers chapitres ? Ici encore, le sens du texte se confond avec sa direction et avec son avenir.
IV. Le Livre, le peuple et l’Esprit de Sagesse
35Les textes parlent de l’Esprit, mais l'Esprit parle dans les textes. Or ce à quoi nous assistons, c’est bien à une opération qui qualifie nos textes, au sens fort du mot, comme « passages ». Chaque texte est passage dans un autre texte ; son interprétation a pour fonction de le libérer et de l’ouvrir en vue de ce passage. Mais passage de quoi, sinon de l’Esprit lui-même ? Ainsi, ce réseau de solidarités, ce tissu qu’on appelle texte est lui-même le lieu d’une transformation : l’écrire et le lire n’ont pas de vérité autrement. Cet appel à l’expérience nous permet de revenir à la phrase surprenante rencontrée plus haut : « Tout cela est le Livre ». C’est qu'il faut être repassé par l’expérience du livre pour commenter cette phrase comme il convient.
36Nous pourrions demander à Ben Sira, s’il tenait école encore aujourd’hui, comment il délimite le Livre qu’il appelle, immédiatement ensuite, « Livre de l’alliance », ou « Loi promulguée par Moïse ». Mais il faut suppléer à sa réponse. Les mots « tout cela », renvoyant à ce qui précède, embrassent plus que le contenu du Pentateuque, puisque le développement narratif de ce qui précède atteint jusqu’à la royauté de la Sagesse (son ἐξουσία) au milieu de Jérusalem, avec la construction du Temple et le règne de Salomon. Disons qu’ils couvrent à la fois la promesse d’un nouveau jardin d’Eden, contenue dans la Torah, et son aboutissement. On constatera, dans le prologue du petit-fils traducteur, que la Loi et la Sagesse jouent le rôle d’englobant des trois classes d’écrits. Mon aïeul, dit en substance le petit-fils, est un lecteur de la Loi, des Prophètes et des autres écrits, lecteur qui a écrit à son tour « sur des sujets d’enseignement et de sagesse », afin que les hommes vivent selon la Loi. L’écrit de sagesse est un résumé du livre entier, et sa finalité est la Loi. Le petit-fils a donc répondu lui-même à la question que son ancêtre suscite : on peut donner le nom de Loi et de Sagesse au livre pris dans toute son ampleur.
37Le prologue est comme un écho du chapitre 24, et il appuie une interprétation réaliste de 24,23. La description animée, colorée, parfumée de la Sagesse peut masquer la question froidement terre-à-terre : où Jésus Ken Sira a-t-il pu admirer les mouvements et le repos de la Sagesse et la rencontrer elle-même ? Le décryptage « Tout cela » déchire le voile et expose le livre comme réalité nue de la Sagesse. Sortie de la source de la parole et du souffle, sortie de la bouche du Très Haut qui émet le Verbe et l’Esprit, la Sagesse s’arrête en Ecriture. Mais l’épreuve du livre n’est-elle pas l’épreuve de la Sagesse, dès lors que la fluidité de l’Esprit se vérifie seulement dans le lieu, dans le passage étroit de la lettre ? L’Esprit est entré dans la lettre et l’Esprit en sort. Mais la lettre est le lieu-autre, le transformateur par lequel l’Esprit nous refuse tout moyen de lui imaginer une identification immobile avec lui-même. Telle est bien la fonction de la Loi. La lettre de la Loi, agissant comme volonté, montre sa nature en chassant hors d’elle-même une autre lettre, et pourtant toutes ces lettres retournent à l’unité d’un seul volume dans le Livre. L’affirmation de Ben Sira, « Tout cela est le livre », paraît contredite par le fait que tout cela, justement, n’est pas dans le livre, puisqu’il a été obligé de l’écrire, le premier. Mais c’est ainsi que tout le livre a été écrit, dès avant lui en particulier, par la réponse de la Sagesse à l’interpellation de la Loi et des Prophètes et, plus encore peut-être, par l’infiltration de cette réponse dans le texte de la Loi et des Prophètes.
38Nous avons reconnu dans la Sagesse biblique, issue de l’abîme divin sans mesure, son appel vers l’étroit, vers la limite ou la Sagesse dit le ferme et le repos. Mais, par la Sagesse, la limite est convertie pour faire vibrer les notes de l’infini. Or cette expérience prend pour Jésus Ben Sira la forme étroite et directe de la lecture du livre. Expérience de jubilation et de liberté dans l’acceptation des lois du dire et de l’écrire.
