Discussion d’ensemble
p. 195-215
Texte intégral
D. Coppieters :
1La discussion pourrait se déployer utilement au moins dans deux directions. En premier lieu, il y aurait la question fondamentale, radicale, du sens qu’il faut donner au mot « institution » lui-même. Il y a certainement une grande convergence de vues entre les différents orateurs sur ce qu’ils visent à travers ce terme. Il s’agit dans tous les cas d’une signification spécifique, propre à la réalité ecclésiale, mais, cependant, il y a des modalités manifestement diverses dans la façon dont le concept et le mot sont utilisés et compris par chacun des orateurs. Je ne voudrais pas préjuger de ce qui va suivre et émaner de vous, mais il me semble qu’il y a en tout cas un contraste majeur entre un groupe de conférenciers qui a utilisé le terme dans un sens global, dans un sens, je dirais, inanalysé — sans vouloir rien donner de péjoratif à cette expression — en envisageant la réalité institutionnelle ecclésiale dans sa globalité. Je crois que cela vaut aussi bien pour le sociologue et pour l’historicien d’une part, que par exemple, pour le pasteur et pour l’exégète. Dans tous ces cas-là, il me semble que c’est, essentiellement, la signification globale du mot qui a été envisagée, quitte à lui donner des accentuations d’ailleurs différentes. Cela par opposition à deux intervenants, le Père Legrand et le Père Liégé, qui eux ont distingué de manière très nette des niveaux ou des sens différents dans cette réalité globale. Dès lors, des questions se profilent nécessairement et je pense qu’il serait utile de les préciser parce qu’on engage là le fond de la question ; est-ce que les partisans d’une analyse plus globale sont d’accord avec les précisions qui sont apportées par ceux qui sont plus analytiques, est-ce que, même, le Père Legrand et le Père Liégé sont parfaitement d’accord l’un avec l’autre dans la manière dont ils analysent le concept et, en particulier, dans la manière dont ils situent le niveau le plus fondamental ? C’est une première orientation possible.
2Une seconde orientation, sans exclure d’autres perspectives, serait d’ordre plus pratique, et concernerait les différentes façons dont il faut envisager aujourd’hui, dans la situation actuelle, l’assomption par les chrétiens, de l’institution ecclésiale, la manière concrète de la vivre dans les circonstances d’aujourd’hui.
Premier intervenant :
3Le désarroi actuel est un fait. Mais quels sont les moyens qu’on pourrait employer pour faire naître cette clarté du sens de l’institution ? Parce que, tout de même, il doit y avoir un principe d’unité, dans sa définition et dans son application. Je me rappelle que, dans sa conférence, le Père Liégé a dit que l’institution initiale était essentielle. Ensuite, il y a les institutions temporelles, qui peuvent jouer au niveau de l’évolution, parce que l’évolution est une chose irréversible. Mais il y a un élément de stabilité : l’institution ecclésiale elle-même.
Deuxième intervenant :
4Dans la seconde perspective que vous avez évoquée, M. Coppieters, je voudrais interroger M. Defois qui, si j’ai bien compris, en cherchant un peu quelles sont les origines de la contestation et de la critique actuelles, a dit ceci : la contestation provient en ordre principal des classes moyennes de nos sociétés post-industrielles, de ce groupe social qui, disait-il, est très souvent laissé à la porte de cette société. Pourriez-vous un peu développer ou expliquer votre pensée ? Par exemple : qu’entendez-vous par « classe moyenne », expression qui a un sens différent en France et en Belgique. Et puis en quoi ces classes moyennes se sentent-elles frustrées dans la société actuelle ? Quelle relation voyez-vous entre ce sentiment de frustration dans le domaine civil et l’esprit de critique ou de contestation des institutions dans l’Église ? Serait-ce que ces classes moyennes chercheraient une sorte de compensation dans l’Église ?
Troisième intervenant :
5Je voudrais poser une question à Mgr Descamps. J’avais cru que Mgr Descamps se placerait du point de vue de l’exégète. Je crois que, quand il a commencé, il a dit qu’il allait parler du point de vue de l’historien. J’ai l’impression qu’il s’est mit strictement du point de vue de l’historien, de n’importe quel historien qui lit l’Écriture-Sainte. Je me demande si, entre chrétiens, entre exégètes chrétiens, on ne peut pas aller plus loin ? Est-ce que le témoignage de l’Écriture ne porte pas un peu plus loin que ce que l’incroyant peut comprendre ? Est-ce que l’exégète chrétien pourrait trouver quand même dans l’Écriture-Sainte un principe d’organisation, d’autorité ?
Quatrième intervenant :
6Le Père Legrand avait parlé, à la fin de son exposé, du désenclavement qu’il souhaitait pour le droit canon, en nous exhortant d’ailleurs à la patience, puisque les changements prendraient bien une cinquantaine d’années. Comme il a dit, un petit peu après, que la pratique est première dans l’Église, je me demande si, vraiment, il faut attendre cinquante ans avant de pouvoir un petit peu bouger. Ou bien puis-je demander ce que le Père Legrand pense des positions pratiques de Mgr Saudreau ?
Cinquième intervenant :
7L’impression globale que j’ai, en entendant les orateurs, c’est une conception très unitaire de l’institution, très totalisante et, à la limite, totalitaire, avec le problème qui se pose pour moi, justement, de la diversité dans les Églises. Je pense évidemment ici au Nouveau Testament où il y a des Églises locales relativement indépendantes. Je pense au monde d’aujourd’hui où les divisions ne sont plus des divisions de type géographique mais de classes sociales, et je me demande dans quelle mesure il n’y a pas, là aussi, un problème ? Est-ce que l’Église doit être ce conopée sacré qui voile les divisions, ou autre chose ?
