Chapitre I. La redécouverte de l’Esprit Saint et des charismes dans l’Église actuelle
p. 11-37
Texte intégral
« L’Esprit Saint : Révélant non révélé ».
C. Moeller dans Mélanges Philips, p. 589.
1Peut-on parler d’une redécouverte de l’Esprit Saint, sans provoquer l’ironie ou la suspicion ?
2L’ironie surgit, dans la mesure où l’on aurait l’air d’énoncer la thèse simpliste : l’Esprit était parti, oublié dans l’Eglise, et le revoilà.
3Quant au soupçon, il affleure de longue date sur les sourcils des théologiens devant pareil thème : depuis le temps de Joachim de More (pour ne pas remonter jusqu’au montanisme). Ce saint homme, vénéré dans l’Eglise, qu’était Joachim, fut accusé d’avoir annoncé, après l’ère du Père (l’Ancien Testament), et celle du Fils (le Nouveau Testament), une troisième période, caractérisée par une eschatologie temporelle : le temps des merveilles et du Paraclet. L’espérance, ayant un caractère irrécusablement temporel, en même temps qu’éternel, est toujours tentée par des rêves millénaristes, lorsqu’elle est vivante : de l’Apocalypse aux « spirituels » du Moyen Age, aux premiers adeptes de Lourdes, et à tous les groupes fervents qui renaissent dans la protestantisme ou le catholicisme.
4Plus généralement, parler d’Esprit Saint et de Pentecôte soulève la crainte qu’on substitue une « religion de l’Esprit » à une « religion de l’autorité » (Sabatier) et, plus concrètement : la nouveauté à la Tradition ; l’initiative à l’obéissance ; la liberté à la discipline ; l’aventure à l’ordre établi. Les mouvements pneumatologiques du Moyen Age (les mouvements de l’Esprit) ont été longtemps maltraités par les historiens de l’Eglise. La patrologie de Cayré descend en flammes, en un court alinéa, tous les groupes spirituels de cette période1.
5Le Pape Jean XXIII a-t-il versé dans un rêve de ce genre lorsqu’il appelait sur l’Eglise, au début de son pontificat : « Une nouvelle Pentecôte» ?
6Expression provocante, vulnérable : « Il n’y a qu’une Pentecôte », a-t-on objecté. Car les théologiens sont portés à classer la Pentecôte dans la catégorie de L’Ephapax (Heb. 7,27 ; 9,12 ; 10,10) : c’est-à dire, ce qui ne s’est produit qu’une fois pour l’Eglise. La théologie de Jean XXIII, parfois ambiguë dans ses audaces (lorsqu’il parlait de « Pentecôte mariale », à propos de Lourdes) est ici pleinement conforme au livre des Actes des Apôtres. Car la Pentecôte (chapitre 2) n’y apparaît pas comme un phénomène unique. Selon la structure même de ce livre, elle s’est renouvelée avec des signes analogues :
7a) Pour les Douze après la persécution (4, 31) :
« L’endroit où ils se trouvaient trembla ; tous alors furent remplis dus Saint-Esprit (Ne l’étaient-ils pas déjà ?) et se mirent à annoncer la Parole de Dieu avec assurance ».
8b) Pour les premiers chrétiens de Samarie (8, 15) :
« Les Apôtres descendirent donc chez les samaritains et prièrent pour eux afin que l’Esprit leur fût donné. Car il n’était tombé sur aucun d’eux. Ils avaient seulement été baptisés au nom du Seigneur Jésus. Alors Pierre et Jean se mirent à leur imposer les mains et ils recevaient l’Esprit Saint ».
9c) Pour le Centurion Corneille et sa famille, avec résurgence de la glossolalie ou parler-en-langues, le charisme le plus symboliquement significatif de la Pentecôte selon la théologie de Luc (Act 10-11). Par cinq fois, selon les Actes, l’apôtre Pierre souligne l’identité du don de la Pentecôte (Baptême de l’Esprit et charismes) avec celui qu’ont reçu ces païens :
10Act 10, 48 :
« Peut-on refuser l’eau du Baptême à ceux qui ont reçu l’Esprit Saint aussi bien que nous ? »
1111, 15 :
« L’Esprit Saint tomba sur eux comme il l’avait fait sur nous au commencement. »
1211, 15-17 :
« Il leur a accordé les mêmes dons qu’à nous (être baptisés dans l’Esprit Saint) ».
13Act 15,8 :
« Dieu leur a donné l’Esprit Saint comme à nous... sans faire la moindre différence entre eux et nous ».
1415, 11 :
« Encore une fois... nous avons été sauvés exactement comme eux ».
15Enfin, Luc raconte ainsi la Pentecôte des johannites d’Ephèse (Act 19, 4) :
« Ils se firent baptiser au nom du Seigneur Jésus, et quand Paul leur eût imposé les mains, l’Esprit Saint vint sur eux et ils se mirent à parler en langues et à prophétiser ».
16Quitte à donner dans la naïveté, qui est de mode chez les peintres mais pas chez les théologiens, je conclurai que Jean XXIII n’a pas nourri un rêve ou une utopie, mais l’espérance programmée dans l’Ecriture même : celle d’un perpétuel renouvellement de la Pentecôte dans l’Eglise comme dans chaque vie chrétienne. Il n’attendait pas l’apparition d’une colombe, mais un phénomène organique de masse dans l’Eglise, qui avait contracté, en ces derniers siècles, quelques déviations et scléroses : statisme, juridisme, littéralisme. Ce qu’il voulait, c’est que le clos devienne ouvert, que le repli sur le passé devienne élan vers l’avenir, que la règle extérieure soit renouvelée aux sources de l’Agapè, que la lettre soit vivifiée par l’Esprit, et qu’ainsi, la convergence des libertés réveillées par les charismes prenne la relève d’un certain ordre pré-contraint.
17C’est dans cette perspective que nous verrons à grands traits, de manière nécessairement panoramique, donc simplifiée : 1° les défaillances et oublis qui faisaient désirer un retour de l’Esprit ; 2° la redécouverte en cours au plan de la doctrine et de la praxis.
18En conclusion, nous tenterons de donner une première réponse aux questions essentielles : Qui est l’Esprit ? Comment se caractérise son action ? En quel sens peut-on compter sur lui ? Réponse qu’approfondiront les contributions suivantes.
19Pour faire court, nous adoptons d’emblée une perspective théologique, référée aux réalités qui sont l’objet et le terme de la foi2, de préférence à des approches à distance, et surtout à des approches techniquement matérielles, qui risqueraient de réduire le Mystère aux conditionnements des matérialismes ambiants, qu’ils soient capitaliste ou dialectique.
I. Le sous-développement pneumatologique avant le Concile
20Il faut éviter le simplisme, fût-il pédagogique, lorsqu’on se livre à une confrontation du pré-conciliaire au conciliaire ou au post-conciliaire. La pente du discours conduit à les opposer, comme le vide au plein, l’erreur à la vérité. De telles oppositions relèvent de la caricature. N’oublions pas la continuité de la tradition que l’Esprit Saint a précisément pour fonction de sauvegarder et de rajeunir dans l’Eglise, comme le percevait si bien Irénée de Lyon. Et cette fonction se traduit toujours par des manifestations inattendues : poussée spirituelle dans les époques de juridisme autoritaire, poussée de conversion individuelle dans l’Eglise du dialogue œcuménique, défense de la tradition dans l’Eglise en pleine réforme, etc.
