Discours psychanalytique et discours juridique : remarques sur l’interprétation
p. 551-563
Texte intégral
1Il n’est aucune interprétation qui ne s’enchâsse dans une logique, une rhétorique, une politique. Celui qui dit le sens parle d’autorité, son dire réfère à un autre, un au-delà de sa parole qui la garantit comme parole et cautionne sa prétention à la vérité. Un lien, un pacte, soutient tout être parlant et l’arrime à un système de symboles interhumains. Il n’y a pas de communauté humaine ou simplement de « communication » hors cette fonction instituante, qui est au-delà de la relation imaginaire, et qui pourrait bien être de l’ordre du sacré. Il y aurait, au sein de toute interprétation, une dimension « sacerdotale », quelque chose de numineux. Les plus anciennes pratiques de l’interprétation comme les plus récentes ne démentent pas ce trait fondamental, encore qu’il disparaisse souvent sous les maquillages qu’arbore notre science prétendûment débarrassée de ses ascendances théologiques.
2La pratique psychanalytique, quant à elle, est l’expérience des pouvoirs occultes de l’interprétation et des transformations subjectives qu’opère celle-ci lorsqu’elle s’avère tirer son efficace non du pouvoir de l’analyste mais de la toute-puissance du transfert. Le « pouvoir de guérir » de l’analyse, définie dès le commencement comme une « talking cure », réside dans un dispositif ordonné tout entier à délivrer le sujet de ses dépendances imaginaires aux pouvoirs exorbitants de l’Autre. La fin de l’analyse est de restituer au sujet son pouvoir d’interpréter, de lui rendre la parole ; cela ne va pas sans une perte de croyance en la toute-puissance de l’Autre.
3Les antiques sophistes, rhéteurs, logiciens, légistes, canonistes et les modernes juristes et spécialistes des sciences humaines n’ont jamais négligé de prendre en considération ce côté transférentiel de la parole interprétante : tout discours savant met en jeu une grammaire, une symbolique, une économie du sacré, c’est-à-dire une manipulation du transfert ordinaire de tout sujet à l’égard des pouvoirs de la parole. L’éthique de la psychananalyse est commandée par l’exigence de mener, malgré les résistances, l’analyse du transfert jusqu’à un terme à quoi Freud n’a pas hésité de donner le nom de « liquidation ». L’analyse va à contre-sens du discours ordinaire où tout conspire à maintenir le transfert et de le mettre à profit et ce, toujours, pour une cause — la meilleure ou la pire.
4Si, dès lors, l’analyste s’interroge sur le discours juridique et, par suite, sur l’interprétation en droit, il le fera à partir de ce que lui apprend l’expérience du transfert, c’est-à-dire la mise en acte de l’inconscient, de tout ce qui fait barrage à la reconnaissance du désir. Le discours du sujet est toujours appel à une réponse, c’est-à-dire à une interprétation — l’interprétation attendue est celle qui confirmera le sujet dans son énoncé, généralement une parole rassurante. Les énoncés sont porteurs d’une demande qui n’a pas de mots adéquats pour se dire : il n’y a pas de fin mot ni de mot de la fin. C’est pourtant cette demande qui est l’enjeu du transfert ; elle n’est « audible » que si l’on ne s’en tient pas à l’écoute des énoncés, à leur sens logique, à leur signification manifeste. Le sujet qui parle en dit toujours trop et pas assez ; cela ne tient pas à quelque intention mais à la structure de la chaîne signifiante qui fait, précisément, que le sujet peut se servir de la langue qu’il a en commun avec d’autres sujets, pour signifier tout autre chose que ce qu’elle dit. La parole n’est pas le déguisement de la pensée, pensée introuvable hors les mots, mais elle indique la place de celui qui parle dans la recherche de sa vérité. Cela veut dire que toute parole réfère à une structure, à ce qu’on appelle aujourd’hui, un discours1.