39Eprouve-t-on cet aboutissement comme une déconvenue ? C’est qu’on n’a pas éprouvé à sa vraie mesure le poids spécifique du livre. Nous allons tenter de le mieux faire, si la chose est possible dans le peu de temps qui reste encore à cette conférence, et dans la limite de nos ressources. Répétons sous une forme un peu différente ce que nous disions plus haut : quand on dit que le livre est inspiré, on veut dire que l’écriture est l’instrument de la réalisation de son contenu. Quand Ben Sira dit que la Sagesse est le livre, il veut dire que, par le livre, la Sagesse lui offre, aujourd’hui, le fruit de l’Eden retrouvé et qu'elle s’offre aujourd’hui à déborder dans les cinq fleuves du monde à partir de Jérusalem. Le brusque décodage exerce un effet d’actualisation et l’espèce d’effarement qu’il provoque correspond à ce que nous éprouvons lorsque nous réalisons soudainement qu’un discours est sérieux.
40Déjà le Livre est un événement en lui-même. Il constitue, au temps de Ben Sira, un volume à peu près, sinon tout à fait, circonscrit. En le déclarant équivalent à la Sagesse, Ben Sira pose que la Sagesse investit également et impartialement, comme l’eau pénètre une éponge, toutes les parties du Livre. Mais il signale aussi une homologie frappante entre le mouvement du Livre et celui de la Sagesse. La Sagesse est présence aujourd’hui du commencement. Son caractère, déjà célébré en Pr 8,22-31, est d’avoir toujours été présente, présente à Dieu et présente « tout le temps... avec les fils des hommes ». Or le Livre aussi est une récapitulation et une présence de ce qui a été. L’être-encore-là des figures du passé s’inscrit par lui et, par la loi, demande sa maintenance dans le maintenant, car le livre d’Israël n’est pas que souvenir, mais volonté. Si nous recevons nous-mêmes ce livre comme volonté, nous comprenons comment ce qui se dit de la Sagesse est plus qu’un document d’époque : l’affirmation rejoint la réalité de la Sagesse comme étant de toujours et en reçoit le témoignage quand elle pénètre la surface du Livre par le lire et l’écrire, écrire qui en transmet le témoignage après l’avoir reçu.
41Si Ben Sira est un témoin de l’achèvement et de la plénitude du livre, il illustre aussi la splendeur du peuple de Dieu dans la réalité de son temps. D’un côté, le prologue du recueil est un commentaire adéquat du chapitre 24, où se loue la Sagesse. D’un autre côté, la description du grand prêtre Simon, fils d’Onias, officiant au milieu de l’Assemblée (Si 50,1-21) occupe une place stratégique dans tout l’ouvrage et fait écho à la louange de la Sagesse. Le lieu choisi pour décrire le grand prêtre est celui que choisit la Sagesse : c’est le Temple. La fidélité de Ben Sira à l’actualité, attestée par le fait qu’il mentionne nommément un grand prêtre qu’il a connu, attire l’attention (50,1). La Sagesse ne survole pas le peuple : elle l’habite vraiment. Une série de « comme » (vv. 6 à 12) rappelle les similitudes du ch. 24 et reprend dans le détail plusieurs d’entre elles, comparant le grand prêtre aux arbres et aux parfums. Rien n’est plus normal, puisqu’une occupation majeure de la Sagesse est le service du Temple (24,10). La Sagesse est reconnue, par l’histoire, comme venant de l’origine. Mais l’histoire, devenue prophétique, annonce le vrai commencement dans ce monde. Ainsi le chapitre 24 annonce une entrée dans le paradis du commencement, et le chapitre 50 vient conclure la série des grands hommes du passé par le nom du grand prêtre Simon. Extrême est l’audace de Ben Sira, qui achève la série des médaillons des grands hommes de l’histoire par le nom d’Adam, puis recommence avec le nom propre et la description d’un grand prêtre à peine disparu, comme porteur et sacrement de la Sagesse, quand il se tient au milieu du peuple.
