L’État face à la nouvelle entreprise
p. 21-27
Texte intégral
1Je ne sais pas si je vais vous parler beaucoup de philosophie, parce que les dirigeants d’entreprise sont rarement des philosophes. Je voudrais simplement vous indiquer les tendances fortes qui se dégagent de l’évolution que nous vivons.
2Dans les 15 dernières années, le milieu dans lequel exercent les entreprises a subi des mutations extraordinairement profondes.
I. Des mutations très profondes
3Mutations au niveau de l’éducation générale (je parle pour la France en tout cas) : la scolarisation prolongée jusqu’à 16 ans a d’énormes conséquences sur les gens qui rentrent dans les entreprises.
4Elévation rapide du niveau de vie qui se traduit par des exigences accrues sur les conditions de travail. Enfin, peut-être plus important que tout, l’irruption de la télévision dans la vie sociale ; celle-ci habitue les travailleurs à être informés immédiatement et directement par les personnalités les plus considérables (le Président de la République ou Mireille Mathieu), et crée un décalage avec l’atmosphère relativement plus feutrée des entreprises.
5Ces modifications sociologiques ont coïncidé avec des mutations économiques profondes : l’ouverture du marché français et une évolution technique accélérée. Je prends technique dans son sens le plus large, portant aussi bien sur l’informatique que sur les techniques financières.
II. L’interventionnisme croissant de l’Etat
6Devant ces mutations, progressives mais profondes, quelle a été la réaction de l’Etat et des entreprises ?
7Nous avons assisté à une intervention de plus en plus poussée de l’Etat dans tous les domaines. Les entreprises ont ainsi vu disparaître progressivement presque toutes leurs possibilités d’action sur les variables classiques de la gestion :
les prix en France sont tombés sous un régime de contrôle, dont l’appellation a fréquemment changé, mais dont la réalité n’a guère varié. Cette situation est peut-être par ailleurs nécessaire, mais elle retire aux entreprises une variable de gestion ;
de même, sur le plan des effectifs, il est devenu en fait pratiquement impossible de licencier ;
dans le domaine du financement, nous avons été soumis à des vagues successives de restriction puis de relâchement du crédit ;
les implantations ont été soumises au bon vouloir de l’Aménagement du Territoire ;
même les résultats des entreprises ont été encadrés, grâce à une formule fiscale très complexe liée au taux d’inflation que l’on appelle la « serisette ».
8La politique économique a ainsi progressivement fait disparaître presque toutes les marges de liberté des entreprises. Et il en a été de même dans le domaine social, avec notamment :
la multiplication des instances représentatives du personnel ou même des consommateurs, qui entraîne un court-circuitage progressif mais très efficace de l’encadrement ;
la prolifération de la législation sociale sur la sécurité, sur les congés, les retraites, etc..., dont les institutions ne sont pas en cause, mais qui se traduit par un volume incroyable de règlements. Pour la seule sécurité, 1.100 pages, ce qui n’est pas facile à consulter quotidiennement, d’autant plus que les premiers textes datent de 1890, et ne sont pas parfaitement adaptés aux entreprises actuelles.
9J’ai déjeuné récemment avec de très hauts fonctionnaires du Ministère du Travail et un certain nombre d’industriels. L’un des fonctionnaires nous a demandé si nos entreprises disposaient d’une pièce d’allaitement. Stupeur générale, personne n’avait de pièce d’allaitement. Or il existe un règlement en vigueur qui oblige toute entreprise de plus de 300 personnes à mettre une pièce d’allaitement à la disposition des mères qui nourrissent. Je soupçonne ce haut fonctionnaire d’avoir découvert cette question juste avant de venir déjeuner.
10Le dernier avatar de cette prolifération réglementaire, c’est le bilan social. Les entreprises ont commencé, il y a plusieurs années, à mettre sur pied, expérimentalement, une sorte de comptabilité sociale analytique. Mais, sans attendre le résultat de ces expériences, l’Etat s’en est emparé et en a fait une loi qui rend le bilan social obligatoire dès 1978. Ce qui a eu pour premier effet de bloquer beaucoup d’initiatives intéressantes.
III. Les responsables démotivés
11Le résultat, c’est un phénomène de démotivation profonde et assez générale des dirigeants d’entreprises et de l’encadrement. C’est ce qu’on appelle en France le ras-le-bol des patrons et le malaise des cadres. Quelle motivation reste-t-il pour devenir dirigeant d’entreprise ? Progressivement, on a supprimé tout ce qui pouvait y contribuer. Et c’est un phénomène important, qui se traduit déjà par la faiblesse du nombre de créations d’entreprises en France.
