Chapitre I. Présent et avenir de l’institution ecclésiale : l’exemple français
p. 11-34
Texte intégral
1Quiconque souhaite aborder l’importante question de l’institution à partir de l’examen de la situation présente de l’Eglise catholique, se heurte à d’innombrables difficultés. Il n’est pas, il n’est plus, en effet, possible de porter uniquement l’attention sur ce qui concerne le gouvernement général de l’Eglise, sur ce qui se passe à Rome. Par ailleurs, qui pourrait donc se vanter de rassembler les informations nécessaires à une prise de vue globale de toute la catholicité ? Il y a sans doute toujours eu, mais il y a de plus en plus, des Eglises catholiques différentes, affrontées chacune à des problèmes spécifiques et, il serait possible de montrer que, d’un continent à l’autre, d’une culture à une autre, le problème de l’institution ne se pose pas en termes identiques. C’est pourquoi, et sans chercher le moins du monde à ériger cet exemple en norme, on s’est limité ici à une rapide évocation du cas de l’Eglise de France. D’abord, parce que ce cas est celui que nous connaissons le mieux, et ensuite parce que cette démarche monographique nous paraît la plus utile dès lors que l’on veut faire surgir les questions qui paraissent aujourd’hui les plus urgentes, et dessiner quelques perspectives.
2Il faut cependant tout de suite indiquer que cette manière d’aborder le présent de l’Eglise de France ne va pas tout à fait de soi. D’abord, parce que la question de l’institution est l’une de celles qui soulève le plus de controverses, et ensuite parce que le mot lui-même recouvre une réalité qu’il est très difficile de délimiter. Se bornerait on en effet à une simple analyse de l’évolution des structures institutionnelles de l’Eglise de France, qu’on passerait probablement à côté de l’essentiel. Inversement, dès que l’on s’efforce d’aborder dans son ensemble la question de l’institution, le champ semble s’élargir à l’excès, car cette question s’isole mal des autres problèmes qui se posent à l’intérieur de « l’économie » catholique, ceux relatifs par exemple à la spiritualité, à la recherche théologique, à la réflexion éthique, etc... Il y a donc là un problème de limite. Et il est permis de penser que ce problème n’est pas seulement méthodologique, mais qu’il touche au plus profond des choses. Il apparaît ainsi que la question de l’institution touche à toutes les autres, alors même que se fait davantage sentir le besoin de mieux préciser son rôle afin que, dans l’Eglise, la partie ne se prenne pas abusivement pour le tout. Paradoxe sans doute, mais paradoxe qui se retrouve au cœur de bien des débats actuels.
3Reste à dire, brièvement, ce qu’on entend ici par institution. Au risque d’une limitation excessive de la perspective, on dira que l’institution équivaut à l’ensemble des règles — d’appartenance, de fonctionnement et d’organisation de la vie collective — qui, par l’intermédiaire de pouvoirs eux-mêmes différenciés, engendrent des contraintes agissant sur les individus ou groupes d’individus autonomes qui composent cette collectivité. Ces règles sont, en ce qui concerne l’Eglise catholique, d’origine complexe, ne serait-ce que parce que se combinent ici des principes d’organisation qui correspondent à la raison d’être et aux objectifs spécifiques de l’Eglise comme communauté de foi et des modalités de fonctionnement visiblement empruntés à la société profane. Quel que soit le caractère des problèmes engendrés par cette complexité, nous les laisserons de côté. Et nous nous contenterons d’indiquer que la solidité d’une institution tient à la fois au caractère durable des règles qu’elle instaure et à la légitimité qui leur est reconnue par les membres de la collectivité.