42Ben Sira est ainsi un témoin du livre et un témoin du peuple. Or les deux vont ensemble. Rappelons-nous les deux grandes promesses de l’Ancien Testament : la Loi doit être dans le coeur de chacun, dit Jérémie, et la prophétie doit être le fait de tous, dit Joël, quand viendra le jour du Seigneur. Or, dans l’avènement de ce jour, les scribes tiennent une place essentielle, dont Ben Sira donne une juste idée : ils constituent eux-mêmes les fins vaisseaux qui répandent dans le corps du peuple la Loi et les Prophètes. Ceci se réalise de maintes manières et dans plusieurs sens. La Sagesse dont la demeure est le peuple (in populo bonorificato : Si 24,12) unit la Loi et les Prophètes pour la simple raison que le peuple en est l’unique destinataire et qu’il les reçoit ensemble. Le Livre lui-même, du fait qu’il s’achemine vers un tout, devient signe de l’unité de la Loi et des Prophètes. Identifiée au Livre, la Sagesse se définit, dans le même mouvement, comme la rencontre de la Loi et des Prophètes dans leur accomplissement, qui a pour lieu le peuple.
43Ben Sira, qui traite le Livre comme disponible et achevé dans ses trois parties, lui ajoute. Il forme autour du Livre le bourrelet deutérocanonique, signe de la surabondance sans laquelle l’abondance ne serait pas vraiment achevée. Ce débordement, ce moment de crue du fleuve dont il parle lui-même (24,25-31) est encore un signe de l’Esprit. L’ordonnance du Livre fait alors penser à celle d’une cérémonie où rien ne manque et où il n’est pas de siège inoccupé. Mais beaucoup manquerait si le peuple ne remplissait ce qu’on croit déjà plein et ne le débordait. Que serait la fête sans cet excès de foule ?
44Ainsi, le trop plein auquel Ben Sira contribue est déjà un signe de la perfection du I.ivre et, dans la même mesure, de son achèvement. Mais il faut toujours garder en mémoire que l’Esprit de Sagesse n’agit pas par le livre qu’il inspire sans agir dans le peuple : la maturité du livre signifie donc que le peuple est proche de la saison des fruits. « Comme le Tigre à la saison des fruits... comme le Jourdain au temps de la moisson... comme le Gihon aux jours des vendanges » (24,25-27). Une telle exubérance de la Sagesse évoque la promesse sous une forme eschatologique et, dans l’œuvre tranquille de Ben Sira, ce dépassement surprend. Pour notre regard, la Sagesse de Ben Sira est nécessairement associée à la fête de la promesse en tant que celle-ci nous est annoncée :
Je répandrai l’instruction comme une prophétie
et je la transmettrai aux générations futures (24, 33).
V. La Sagesse et l’Esprit dans l’Ancien Testament et la Révélation de Jésus-Christ
45Le moment est venu de clore cette conférence en rassemblant, autant que faire se peut, les traits de l’énigme de la Sagesse et de l’Esprit. J’ai conscience d’avoir été peut-être trop fidèle au caractère énigmatique de la révélation de l’Ancien Testament. Mais ne comporte-t-il pas en lui-même une leçon ? Sans vouloir enlever à la confession de foi trinitaire rien de ce qui la rend nette, sinon claire, je crois qu’elle perd de sa vitalité si elle n’est pas replongée dans ses origines. L’énigme n’est pas seulement obscurité. L’imperfection de la révélation, comme on dit, a quelque chose de meilleur que sa perfection quand l’homme joue de cette dernière et s’en croit naïvement pourvu. Les hommes de l’Ancien Testament étaient, nous dit-on, en chemin vers les sommets, mais il arrive à nos contemporains de décrire ce chemin comme si eux-mêmes habitaient les cimes avec l’aisance et la familiarité de propriétaires et contemplaient de haut ceux qui les gravirent, à savoir Moïse, les prophètes et les sages. Or l’homme du Nouveau Testament sera privé de vérité s’il ne redescend, à son tour, sur la pente.