5Pour illustrer ceci, il suffit de prendre la situation particulière de l’échange d’un trait d’esprit. Le sujet qui parle, non seulement communique un énoncé, un message, mais aussi quelque chose de lui-même et qui lui échappe peu ou prou : son énonciation, son désir. Ce faisant il inscrit dans la logique et la rhétorique de son énoncé non seulement sa place de sujet d’énonciation mais la place où l’autre est appelé à se mettre pour entendre « comme il faut ». Le rire ou l’embarras de l’autre vient sanctionner la manœuvre. Le rire, là, est l’interprétation en acte du trait d’esprit. L’énoncé est porté par une série de registres qui n’apparaissent pas comme tels mais qui encadrent rigoureusement les sujets : il suppose en effet un code commun, une loi que le « trait » vient transgresser, un objet du désir, et deux sujets soumis à la censure, divisés structurellement par le refoulement. La logique de l’énoncé se double d’une logique de l’énonciation qui peut subvertir, inverser, perturber ou ébranler la première.
6On peut dire que l’interprétation, dans l’analyse, s’apparente à un mot d’esprit ; en tout cas elle produit des effets analogues de transfert (actualisation du désir) et un bougé des identifications subjectives (le personnage interpelé d’abord indifférent et sans passion se mue en rieur et en complice).
7Mais ne pourrait-on pas se demander si ce n’est pas le fait de tout énoncé de jouer sur plusieurs registres, comme le mot d’esprit, et si ce ne sont pas les conditions de l’énonciation, c’est-à-dire le mode du transfert à l’Autre et l’écoute de l’autre, qui ouvrent ou ferment cette polymorphie, cette polyphonie de la parole ? En d’autres termes, l’efficace d’une parole — dont un des moindres n’est pas de trouver le bon entendeur à qui elle adresse son salut — ne relève-t-il pas du discours au sein duquel elle s’inscrit ? Il y aurait, alors, un discours analytique où certaines voix se laisseraient entendre qui seraient, dans d’autres discours, par exemple le discours philosophique où scientifique, ou le discours juridique, inaudibles sinon insoupçonnées.
8Expliquons-nous, en recourant à un énoncé dont la logique rigoureuse ne laisse pas de provoquer quelque suspens, quelque sidération quant à sa signifiance, peut-être indécidable. J’emprunte cet exemple à un analyste, Michel Neyraut qui, prenant il y a peu la parole dans un colloque sur l’interprétation en psychanalyse, faisait remarquer les curieux rapports de l’interprétation à la logique2.
- Aucun singe n’est militaire.
- Tous les singes sont malicieux.
- Quelques créatures malicieuses ne sont pas des militaires.
9L’on doit cet exercice syllogistique sans bavure à l’ingéniosité de Lewis Carroll3. Ce dernier s’entendait, on le sait, à faire apprendre les secrets les plus impénétrables des mathématiques et de la logique à ses pupilles. Cette logique à l’usage des collégiennes est-elle seulement de la logique ? On saisit ici qu’il y a comme un surplus de sens qui laisse pour un temps l’auditeur interdit, rêveur, planté là à se demander s’il n’y a pas un autre côté à ce miroir logicien... et si la malice des singes de l’énoncé ne serait pas une contamination de la malice du sujet de l’énonciation. Un tel syllogisme, tout à fait conforme aux impératifs aristotéliciens, produit dans le temps même de l’inférence un autre savoir qui renvoie à un autre discours où se brouillent les concepts, les genres et les espèces, l’affirmation et la (dé-)négation.
10On peut aller plus avant et se rapprocher d’Aristote lui-même. Un des paradigmes les plus célèbres de la syllogistique, présenté dans tous les traités de logique propositionnelle est ce fameux syllogisme catégorique :
- Tous les hommes sont mortels.
- Or Socrate est un homme.
- Donc Socrate est mortel.