4Ces définitions sont sans doute insuffisantes. Elles ont cependant le mérite de montrer quelle place capitale les questions relatives à l’institution ont tenu dans la vie de l’Eglise de France. Quels ont été en effet depuis quinze ans les sujets les plus débattus ? Ceux relatifs au rôle et au statut du prêtre ; ceux qui touchent aux signes visibles de l’appartenance à la communauté, pratique religieuse et « politique » des sacrements ; ceux qui se rapportent à la distribution des pouvoirs dans l’Eglise, ainsi qu’au rôle de l’Eglise dans la société ; ceux-là enfin qui ont mis en question le rôle de l’autorité, qu’il s’agisse d’éthique sexuelle, ou du surgissement « d’oppositions » virulentes à l’intérieur de l’Eglise. Dans tous les cas, ces débats concernaient de très près le fonctionnement, la légitimité, la pérennité de l’institution. C’est en ce sens qu’il est raisonnable de parler à ce propos de « crise », à condition cependant qu’on n’exclue pas a priori la possibilité pour cette crise institutionnelle de n’être que l’aspect le plus visible d’un ébranlement encore plus général.
5Dans cette perspective, notre propos sera double. On essaiera tout d’abord, par le détour d’une brève plongée dans les événements, de montrer en quoi et pourquoi l’institution s’est trouvée mise en question dans la période qui nous retient. Ensuite viendra le temps d’un bilan et d’une réflexion interrogative sur l’avenir de l’institution.
I. La crise
6Si rapide que doive être ici l’évocation, un bref retour sur le déroulement des événements s’impose à quiconque souhaite prendre la mesure de ce qui se passe aujourd’hui.
7Où en est donc l’Eglise de France, il y a environ quinze ans, par exemple au moment où s’ouvre le concile Vatican II ? Sa place est originale, car elle se définit à la fois par les orientations qui sont les siennes et par le rôle qu’elle joue au sein de l’Eglise universelle. Cette dernière est alors probablement à l’apogée de ce que le P. Congar a nommé d’une manière très heureuse le « système confessionnel catholique ». Ce système se définit par un ensemble très cohérent de normes, de structures d’autorité, de comportements traditionnels. Il est le fruit d’une longue histoire, diverses et mouvementée : la Réforme-Contre-Réforme dite tridentine, les restaurations catholiques du XIXme siècle, et, dans ce prolongement, la mise en œuvre du projet « instaurateur » (instaurare omnia in Christo) de Pie XI l’ont tour à tour façonné. Dans cet ensemble majestueux auquel les dernières années du pontificat de Pie XII avaient donné une allure quelque peu raidie, l’Eglise de France s’était voulue, de bien des manières, pionnière. Elle réussit à l’être, au prix de profondes meurtrissures, mais sans cesser un instant de demeurer, à part entière, un élément de ce vaste système1 : la formation et l’orientation de ses chefs et théologiens, de même que l’empreinte due à l’influence de l’Action catholique, rendent compte de cet ancrage. Il n’y a pas alors de crise massive de l’institution. Bien au contraire, l’ouverture d’un concile que tous escomptent réformateur, paraît inaugurer le temps d’un « printemps » inespéré. Chez beaucoup d’observateurs, une estimation un peu rapide va bientôt faire naître l’idée que Rome même se met à l’heure française.