D. Coppieters :
8Nous pourrions peut-être commencer par la question qui a été posée à Mgr Descamps. Le point de vue de l’historien, qu’il a adopté dans sa communication, épuise-t-il ce que l’exégète peut apporter à une réflexion pluridisciplinaire sur ce problème de l’institution ecclésiale ?
Mgr Descamps :
9Vous avez mis le doigt sur une distinction importante au point de vue méthodologique : c’est la différence entre la lecture du Nouveau Testament d’un point de vue purement historique, ou sa lecture par un croyant en tant que croyant. Il est vrai que la distinction est capitale et, ici, je ne fais pas de différence entre historien et exégète, mais entre agnostique et croyant. L’exégète peut pratiquer une méthode purement historique, mais l’exégète croyant aborde le Nouveau Testament sous une autre lumière, faisant percevoir dans l’Écriture une valeur formellement différente par rapport à celle que lui reconnaît l’historien. Pour l’historien, le Nouveau Testament est un document parmi d’autres ; pour le croyant c’est la Parole de Dieu. (S’ajoutant à cela, dans la même ligne, il y a, dans la tradition et la théologie catholiques, l’idée plus précise de l’inspiration. Mais ici, je n’entre pas dans cette problématique, qui ne ferait que préciser le concept de « lecture du Nouveau Testament sous le regard du croyant »). Si j’ai souvent semblé tenir le langage de l’historien indépendamment de la foi, il y a là un réflexe apologétique ; je pense aussi à la discussion avec des non-croyants, c’est exact. Il n’empêche que mon propos est de lire l’Écriture-Sainte avec les yeux de la foi. Toutefois — et c’est une thèse que je propose ici sans la développer —, le rapport entre l’Écriture-Sainte vue par un pur historien et l’Écriture-Sainte vue par un croyant pourrait être le suivant : le contenu est pareil dans les deux cas, mais il y a une différence de valeur, de sens, de portée. La lecture croyante, à mon avis, n’apporte pas de nouvelles « informations », ne permet pas de donner un nouveau contenu à l’Écriture-Sainte, ne permet pas par exemple de déclarer certain ce qui est incertain au point de vue historique. Tout se joue, pour ainsi dire, suivant un rapport de matière à forme. Le contenu de l’Écriture-Sainte doit être déterminé par les méthodes historiques. Le sens de ce contenu bifurque suivant que vous êtes pur historien ou historien croyant. Pour l’historien, l’enseignement de Jésus par exemple est l’enseignement d’un homme qui a une autorité humaine à laquelle on peut attacher un certain coefficient. Pour le croyant, le même enseignement (l’adjectif est capital) est affecté d’un coefficient particulier d’intensité : ce que je découvre est parole de Dieu. Il s’agit en quelque sorte d’un enrichissement formel. C’est une thèse qui, je crois, n’est pas téméraire, mais que je me contente d’énoncer, alors qu’elle exigerait de nombreuses explications.
D. Coppieters :
10On pourrait peut-être saisir l’occasion d’élargir le débat, en ce qui concerne l’intervention de Mgr Descamps, en demandant aux autres conférenciers les points qui rejoignent leur préoccupation ou qui leur font problème ?
P. Liégé :
11Je me suis trouvé tout à fait à l’aise avec l’exposé de Mgr Descamps que j’ai lu intégralement. Il me semble très positif et très libérateur pour la foi des chrétiens de cesser de réclamer à Jésus de Nazareth, au Jésus pré-pascal, d’être purement et simplement l’initiateur historique d’un mouvement et d’une Église à la façon dont Gandhi est le fondateur du mouvement de non-violence qui se réclame de lui et qu’il organise. J’ai une vive conscience (confirmée par l’exégèse) que la prise de conscience de ce qu’est le mystère de l’Église a été donnée aux disciples essentiellement par le Saint-Esprit, dans l’événement même de la Pentecôte. Ainsi, ces premiers chrétiens ont compris ce qu’était l’Eucharistie sans d’abord vouloir reproduire la Cène du Jeudi. La Cène est un geste prophétique de Jésus qui anticipe l’Eucharistie de l’Église. L’Eucharistie est un acte sacramentel de l’Église, qui a surgi par le Saint-Esprit, après la Résurrection. Les livres d’apologétique de jadis voulaient que le Jésus historique ait vraiment fondé et déterminé sa figure dans le détail, telle qu’elle devait apparaître après Pentecôte et au long des siècles. Aujourd’hui nous nous référons à la Tradition autant et plus qu’au Jésus historique pour saisir l’origine de l’Église et son lien avec le Christ. Je n’aime guère le titre de l’ouvrage de Dodd qui a eu un grand succès : « Jésus, Fondateur du christianisme ». Je veux bien que Jésus soit dit Fondateur de l’Église, mais, pour le croyant, Jésus-Christ est davantage le Fondement permanent de l’Église. Je retourne plutôt au Fondateur à partir du Fondement.
Mgr Descamps :
12Je crois que nous pouvons nous rejoindre facilement. Tout mon exposé a essayé de montrer avec prudence en quel sens on pouvait dire que le Jésus de l’histoire a prévu l’Église. C’est une entreprise très délicate, où je suis sans doute allé jusqu’aux extrêmes possibilités de la science historique, au point que l’on pourrait me trouver trop optimiste. Mais, même si je me suis montré relativement optimiste pour interpréter les intentions du Jésus pré-pascal, il reste que le résultat global est évidemment modeste, et que Jésus n’a prévu l’Église que dans la mesure où il a « pu » la prévoir. Tout est là, dans la juste appréciation de ce que l’on peut apporter au nom de l’histoire.