11Autant l’énoncé semble indiscutable, au point qu’il intimide depuis des siècles des générations d’apprentis penseurs, autant l’énonciation soulève de doutes. Qu’on imagine un moment Aristote fomentant cet énoncé et l’enseignant à ses disciples. La mort de Socrate est là, présente dans les mémoires et, avec elle, l’énigme et le scandale, l’incertitude et l’effroi. A prêter attention à ces circonstances, au transfert (inconscient) d’Aristote par rapport au philosophe Platon son maître et, à travers ce maître, au Sage par excellence, la neutralité de la logique de l’énoncé prend des allures de drame. Neyraut fait à ce propos les remarques suivantes qui ne sont pas sans rappeler une observation de Freud4 :
12« ... quel besoin pousse Aristote d’affirmer que Socrate est un homme. Comme si la chose était douteuse. Et pourquoi Socrate plutôt qu’un autre ? Ce qui laisse entendre que peut-être il n’en est pas un. En second lieu, pourquoi le fait qu’il soit mortel doit-il faire l’objet d’une si longue démonstration ; sinon que sans doute il pourrait passer pour un dieu, à moins que simplement il ne se prenne pour tel !
13Socrate est peut-être un homme qui se prend pour un dieu. Tel est le vrai prédicat de l’énonciation et finalement de l’énoncé. Que peut bien vouloir dire de surcroît d’être peut-être un homme quand on s’appelle Socrate ? Voilà qui relance un autre procès (concernant le sexe de Socrate) et que revient dans cette affaire le « donc », pivot si important de la logique de l’énoncé tant qu’on oublie l’ironie fondamentale qui fait de la proposition d’Aristote un modèle d’inférence pour quelques siècles à venir. Mais un modèle de suspicion quant à la figure de Socrate et pour la même durée »5.
14Les prémisses qui amènent le « donc » viennent, pour ainsi dire, d’ailleurs, d’une scène psychique étrangère au théâtre de l’École. Scène sur laquelle se pose la question de l’être, non seulement de Socrate, mais du philosophe qui parle de Socrate. De Socrate qu’avec un humour et une ambivalence soutenus tout au long de l’Organon, Aristote met, sit venia verbo, à toutes les sauces. Qu’il suffise de pointer ces quelques « exemples choisis » : Socrate se porte bien, Socrate est malade, Socrate est aveugle, Socrate possède la vue (Catégories, X, 15-35 et XI) ; Socrate est blanc, Socrate n’est pas blanc (De l’interprétation, VH, 25) ; Socrate est-il sage ? (ibidem, X, 20) ; Socrate est homme et bipède (ibidem, X, 40)...
15Ce qui doit être souligné, c’est un trait propre aux énoncés logiques : cette logique trouve son appui sur des évidences qui, de proche en proche, se réclament d’évidences premières qui sont posées comme universelles. Le philosphe, — mais c’est aussi le cas de tout juriste, de tout législateur quand il profère l’énoncé de la loi, de la sentence ou du commentaire —, le philosophe ne marche qu’avec l’accord supposé de tous ses frères les humains. Ce qui est proclamé comme vérité apodictique d’un côté de la scène psychique répond à un vide, une béance sur la scène de l’inconscient. L’inconscient ignore la mort : il n’y a pas de représentation inconsciente de la mort du sujet ; la mort est toujours la mort de l’autre ; la mort est un mort ; le moi comme instance narcissique est immortel.
16Si l’on est conséquent avec cette constatation, force est de reconnaître qu’aucune parole ne ressortit à une seule logique, qu’aucune parole ne peut être définitivement garantie, sauf à méconnaître la division radicale de tout sujet parlant comme sujet d’énoncé et sujet d’énonciation.
17Le discours logique avec la rhétorique (l’art de convaincre et de persuader) et la politique (l’art de commander et de conduire les hommes) constituent un système dont une fonction, en plus de celles qu’on leur reconnaît d’ordinaire dans la science, est de maîtriser l’incalculable dérive des énoncés dans les abysses de l’énonciation. Fonction de garantie, d’ordre et de réassurance contre le doute, la suspicion et l’angoisse. Plus il y a de la logique, plus il y a danger. L’ordre symbolique est l’envers de la pulsion de mort ou, plutôt, sa dérivation.