21Qu’il y ait eu pourtant un sous-développement de l’Esprit Saint dans l’Eglise latine de la Contre-Réforme, on peut le fonder sur un certain nombre d’évidences convergentes :
Le sous-développement était conscient de longue date. On cherchait à y remédier comme en témoignent les titres significatifs de deux ouvrages parus dans la période pré-conciliaire :
Mgr M. Landrieux : Le Divin Méconnu, Paris, Beauchesne, 1921
Le P.V. Dillard S.J. (prêtre-ouvrier mort en Allemagne pendant la dernière guerre), Au Dieu inconnu (1938)
L’étude des Pères grecs dans le mouvement patristique préconciliaire avait ravivé la conscience de cette carence : du Père de Régnon au Père Lebreton, puis au Père de Lubac et à Mgr Philips, il y avait, de longue date, dans des cercles théologiques et spirituels, une mystique de l’Esprit Saint.
Cette conscience s’est confirmée au Concile où les Orientaux catholiques : Maximos IV, Ziadé, Zoghby, ont tenté de renflouer ce déficit, regretté par des observateurs protestants ou orthodoxes venus des horizons les plus divers.
22Il ne s’agit pas de caricaturer, ni de méconnaître le passé. l’Esprit Saint avait sa place dans la prière quotidienne de l’Eglise. Le Veni Sancte Spiritus y était récité bien plus souvent qu’aujourd’hui. La fête de Pentecôte y avait un degré de solennité officiellement supérieur à Noël. Elle avait une octave solennelle qui a été supprimée. Cette fête faisait entendre et chanter, durant toute une semaine, les témoignages d’une tradition très dense : Vent Creator Spiritus, Veni Sancte Spiritus, etc.
23Alors, en quel sens a-t-on pu parler d’un sous-développement ? Il importe de le préciser :
241. Sur le terrain doctrinal, la théologie de l’Esprit était handicapée de plusieurs déficiences :
251. Elle souffrait des conditionnements d’un enseignement essentiellement spéculatif, descriptif, ontologique, objectivant. Ce type de discours ne convenait pas à la troisième Personne de la Trinité. Le Dieu invisible par excellence dont on ne sait ni d’où il vient ni où il va, l’anonyme qui n’a pas de nom propre dans la Trinité : l’Esprit, en un mot, se prête mal au traitement habituel aux Traités de théologie. Il ne se laisse pas traiter en objet de vitrine, ni au plan conceptuel, ni au plan iconographique : Lui qui est « Révélant non révélé », comme le dit Ch. Moeller (dans Mélanges Philips, Bruxelles, 1970, p. 589).
26La spiritualité tentait malaisément de compenser la sclérose et le vide de cette théologie. Plus précisément, certaines positions métaphysiques de la théologie latine desservaient la connaissance de l’Esprit Saint. On y présentait avant tout l’unité primordiale de Dieu sous forme d’une « essence » ou « substance » divine, préalable aux trois Personnes. On soulignait qu’entre elles trois, tout est un selon la plus stricte identité : être et action. Quand on avait donc parlé de l’Essence divine, puis du Père, puis du Fils, il semblait que tout était dit. L’Esprit semblait n’être, après le Christ, qu’un nouveau duplicatum, sans fonction ni intérêt propre : il opérait aussi ce qu’on avait déjà précédemment attribué au Christ. Ce qu’on lui attribuait, paraissait relever du domaine des appropriations (donc d’un artifice de style), non d’une relation propre, fonctionnelle et spécifique.
272. Cette marginalisation de l’Esprit était renforcée par les conceptions ecclésiologiques classiques : on considérait essentiellement l’Eglise par l’extérieur, selon la formule de Bellarmin : « Une société visible comme la République de Venise ». Cette approche n’était pas fausse (car l’Eglise est visible), mais elle faisait oublier l’essentiel : que l’Eglise procède immédiatement de l’Esprit Saint, qui en suscite, de l’intérieur, la réalité, non seulement intime et spirituelle, mais organique.
28Confirmatur de ce diagnostic : ces perspectives extérieures et matérialisantes conduisaient à chercher des substituts de l’Esprit à un niveau visible et palpable :
291. On transférait au Pape des fonctions ecclésiologiques de l’Esprit : la spiritualité d’obéissance à l’Esprit était transposée en spiritualité d’obéissance au Pape, « règle prochaine et universelle de la foi, et de la conduite chrétienne », selon la formule en honneur au temps de Pie XII. Ce n’était pas une négation de l’Esprit, mais une sorte de glissement de la réalité de l’Esprit au niveau d’un signe visible dont on valorisait unilatéralement l’aspect juridique. Selon une certaine théologie (celle de Palmieri), il fallait dire que le Pape seul reçoit l’Esprit Saint, directement, les autres recevant dès lors immédiatement l’effet de cette plénitude : la parole du souverain Pontife, ses lumières. Il y avait absorption de l’Esprit dans la hiérarchie, qui n’en est qu’un signe, une expression charismatique parmi d’autres. Bref, certaines théologies faisaient du Pape un substitut juridique et hiérarchique de l’Esprit Saint. Jésus avait, une fois pour toutes, institué hiérarchie et sacraments : cela suffisait. Ainsi le pasteur Westphal disait-il au cours d’une rencontre œcuménique :
30« Vous nous faites l’impression, vous catholiques, de vouloir faire l’économie du Saint-Esprit » (témoignage de Y. Congar).
312. D’autres faisaient de la Vierge Marie un substitut mystique du Paraclet. On lui attribuait les fonctions intérieures et spirituelles de l’Esprit : coopération ontologique à la Rédemption du Christ, fonction de source ou principe de la vie spirituelle, etc. Ce thème a souvent été développé. N’est-il pas significatif que le titre de Mère de l’Eglise, d’abord conféré à l’Esprit Saint, ne lui soit plus attribué, mais le soit constamment à Marie ?
323. Enfin, la fonction originale de l’Esprit était absorbée dans le Christ, non sans risque. Ainsi a-t-on parlé :
de « christomonisme », selon la formule de Congar3 : monisme (de monos seul) opposé à pluralisme signifie une religion du Christ seul où l’Esprit Saint serait oublié.
de monophysisme ecclésiologique, selon la formule de H. Mühlen. Cette expression transpose à l’Eglise le terme monophysisme (réduction à une seule nature), forgé pour désigner l’hérésie qui méconnaissait la nature (physis) humaine du Christ. Mühlen dénonce par là une ecclésiologie qui réduirait l’Eglise à sa référence au Christ en oubliant la référence à l’Esprit : ce qui advient lorsqu’on présente l’Eglise-Corps-du Christ comme un simple prolongement biologique de l’Incarnation, en oubliant d’expliciter le rôle de l’Esprit. Ce court-circuit était fréquent, par exemple, dans la formule courante « Marie, Mère du Christ, donc Mère des membres ». On oubliait que la naissance de l’Eglise est une étape d’un autre ordre : l’identification existentielle (par don et libération de l’Esprit) des chrétiens au Christ mort et ressuscité par la foi. Cet oubli entraînait une massification uniforme et matérialisante du Corps du Christ ; une glorification charnelle de l’Eglise visible et des formes de son pouvoir terrestre. Ce risque a été insuffisamment rectifié dans Mystici corporis, en dépit d’un intéressant effort pneumatologique, qui allait jusqu’à rappeler — à l’encontre de la théologie ambiante — la vivante actualité des charismes.
33Plus nettement, la manière dont Teilhard parle du Christ comme d’un principe intérieur qui oriente et structure l’univers vers son avenir, ne conviendrait-elle pas mieux pour signifier le rôle de l’Esprit Saint, principe intérieur de la naissance du Christ dans l’homme et dans le monde ?
34Sous-jacente à cette méconnaissance de l’Esprit dont nous venons de voir les causes et formes les plus immédiates, il y a ce fait que l’Esprit n’est pas l’objet d’une révélation précise et objectivée. Il est l’anonyme dans la Trinité : celui qui n’a qu’un nom commun, car le Père est Esprit et le Fils est Esprit. Et ce mot Pneuma est neutre en grec dans la Révélation définitive du Nouveau Testament, féminin en hébreu, masculin en français... ce qui a contribué à obnubiler la personnalité de l'Esprit ainsi promené entre les catégories du féminin et du masculin qu’il transcende.