Mgr Van Camp :
13Si je me permets d’intervenir à ce moment-ci, ce serait à cause du mot « historique », qui me paraît un mot extrêmement important. On peut comprendre ce mot comme appartenant à, ou comme désignant un événement, et un événement du passé. Seulement, on pourrait peut-être aussi prendre ce mot comme désignant l’historicité. Alors, on se réfère non pas au passé, mais au passé, au présent et à l’avenir, c’est-à-dire à la temporalité qui me paraît ressortir de tout ce que nos visiteurs ont pu nous dire. Qu’on puisse considérer qu’il a fallu un certain délai pour que l’institution existe, cela est une chose, mais, je me demande si l’institution n’est pas continue, c’est-à-dire que, d’emblée, il y a institution. Là, je serais moins à l’aise par rapport à ce que le Père Liégé a dit parmi d’excellentes choses, quand il a pensé l’Église en tension avec l’institution. Je me sens beaucoup plus près du P. Legrand quand il met vraiment l’institution à l’origine, en même temps qu’à tous les stades de l’actualité. Pour employer un mot venant d’un autre contexte, l’Église serait une « institution-instituante ». Comme telle, elle demande — restons dans le langage interdisciplinaire — une imagination, un imaginaire, une foi que Mgr Saudreau par exemple ou MM. Defois et Monneron ont si bien évoquée, mais encore et surtout la foi. Le titre de la session : « L’Église : institution et foi », on pourrait, comme tant de nos contemporains, être tenté de le lire : « institution ou foi ». C’est le mérite de notre session de nous mettre à l’écart de l’idéologie et d’intérioriser au cœur même de l’Église sa réalité historique en devenir.
14Une autre difficulté pour moi, c’est la question de la présence de Jésus et par conséquent celle de l’Esprit Saint. Il est extrêmement important (même le sociologue ne dira pas le contraire) de montrer, de pouvoir croire et espérer que Jésus est présent, et pas seulement dans l’imaginaire de ses disciples. Quel est le mode de présence du Christ dans l’institution ecclésiale en tant qu’institution-instituante ? Vous en parliez tous, mais peut-être de manières différentes.
15Enfin, une dernière question, à laquelle je viens malgré son aspect provocant. Elle s’adresse au Père Legrand : qu’est-ce que la théologie ? Qu’est-ce que le droit ?
16Serais-je indiscret en demandant d’abord au Père Liégé et au Père Legrand de comparer leurs positions respectives concernant le premier thème soulevé ?
P. Liégé :
17Je souhaiterais, Monseigneur, que vous précisiez ce que vous sentez, ce que vous pressentez comme différence. Vous avez l’air de la sentir avec beaucoup de force et, moi, je n’ai pas cette perception.
Mgr Van Camp :
18J’ai l’impression que l’institution pour vous, Père, est un « os », je veux dire quelque chose que l’Église doit rencontrer à un moment de son histoire mais qu’au début, elle n’est pas institution. Ou, en tout cas, que, si elle est institution, elle l’est à cause d’un certain aspect fatal, nécessaire, qu’« il faut bien passer par là ». C’est ce que j’appelais un os. Tandis que, chez le Père Legrand, j’ai l’impression que cet os est le squelette vivant de l’Église. Vous voyez ce que je veux dire, Père ?
P. Liège :
19Non. Je ne vois pas du tout dans ce que vous venez de dire l’expression de ma pensée. Cependant, si vous l’avez perçue ainsi, c’est que j’ai quand même laissé accroire que c’était un os...
Mgr Van Camp
20J’ai souligné plusieurs formules chez vous où l’on voit l’écart entre l’Église et l’institution. Non seulement les deux derniers stades de l’institution et les stades dérivés, mais encore l’essentiel même de l’institution.
P. Liège :
21Comme je l’ai dit tout à l’heure, c’est vrai que pour moi l’institution de la grâce n’est pas la grâce et que l’institution du Royaume n’est pas le Royaume. À l’intérieur de l’Église, la réalité institutionnelle, qualifiée de sacramentelle, n’a pas la consistance de ce qui est déjà eschatologique. Ce qui faisait dire à peu près, à saint Augustin : « Voyez notre Église aujourd’hui ; elle est comme une femme qui a quelque mal à marcher ; c’est pourquoi elle a des bandages, elle a des plâtres, elle a des béquilles ; tout cela, ce sont les évêques, ce sont les dogmes, ce sont les sacrements. Présentement, l’Église a besoin de tout cela pour marcher, mais un jour, dans la Jérusalem d’en haut, elle sera libérée de tout ça, elle sera pleinement Église ».
Mgr Van Camp :
22La Jérusalem céleste apparaît, me semble-t-il, — et on ne peut pas avoir d’autre vision eschatologique que celle qui nous est donnée, — instituée et structurée...
P. Liégé :
23Je me garderai de décrire ici la Jérusalem céleste, sinon par rapport à sa différence, par rapport à l’Église de maintenant...
Mgr Van Camp :
24Non, c’est le contraire que je veux dire...
P. Liégé :
25Je m’appuyais sur saint Augustin...
Mgr Van Camp :
26Oui, Père, mais je croyais avoir saisi chez vous qu’il y avait dans l’Église un aspect eschatologique instauré dès maintenant, indépendamment d’une institution.