18Nous pouvons à présent aborder dans ses grandes lignes le discours juridique. Pour me risquer dans cette entreprise redoutable, je prends pour guide un travail saisissant de Pierre Legendre, juriste, historien des institutions, médiéviste averti et, « last but not least », psychanalyste.
19Le titre de l’ouvrage fournit les repères essentiels de son interrogation : L’amour du censeur. Essai sur l’ordre dogmatique.
20L’interprétation juridique appartient à un discours, un ordre, régi par une logique, — celle d’Aristote, certes, pour ce qui touche la rigueur de ses énoncés — mais une logique, aussi, de la soumission. La soumission n’est pas seulement l’effet de la contrainte ou de la force, elle procède de la croyance et de l’amour de l’autorité. Cette logique de la soumission réfère, elle, au désir inconscient. Le grand œuvre institutionnel des juristes et de leurs successeurs aujourd’hui dans l’entreprise dogmatique, les docteurs, est « l’art d’inventer les paroles rassurantes, d’indiquer l’objet d’amour où la politique place le prestige, et de manipuler les menaces primordiales... »6. La science juridique, transmise par les savants qualifiés de l’institution sociale, a pour fonction de manier les symboles, de capturer le fantasme, en donnant aux sujets, quels qu’ils soient — interchangeables, comme tels — la représentation autorisée de l’objet du désir. Assistée des techniques élaborées du faire-croire, cette science propage la croyance sociale, diffuse le discours légitime, prodigue les sanctions, désigne l’ennemi, organise les peines, prescrit le traitement applicable au rebelle, érige la punition en parole rassurante.
21Cet essai de Legendre donne, au fond, une suite à l’investigation de Freud. Quelle est cette science insue, mais extraordinairement efficace, des manipulateurs de la Loi ? Qu’est-ce qui fait marcher les sujets, dans l’institution ? À quoi sert cet art consommé des juristes, anciens et modernes, pour traiter du conflit, pour traiter le conflit ?
22Il faut conduire l’étude de l’institution au-delà de son discours manifeste, au-delà des « évidences » nécessaires à sa cohésion, à sa survie : ainsi, la nécessité d’un ordre, de règles pour la vie en commun des individus, de sanctions positives et négatives, en vue de Bien commun et du bonheur pour tous. Les problèmes d’interprétation, du point de vue de la psychananalyse — c’est-à-dire, essentiellement, de la position du transfert et de l’inconscient — s’articulent au désir et aux voies que choisit la censure pour l’escamoter, le déplacer, le réduire. Les origines individuelles de la censure sont en rapport étroit avec l’idée infantile de toute-puissance et l’expérience, concomitante, de la déréliction ; la soumission est amour du censeur sur qui se transfère la toute-puissance. Le lien social se fonde sur l’éros et se conquiert par une subversion et une dérivation des pulsions sexuelles et des pulsions de mort. Toute institution est l’élaboration, immense, infinie, gigantomachique, de ce débat. Ce que Legendre, après Freud, se demande, c’est comment l’institution occidentale s’y est prise, des romains jusqu’à nous, pour organiser le conflit et propager la soumission à son ordre.
23À le suivre sur cette voie, on comprend que toute science institutionnelle est aussi, mais de manière voilée et d’autant plus efficiente que voilée, une sexologie : une théorie et une manipulation du désir.
24La psychanalyse, au cœur de cette tradition, n’a pas à se croire hors du jeu ; elle n’a pas manqué d’être, pour beaucoup, assimilée, dans ses pratiques, au grand jeu institutionnel de la soumission. Elle n’a donc pas à prétendre montrer le dessous des cartes et libérer l’humanité du joug du pouvoir. Elle témoigne, simplement, du réel à quoi l’expérience la confronte, réel qu’elle ne peut méconnaître sans se manquer elle-même et manquer le sujet intéressé, — qui parle ? — dans son singulier tragique.
25J’indique, pour achever ce propos, ce qui dans l’Amour du censeur, pourrait servir de balises pour une recherche sur la structure du discours juridique et sa logique.