35II. Au plan de la praxis, il y avait une méfiance à l’égard des dons de l’Esprit Saint. Cette crainte a une longue histoire. Elle prolonge le traumatisme originel que causa la déviation du Montanisme, puis de nombreux groupes « spirituels » du Moyen Age. Les mouvements qui se recommandent de la vie de l’Esprit sont souvent dénoncés comme enclins au désordre, à la licence, au fondamentalisme, etc.
36Mais il ne s’agit pas simplement d’une constatation expérimentale et de traumatisme épisodiques, occasionnés par les abus de tels mouvements ; il s’agit de quelque chose de plus essentiel et congénital dans l’Eglise.
37En simplifiant un peu, l’Eglise des origines, telle que nous la décrivent au moins les Actes des Apôtres et les premières épîtres de saint Paul, était structurée de l’intérieur par les charismes. Elle n’avait pas le caractère d’un cadre. Elle ne s’attachait pas à répéter des modèles fixés de paroles et de ministères. Elle laissait resurgir la parole du don de l’Esprit (Jn 15, 26 ; 16, 13-15) et créait des communautés nouvelles, selon les besoins et les fonctions fondées par Jésus Christ, non selon un modèle juridique déterminé. Avant la Pentecôte, les onze Apôtres en élirent un douzième pour remplacer Judas et compléter ainsi le collège établi par Jésus. Mais après cela, on laissa mourir, sans les remplacer, les onze derniers apôtres et l’institution fondatrice qu’ils constituaient. Les fonctions instaurées par le Christ pour l’Eglise (parole, autorité, sacrements) ont resurgi et pris corps en des ministères qui apparaissent sous des formes et des noms extrêmement divers : évêques, prêtres, présidents, dirigeants, selon l’extrême diversité de noms et de formes attestés dans le Nouveau Testament.
38C’est par la suite que le leadership charismatique s’estompe au profit de l’autorité des garants de la tradition établie. Dès lors, les modèles institutionnels l’emportent sur l’inspiration, la créativité, la structuration intérieure. C’est par rapport à cette évolution normale qu’il faut situer la tension entre charismes et institution, entre inspiration et Tradition. Dans la mesure où les réflexes institutionnels se fermèrent sur eux-mêmes, et réprimèrent ou neutralisèrent l’inspiration, l’Esprit Saint se trouva effectivement marginalisé dans le peuple chrétien. Le Concile a réagi contre cette tentation, dans le souci de rétablir l’équilibre et la corrélation entre l’esprit et la lettre, entre charismes et ministères, etc.
39Plus précisément, la théologie classique avait tendance à méconnaître les charismes. Elle tendait à les considérer comme des dons fondateurs et momentanés, relevant d’une archéologie dépassée : ils n’avaient plus leur place dans l’Eglise actuelle ni dans la théologie. Il y eut des exceptions : notamment Thomas d’Aquin (éclairé à la fois par sa connaissance des sources, son contact avec les mouvements charismatiques de l’époque, son génie). C’est dans la mesure où, par sécurité humaine, on a durci les structures institutionnelles et dogmatiques (nécessaires) que l’Esprit Saint a été marginalisé, et qu’il a fallu en trouver des substituts.
II. La redécouverte de l’Esprit Saint au plan théologique de Moehler à Mühlen
40Comment s’est réalisée la redécouverte de l’Esprit Saint ? Sur deux plans que nous examinerons successivement : la doctrine et la praxis.
41Sur le plan doctrinal, la redécouverte a commencé depuis plus d’un siècle. Je la présenterai en raccourci, en résumant un cours de plusieurs semaines que j’ai fait cette année à l’Université catholique d’Angers : de Moehler (1824) à Mühlen (théologien contemporain), en passant par Vatican 11.
J.A. Moehler
42Jean-Adam Moehler, c’est· le pionnier du renouveau pneumatologique dans l’Eglise de la Contre-Réforme. Un pionnier génial, en avance de plus d’un siècle sur son temps. Né en 1796, il mourut à 42 ans, après une courte carrière à la Faculté de théologie catholique de Tübingen, où il professa durant 12 ans : de 1828 à 1835.
43Au début de sa courte carrière, il avait pris l’initiative d’un voyage d’étude à travers les Universités allemandes, pour s’initier à l’essor scientifique de la théologie protestante : un phénomène décisif. Il assuma les exigences et données de l’histoire chrétienne à travers une intuition fondamentale, qui fut en quelque sorte la biosphère et le principe directeur de ses recherches. Cette intuition, inspirée de Schleiermacher et de Neander (son élève), tient en ceci : le fait religieux a un caractère social, et la foi est caractérisée comme expérience d’une communauté. Dans cette ligne, Moehler découvre l’importance du ressourcement biblique et théologique.
44La nouveauté de son approche se manifeste dès les premières lignes de son livre L’unité dans l’Eglise, rédigé en février 1825 (p. XI). Il pose d’emblée l’Esprit Saint comme Principe immédiat de toute ecclésiologie. Il faut citer ce préambule :
« Il pourrait sembler étrange que je commence par le Saint Esprit, quand le centre de notre foi est la Personne du Christ. Evidemment, j’aurais pu dire que Dieu le Père a envoyé son Fils qui est devenu notre Rédempteur et Maître, nous a promis l’Esprit, et n’a pas failli à cette promesse.
Mais, ces choses étant connues, j’ai préféré, dès le début, entrer dans le vrai centre de la question ; le Père envoie le Fils et le Fils envoie l’Esprit Saint. C’est ainsi que Dieu est venu à nous, et c’est dans le sens inverse que nous parvenons à Dieu. L’Esprit nous conduit au Fils et le Fils au Père. Aussi ai-je voulu commencer par ce qui, dans notre christianisation, se présente en premier lieu, selon le temps ».
45Une étude plus poussée aurait à montrer en quoi Moehler, selon une inspiration catholique, s’est dégagé du côté subjectiviste, monistre, irrationnel de Schleiermacher, en distinguant lucidement l’irrationnel comme supra-rationnel, d’un sous-rationnel avili, et en réconciliant le personnel et le communautaire dont il fait l’objet de ses études historiques. Ce qu’il faut souligner, c’est le caractère profondément biblique et traditionnel de cette approche et sa nouveauté. Moehler mesurait combien elle était surprenante pour le lecteur. « Il pourrait sembler étrange », commence-t-il. De fait, il fallut bien des années pour repenser l’ecclésiologie extérieure (bellarminienne) de l’Eglise visible. Et nul n’a dépassé le stade où Moehler s’est avancé d’emblée pour reprendre toute l’ecclésiologie à la source la plus radicale : l’Esprit Saint, Principe intérieur de la structuration du Corps mystique et de son identification au Christ.
46Cela le conduit notamment à situer, de manière géniale, le rapport de l’intériorité et de l’extériorité dans l’Eglise. Il critique le protestantisme d’avoir conçu la justification de façon extérieure et l’Eglise de façon intérieure, de telle sorte qu’il ne peut arriver à une synthèse de l'intériorité et de l’extériorité. Il repense l’ecclésiologie catholique (qui insistait, - l’inverse du protestantisme, sur le caractère intérieur de la justification et le caractère extérieur de l’Eglise) en manifestant comment l’énergie de l’Esprit, qui régénère l’homme de l’intérieur, « s’extériorise en christianisme véritablement objectif... Le catholicisme est ainsi plus intérieur et plus social ».
La fin du XIXe siècle
47Nous glisserons sur trois moments significatifs mais moins fondamentaux de la seconde moitié du X IXe siècle.
Newman a développé la notion traditionnelle d’assistance du Saint Esprit au magistère en la distinguant de celle d’inspiration.