P. Liégé :
27Pas indépendamment. Mais plus consistant, plus définitif, oui, lié présentement à l’institution, mais constituant l’Église comme Église plus profondément que son aspect institué. Il y a, à l’intérieur de l’Église, une tension eschatologique profonde : tout en acceptant, — et non pas comme un « os », mais comme une nécessité venant des intentions les plus profondes de son Seigneur, comme un don, — d’être présentement instituée, l’Église est habitée par une impatience eschatologique. Elle aspire au jour où elle sera pleinement elle-même sans être encore instituée, l’Église du Royaume. Quand le Curé d’Ars disait, avant de mourir, que son seul regret, c’était de penser qu’il ne dirait plus la Messe dans l’éternité, il se référait à une ecclésiologie douteuse parce que, ce qui est important, c’est la communion avec le Christ et non pas le sacrement présent dans lequel la communion avec le Christ nous est donnée.
Mgr Van Camp :
28Je vous remercie beaucoup d’avoir éclairé les choses et le dialogue avec le Père Legrand devrait se poursuivre...
P. Legrand :
29Je me réjouis de ce qu’a dit Mgr Descamps : je ne pense pas non plus que l’on puisse dire, en rigueur de termes, que le Christ a fondé une Église comme quelqu’un a fondé une société. Malheureusement tous les canonistes ne sont pas encore libérés de cette représentation que l’on décèle dans l’usage trop fréquent dans leur discipline de l’adage « ubi societas, ibi ius », car dans ce cas, le droit de l’Église n’est rien d’autre que la forme sacrée d’un processus naturel : là où il y a une société, il y a un droit. Mais Mgr Descamps nous a obligés à voir le rapport de l’Église au Christ dans une plus grande profondeur puisque l’Église naît à la fois de la prévision du Christ, mais aussi de la dernière Cène, appelée institution de façon intéressante, et aussi de la Pentecôte, et donc des sacrements. Pour moi, comme Mgr Van Camp l’a si bien exprimé, l’Église est une institution-instituante. En parlant de processus, j’entendais souligner cela. Ce sont des processus concrets qui d’ailleurs, tous, ont un statut épiclétique, pour répondre à la question relative à l’Esprit Saint. Aucun sacrement n’est jamais célébré que dans la communion de l’Esprit Saint : pour qu’il y ait sacrement, il faut au moins qu’il y ait deux chrétiens dont l’un dise « Amen » à l’autre dans la communion de l’Esprit Saint. C’est pour cela que toutes nos liturgies eucharistiques s’ouvrent par : « le Seigneur soit avec vous » et par la réponse : « Et avec votre Esprit ».
30Une objection a été formulée selon laquelle nous aurions présenté une vision totalitaire de l’institution. La conceptualité que j’ai mise en œuvre, pour ma part, me paraît précisément de nature à écarter tout danger de ce genre. Si l’Église comme institution, au sens précis que j’ai donné à ce terme, résulte d’un certain nombre de processus concrets, à la fois communautaire, liturgiques et juridiques, et en tout cela sacramentaires, je crois qu’une vision totalitaire de l’institution est par là même écartée, pour plusieurs raisons.
31D’abord, un tel droit sacramentaire part forcément de l’Église locale, de l’Église qui vit en tel lieu et qui prend corps dans ce lieu par ces processus concrets que sont l’annonce de la Parole de Dieu, la confession de la foi, la célébration du baptême, de l’eucharistie, de l’ordination, de la pénitence. Remarquons, au demeurant, que ces processus ne se situent pas dans un « intérieur » de l’Église qu’on pourrait opposer à cet extérieur que serait la société, car ils sont toujours une prise de position à l’intérieur de cette société où l’Église vit. Si donc le droit sacramentaire, que l’on ne peut isoler de son environnement social, est premier, forcément les Églises locales sont au point de départ et sont des Églises-sujets. Nous avons, alors, des processus entre Églises locales, en termes de transmission et de réception : ce qui se passe dans telle Église locale, telle autre Église locale est amenée à le recevoir ou à ne pas le recevoir. Cette articulation entre Églises locales sous la forme des processus de transmission-réception répond d’avance à l’objection faite, car la vitalité d’une telle structure permet de sauvegarder à la fois, dans l’Église, l’autorité et la liberté. Cela veut dire que si le droit sacramentaire est vraiment fondateur, aucune Église locale ne peut s’ériger en instance souveraine, au sens juridique du terme, au sens où elle pourrait décider de tout elle-même, unilatéralement. Puisque la vie chrétienne ne peut se produire que dans la communion des Églises entre elles, échanges et réception, qui sont tout le contraire d’une structure totalisante, favorisent la diversité en même temps qu’ils exigent l’unité.
32Éclairons ce point par un exemple, celui de la Réforme du XVIe siècle qui peut être comprise comme un processus historique à deux faces. Il y a eu schisme lorsque l’Église locale de Rome s’est érigée en instance souveraine, n’attendant plus des autres Églises que l’obéissance mais non plus la réception de ses décisions. Parallèlement, du côté de la Réforme, les Églises locales protestantes se sont érigées en instances souveraines, n’attendant plus la réception de leurs décisions par l’Église entière. Ce qui signifie que dans un cas l’on a eu beaucoup d’autorité et fort peu de liberté, et que dans l’autre, on a eu assez de liberté mais fort peu d’autorité. Cet exemple montre que la vision de l’institution comme instituante, à partir de processus concrets, n’est pas totalisante, parce qu’elle a son point de départ dans l’Église catholique locale.
33Cette même vision du jeu de la réception entre Églises permet de revaloriser le droit coutumier, qui lui aussi bat en brèche une vision totalisante de l’institution. Selon la législation actuelle de l’Église catholique, le droit coutumier n’obtient d’existence que par la reconnaissance de l’autorité compétente ; mais dans la vision que nous avons développée et fondée théologiquement, le droit coutumier devrait avoir une place beaucoup plus large.