26Le droit, défini comme science de la Loi, est le savoir légitime et magistral du pouvoir. Au moyen de son outillage dogmatique et de ses techniques du faire-croire, il fonde la croyance au pouvoir depuis des siècles en notre Europe occidentale. Il énonce un discours de la soumission, de façon délirante — c’est-à-dire au prix de l’exclusion, de la forclusion d’une part du réel — mais strictement ordonnée dans son Texte. Le droit nous oblige à penser comment fonctionne un système symbolique, à décrypter non seulement ce qu’il dit mais ce que produit ce qu’il dit ; le droit nous oblige à penser comment une écriture, avec sa grammaire, son lexique, son Auteur et les scribes soumis à sa dictée, organise la sujétion. P. Legendre nous conduit, à travers les arcanes et la haute technicité du langage juridique constitué en système omnivorant depuis les scolastiques, à saisir dans le détail, et textes à l’appui, cette propriété magistrale que possède un discours de faire des sujets.
27Impossible, nous dit-il, d’esquiver l’énorme labeur des médiévaux en cette matière. Ils ont été les maîtres de la censure dans notre Occident qui a tort de se croire débarrassé de la logicité scolastique et de ses corollaires théologiques. La laïcisation des instances du pouvoir fait illusion : l’examen des méthodes, du langage et du maniement des symboles de nos sociétés nationalistes révèle bientôt combien la question politique est éminemment religieuse. Aucun pouvoir ne peut éluder ce fait que le désir est en quête de son répondant et que l’institution tient ensemble en ce qu’elle propose aux sujets cet objet de leur occulte et fondamentale incertitude.
28C’est dans Psychologie des masses et analyse du moi que Freud a su vigoureusement articuler le problème. L’Église catholique fournit le modèle idéal pour une analyse de la structure libidinale de nos institutions. L’identification (ce processus du faire-un, un même corps) ne se soutient que du désir, désir auquel un objet d’amour unique, en position d’idéal, donne une légitimation. Le rôle des symboles, des rites, des hiérarchies, des liturgies, est d’assurer la relation avec quelqu’un ou quelque Chose dont les docteurs garantissent qu’il est le tenant-lieu du Père. L’amour du chef, renforcé encore s’il est l’Absent, assure le lien de ceux qui sont au-dedans du groupe, dans la famille, l’Église, ou l’Etat bienfaisant de nos bureaucraties patriotes.
29Ce que Freud a introduit grâce à la notion d’idéal du moi ou de surmoi est à prendre dans ses conséquences. Cette instance de jugement où se résument nos rapports pulsionnels archaïques avec nos parents, héritière du conflit œdipien, est une instance de censure et le garant du rapport à la réalité. Analogue dans son fonctionnement est le discours canonique et la censure qu’il instaure au niveau de la culture, dès le Moyen Age.
30Le terme même de censure témoigne d’une dimension immédiatement sociale et politique inscrite au cœur de tout sujet. Le texte canonique surplombe pour chacun les antiques voix parentales et les docteurs de la loi, se substituant à celles-ci, aident les sujets du droit à obscurcir la vérité tragique voire épouvantable du désir pour se fier à la vérité de la Loi offerte comme idée du bonheur.
31La liaison du droit et de la théologie a profondément marqué le discours juridique. Et si le style pontifical du pouvoir s’est estompé, si se sont ensevelies les traditions sacerdotales dans ses énoncés manifestes, la culture occidentale n’a pas changé son but de pure logique : faire face aux poussées du désir, soumettre aux normes apprises, dresser à l’amour du censeur. Cela se laisse voir dans la fonction, capitale, que le légiste a d'exclure : à l’hérétique ont succédé la sorcière, puis le nègre, l’ouvrier, le fou, le psychopathe... On a trop vite fait d’assimiler répression et tradition, inquisition et ancien régime, enfermement et obscurantisme. L’escamotage de l’histoire et la censure du passé, dans notre culture est singulièrement équivalente à ce que Freud appelait l’amnésie infantile en chacun. Le Pouvoir s’exerce aujourd’hui avec compréhension, participation, par une sorte de manipulation souriante grâce à des techniques démocratiques qui évacuent, en apparence, ce que le Moyen Age affichait avec splendeur et majesté : la force visible, physique, du pouvoir, le terrorisme de la Pénitence, l’Inquisition, l’Excommunication. L’ironie facile des savants modernes sur la scolastique fait partie du grand geste d’oubli de l’histoire, amnésie au service du refoulement des enjeux réels du discours dogmatique.