12De même, le malaise des cadres provient bien sûr en partie des entreprises, mais aussi du fait que, moins les patrons ont de pouvoirs, moins ils peuvent en déléguer.
13Et je crois que, dans le malaise dont vous voulez vous occuper, entre les entreprises et l’Etat, cette démotivation est un élément à ne pas négliger.
IV. Les mythes de l’entreprise
14Alors d’où vient cette évolution ? D’où vient qu’il existe simultanément un ras-le-bol des patrons, un malaise des cadres, et une certaine aigreur de l’Administration à l’égard de l’incompétence et de l’incompréhension des industriels ?
15Je crois que, fondamentalement, on peut en trouver l’origine dans l’existence d’un certain nombre de mythes concernant l’entreprise. Ces mythes sont gratifiants pour quelques-uns. Ils sont en tout cas très tenaces. On continue à raisonner sur l’entreprise moderne à partir d’idées ou de théories émises certes par des gens éminents mais il y a plus d’un siècle quand il s’agit de Karl Marx ; un peu plus récemment, c’est-à-dire cinquante ans, s’il s’agit de Taylor et de Fayol, auxquels sont venus s’ajouter pour beaucoup de gens Zola et Dickens, et même Paul Bourget, pour qui la carrière du cadre se faisait en épousant la fille du patron ; dans les multinationales, cela pose vraiment un problème au patron, car étant donné le nombre de cadres méritants, il lui est très difficile de produire le nombre de filles nécessaires.
16Mais quels sont ces mythes ? Le premier d’entre eux, c’est précisément celui de l’immobilisme de l’entreprise. On raisonne comme si l’entreprise était une entité permanente, déterminée, existant une fois pour toutes, telle qu’elle a été décrite avec talent par les économistes libéraux ou marxistes ; comme si les problèmes qui s’y posaient n’avaient pas évolué depuis Marx ou même Taylor ou Fayol. Ils ont dit des choses fort intéressantes, mais qui ne collent plus avec la réalité d’aujourd’hui. Comme l’avait justement remarqué Gandhi, on peut étudier le gland aussi longtemps qu’on voudra, jamais on ne pourra en déduire les caractéristiques du chêne si l’on n’a jamais vu de chêne.
17L’entreprise est en pleine évolution et pose des problèmes nouveaux dont une caractéristique importante est que personne ne les regarde. Dans le volume impressionnant de la littérature qui paraît sur les entreprises, une part extrêmement limitée concerne l’anatomie ou la physiologie de l’entreprise, c’est-à-dire l’observation de ce qui se passe réellement dans les entreprises aujourd’hui ; comment elles fonctionnent, et non comment elles devraient fonctionner pour se mettre en accord avec la théorie.
18Ce type de mythe est largement répandu dans l’opinion publique, où il a une grande influence. Si bien que, dans ce domaine, ce sont en fait les mythes qui sont directeurs.
19Il y en a beaucoup ; mais je voudrais plus précisément en analyser trois qui me paraissent parmi les plus nuisibles.
V. Le mythe du pouvoir divin du patron
20Il est frappant de constater que, lorsqu’il s’agit du pouvoir dans l’entreprise, on se réfère toujours au droit ou à l’idéologie, jamais à la vie.
21Juridiquement, on se base toujours pour l’essentiel sur la loi de 1886. Quant à l’idéologie, elle repose sur des textes parfois encore plus anciens.
22Mais qu’est-ce que le pouvoir ? Je le définirai, d’une manière peut-être un peu simpliste, comme l’autorité de prendre des décisions. C’est ça la réalité.
23Or, bien peu d’auteurs, et pour la plupart américains, se sont penchés sur la façon dont sont prises les décisions dans les entreprises. Nous vivons toujours, dans ce domaine, sur le schéma cartésien périmé : le chef d’entreprise dispose de toutes les informations, des critères de jugement, des moyens d’évaluer les mesures possibles en fonction de ces critères, et, souverainement, sans contraintes, il prend les décisions.
24Certes, certaines décisions sont encore prises de cette manière : prendre son parapluie quand il pleut, ou rester au lit avec 40° de fièvre. Mais, dans les entreprises, dès qu’elles atteignent une certaine complexité, il en va tout autrement.