34Dernière remarque, si nous situons notre point de départ dans le droit sacramentaire, une telle perspective exige le déploiement des droits des chrétiens. Prendre le baptême au sérieux, prendre le peuple de Dieu au sérieux, c’est en même temps vouloir leur donner leur déploiement institutionnel. Par là encore, nous paraît-il, tout danger d’institution totalisante est écarté car le peuple de Dieu s’exprimera forcément dans la diversité, les conflits, appelant par là même des négociations qui écarteront les solutions uniformisantes.
35A la question de Mgr Van Camp : « Qu’est-ce que le droit ? qu’est-ce que la théologie ? », je répondrai par une formule : le rapport religieux chrétien est un rapport nécessairement juridique. Évidemment, si nous identifions droit et norme, ce qu’encourage le normativisme régnant dans le droit actuel, une telle formule est difficilement recevable. Pourtant, si nous sommes sauvés par grâce, on doit avancer que le rapport religieux chrétien est nécessairement un rapport juridique, puisque l’Évangile et la grâce sont synonymes et que la grâce est un statut juridique. Théologie et droit sont indissociables. Le malheur veut que nombre de canonistes modernes se soient contentés, trop modestement, d’être des juristes positifs et n’aient pas constamment réagi en théologiens. Pourtant, sous peine de s’aliéner, le droit canonique doit être une discipline véritablement théologique mais avec une conceptualité proprement juridique. À ce point de vue, je ne serais pas très partisan d’un droit dit « pastoral ». Je suis également des plus réticent devant ce programme, proposé assez récemment par une revue théologique connue, qui voudrait qu’on « déjuridise » la théologie et que l’on « déthéologise » le droit. Il s’agit au contraire de les penser ensemble. Le droit doit être une discipline proprement théologique, et s’il n’est pas proprement théologique il risque fort de jouer dans l’Église le rôle qui, dans l’État, revient à la raison d’État. Ou bien encore il risque de n’avoir qu’un statut consécutif, d’attendre ses principes et ses décisions d’ailleurs, d’être purement subalterne. La santé du droit canonique exige de lui qu’il soit théologique ; qu’il n’adopte pas, par exemple, sans critique théologique une conceptualité élaborée par le droit romain, païen, qui ne peut rendre justice au donné révélé.
J.-L. Monneron :
36Je voudrais simplement demander au Père Legrand de préciser ce qu’il vient de dire parce que je le ressens comme quelque chose d’important. De quelle conceptualité le droit est-il porteur ? Pourriez-vous ensuite montrer comment cette conceptualité juridique s’articule à l’ordre de la grâce et de la vérité ?
P. Legrand :
37En premier lieu, je ferais remarquer ceci : si vous lisez l’introduction de l’énorme Traité de droit canonique de Naz, de loin le manuel le plus répandu dans les séminaires francophones, vous y lirez que le droit se réduit purement et simplement à l’ensemble des lois ; ce qui du seul point de vue juridique n’est pas très recevable, car pour les bons juristes, le droit ne peut se réduire à la loi. Certes l’Église a besoin d’un droit normatif ; à titre d’exemple, elle a besoin d’un droit administratif. Mais le type de droit propre à l’Église se découvre par une herméneutique des termes proprement juridiques de l’évangile, termes qui sont à prendre au sérieux juridiquement : l’alliance, le testament, l’adoption, la fraternité, le témoin, l’envoyé... Toutes ces catégories relèvent d’un autre droit que le droit normatif de législation. Dans l’Église d’aujourd’hui les processus qui explicitent ces réalités sont des processus confessants et liturgiques, où les instances intellectuelles, pour être présentes, ne sont pas dissociables des processus eux-mêmes, des actes posés, de la vie commune...
J.-L. Monneron :
38C’est presque faire quelque chose avant de la croire ?
Père Legrand :
39Oui, presque, puisque croire ne peut être un acte isolé et n’échappe pas à l’action. Du point de vue historique, les confessions de foi chrétiennes ne sont pas nées de congrès de théologiens, mais elles sont nées de la pratique baptismale et de la pratique liturgique, notamment des anaphores eucharistiques. Il est inquiétant qu’aujourd’hui on veuille prendre le chemin inverse. On voudrait que les « principes » théologiques déterminent le droit et la liturgie. Ce n’est plus la lex orandi qui détermine la lex credenti, mais, de façon consécutive, on voudrait que de la lex credendi, on déduise une liturgie et un droit. On sait que Pie XII insista pour que l’on corrige dans ce sens l’adage reçu.
D. Coppieters :
40Dans les questions posées tout à l’heure, il y avait la question à laquelle le Père Legrand a déjà répondu en substance concernant la dimension unitaire de l’institution telle qu’elle semblait se dégager des différentes contributions. Il a exprimé un désaccord tout à fait franc par rapport à cette interprétation. J’ai l’impression que les autres conférenciers n’ont jamais voulu défendre une interprétation et une réalisation unitaires au sens uniformisant et totalitaire.