Scheeben a tenté de restaurer le sens de la grâce incréée et du rapport réel et distinct à l’Esprit Saint, non sans hésitation, puisqu’il avait d’abord combattu les théories de Peteau sur ce chapitre.
Enfin, Léon XIII a publié, le 9 mai 1897, l’encyclique Divinum illud sur l’Esprit Saint (ASS 29, 1896-1897, p. 644-658) qui tend à redécouvrir globalement la fonction ecclésiologique du Saint Esprit en le reconnaisant, selon une formule inspirée de Saint Augustin, comme l’âme de l’Eglise :
« Si le Christ est la tête de l’Eglise, l’Esprit Saint en est l’âme : « L’Esprit Saint est dans l’Eglise, Corps mystique du Christ, ce que l’âme est dans notre corps »4.
48Léon XIII avait bien mesuré la carence pneumatologique de son temps. Il écrit en effet :
« Peut-être y a-t-il encore aujourd’hui des chrétiens qui, interrogés comme ceux auxquels l’Apôtre demandait jadis s’ils avaient reçu le Saint Esprit, répondraient comme eux : Mais nous n’avons même pas entendu dire qu’il y eut un Saint Esprit (Act 19, 2).
En tout cas, beaucoup ne connaissent pas ce Saint Esprit, ils le nomment souvent dans leurs exercices de piété, mais avec Une foi très peu éclairée, etc. »
Le Mouvement ecclésiologique préconciliaire
49L’étape du Cincile a été préparée par le Mouvement ecclésiologique qui commença sous le pontificat de Pie XI, à partir de 1925, avec Anger, Mersch, et surtout Congar, Lubac, Rahner. Ce mouvement inspira déjà l’encyclique de Pie XII : Mystici corporis (29 juin 1943). Ce document fait étape, car il resitue la conception extérieure de l’Eglise visible en fonction du Mystère du Christ qui en est la source. Mais il ne situe pas pleinement le rôle de l’Esprit Saint et des charismes, en dépit de surprenantes ouvertures sur ce double thème. Ces ouvertures n’ont pas encore un caractère structurant pour l’encyclique. Il s’agissait encore d’un christocentrisme monolithique, pour lequel « le Corps mystique du Christ, c’est (tout simplement) l’Eglise romaine » : la fameuse Eglise visible de Bellarmin. Une des grandes thèses du Père S. Tromp, le principal rédacteur de l’encyclique, c’était que les chrétiens non catholiques étaient sujets de l’Eglise sans en être memores (tous les inconvénients sans les avantages). Cela permettait de fortifier la formule : « Hors de l’Eglise point de salut ».
Vatican II
50Le Concile a dépassé ces étroitesses. Pourquoi ce dépassement s’imposa-t-il ? Parce que l’ecclésiologie post-tridentine ne manifestait pas suffisamment le rôle de l’Esprit Saint, sa manière de structurer l’Eglise de l’intérieur, en identifiant les chrétiens au Christ selon leur diversité. Le rôle de la troisième Personne de la Trinité n’était pas nié, mais court-circuité.
51En dépit de la vigoureuse opposition du Père Tromp, le Concile parvint à resituer de manière plus conforme à une saine pneumatologie les thèses monolithiques de Mystici corporis.
52A la formule de l’encyclique :
Le Corps mystique, c’est l’Eglise romaine, il substitua celle-ci, plus juste :
Le Corps mystique subsiste dans l’Eglise romaine.
53Le Concile fut une nouvelle étape du Mouvement ecclésiologique, vingt ans après l’encyclique de Pie XII, à un nouveau degré de maturation pour laquelle deux théologiens avaient joué un rôle très important au plan pneumatologique : le Père Congar et Mgr Philips de Louvain.
54Le rôle du Père Congar est bien connu : il ouvrit la collection ecclésiologique Unam Sanctam, qui commença par son livre fondateur en matière de théologie oecuménique : Chrétiens désunis (no 1 de la collection), et continua par la réédition du livre de Moehler, théologien alors suspect, (no 2 de la collection). Il est sans doute le théologien qui a le plus influencé l’ecclésiologie du Concile.
55Mais l’action de Mgr Philips fut plus importante pour la formulation immédiate de la doctrine du Concile : il fut l’homme de base, l’arbitre et le rédacteur de la Commission théologique dont il devint le secrétaire adjoint en 1963.
56Il avait professé des cours sur l’Esprit Saint à l’Université de Louvain sous le pontificat de Pie XII, notamment durant l’année universitaire 1957-1958 : De Spiritu Sancto et Ecclesia in theologia contemporanea. Il s’attachait très précisément à remettre en valeur, à partir d’un collationnement judicieux des études antérieures, la relation fonctionnelle de l’Esprit Saint à l’Eglise. Il commence ainsi :
« La question des relations entre l’Esprit Saint et l’Eglise est à peine touchée dans la théologie classique. Elle n’apparaît dans le Traité De Ecclesia que de manière indirecte et quasi incidente :
— là où l’assistance du Saint Esprit est indiquée en ce qui concerne l’infaillibilité,
— ou bien là où l’on défend apologétiquement l’Eglise hiérarchique contre une connaissance exclusive de l’Eglise spirituelle,
— ou enfin, dans les œuvres plus récentes où l’Esprit est décrit comme « âme du Corps mystique » (dans la ligne de saint Augustin et de Léon XIII).
La question n’apparaît pas non plus dans le Traité de la Trinité, généralement consacré à la vie trinitaire : on y démontre la divinité et la personnalité distincte de la Troisième Personne, on y expose les relations des Personnes divines entre elles. On ajoute, dans certaines œuvres plus récentes (au premier plan : Galtier, De Sanctissima Trinitate in se et in nobis, Paris, 1933), une seconde partie sur les Missions divines, mais où il s’agit exclusivement de l’habitation des divines Personnes dans l’âme du juste individuellement considéré. »
57C’est le rôle de l’Esprit à l’échelle collective, communautaire, organique, structurante, que Philips s’attache à mettre en lumière, en faisant le point sur les travaux contemporains, notamment patristiques. Il a une conscience très aiguë des clivages entre la Patrisque grecque, qui souligne la nouveauté de la venue de l’Esprit dans le Nouveau Testament, et la Patristique latine, qui estompe la différence, comme le fait le protestantisme, en partie sous des influences augustiniennes.
58En manifestant le rôle propre et personnel de l’Esprit, dans la ligne de Peteau et des Pères grecs, et sa fonction ecclésiologique structurante, Philips avait conscience d’inaugurer une nouvelle étape de l’ecclésiologie.
59Après la défense apologétique de l’Institution ecclésiale comme société parfaite, visible et juridique, et plus concrètement comme pouvoir hiérarchique et papal, après la restauration biblique et dogmatique de la notion de Corps mystique et de la Communion vitale qui le caractérise, cette troisième phase implique une critique de l’exclusivisme de la théorie du corps (ou bâtiment, avec méconnaissance de la notion de peuple ou d’épouse) et de son statisme. Elle se caractérise par un passage de l’analyse notionnelle à l’ordre concret, existentiel, vital, où se manifeste la réalité à la fois historique et transhistorique. Philips soulignait la continuité de cette troisième étape avec la seconde.
Echec ou réussite de Vatican II ?
60Les théologiens de Vatican II étaient donc conscients de la nécessité d’une étape pneumatologique ; ils y étaient préparés.
61Ont-ils réussi ? Ce point est discuté.
62Le Père Congar fait des réserves : « Ce n’est pas parce que le Saint Esprit sera mentionné 300 fois (dont 70 fois dans Gaudium et spes) qu’il y aura vraiment pneumatologie ».