8Mais cette période d’euphorie dure peu. Lui succède au contraire durant quelques courtes années (de 1965 environ à 1968) un temps de flottement : dans une atmosphère générale d’expectative optimiste, marquée entre autres par la publication des textes conciliaires et des comptes rendus et réflexions auxquels l’événement donne lieu, la situation semble devenir indéfinissable. D’un côté, et c’est sans doute le plus important, on procède à la mise en œuvre des orientations conciliaires, on met en chantier de multiples projets, sous la conduite d’une épiscopat qui s’affirme vigoureusement accordé à la dynamique du concile. Mais par ailleurs des ruptures apparaissent déjà, dont la suite manifeste qu’elles inaugurent la crise dont on parlera bientôt : la crise de la J. E. C., par exemple, illustre la radicalisation croissante de minorités engagées qui donnent à leur foi chrétienne une expression politique révolutionnaire, tandis que, par ailleurs, des résistances et des réticences s’opposent au dynamisme conciliaire : prenons-en pour symbole la parution du livre de Michel de Saint-Pierre sur Les Nouveaux Prêtres. Mais c’est aussi l’époque où, sans bruit, s’infléchissent dans un sens négatif les statistiques du recrutement sacerdotal et même, beaucoup plus faiblement, celles de la pratique religieuse. Est-ce hasard si l’article de François Roustang intitulé Le troisième homme, et qui fit bien du bruit, est paru en octobre 1966 ? Le troisième homme ? C’est-à-dire justement celui qui, sans éclat, prend ses distances par rapport à l’institution parce que cette dernière n’a plus pour lui beaucoup de signification... Ce ne sont là que quelques notations. Mais il est intéressant de constater que ces signes de trouble accompagnent une sorte d’incertitude sur la portée même du concile : pour certains, Vatican II constitue un point d’arrivée ; pour d’autres, il ne peut être qu’un point de départ. La nuance peut paraître minime. On doit néanmoins se demander si elle n’est pas lourde de bien des clivages ultérieurs. N’est-ce pas ce qu’illustrent, d’une certaine façon, les remous qui se produisent autour de Concilium entraînant, à la fin de 1965, le départ de la revue du P. de Lubac, alors que les PP. Bouyer et Daniélou étaient restés pour leur part à l’écart des perspectives incarnées par cette publication ? Temps de fissurations...
9Vient alors l’année 1968, qui, au niveau des événements, marque une étape dans l’éclatement (on va bientôt employer ce mot) de l’institution. Fait remarquable, les événements ici ne sont pas rigoureusement liés à la grande commotion universitaire, syndicale et politique qui agite la France au mois de Mai. Dès avant Mai, les débats dont la traduction du Catéchisme hollandais sont l’occasion, montrent que les oppositions de points de vue concernant le sens des réformes conciliaires prennent un tour franchement conflictuel. Et c’est avant Mai que le P. Cardonnel prêche à la Mutualité un Carême sur le thème « Evangile et Révolution ». Cette réunion annonce la rapide radicalisation que les émeutes du printemps vont provoquer chez une partie des catholiques français : l’événement provoque en effet une double cristallisation, entraînant d’une part, et sous l’influence du climat libertaire parisien, l’éclosion du mouvement pour la constitution de communautés de base, tandis que d’autre part il débouche, en novembre, sur la formation du groupe « Echanges et Dialogue » qui, on le sait, pose avec une extrême vigueur la question du statut et du rôle du prêtre. C’est donc bien l’institution ecclésiale qui se trouve ainsi située à l’épicentre du séisme. Or, dans un tout autre sens et bien que cela ne correspondît évidemment pas à l’intention de leurs promoteurs, d’autres événements non moins capitaux, vont accentuer cette atmosphère de crise institutionnelle. C’est en effet juste au lendemain de ce printemps troublé que paraît l’encyclique Humanae Vitae. Il n’est certes pas ici question d’évoquer avec rigueur l’effet de cette parution ni de tenir un compte exact des réactions qu’elle suscita. On croit cependant pouvoir affirmer qu’aux yeux de beaucoup l’encyclique parut inaugurer une période nouvelle en ceci que, sur un point précis, elle sembla inverser la dynamique postconciliaire et mettre un terme, sous la forme d’un coup d’arrêt, aux incertitudes des années précédentes. Dans les remous provoqués par tous ces événements, l’envoi par dix-sept personnalités françaises d’un message de fidélité à Paul VI témoigne du caractère ouvertement public des graves débats qui agitent les catholiques. Il manifeste, en un sens opposé à ce qui le détermine, l’éclatement progressif de l’opinion catholique visible : à la fin de 1968, il ne suffit plus, comme on le faisait traditionnellement dans l’Eglise de France, d’opposer des « progressistes » et des « intégristes » ; et ce n’est pas par hasard si s’échafaudent sur le tas des typologies plus complexes, elles-mêmes révélatrices de l’éclatement en cours : on parle alors de « contestataires », de « novateurs », de « traditionalistes », de « conciliaires », sans oublier la frange « intégriste ».