G. Defois :
41De fait, il y a une tradition d’institutionnalisation dans l’Église et dans la société qui est la nôtre. Elle a été fondamentalement une institution totalisante, c’est-à-dire qui envisageait d’assurer l’ensemble des besoins et des activités des groupes humains. Prenez, par exemple, l’école d’il y a encore quinze ou vingt ans dans l’enseignement catholique, l’école était un lieu totalisant (je n’ai pas dit totalitaire) en ce sens qu’on assurait pour les jeunes l’enseignement, le loisir, la vie spirituelle en un même lieu. Il y avait une volonté d’unification des comportements des hommes. Prenez encore la paroisse traditionnelle dans le monde rural : elle permettait par ses insitutions une totalisation ou plutôt l’unification de l’ensemble des activités humaines. Or, ce qui arrive avec l’urbanisation, c’est, au contraire, une spécialisation des fonctions sociales. À ce moment-là, ces institutions, de par l’évolution de la société, ne peuvent plus de fait assumer ces fonctions de totalisation. C’est assez important pour l’Église parce qu’il est sûr que nos institutions faisaient le lien, quasi automatiquement, entre la foi et la vie parce que, dans ce monde rural, le lieu de la célébration de la foi et le lieu de l’activité économique coïncidaient. Or, l’on voit très bien que dans la société actuelle nous n’en somme plus là. Est-ce que, dans ce que nous appelons la crise des institutions aujourd’hui, il n’y a pas dans nos esprits, cette sorte d’image d’une institution devant coiffer l’ensemble des activités humaines ? Et c’est, non la dureté des temps, mais l’évolution même des rapports sociaux qui empêche que cela se reproduise aujourd’hui. Alors, ce que nous trouvons dans une société que l’on dit « en crise » ou que l’on dit « éclatée », ce n’est pas autre chose que l’apparition des différenciations sociales avec beaucoup plus de violence et beaucoup plus de relief qu’autrefois. Car les rapports sociaux deviennent beaucoup plus difficiles et la question de l’institution est une question, alors qu’elle ne l’était pas dans une période de relative unification.
42Autrement dit, je ne crois pas que cette question des institutions totalisantes soit une question de morale ou de retard intellectuel ou que sais-je encore, mais c’est d’abord un problème d’organisation des sociétés. À partir de là, il s’agit de se demander, dans le contexte social qui est le nôtre, comment peuvent s’institutionnaliser à nouveaux frais des rapports humains, que ce soit au nom du droit, que ce soit au nom d’un certain nombre d’intérêts économiques et que ce soit, aussi, au nom de la foi. Je crois que la société elle-même nous impose des formes d’institutionnalité différentes du passé. Il y a aussi un problème socio-économique et un problème socio-culturel devant lequel nous sommes. La question n’est pas morale : elle est d’abord, me semble-t-il, au plan du sociologue qui parle, un problème de société, et par là se révèlent de nouvelles questions éthiques.
D. Coppieters :
43Pourriez-vous préciser dans quel sens vous avez utilisé le terme de « consensus » qui est revenu assez souvent dans votre intervention et qui a été utilisé aussi, avec assez bien d’insistance, par Mgr Saudreau ? Est-ce dans la même signification que vous employez le terme ?
G. Defois :
44Je pense que dans un contexte de société stable, le fonctionnement des institutions elles-mêmes entraîne, d’une certaine façon, l’unité des pratiques, l’unité de l'ethos, c’est-à-dire l’unité des représentations et des pratiques. Il l’assure, par une sorte de répression — mais encore une fois, il ne faut pas toujours donner à ce mot le sens si négatif que nous lui connaissons —, parce que ces institutions sont une sorte de courroie d’entraînement. Alors, bien sûr, comme pour tout dynamisme humain, ce phénomène engendre des forces qui se marginalisent, mais surtout un courant global qui crée des évidences collectives. Je m’excuse de cette comparaison quelque peu mécaniste. Dans une société comme la nôtre, il me semble qu’une des données de base, c’est l’éparpillement des valeurs, l’éparpillement des groupes sociaux et, effectivement, une sorte de dissociation du fonctionnement de ces structures fondatrices du tissu social.
45Il reste donc à savoir pourquoi des hommes se rassemblent et pour quoi faire. En contexte urbain, ils se rassemblent, non pas au nom d’une donnée de la nature ou d’une donnée du voisinage géographique, mais au nom d’intérêts communs. Des hommes peuvent se rassembler non pas parce qu’ils sont de tel village, mais, par exemple, parce qu’ils sont sensibles à des valeurs communes. Le consensus, c’est ici le fait que des gens ont des « sens » communs, des intérêts qui les font se rassembler et faire quelque chose ensemble. L’institution n’est plus un point de départ, elle est une médiation dans l’évolution des rapports sociaux. De sorte que cette question d’établir des consensus est pour l’Église, au plan d’une politique ecclésiale, une nécessité pour que des hommes et des femmes ne continuent pas d’appartenir à l’Église en vertu d’une pratique religieuse acquise, mais qu’ils trouvent des raisons pour lesquelles la foi supporte des structures communes et des raisons pour lesquelles ils se rassemblent et font quelque chose ensemble au nom de la foi. Le consensus débouche sur le problème de l’identité et sur le problème de la solidarité entre les chrétiens.
J.-L. Monneron :
46Mais, ce qui est important, c’est que le consensus n’existe pas forcément au niveau des raisons qui déterminent à faire quelque chose, mais au niveau du faire quelque chose.