46La tradition théologique nous enseigne, en effet, que si la définition du Verbe et de l’Esprit resta hors de portée des anciens Pères, par contre ils furent soumis à l’action de ces personnes divines, dans une expérience qui donna sa forme à leurs paroles comme sa lumière à leurs esprits. Cette expérience est au coeur de l’originalité de la religion biblique. Pour celle-ci, Dieu envahit l’homme et le monde et porte sa présence (pourrait-on dire en termes d’espace) aux antipodes de son essence. Deux nécessités s’imposent et composent pour tracer un sillon de fidélité. Que l’action de Dieu déplaçant sa propre présence soit vraie action, non émanation, ni écoulement de soi ni prolongement d’une nature : le caractère de différence est attaché à cette première requête. Il faut aussi que Dieu agisse comme Dieu Un en ne dépêchant pas vers l’homme des messagers qui sépareraient l’homme de l'essence divine, finalement, d’autant plus qu’ils seraient pourvus de ressemblance avec elle. Le caractère d’unité se joint donc à celui de différence avec la même urgence : l’expérience appréhende que Dieu est tout entier dans ses actes et ce que nous avons appelé ses déplacements. Par expérience, nous voulons ou osons dire que cette saisie a quelque chose de simple et même de commun, puisqu’elle est capable de rassembler si longtemps « une nuée de témoins ». On appelle Sagesse une figure construite pour les abriter tous.
47Les traits communs de la Sagesse avec l’Esprit Saint sont des plus frappants. J’ai attribué à la Sagesse le mouvement qui unit la prophétie et la Loi dans le réceptacle unique du peuple et du Livre. Or l’expansion de la justice de la Loi dans le peuple est attribuée a l’Esprit Saint, et au même Esprit l’égale distribution de la prophétie. « Je mettrai mon Esprit en vous et je ferai que vous marchiez selon mes lois », dit Ezéchiel (36,27). Et Joël : « Je répandrai mon Esprit sur toute chair. Vos fils et vos filles prophétiseront » (Jl 3,1). C’est donc le même Esprit Saint qui accomplit la Loi et la Prophétie, tout comme la Sagesse a pour fonction de les unir.
48Les raisons pour lesquelles la Sagesse est une figure féminine doivent appartenir à la nature de l’Esprit de Dieu. La Sagesse, on le sait, se présente comme fille, comme mère, comme épouse et, puisque le Cantique appartient à la littérature sapientielle, comme fiancée. Ce trait est conforme à l’habitation de la Sagesse dans le peuple. Le féminin exprime en effet le continu de l’identité, c’est bien le peuple qui est le réceptacle permanent de l’identité d’Israël. Il est lui-même quels que soient les législateurs, les prêtres, les prophètes, les rois. Sous cet aspect, le peuple est représenté par Sion sous forme de l’épouse, ou de la mère qui enfante, comme on peut le voir à travers Jérémie, les parties exiliennes et postexiliennes d’Isaïe, Ezéchiel. Les rapports de cette figure de Sion, épouse et mère, avec la Sagesse, sont étroits. Le continu de l’identité se maintient à travers le temps, et c’est encore lui qui, dans l’espace de la cite ou du peuple, assure la cohésion des parties. Le principe féminin qui symbolise la cité affirme la qualité d’amour que l’on attribue à la Sagesse et à l’Esprit. Cité, Epouse, Esprit Saint s’associent naturellement, comme en atteste l’Apocalypse : «l'Esprit et l’Epouse » (Ap 22,17). Mais la fonction de la femme est sans doute de maintenir continûment offerte, comme le fait la Sagesse, la promesse de l’origine et d’une nouvelle naissance. Si l’unité et la différence s’affirment en Dieu lui-même, on ne voit pas comment ce mystère pourrait s’exprimer mieux que dans la polarité de l’homme et de la femme.
49La Sagesse, avec son mystère d’amour et de naissance, est sourire et accessibilité. L’Esprit Saint serait-il cette accessibilité de Dieu ? Pourtant, la sainteté qui le qualifie désigne ce que Dieu seul a en propre. L’Esprit se donne à penser dans les termes de ce paradoxe : la communication dans un acte dont, puisqu’il est divin, la qualité est indépassable, de la propriété, par excellence, de Dieu seul. Ce paradoxe n’est pas irrationnel, ni même étranger à l’expérience commune. Seule, en effet, a du prix la communication de la propriété et pourquoi, finalement, voudrait-on communiquer ce qui n’est pas unique ? Le prix de cette communication, sa valeur sacrée transgressant les normes, est cela même que tous vantent, dans toutes les langues et cultures, comme mérite de l’amour. Ainsi l’unique, selon le Salomon grec, se répand partout, sous le nom de sainteté : « La Sagesse se répand au long des âges dans les âmes saintes » (Sg 7,27). Une image illustre la double composante de ce paradoxe : la diffusion rattache la Sagesse et l’Esprit au symbole de l’eau, mais la sainteté de l’amour le rattache au symbole du feu : on ne peut le toucher, mais lui-même touche tout et rien ne l’arrête.