63Selon le pasteur Wesphal, protestant, Vatican II n’est parvenu qu’à « saupoudrer les textes de Saint Esprit »5. Mgr Nissiotis, théologien grec-orthodoxe, le numéro 3 du C.O.E., déplore aussi l’insuffisance pneumatologique de Vatican II6.
64Il y a du vrai dans ces critiques. Les formulations du Concile sur l’Esprit Saint sont modestes, enveloppées. Les rédacteurs ont été conscients de leur insuffisance. Elles étaient dues à la difficulté d’expliciter le rôle de l’Esprit Saint sur des points où le consensus des théologiens était insuffisamment mûri, de sorte que des formules de pointe n’auraient pas recueilli l’unanimité des Pères, nécessaire pour les votes.
65Mais l’œuvre du Concile allait plus loin dans l’inspiration structurante que dans les formulations, dans l’implicite que dans les explicitations formelles.
66Si l’on regarde les masses, l’orientation pneumatologique est apparente dans les grandes lignes de force du Concile. Elle caractérise notamment les « révolutions coperniciennes » dont parle Mgr Charles Moeller. L’essentiel de la pneumatologie du Concile se situe dans un certain nombre de reconversions fondamentales et difficiles.
67Le Concile a restauré le primat de la Communion ecclésiale sur la hiérarchie : ce qui est fondamental. A une ecclésiologie qui expliquait essentiellement l’unité par l’autorité et l’obéissance, il a substitué une ecclésiologie où l’Esprit Saint est principe d’unité parce qu’il est principe de la Communion des croyants, dans laquelle il suscite d’ailleurs organiquement les fonctions d’autorité parmi d’autres. Le Concile a dépassé ainsi des conceptions selon lesquelles le pape avait le monopole de l’autorité, conçue comme hiérarchie pyramidale.
68Cette option fondamentale s'est impérieusement manifestée par l’adjonction, en dernière heure, du second chapitre de Lumen gentium : un chapitre sur le peuple de Dieu. Il fut placé avant le chapitre sur les fonctions hiérarchiques du gouvernement, qui semblaient, jusque-là, être l’incarnation même du Mystère du Christ, objet du premier chapitre de Lumen Gentium selon la conception monolithique de Mystici corporis.
69Cette option est liée à d’autres, étroitement connexes, qui sont significatives de l’oeuvre du Concile : restauration du primat de la vie, sur le juridisme ; de la foi, sur le dogme (de la vie sur les principes abstraits) ; du dynamisme (de l’histoire), sur le statisme ; de la quête, sur la possession ; de l’ouvert, sur le clos ; du pluralisme (des Eglises locales), sur un certain monolithisme de l’Eglise romaine.
70Toutes les valeurs ainsi restaurées caractérisent l’impulsion propre de l’Esprit, dont la fonction est d’identifier les chrétiens au Christ, en respectant la différence et la liberté de chacun ; d’unir dans la diversité, dans le mouvement, non dans l’uniformité. Ainsi, fait-il de l’Eglise une communauté de salut dans l’histoire en marche vers l’eschatologie.
71La redécouverte de l’Esprit Saint est donc bien le ressort des réorientations et reconversions de Vatican II.
72Mais l’explicitation de ce processus a été limitée par la résistance des habitudes acquises, et par la nécessité de rédiger des textes acceptables à l’unanimité. D’où ce manque de maturité qu’il faut reconnaître dans l’expression conciliaire.
73Ce constat pourrait être illustré (entre autres exemples) par l’aventure du texte sur la liberté religieuse. Proclamer la liberté fut ressenti par la majorité conciliaire comme une impérieuse nécessité. Et c’était dans la logique de cette quête de l’Esprit qui animait l’assemblée, car l’Esprit est liberté. Ce qu’il s’agissait donc de restaurer, c’est la doctrine de la liberté selon l’Esprit, si bien manifestée par saint Paul. C’est ce que voulait faire le Père Congar. Cela fut impossible, cela fut refusé. Pour avoir raison d’oppositions insurmontables, le mot « liberté » fut réduit à un sens restreint et non spécifiquement chrétien : le droit du christianisme et des autres religions à la liberté. La « liberté » qui fut proclamée (non sans impact sur l’opinion, dans l’Eglise et dans le monde), se trouvait réduite à un minimum : à une revendication intéressée, à une écorce juridique. C’est le cas-limite et le plus manifeste des échecs d’explicitations, mais aussi des pressantes aspirations du Concile pour restaurer une Eglise de l’Esprit. Mais ces aspirations non comblées, voire frustrées, font leur chemin au-delà du Concile.
L’œuvre de Mühlen
74Ce qui a sans doute manqué à Vatican II, c’est un principe explicite de synthèse, permettant une expression simple et décantée comme il convient à un Concile. A cet égard, la théologie d’Heribert Mühlen, professeur à Paderborn, réalise une étape. Et l’on peut penser que la formulation du Concile eût été améliorée, si son second ouvrage, celui qui a une portée ecclésiologique, Una mystica persona, avait été publié plus tôt. Il parut en 1964, l’année même où fut publiée la Constitution Lumen Gentium.
751. En 1963, Mühlen avait publié un premier ouvrage intitulé Der Heilige Geist als Person, dont le sous-titre exprime bien le but : Contribution à la question de la fonction propre du Saint Esprit dans la Trinité, à l’Incarnation, et dans l’union de la grâce sanctifiante7. Mühlen y retraduit la catégorie de Personne en termes existentiels de je, tu et nous. Il définit l’Esprit Saint comme le Nous du Père et du Fils dans la Trinité.
76Cette théologie des pronoms personnels a l’avantage d’être fondée sur des données bibliques précises, car Jésus emploie ces pronoms, et Mühlen observe fort bien qu’il utilise le Nous au niveau divin entre lui et son Père (pour signifier la communauté d’action ou d’existence), jamais au niveau humain, pour signifier ce qui est commun entre lui et les disciples.
772. L’ouvrage suivant : Una mystica persona, 1964, est celui qui aurait pu conduire le Concile à une autre étape. Le sous-titre, Une personne en beaucoup de personnes, tend à signifier comment l’Esprit Saint identifie les chrétiens au Christ, selon leur diversité, en suscitant et non en supprimant leur existence personnelle. Mühlen montre ainsi comment l’Esprit Saint joue dans l’Eglise un rôle analogue à celui qu’il joue dans la Trinité. Il est le Nous de l’Eglise comme il est le Nous de la Trinité. Il est celui qui réalise la communauté ecclésiale, caractérisée par la communion au Christ : une multiplicité de personnes que l’Esprit Saint identifie au Christ dans l’unité du Corps mystique.
78Cette approche permet de souligner comment l’Eglise est une manifestation salvifique de la seconde procession : la spiration intra-trinitaire commune au Père et au Fils. Le fait que l’Esprit soit le Principe incréé de l’unité de l’Eglise ne découle pas de l’Incarnation comme telle, mais d’un acte divin que présuppose l’Incarnation, précise Mühlen. L’Esprit unit de nombreuses personnes humaines au Christ et entre elles.
79En situant ainsi le rôle de l’Esprit, Mühlen rend compte de la diversité, du pluralisme, du mouvement, qui caractérise l’Eglise. L’Esprit Saint ne réalise pas une identification monolithique et uniforme au Christ, mais une identification dans le respect des diversités et des libertés : ce qui restaure dans l’ecclésiologie les valeurs de liberté, de dynamisme, de créativité, de pluralisme, sans diminuer aucunement les valeurs d’autorité qui sont également suscitées de l’intérieur, organiquement, par l’Esprit.
80Le Concile aurait pu aller plus loin dans cette voie : expliciter davantage ces conséquences. Mais l’important, dans un Concile, ce ne sont pas les formules, c’est le dynamisme, surtout lorsqu’il s’agit de l’Esprit Saint. De trop belles formules sur l’Esprit, même justes, risqueraient d’être stériles par leur objectivation statique. Mieux vaut peut-être que le Concile ait avivé la soif de l’Esprit Saint, plutôt que de la satisfaire en paroles définitives.