25La décision relève aujourd’hui d’un processus extraordinairement complexe, qui résulte d’un foisonnement de règles du jeu formelles et informelles. Un très grand nombre de personnes y participent, le plus souvent sans en avoir conscience.
26Les cadres ont dans ce processus une place importante et quotidienne, détenant ainsi un pouvoir qu’ils ne soupçonnent pas, et que, généralement, leur Président ne soupçonne pas non plus.
27Chacun se voit dans un organigramme pyramidal, où la décision se prend toujours au-dessus de lui. Ce hiatus entre le mythe cartésien du pouvoir et sa réalité vécue, l’aspiration des cadres à s’insérer dans un mécanisme qui n’existe plus, alors qu’ils participent à un processus qu’ils ne conçoivent pas, est certainement l’une des sources les plus profondes du malaise des cadres.
VI. Le partage des fruits de l’entreprise
28Le partage des surplus créés par l’activité de l’entreprise est une source inépuisable d’affrontements et de frustrations. Et là encore, c’est un mythe qui est en cause, celui de la répartition entre deux parties prenantes : le patron s’en met plein les poches, les salariés ne reçoivent que des miettes. On comprend que la situation paraisse insupportable.
29Or c’est le type même de l’idée fausse, sur deux points en particulier.
30Tout d’abord, les fruits de l’entreprise ne sont pas partagés entre deux partenaires, mais entre cinq au moins : l’Etat, les clients, les fournisseurs, le personnel et les apporteurs de capitaux. Sans compter l’entreprise elle-même, qui doit assurer sa durée en amortissant son matériel, en faisant de nouveaux investissements.
31Ensuite, on oublie un peu trop souvent qu’une entreprise ne peut distribuer que les sommes qu’elle produit. Elle ne peut créer de monnaie. Quand elle paie plus cher ses matières premières, — améliorant la rémunération de ses fournisseurs —, quand elle augmente les salaires de son personnel ou quand elle baisse ses prix au profit de ses clients, l’avantage ainsi consenti à l’un des partenaires diminue la part disponible pour les autres. Car l’équilibre ne peut que se réaliser au niveau zéro.
32Et puis, il y a la part de l’Etat, qui est un partenaire particulièrement coûteux. Diminuer les profits des entreprises, c’est également diminuer les rentrées fiscales de l’Etat. Ce que les entreprises ne rapporteront plus à l’Etat, il faudra bien que chacun le paie sur ses impôts personnels.
33La réalité est donc complexe. Là encore, c’est le mythe simplificateur qui domine, et qui empoisonne les relations sociales.
VII. Le mythe de la qualité des décisions désintéressées
34Le troisième mythe que je voudrais souligner est en pleine croissance. Nous voyons chaque jour se développer un peu plus l’idée que les décisions seraient d’autant meilleures qu’elles seraient prises par un comité composé de personnes non directement intéressées aux conséquences des décisions qu’elles prendront, et en tout cas n’ayant aucune responsabilité sur leurs conséquences.
35Cette séparation entre le pouvoir et la responsabilité risque d’avoir des conséquences très graves, car elle conduit à la recherche de la sécurité plutôt qu’à celle du progrès.
36Je vous donnerai l’exemple de l’implantation d’une usine ou d’une centrale nucléaire. Il est normal que les écologistes s’y opposent : il n’est jamais agréable de subir les nuisances de telles installations. Pourtant, ils risquent de priver ainsi un grand nombre d’habitants de la région d’un emploi au pays.
37Qui doit prendre la décision ? Pour moi, il n’est pas justifié de la faire prendre par des personnes n’ayant aucune responsabilité au niveau de l’emploi ou de la vie économique d’une région. Et pourtant, c’est la tendance actuelle, aussi bien à l’intérieur des entreprises qu’à l’extérieur.
38On constate ainsi un décalage constant entre les discours tenus, la réalité vécue, et la réaction des Pouvoirs Publics. Les trois sont décalés dans le temps. On aboutit ainsi à une situation où les Pouvoirs Publics essaient de tenir compte des discours pour corriger la réalité qu’ils connaissent mal. Et je crois que ce phénomène est important pour votre réflexion d’aujourd’hui.
Auteur
Président d’Entreprise et Progrès. Président du Comité pour le développement socio-économique de l’entreprise du Conseil National du Patronat Français
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