50La Sagesse et l’Esprit sont l’un et l’autre attirés par leurs contraires. Par eux se remplissent l’espace et le volume qui séparent la profondeur de l’origine dans le Dieu Un et les bords les plus extrêmes où il se déplace. Car Dieu montre sa transcendance justement en touchant au plus intime l’extrême de sa création. Aussi l’envoi de l’Esprit est-il une mission, vers le plus lointain. Aussi la Sagesse ne se dérobe-t-elle pas à son contraire, qui est la Folie. Au long des neuf premiers chapitres des Proverbes, elle interpelle et veut convertir les insensés, et le Salomon grec veut que tous les rois de la terre l’écoutent. Le véritable lieu de l’Esprit Saint, c’est le plérôme ainsi rempli. Mais les deux extrêmes à atteindre pour cela sont la mort et le péché. C’est pourquoi « la Sagesse descend avec le juste dans la prison » (Sg 10,14) et se met à l’épreuve avec le juste martyrisé (selon la Sagesse de Salomon), avec la mère des sept martyrs (Livre des Maccabées), avec les jeunes gens dans la fournaise (Daniel). Elle visite aussi le pécheur, puisque c'est l’Esprit Saint qui justifie gratuitement (ainsi que les prophètes de l’exil l’annoncent et déjà le vivent) un peuple pécheur. L’Esprit Saint se montre lui-même sur la crête où il se sépare de son contraire, l’Esprit du mal, et cette nouvelle séparation victorieuse est la véritable création.
51Tout attire l’Esprit, comme la Sagesse, vers un terme où ils se dissimulent. Le contraire de la Sagesse, qui est l’idole, prendra le vêtement de la justice. La Sagesse passera pour folie : « le voici, celui que nous tenions pour fou » (Sg 5,4) et le Saint passera pour pécheur : « nous l’estimions châtié, frappé de Dieu et humilié » (Is 53,4). Comme la fête des Pourim échange les vêtements et les postes et bouleverse tout dans la joie, parce que le pécheur est exposé au gibet où devait pendre l’innocent, ainsi le jugement de l’Esprit Saint conduit au lieu où il faudra le reconnaître quand il se cache.
52La notion même de terme figure sur ce blason de l’Esprit Saint que l’instinct et la tradition composent ensemble. Sceau qui achève et confirme, perfection qui dépasse l’attente, excès qui comble et déborde : l’Esprit n’atteint pas seulement son terme, il le transforme et le surmonte en l’emplissant. Ne trouve-t-on pas ce terme dans l’unité infime et presque seulement numérique de l’élu humilié, apte à signifier l’unité majestueuse et « monarchique » de Dieu ? C’est un fait que l’individu abaissé jusqu’à être « seulement un » fut choisi pour signifier le Dieu « seul et unique ». La Sagesse qui vient de l’Un originel est attirée vers ce « un » si éloigné de l’origine. Attirée vers ce lieu unique, la Sagesse le transforme en l’emplissant. Portée vers ce passage étroit qui signifie la mort, elle en fait un signe de vie. Elle fait affluer l’Esprit par la lettre de la croix, marque posée sur un seul dans l’histoire, ruse et déguisement de l’Esprit.
53Ainsi le Un inaccessible de l’origine se communique à l’unique venu occuper l’autre extrême de la limite humaine pour mourir dans une chair semblable à celle du péché, l’Esprit est le lien d’unité qui s’étend entre l’un monarchique et le « seulement un » qui nous représente : la réalité de cet Esprit est éprouvée dans le mouvement de conversion par lequel le lien d’Unité transforme tout ce qu’il traverse et forme en un corps tous les « seulement un » que nous sommes. L’Un de majesté, l’un humilié, le lien d’unité, aucun de ces trois n’est extérieur à l’essence divine qui est une et aucun n’est une modalité de cette essence, les trois sont substance. Je n’ai pas à développer ici l’exposé du dogme trinitaire, mais, ayant montré la parenté de la Sagesse et de l’Esprit, il me reste à noter l’indécision que maintient l’Ancien Testament pour recueillir l’avantage que peut-être elle nous offre.