81Voilà les redécouvertes au plan théorique et doctrinal qui nous ont permis de souligner combien était vive et convergente la conscience de la carence pneumatologique antérieure au Concile.
III. La redécouverte expérimentale de l’Esprit Saint dans la praxis
82Reste à voir ce que fut la découverte de l’Esprit Saint dans l’ordre vécu, effectif, pratique. Nous entendons ce mot pratique non au sens de l’application de formules abstraites, mais au sens de la praxis, c’est-à-dire d’une connaissance qui s’édifie en édifiant l’homme et la société. En effet, les propositions abstraites de la théologie n’engendrent pas d’elles-mêmes la vie. Mühlen lui-même en a eu la conscience personnelle, ainsi que nous allons le voir à grands traits.
83Le cadre imparti à cette étude nous oblige à procéder par une sélection de traits et de constats ponctuels choisis parmi les plus significatifs, sans pouvoir nous livrer à une véritable démonstration.
Les charismes au Concile
Premier constat
84Le Concile a reconnu l’actualité des charismes. C’est sans lien très explicite avec la théologie de l’Esprit Saint que Vatican II en a débattu. Ce débat est bien connu en Belgique. Le Cardinal Ruffini, défenseur de la théologie de la Contre-Réforme, avait proposé, avec force et clarté, la thèse classique selon laquelle les charismes furent des dons fondateurs, appelés à disparaître avec la première génération chrétienne, et relevant de l’archéologie, d’un passé aujourd’hui dépassé. C’était alors la thèse commune, en dépit des réactions de certains théologiens dominicains, qui s’appuyaient sur la doctrine très remarquable de Saint Thomas d’Aquin à cet égard (cf. le chapitre de V. Pollet, O.P. sur les charismes dans Initiation théologique, tome 3, p. 1081).
85Le cardinal Suenens défendit l’actualité des charismes et l’importance de les restaurer. Le Concile se rallia à cette dernière position.
86Sur ce point, l’expert du cardinal Suenens fut Hans Küng alors en plein travail sur cette question. Il dirigeait, à ce moment, la thèse que préparait son assistant G. Hasenhüttl : Charisma, Ordnungsprinzip der Kirche, Fribourg, Herder, 1970.
87Comme toujours, là où il y a des contestations, la rédaction du texte de la Constitution Lumen Gentium sur les charismes fut laborieuse et malaisée. L’objection sous-jacente était que la reconnaissance des charismes concurrence l’autorité. Et il y a là un réel problème. L’autorité de l’Esprit et des lumières que rayonnent les charismes, porte en effet ombrage à l’autorité fondée sur un pouvoir reçu par tradition, dans la mesure où ce pouvoir n’est pas lui-même charismatique.
88Ce problème a été bien mis en lumière par Max Weber qui distingue, selon un modèle sociologique, trois types de pouvoirs : charismatique, traditionnel et bureaucratique. Théoriquement, sans doute, il n’y a pas d’opposition entre charisme, tradition et organisation ; mais, dans la pratique, il y a des frictions, dans la mesure où l’inspiration charismatique, la Tradition et le pouvoir administratif se trouvent dissociés, au lieu d’être organiquement suscités par l’Esprit.
89Les rédacteurs de Lumen Gentium ne réussirent pas à faire la synthèse.
Le premier texte sur la question (L.G. n° 4) caractérise maladroitement les dons de l’Esprit par la formule « diversis donis hierarcicis et charismaticis », ce qui tend à distinguer, dissocier et opposer les dons hiérarchiques aux dons charismatiques.
L’emploi du mot hiérarchique est ici regrettable. Mieux eût valu parler d’autorité selon le langage biblique, car le Christ a précisément instauré une autorité de type non hiérarchique.
Le souci de placer la hiérarchie avant les charismes, et de soumettre inconditionnellement ces derniers à l’autorité, a conduit à classer ces deux catégories sur deux branches différentes (alors qu’elles coïncident), sinon à les opposer. Cette dissociation nuit à l’équilibre du texte. Mieux eût valu dire : « Les divers charismes du peuple et de l’autorité qui les gouverne ».
Le chapitre 3 de la même Constitution adopte une autre perspective, toujours sous l’influence de la même préoccupation. Dans ce chapitre-là, il n’est plus question que de l’autorité, et on lui attribue précisément le charisme d’infaillibilité qui est celui de l’Eglise elle-même. Les autres charismes sortent du champ de la perspective.
90Nous ne détaillerons pas les 11 emplois du mot charisme, et les 3 usages du mot charismatique, dans les Actes du Concile. Renvoyons à la formulation la plus développée en même temps que la plus équilibrée : celle qui fut donnée, une fois dépassés les débats difficiles de la rédaction de Lumen Gentium, dans le Décret sur les laïcs (chapitre 1, n° 3, édition Delacroix, p. 497), promulgué un an plus tard, en 1965.
Deuxième constat
91La programmation du Concile n’a pas le caractère d’un règlement permettant une application, mais d’une orientation, d’une espérance concrétisée en des directives, car le vécu ne peut naître que de la vie : des actes humains, de l’homme, non des textes.
Renaissance des charismes
92Comment évaluer où en est la renaissance des charismes ? C’est difficile, car cette renaissance est en cours ; elle est diverse, ambiguë, discutée. Elle avait d’ailleurs commencé avant le Concile, qui n’a pas créé, mais avalisé, soutenu, consacré, ce qu’il y avait de meilleur dans la vie et la recherche de l’Eglise.
93Il serait difficile de faire actuellement un bilan des charismes qui ont surgi dans l’après Concile.
94Dans la ligne politique, la situation est encore confuse et ambiguë. Je pense toutefois qu’il y a des charismes nouveaux d’action pour la justice et pour la paix : gestes prophétiques de désintéressement, souci des autres, notamment des plus pauvres, renouveau d’espérance en l’avenir, etc. C’est très remarquable en Amérique latine et dans certains milieux pastoraux des USA.
95Dans la ligne mystique, on pourrait examiner la naissance ou le développement de divers groupes tels que les Focolarini, les groupements spirituels créés en Espagne par Kiko, etc. Pour la brièveté et la clarté de l’exposé, je m’arrêterai surtout à l’exemple particulièrement typique du Renouveau charismatique, plus homogène, plus facile à circonscrire, et dont j’ai une connaissance sérieuse.
96Ce Mouvement se caractérise par une inspiration non plus politique (encore qu’il ait des conséquences politiques), mais mystiques. Il n’est pas pour autant le seul mouvement d’inspiration mystique.
97Ce Mouvement illustre bien notre propos. En effet, il se recommande explicitement de l’Esprit Saint, et se caractérise par l’expérience des charismes, dans la ligne même de Vatican II. Mais il n’est pas né du souci d’appliquer les textes conciliaires.
98Paradoxalement (c’est là un fait historique), l’impulsion qui a donné naissance à ce Mouvement est venue du dehors de l’Eglise catholique ; de l’expérience pentecôtiste, et plus précisément du néo-pentecôtisme. J’entends par là le nouveau souffle que l’expérience de Pentecôte (originellement rejetée par les confessions chrétiennes existantes) a trouvé en prenant racine dans les Eglises et dénominations chrétiennes précisément les plus traditionnelles, à commencer par le protestantisme français (Mouvement de Charmes sur Rhône), vers 1932, puis épiscopaliens, luthériens et finalement catholiques aux USA. C’est chez les épiscopaliens que les catholiques en recherche de Pittsburg trouvèrent l’initiation à l’expérience de conversion transformant qu’ils cherchaient de longue date : l’éclatement des inhibitions intérieures et collectives, une libération de la prière et de l’action de grâce, bref, le dynamisme de la Pentecôte tel que le décrivent les Actes des Apôtres dans les passages cités plus haut.