Mgr Saudreau :
47Les deux idées sont liées quand même. Tout à l’heure, en écoutant le Père Legrand, en vous écoutant tous les deux, j’essayais de faire le chemin, mais j’y arrivais mal. Je ferai donc état d’une réflexion inachevée, à partir d’un exemple : la pratique pastorale du baptême des petits enfants, c’est un cas où il n’y a pas consensus actuellement dans une Église locale et où, par ailleurs — et à ce point de vue-là, je crois que j’ai entendu le Père Legrand dire, mais dans une incise, qu’il était contre un droit pastoral — des chrétiens demandent quel est leur droit par rapport au baptême de leur enfant (parce que tel curé leur a refusé et qu’ils ne veulent pas subir). Un droit pastoral est indispensable. Analysons pourquoi — et là je rejoins le Père Legrand — : à la source du droit à propos du baptême sont premiers le don de grâce et le don du statut ecclésial. Pour les chrétiens et pour le prêtre qui accueillent les parents, il est inévitable de se poser la question : Quelle est la foi des parents qui demandent le baptême pour leurs enfants ? C’est une question dont la réponse est au-delà des lois, au-delà des normes d’une certaine manière, puisqu’elle demande un jugement sur l’attitude subjective, personnelle de foi des parents. Il faut arriver à créer peu à peu un consensus entre les parents, le prêtre et la communauté sur le sens de la démarche du baptême. Il y a un deuxième problème : le fait que nous vivions en communauté fait que la négociation de ce consensus apparaît parfois comme un rapport de force, entre le curé et les parents, c’est-à-dire entre des membres de la communauté chrétienne et l’un des membres qui a une certaine fonction. À ce moment-là, les parents demandent : donnez-nous un droit ; cela veut dire : protégez-nous de l’arbitraire éventuel de tel curé. Je ne vois pas très clair, mais je ressens la question à partir de cas concrets. Un droit juridique peut jouer un certain rôle par rapport à l’institutionnel de grâce.
P. Legrand :
48Quand j’entendais récuser un droit « pastoral » précédemment, je tenais à souligner que, pour moi, le droit doit être un véritable droit. Bien entendu, dans mon esprit, un droit véritable est un droit pastoral. Mais un droit véritable est compatible avec plusieurs politiques pastorales. Le critère en provenance du droit de la grâce est la reconnaissance de la grâce. Ainsi, pour prendre une analogie, dans le cas d’un testament fait en votre faveur, celui-ci est perdu pour vous, dans les sociétés anciennes, si vous ne démontrez pas de reconnaissance. L’analogie est lointaine. Il ne saurait donc y avoir de détermination universelle du genre « on baptisera tous les enfants » ou « on ne baptisera plus les enfants ». D’ailleurs, cela serait-il pastoral ?
D. Coppieters :
49M. Defois pourrait-il répondre à la question qui lui a été posée sur le sens qu’il donne à l'ethos des classes moyennes comme rendant compte de la critique de l’institution ?
G. Defois :
50C’est quasi impossible, parce que c’est une notion vague que j’ai employée globalement d’ailleurs. Cela a l’intérêt de préciser un modèle, un type de rapport aux choses et aux structures sociales, mais il ne s’agit pas de prendre cela en un sens essentialisable qui ferait que toute personne qui ne serait pas de profession libérale, ni de la classe ouvrière ni des catégories populaires, serait automatiquement ainsi. Non, c’est un certain nombre d’observations que l’on repère chez les cadres, les employés et les professions que l’on situe dans les classes moyennes. Il ne s’agit pas d’ossifier ces remarques.
51Ce que j’ai voulu dire, c’est qu’il se trouve que notre société développe un certain nombre de catégories sociales qui, effectivement, ont pris, à travers leur cursus professionnel ou culturel, de la distance par rapport aux origines populaires qui étaient les leurs et qui ont souvent un projet de mobilité socio-culturelle ou professionnelle importante. Or ils se trouvent aujourd’hui, dans la société qui est la nôtre, en état de dépendance. Ils ont un certain besoin de pouvoir social. La société d’aujourd’hui n’a pas de lieu, si j’ose dire, pour satisfaire ce besoin de pouvoir. Ces individus n’ont pas un pouvoir politique et économique qui soit à la hauteur de leur pouvoir culturel. D’où, une sorte de frustration ou plutôt de distorsion entre le monde dont ils rêvent et les capacités réelles qui leur sont données. Alors, cela peut développer deux formes antithétiques quant aux pratiques politiques : soit une identification à l’ordre établi et ainsi une surcharge dans la poursuite des grades, etc. — cela vous donne le « gentil cadre avec son attaché-case », qui s’identifie parfaitement à l’entreprise —, soit — et vous trouvez cela souvent chez les travailleurs sociaux — une critique systématique de la société.
52Or, il faut bien dire que le monde ecclésiastique, dans ses catégories les plus jeunes, est souvent apparenté au monde des travailleurs sociaux. Il est très sensible à cette critique sociale. Par conséquent, un certain nombre de critiques des institutions que nous entendons autour de nous, le vœu d’une société aux relations simples, etc., aux relations sans l’autorité, viennent souvent de cette catégorie qui, dans nos sociétés, est en train de se développer, d’acquérir une force sociale et une maîtrise culturelle importante. Nous avons là toute une population extrêmement disponible et qui cherche très souvent dans l’Église des formes de compensation. Mais quand je dis que ce sont des formes de compensation, je n’ai pas entendu du tout les disqualifier. Il est sûr que ce sont ces chrétiens qui sont les plus demandeurs de formation théologique, spirituelle, intellectuelle, de formation aux sciences des relations sociales. Ils sont les plus disponibles pour faire du catéchisme, pour remplir des ministères dans l’Église, etc. Si nous laissons faire les choses, nous sommes en train probablement de réaliser avec les classes moyennes dans l’Église ce que nous avons réalisé au siècle dernier avec les classes rurales. Ce peut être un choix, mais il est important d’être sensibles à d’autres choix possibles et de ne pas prendre comme catégorie dernière cette critique des institutions que nous entendons autour de nous, alors qu’il y a d’autres demandes de type beaucoup plus sécurisant, d’une aide des institutions, etc.