54L’indécision dont je viens de parler n’est pas toute levée par le Nouveau Testament. Si proche de l’Esprit, dans son essence, que soit la Sagesse décrite par le Salomon grec, il n’en est pas moins frappant de voir l’Epître aux Hébreux se rapprocher de cette description pour appeler le Fils de Dieu « resplendissement » de la gloire du Père (He 1,3), alors que l’Esprit de Sagesse était dans le Salomon grec « resplendissement » de la lumière de Dieu (Sg 7,26). Dans le même passage, l’Epître appelle aussi le Fils « effigie » de sa substance (ibidem) alors que le Salomon grec voit dans l’Esprit de Sagesse une « image » de sa bonté (Sg 7,26). On a pu montrer aussi que l’hymne de l’Epître aux Colossiens ; 1, 15-20) décrivait le Christ éternel avec des traits empruntés à la Figure sapientielle : « image du Dieu invisible, premier-né de toute créature », « tête », « principe », ces termes ont leur origine dans nos textes de Sagesse. Les mêmes remarques ont été faites pour le prologue johannique et même pour les synoptiques (Mt 23,29-39 et Lc 11,49-51, notamment) où Jésus paraît s’identifier à la Sagesse.
55Ces constatations nous apportent-elles seulement un embarras ? Je ne le crois pas. Nous avons appris par l’Ancien Testament que l’Esprit est impossible à confondre avec un multiple que le Verbe viendrait pourvoir d’unité, ni un subtil que le Verbe établirait dans la fermeté : s’engager dans des représentations de ce genre serait choisir une impasse. La dyade posée par l’Ancien Testament entre le Dieu Unique et sa Sagesse nous tient écartés de cette voie. On peut dire que la place qui correspond à la Sagesse dans l’Ancien Testament est essentiellement celle que couvre dans le Nouveau Testament le μυστήριον (autre nom de l’énigme) : « Nous parlons Sagesse,... mais nous parlons Sagesse de Dieu dans le mystère » (1 Co 2,6s). Or ce mystère dévoile justement l’être nouveau formé par le lien du Christ et de l’Eglise. Ce mystère est bien la Sagesse accomplie dans l’unité du Verbe ou du Fils et de l'Esprit, unité que les hommes connaissent désormais par le lien indissoluble qui rattache le Christ et son Eglise, lien qui a nom Esprit Saint d’Amour. Il n’est donc pas étonnant de voir les interprétations poser la figure de la Sagesse, selon une liberté apprise d’elle, sur la totalité du lieu de Dieu dans la nouvelle création, sur le Christ et sur l’Eglise et même sur Marie en qui s’accomplit, en effet, la figure de Sion épouse de son créateur, nouvelle Eve récapitulatrice de l’origine.
56La dyade de l’Un et de la Sagesse parlait par son instabilité même : sa contradiction est ce qui la rendait prophétique. La figure de la Sagesse, au fur et à mesure qu'elle s’élabora, fit de plus en plus appel à l’histoire. La décision inscrite dans l’histoire, « quand vint la plénitude des temps », est le décret qui pose l’image de l’Un inaccessible dans la pauvreté du « seulement un ». Cet acte fend la Sagesse en une nouvelle dyade, du Verbe ou Fils et de l’Esprit. Il surmonte la contradiction, non seulement sous forme logique, du fait que « trois » est plus un que « deux » ne l’est, mais sous forme réelle et accessible. En effet, l’Esprit d’Unité qui fait éprouver la nouvelle naissance dans l’Amour de Dieu ne peut être vérifié hors du jugement qui passe par le « seulement un ». Il n’existe pas d’autre Esprit Saint que celui du Christ, à savoir celui qui repasse constamment à travers les déterminations de la chair et de la lettre pour les vivifier. Ou plutôt, il en existe beaucoup d’autres, mais, dit Jean, « ne croyez pas à tout esprit... A ceci reconnaissez l’Esprit de Dieu : tout esprit qui confesse Jésus-Christ venu dans la chair est de Dieu » (1 Jo 4, 1s).
Auteur
Exégète, professeur au Centre Sèvres de Paris.
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Castoriadis et la question de la vérité
Philippe Caumières, Sophie Klimis et Laurent Van Eynde (dir.)
2010