32Dans son cadre symbolique entourant le Texte, le théâtre scolastique prend les allures d’un procès imaginaire au déroulement strict, allant par le jeu de la controverse réglée, de questions en réponses, de réponses en répliques, jusqu’à la sentence. Le procès logique mime la procédure judiciaire. Le Droit Canon est le modèle même du savoir sacré, science du procès en général, surplombant tous les autres savoirs, puisqu’il est en rapport avec l’En-Haut où siège la Puissance : il délimite le tracé obligatoire par où transite le discours. Dans la cosmogonie occidentale, « l’institution, non moins qu’ailleurs en d’autres cultures, est associée à la réalité sacerdotale, à la géométrique définition des Lois, à la désignation d’un cercle sacré où tout est dit »7. Le Moyen Age a érigé le droit canon en droit pontifical. Le Pontife, souverain, est le représentant de l’Absent, son Vicaire, mais il est aussi Romain. Il est le Père, le Prêtre, l’Idéal de tout sujet : rigoureusement assujetti à sa fonction, serf d’un sacerdoce suprême, dépossédé de ses désirs par sa tâche de pasteur. Il porte le Droit Canon, il en est l’interprète et, s’il en est le maître, c’est pour le transmettre. « Le Pontife n’invente strictement rien »8. Sujet idéal, il est radicalement disjoint : parleur de l’institution, peu importe ce qu’il est lui, comme individu nommé.
33Nous sommes au cœur de la question de l’interprétation : P. Legendre montre que le Droit Canon tout entier est le texte où repose la parole du Pontife, parole inspirée d’en haut, puisque lui, comme tel n’est rien, en tant que sujet désirant. Il représente simultanément la toute-puissance et la radicale privation sexuelle. « Il est le père, mais castré »9. À ce prix, il est la voix vivante du droit.
34Cela signifie que le problème de l’interprétation ne peut être distrait du lieu de son énonciation, du lieu du corps de celui qui la profère. Le corps, la voix, de l’interprète — dont le Pontife est l’archétype dans notre culture — sont l’objet d’une vénération, d’une liturgie réglée. Cette vénération et cet amour de l’idéal, fondent la croyance en l’autorité, en sa science. S’« il a toutes les archives dans sa poitrine »10, le Pontife apporte réponse à tout. À partir de ce lieu procède le droit, comme la transcription, soumise à une stricte logique, de l’oracle. La loi et ses commentaires en dérivent, et toute la scolastique en tant qu’elle ouvre le discours universel des sciences : il n’est aucun obstacle pour assimiler l’inconnu, l’étrange ou le nouveau, à la seule condition que l’on passe par ce lieu mythique, l’instance pontificale, douée du pouvoir de mobiliser la logique. Le discours canonique a fondé l’ordre de la censure en Occident. Ordre devenu secret, discours gisant, texte fournissant la garantie de la vérité et l’absolu de l’institution.
35Dans cette perspective, l’interprète est un prêtre dont le commentaire ne vaut qu’à se soumettre à la grammaire et à la logique du texte, selon un rituel appris à l’Ecole. La science des docteurs participe de la symbolique du Pontife, elle est le discours du Maître, elle traduit la légitimité, l’orthodoxie. Le discours magistral prescrit les voies du savoir et, du même coup, celles du désir de savoir. Le savoir autorisé est le mode sacré d’articuler le savoir ; réservé aux doctes, il transmet un pouvoir sacerdotal. Le rôle des savants est de conduire chacun à se conformer à la vérité du semblant, à classer magistralement l’erreur, et à rejeter le Loi dans un univers mystérieux. Le discours du maître, depuis la canoniste médiéval jusqu’à l’universitaire d’aujourd’hui, procure au Texte sa réponse à tout et sauvegarde l’énigme.