99Le bilan de ce Mouvement est plus facile à faire que tout autre car il présente une profonde homogénéité interne malgré ses diversités locales.
100Son expansion est considérable : dix ans après son acte de naissance (fin janvier 1967) dans un petit groupe de Pittsburg, plusieurs millions de catholiques sont entrés dans cette voie. L’évaluation peut osciller entre 2 et 5 millions ou un peu plus, selon le degré d’appartenance. Si l’on comptait ceux qui ont fait de manière nettement identifiable et durable l’expérience de l’effusion de l’Esprit ou baptême de l’Esprit, comme on voudra l’appeler, il faudrait sans doute descendre bien au-dessous des deux millions. Si l’on considère les catholiques qui ont fréquenté le Mouvement et la zone d’influence qu’il a pu avoir sur la prière catholique, alors l’impact serait beaucoup plus large8.
101Je ne reviendrai pas sur les objections contre ce mouvement. J’en ai dressé une liste dans un livre publié il y a deux ans. J’ai été frappé de ce que ces difficultés étaient le plus souvent formulées a priori, par des théologiens qui n’avaient ni tenté l’expérience, ni fréquenté des groupes. Ces difficultés n’en ont pas moins des fondements, très apparents dans les défaillances des groupes les moins authentiques, soit par excès (tendance illuministe assez rare), soit par défaut (groupes de prière dits charismatiques où les charismes n’apparaissent pas).
102A en juger par les formes authentiques, celles qui durent et qui essaiment, le Mouvement a réalisé dans l’Eglise des conversions profondes et la naissance de communautés dont l’exigence de vie égale celle des Ordres religieux les plus fervents. J’ai vu des dizaines de communautés : ce qui m’autorise à dire cela sans restriction. Ce Mouvement aurait pu échouer, se désintégrer dans la médiocrité ou dans l’excès. S’il continue et s’amplifie, cela tient notamment à la qualité des leaders, à celle des conversions et au discernement cultivé dans la plupart de ces groupes.
103Ce n’est pas le lieu d’analyser en quel sens et au prix de quel discernement cette expérience peut être considérée comme expérience (directe ou médiate) de l’Esprit.
104Dans le cadre qui m’est imparti, le test significatif d’une influence caractéristique de l’Esprit Saint, c’est que ce Mouvement a restructuré par l’intérieur, toutes les valeurs catholiques, selon leur variété, leur diversité, leur pluralisme. Et le propre de l’Esprit, c’est précisément de structurer l’Eglise par l’intérieur et selon la diversité de ses formes. « Citez-moi une valeur chrétienne qui ne soit pas vécue et réalisée dans le Renouveau : de la Trinité aux médailles, de l’oecuménisme au Rosaire», ai-je entendu dire au père Albert de Monléon.
105Ce défi peut être relevé. Tout peut y passer : retraite et apostolat, sens du péché, de la pénitence (du jeûne : très vivant), mais aussi de la fête. Goût de la prière personnelle, mais aussi collective et liturgique ; soif contemplative et missionnaire, érémitisme et partage ; enfin, plus généralement, une redécouverte de toutes les formes de prière diurne et nocturne, liturgique ou immergée dans les occupations quotidiennes : attrait nouveau pour l’Eucharistie et la Vierge Marie. Bref, une intégralité sans intégrisme, c’est-à-dire sans prétention ni crispation, ni agressivité.
106Ce qui m’a particulièrement frappé, c’est l’aisance et la clarté avec lesquelles les conversions charismatiques aboutissent au choix d’un état de vie : mariage ou célibat. Dans la communauté d’Ann Arbor, ce choix se fait heureusement, chez les jeunes, dans les un ou deux ans, selon une impulsion sans regret ni arrière-pensée. Ceux qui entrent dans le mariage réinventent les valeurs du mariage et nombre de foyers branlants ou même en instance de divorce ont retrouvé par le Renouveau leur amour et leur unité. Du côté du célibat, c’est une renaissance à neuf, à l’heure où précisément le célibat ecclésiastique est si décrié, dans une civilisation où ce type de valeur semblait n’avoir plus sa place. Je suis retourné trois années de suite pour suivre cette expérience dans les communautés d’Ann Arbor. Il n’y avait qu’une communauté d’hommes célibataires quand j’y suis passé pour la première fois en 1974. Il y en avait deux en 1975, et l’une des deux a essaimé depuis lors en Europe. En 1976, j’ai trouvé une troisième communauté : de femmes celle-là. Elles se sont orientées spontanément vers le même choix, indépendamment des hommes, à partir d’une impulsion, d’un attrait convergent. Si elles ont pu profiter de l’expérience du groupe masculin, elles n’ont pas copié la règle de vie établie par la Fraternité masculine. Et si ces règles rejoignent, par beaucoup de côtés, les règles adoptées par les Ordres religieux, c’est à partir d’une convergence intérieure et non par emprunt ou copie. En 1976, à Ann Arbor, j’ai assisté au « partage » de la semaine dans une communauté de jeunes. Ce jour-là, tous avaient assisté à la célébration d’un mariage entre deux membres de la communauté : c’était une fête, sans ombre. Pourtant, l’un des participants, qui a choisi d’appartenir à la « Fraternité » (le groupe qui s’engage au célibat et à la pauvreté) disait :
107« J’étais très heureux pour S. (l’ami qui se mariait) : j’ai partagé sa joie, mais, en même temps, j’ai été confirmé dans le sentiment que ce n’était pas ma voie pour l’avenir. Je ne me voyais pas à sa place, mais plutôt dans le rôle de célébrant. Et je suis heureux que le Seigneur m’appelle dans cette ligne-là ».
108C’est typiquement la caractéristique de l’Esprit que d’éveiller la diversité dans l’unité, la cohésion dans la différence, la liberté dans l’ordre, etc. Et c’est un des signes auxquels j’ai cru pouvoir discerner l’authenticité fondamentale de ce Mouvement qui n’a pas fini, je pense, de nous surprendre et d’enrichir l’Eglise, soit dit sans sous-estimer d’autres initiatives que je n’ai pas eu l’occasion d’étudier d’aussi près : communautés de base d’Amérique latine ou du Canada (Tour de David, Témoignage-jeunesse et ACT ou Association des chrétiens pour le témoignage dans l’entreprise, au Québec), etc.
109La renaissance des charismes est encore clairsemée, tâtonnante, dans un désert où la foi est à l’épreuve, où elle est perturbée par le changement des actes culturels, mise à la question par les critiques et le soupçon tous azimuts. Si j’ai choisi mes exemples du côté du Renouveau, c’est parce que la foi y a trouvé son ressourcement et son espérance d’une manière ferme et observable, en dépit de tant d’obstacles, par un rejaillissement intérieur qui caractérise bien le rôle de l’Esprit, source jaillissante pour la vie éternelle9.
Conclusion
110Cette esquisse nous introduit à la connaissance de l’Esprit : en creux, selon la première partie de cette étude ; en plein, selon les deux dernières.
111Il y a eu redécouverte de l’Esprit au plan de la doctrine comme au plan de la praxis.
112N’opposons pas ces deux voies, elles sont convergentes. On en a le clair témoignage dans l’évolution récente d’Héribert Mühlen. Ce théologien allemand, parvenu au terme d’une vingtaine d’années d’étude sur l’Esprit Saint, est venu au Renouveau charismatique. Il a été frappé d’y reconnaître, dans le vécu, ce qu’il avait exprimé en théorie, ainsi qu’il l’a dit dans son interview à Ralph Martin :
« Depuis quinze ans, j’avais connu le Saint Esprit avec la tête, maintenant je le connais aussi avec mon coeur, et je souhaite la même joie pour vous. Pendant quinze ans, on m’a dit : « Ce que vous écrivez est spéculation, non réalité ». Mais maintenant, je vois que cela devient réalité à travers le monde. Le Saint Esprit est réel. Il est envoyé par le Père et le Fils pour conduire la race humaine à les connaître. Voilà après quoi je soupirais, mais c’était dans ma tête un soupir inassouvi. Maintenant, c’est dans mon coeur. Cela change ma vie » (New Covenant, juillet 1974, p. 6).