53Gouverner, c’est gérer des besoins différents. Car l’attitude à l’égard des institutions n’est jamais une attitude uniforme. Et c’est en ce sens que le rapport instituant dont on parlait tout à l’heure n’est jamais simple. On ne substitue pas magiquement un rapport d’instituant à un rapport d’institué : il y a dans toute institution la dialectique instituant-institué. Il y a des groupes sociaux qui ont besoin d’être institués et des groupes sociaux qui ont besoin d’être instituants. Le problème c’est d’arriver à ce que les membres de l’institution vivent avec un minimum de consensus pour être solidaires à l’intérieur de cette forme institutionnelle. Mais il faut inscrire tout cela dans une dynamique de rapports sociaux et non pas dans des catégories morales qui feraient que être institué, c’est mauvais et que être instituant, c’est bien. Le consensus n’est pas quelque chose de stable, il est au contraire une sorte de perpétuelle remise en cause de l’état des choses à laquelle la vie d’abord, et non pas notre bonne volonté, nous contraint, et à l’intérieur de cela, il s’agit de savoir quel jeu nous jouons.
J.-L. Monneron :
54Ce que vient de dire le Père Defois à propos des classes moyennes me semble très suggestif et riche de prolongements possibles : ce qui est en effet indiqué, c’est que les classes moyennes, du fait de leur évolution professionnelle et culturelle, sont placées dans une situation telle que leur manière d’apporter leur adhésion à des valeurs ou à des institutions s’en trouve transformée. Elles manifestent un besoin d’investissement personnel plus exigeant, et cherchent, bien que de manières très variées, une sorte de participation plus effective au pouvoir. Or, s’il en est vraiment ainsi, cela ne peut pas ne pas avoir des conséquences très importantes au niveau des institutions, vu que ces classes moyennes, dans nos sociétés développées, voient leur influence augmenter à des niveaux très divers, au point même qu’on peut les considérer comme porteuses probables du modèle sociétaire qui s’instaure.
55Bien sûr, il s’agit là d’une affirmation si rapide et si massive qu’on ne peut sans doute l’accepter sans nuances. Elle donne néanmoins à penser. Car on constate au niveau de nos Églises des évolutions qui, sans être forcément déterminées par cette manière d’être des classes moyennes, présentent avec elle bien des analogies. N’est-on pas, en effet, en train de passer, lentement mais réellement, d’une institution religieuse à laquelle l’adhésion était automatique, à une institution où le mécanisme de l’adhésion est de plus en plus volontaire ? Jadis, on naissait à la fois Français et catholique. Il n’y avait pas moyen de faire autrement : le sujet du Roi Très Chrétien était, de ce fait même, fils de l’Église. Petit à petit, au fur et à mesure de la laïcisation de l’État, puis de la libéralisation de la société, il n’en a plus été de même, même si les processus antérieurs ont continué longtemps, en certaines régions, à produire leurs effets, De nos jours, c’est le poids des contraintes sociales, culturelles, familiales qui, peu à peu, s’estompe. Je ne veux pas dire que, pour autant, on aille forcément vers une Église de volontaires, une Église de purs. Ce serait là raisonner en termes du passé, où le fait de choisir était nécessairement le privilège d’une élite ou la marque d’une situation d’exception. Dans nos sociétés de classes moyennes et d’orientation libérale, on peut au contraire imaginer que l’adhésion des masses ne redeviendra possible qu’à condition que soit réellement reconnue la possibilité pour chacun de se déterminer personnellement. Il se peut, bien sûr, que cette perspective soit lointaine ou qu’on ait des doutes sur le caractère autonome des décisions d’adhésion. Peu importe. Ce qui demeure déterminant, c’est que la structure du processus d’adhésion aura été transformée et que l’institution ne pourra pas ne pas tenir compte de ce changement, si elle veut conserver sa force d’attraction.
56Or, une telle remarque me retient, dans la mesure où elle rejoint quelques-unes des remarques finales que je proposais, dans mon exposé, au sujet de l’avenir de l’institution ecclésiale. Au fond, jusqu’à un passé très récent, il semble bien que la dialectique de l’instituant a le plus souvent joué, dans nos Églises, au bénéfice du premier terme. L’Église, c’est une société religieuse, maîtresse d’une vérité tout entière possédée, productrice de normes impératives. Or, c’est cela aujourd’hui qui s’effrite, avec les importantes conséquences que l’on connaît. Est-ce dû à la montée des classes moyennes ? À l’effet de la diffusion d’un libéralisme pratique qui se répand dans tous les domaines de la vie collective ? A des ruptures culturelles inattendues ? Il n’est pas question d’en trancher ici. Mais ce dont on peut être sûr, c’est que cela ne peut pas ne pas avoir d’effet sur ce que les hommes, collectivement et individuellement, attendent de l’institution.
57Il se peut donc que cette dernière soit obligée de consentir à de profonds rééquilibrages. Pour faire vite, on peut par exemple se demander s’il ne sera pas nécessaire d’aller vers une église qui sans cesser d’être une société religieuse, le sera surtout en tant que lieu pédagogique de l’Alliance pour toutes les communautés de chrétiens ; vers une Église qui devra moins se concevoir comme détentrice d’une vérité toute faite que comme le symbole de la Présence-Absence du Christ ressuscité qui est sa seule vérité ; vers une Église plus interrogative que normative. Non sans doute qu’un terme doive exclure tout à fait l’autre : on aura toujours besoins d’une norme, d’une organisation sociétaire, d’une attestation magistrale de la vérité. Mais peut-être devient-il nécessaire de préciser, de localiser ces fonctions contraignantes pour qu’en étant moins qu’autrefois identifiées à l’ensemble de l’institution, elles demeurent utilement au service d’une institution davantage capable de rassembler tous ceux qui, de manière combien différentes, feront un pas vers elle.
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