36En transmettant le savoir, on transmet l’amour du pouvoir et de sa censure. Censure qui n’est pas à prendre dans le sens pauvre d’une interdiction ou d’une restriction relative à tel ou tel objet, mais qu’il faut entendre comme la marque même, insue, d’un appareil logique hors duquel aucune réalité n’a de sens, de lieu, de consistance.
37Ces quelques allusions au travail de P. Legendre n’obéissent qu’à l’intention d’indiquer le déplacement qu’il nous oblige d’effectuer dans la position de la question de l’interprétation, en droit, exemplairement, et ailleurs. L’interprétation n’est pas la simple traduction d’un message qui attendrait un déchiffrement. Elle est une scène, un véritable théâtre où se joue un drame : celui de tout sujet en proie à une institution.
38J’ai évoqué en commençant cette dimension du discours, impensable sans celle du transfert. Ce que peut la parole est inouï... Legendre nous montre ce qu’une institution cherche à maîtriser en mettant en œuvre la transmission de la loi, qu’elle soit ecclésiastique ou laïque. L’institution est une structure symbolique, une logique, qui produit une collection singulière de « sujets ». Tout discours renvoie, finalement, à cet enjeu : qu’en est’il du sujet, qui parle ?
39On a vu comment le droit occidental répond à cette double question. Il n’y a pas de sujet en dehors de l’institution. Il faut être fou pour ne pas y être. Le fou n’est pas un sujet ; exclu de la responsabilité ; il est exclu de la parole.
40La psychanalyse, au regard de ce jeu institutionnel, est placée quelque peu de travers. C’est la folie qui l’accule à se demander ce qu’est un système symbolique voire, le symbolique comme tel. C’est le fou qui pose, dans le tragique de la solitude, le désarroi de la pensée et l’ébranlement du corps, la question des pouvoirs du symbolique. Le psychotique est comme l’interprète de l’institution, en ceci qu’il en dénonce la faille, le ratage, à partir du fait qu’il en est le déchet, le symptôme. Mais cela implique qu’il dit une vérité, s’il ne dit pas, s’il ne récite pas la Vérité. Sa vérité est celle d’un désir inassimilable, ininscriptible dans la logique de la soumission, rebelle à ce forçage de l’amour à quoi dresse la censure.
41La découverte de Freud est dans la reconnaissance d’une division du sujet, ce qui revient à soutenir qu’il y a de l’inconscient. Le discours juridique, s’il utilise largement l’inconscient dans le procès de la soumission heureuse des sujets-du-droit, déploie tout son savoir-faire pour le réduire au silence. Il trouve en cela la plus grande complicité de chacun. C’est pour cela que les sociétés vont ; c’est pour cela, en revanche, qu’il y a le malaise dans la civilisation. Ordonner le Bonheur pour tous ne va pas sans le sacrifice de la jouissance de chacun. L’amour du censeur coïncide avec un mode énigmatique de jouissance qui n’est pas étrangère au masochisme primaire : la jouissance du surmoi, la culpabilité inconsciente. Nous avions indiqué, en commençant, le rapport voilé, méconnu, refoulé de la logique avec l’angoisse. Nous comprenons mieux à présent, que cette logique qui gouverne la pensée droite, et la pensée du droit, dans la chaîne de ses énoncés refère aussi à une logique inconsciente, celle de l’énonciation et des fomentations de la jouissance. Si le discours juridique a l’ambition de régler les conflits entre les hommes, en vue du Bien Commun, le discours de l’analyste témoigne de ce qu’une telle ambition ne trouve à se réaliser dans les sujets que par un détournement de la jouissance. La logique de l’institution est elle-même divisée quand tout conspire en elle à produire de l’Un, l’Un de l’universel, l’Un de la totalité et de l’unité de l’Homme. L’institution et ses interprètes travaillent sans relâche, avec une vigilance qui ne peut souffrir de distraction et par le biais d’une logique qui ne peut être prise en défaut, qui ne peut se permettre aucun lapsus, à produire de l’ordre. Elle n’y réussit que dans la mesure où elle maîtrise les ressorts pulsionnels, radicalement antagonistes11, en créant l’illusion efficace d’un pouvoir qui vaincrait l’angoisse sécrétée, en chacun, par l’antagonisme pulsionnel : Eros et Thanatos. Là Freud a rejoint Empédocle : « philia » et « neikos » gouvernent les choses ; qui veut gouverner en joue, nécessairement. Le discours du maître, pour organiser la soumission, produit un discours d’amour fondé tout entier sur le transfert de l’angoisse sur un surmoi « collectif »12, dont nul sujet de la Loi n’est censé ignorer la Voix.