113La théologie d’Héribert Mühlen a été au-devant du Renouveau, et le Renouveau tend à former une théologie vécue qui converge avec celle d’Héribert Mühlen, sans employer nécessairement les mêmes mots et la même conceptualisation.
114Cela nous conduit à une première approximation de l’Esprit Saint qui pourra servir de repère et de guide pour la suite de cette série, soit dit sans oublier que cette recherche comportera des passages techniques ou critiques austères — et sans prétendre que la théologie de Mühlen ou que l’expérience du Renouveau charismatique soient adéquates à l’Esprit. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elles n’en épuisent évidemment pas les possibilités.
115Disons d’abord négativement : il ne s’agit pas de taire du Traité de l’Esprit Saint une réplique du Traité du Christ (de la pneumatologie un décalque de la christologie). On ne peut même pas dire : «l’ecclésiologie était devenue christocentrique ; elle doit maintenant devenir pneu matocentrique ». En effet, le Christ a le caractère de centre sur lequel il fallait recentrer l’Eglise, mais l’Esprit Saint est plutôt un principe de décentralisation : Lui dont on ne sait ni d’où il vient, ni où il va.
116L’Esprit Saint ne se prête pas davantage aux objectivations de l’idéologie qu’à celles de l’iconographie10. L’iconographie représente le Christ qui procède du Père comme une parole et comme un Fils : l’image du Père (selon la formule du Nouveau Testament). Une parole est faite pour être entendue : une image, pour être sensiblement vue. Verbe incarné, Il est « ce que nous avons vu, ce que nous avons touché de nos mains » (Jn 1, 1 ; cf. Jn 1, 14).
117L’Esprit Saint, Lui, procède (selon la théologie classique), non dans la ligne de l’intelligence qui se retrouve dans son objet, mais dans la ligne de l’amour qui se donne et se perd plus qu’il ne se retrouve. Ce qu’expriment bien certains aphorismes paradoxaux de l’Evangile : « Que ta main droite ignore ce que fait ta main gauche », « Qui veut sauver sa vie, la perdra », etc. Dans l’amour, on s'unit plus qu’on ne se distingue. Enfin, l’Esprit Saint se donne aux hommes comme source jaillissante de grâce et de charité, qui suscite, unifie et fait grandir le Corps du Christ. Il s'efface devant le Christ auquel il nous identifie, et devant notre liberté humaine, qu’il libère, suscite et éveille à sa réalité propre.
118Au recoupement de nos analyses, l’Esprit Saint nous apparaît donc déjà comme principe de l’identité chrétienne et de l’identification des chrétiens au Christ, de leur communion au Christ, et du même coup entre eux : une communion non par uniformisation, mais selon une diversité organique. L’Esprit Saint est principe de liberté et de différence à l’intérieur de chaque chrétien, de différenciation et de créativité dans l’organisme qu’est le Corps du Christ.
119Il identifie les hommes au Christ selon la diversité de leurs tempéraments. De même, les communautés, selon leurs diversités ethniques, culturelles ou autres, en une seule Eglise unifiée par l’intérieur.
120L’Esprit Saint élimine le péché (qui est vide, déficience, déconcentration, déviation), mais respecte l’altérité des personnes et leur diversité. Il manifeste Dieu comme capacité de l’autre dans l’unité.
121Comme il est le Nous de la Trinité (la réalisation de l’unité du Père et du Fils), il est le Nous de l’Eglise, de la communauté des chrétiens dans le Christ. Il est, à ce titre, le lien du Corps mystique, de même qu’il est le lien de la Trinité.
122Il en est analogiquement l’âme, selon la comparaison de saint Augustin et des Pères de l’Eglise : âme au sens où ce mot définit un principe organique et dynamique d’unité du corps. Il faut préciser : une âme qui transcende le corps, qui n’absorbe pas les personnes et constitue la communauté, qu’il s’agisse de la communauté ecclésiale ou de la communauté Trinitaire.
123Dans l’expérience ecclésiale et personnelle de l’Esprit Saint, nous pouvons reconnaître sa fonction : Nous et lien de la communion trinitaire, étendue et communiquée dans l’Eglise.
124Une des raisons de ne pas sur-objectiver l’Esprit, c’est qu’en Dieu, les Personnes sont Relation. Elles sont relatives l’une à l’autre. Et c’est cette relation d’amour que l’Esprit Saint, terme de la vie trinitaire et principe de la vie ecclésiale, fait passer dans l’Eglise, à l’échelle humaine, comme extension de la circumincession trinitaire.
125Tel est le Mystère que la théologie abstraite peut nous permettre de mieux circonscrire et situer. Mais il dépasse la parole humaine. Et les paroles ne sont rien si elles ne sont pas reçues dans un milieu (personnel et collectif) qui vive et capte la créativité de l’Esprit. Ce devrait être le but de cette recherche pluridisciplinaire, quelles que soient les complexités du trajet et les difficultés, de recouper les approches que chaque discipline pourra faire avec ses méthodes et polarisations respectives.
126Puisse l’Esprit Saint en ressortir plus vivant et plus vécu pour nous. Puisse-t-il exorciser en nous le risque majeur de toute théologie, celui que Saint Augustin énonçait en disant : « Malheur à la science qui ne tourne pas à aimer ».
Notes de bas de page
1 Voir, par exemple, CAYRÉ, Patrologie, Paris, Desclée, 2, 1945, pp. 687-688 : texte cité dans mon livre, R. LAURENTIN, Pentecôtisme chez les catholiques, Paris, Beauchesne, 1974, p. 179.
2 THOMAS D’AQUIN, Summa theologica 11-11, q 1, a 2, ad 2 ; I II, q 13, a 1. L’acte de foi « ne se termine pas à l’énoncé mais à la réalité » (non terminatur ad enuntiabile sed ad rem).
3 Dans Lumen vitae, 1972, p. 550 ; et Pneumatologie ou Christomonisme, dans Mélanges Philips, Gembloux, Duculot, pp. 41-63.
4 SAINT AUGUSTIN, Sermo 267 (186), In Pentecost., § 4, PL 38 1231D.
5 Vie et foi du Protestantisme, Paris, 1966, p. 136.
6 Références dans Y. CONGAR, Pneumatologie, dans Mélanges Philips, Gembloux, Duculot, 1970, p. 41, note 2.
7 Beitrag zur Frage nach dem Heiligert Geistes eigentümlichen Funktion in der Trinität, bei der Inkarnation und im Gnadenbund, Münster, Aschendorff, 1963, p. 322.
8 Evaluation dans la 2e édition de R. LAURENTIN, Pentecôtisme chez les catholiques. Risques et avenir, Paris, Beauchesne, 1974, p. 17-18. Les derniers sondages réalisés lors de la révision du présent article (été 1977) ainsi que les récentes conférences de Montréal (47 000 participants) et Kansas City (60 000) manifestent une expansion et un approfondissement certain que masque une baisse de curiosité.
9 Ib. p. 205-222. Le sous-titre du livre : Risques et avenir souligne l’importance de ce chapitre.
10 L’auteur a illustré ce point en présentant aux auditeurs de cette session plus de 100 diapositives manifestant le malaise, ponctué par des condamnations officielles (catholiques et orthodoxes), de l’iconographie en mal de représenter l’Esprit Saint.
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L’esprit saint
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