Notes de bas de page
1 On ne peut négliger le développement de ce concept de discours dans les travaux de Michel Foucault où s’élabore une archéologie du savoir toujours solidaire d’une analyse des stratégies du pouvoir. Cf. L’ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971 ; Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975 ; Histoire de la sexualité. La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976. Mais, dans notre propos, c’est le concept lacanien de discours qui commande l’articulation du problème de l’interprétation. Cf. J. LACAN, Radiophonie, in Scilicet, 2/3, Paris, Le Seuil, 1970 ; L’envers de la psychanalyse, séminaire inédit, Paris 1969-70.
2 M. NEYRAUT, logique et interprétation, in Comment l’interprétation vient au psychanalyste, Confrontation, Paris, Aubier-Montaigne, 1977, p. 105-112.
3 NEYRAUT ne donne pas la référence de la citation de LEWIS CARROLL. Il s’agit en réalité d’un de ses ouvrages de logique : Symbolic logic, traduit en français sous le titre Logique sans peine, Paris, Hermann, 1966, illustrations de Max Ernst (voir page 174).
4 S. FREUD, Das Unheimliche, Gesammelte Werke, XII, 255 ; trad. franç. L’inquiétante étrangeté, in Essais depsychananalyse appliquée, Paris, Gallimard, 1971, p. 195.
5 M. NEYRAUT, op. cit., p. 108-109.
6 P. LEGENDRE, L’amour du censeur, essai sur l'ordre dogmatique, Paris, Le Seuil, 1974, p. 125. On lira avec intérêt l’analyse que cet auteur propose du discours juridique au sein des pratiques modernes du pouvoir dans son ouvrage : Jouir du pouvoir. Traité de la bureaucratie patriote, Paris, Minuit, 1976. Un entretien avec Jean-Louis SCHEFER, dans le numéro spécial de la revue Communications, L’objet du Droit, intitulé Le droit et toute sa rigueur, aide à mieux comprendre son programme de travail, voir à ce numéro 26, 1977, p. 3-14.
7 P. LEGENDRE, L'amour du censeur, p. 61.
8 Ibidem, p. 72.
9 Ibidem, p. 70.
10 Ibidem, p. 74.
11 S. FREUD, Die endliche und die undendliche Analyse, Gesammelte Werke, XVI, p. 91-95.
12 S. FREUD, Malaise dans la civilisation, chapitre VIII, trad. fr., Paris, Presses universitaires de France, 1971, Gesam. Werke, XIV, p. 493-506.
Auteur
Chargé de cours aux Facultés universitaires Saint-Louis
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2009
Représenter à l’époque contemporaine
Pratiques littéraires, artistiques et philosophiques
Isabelle Ost, Pierre Piret et Laurent Van Eynde (dir.)
2010
Translatio in fabula
Enjeux d'une rencontre entre fictions et traductions
Sophie Klimis, Laurent Van Eynde et Isabelle Ost (dir.)
2010
Castoriadis et la question de la vérité
Philippe Caumières, Sophie Klimis et Laurent Van Eynde (dir.)
2010