10Commence alors la décennie où nous sommes encore. Tout résiste ici à un effort quelconque de périodisation, non seulement parce que le recul manque, mais aussi parce qu’aucune évolution majeure et suffisamment visible ne s’y discerne. On ne peut donc que proposer un constat flou, réduit à quelques lignes directrices qu’il appartiendra à l’avenir et à un examen plus rigoureux des choses de corroborer ou, à l’inverse, de faire voler en éclats. Ce qui semble le plus évident correspond à une double évolution : d’une part on assiste, à partir de 1970 et de l’essor du mouvement des « Silencieux », au renforcement de l’aile traditionaliste et à la résurgence d’un intégrisme organisé qui, autour de Mgr Lefèbvre, prend l’allure d’une opposition délibérée au concile et fait planer, pour la première fois depuis longtemps, une menace de schisme. D’un tout autre côté, se produit une marginalisation croissante de l’aile révolutionnaire qui, dans les désillusions de l’après-Mai et après l’essoufflement des expériences communautaires, quitte peu à peu le champ de l’actualité ecclésiale : tantôt, c’est pour un éloignement définitif et silencieux, tantôt, pour une reconversion politique que favorisent, en 1972, l’ascension du nouveau Parti Socialiste et la signature d’un Programme Commun de la gauche française. Il est alors significatif que d’importants organismes se trouvent affectés par cette évolution, ainsi le M. R. J. C. De son côté, l’épiscopat, qui souhaite ne pas aggraver par des initiatives brutales le risque d’une désagrégation, oscille avec prudence entre une authentique fidélité au réformisme conciliaire et la tentation d’une remise en ordre, tandis que l’opinion catholique, celle de la masse (cette grande inconnue au nom de laquelle beaucoup s’efforcent de parler !) s’émeut des perturbations provoquées par le tourbillon d’initiatives auquel les années précédentes ont donné lieu, mais, il faut le dire, sans pour autant se manifester d’une façon qui puisse être très clairement perceptible. Seules donc s’expriment les interprétations des clercs, clercs de l’Eglise ou de la plume, et ces interprétations vont dans le sens d’une dramatisation croissante. Lorsqu’en 1969 le P. Bouyer parle de La Décomposition du catholicisme, il étonne. Mais deux ans plus tard, Esprit publie un numéro spécial qui a pour titre Réinventer l’Eglise, et, en 1974, J.-M. Domenach et M. de Cetteau écrivent ensemble un petit ouvrage qui dit crûment les choses, Le christianisme éclaté. Il n’est certes pas sûr que ces beaux titres rendent authentiquement compte de la réalité, et il faudrait situer par rapport à ces interprétations brillantes d’autres phénomènes plus difficiles à mesurer : la portée du renouveau spirituel, le succès mais aussi peut-être le déclin amorcé de la vague traditionaliste, la difficulté qu’a l’institution à trouver les hommes dont elle a besoin, la lente « réformation » de bien des communautés chrétiennes. Laissons cela. Nous en avons suffisamment dit pour qu’il soit possible de percevoir en quoi ces événements ont affecté l’institution, et d’expliquer, non sans risque d’erreur, pourquoi il en a été ainsi.
11Car, c’est un fait, l’institution ecclésiale a subi rudement le contrecoup de cette histoire nerveuse et troublée, et ceci à trois niveaux essentiels : celui des hommes qui l’animent, celui des significations qu’elle propose, celui de l’autorité qu’elle exerce.
12On l’a dit et redit justement, c’est au niveau des clercs, ces grands oubliés du concile, et des militants, ce sel insatisfait et fébrile de toutes les sociétés, que le choc a été le plus violent. En ont témoigné l’effondrement du recrutement sacerdotal et, signe plus douloureux encore, le nombre subitement accru des départs. Par-delà les drames et les souffrances individuels, il est nécessaire d’insister sur la gravité de l’événement, du point de vue même de l’institution. Car cette rupture du « maillon faible » de la chaîne institutionnelle ecclésiale n’a pas pu ne pas entraîner un affaissement de l’édifice tout entier, rendu sensible ici ou là, dans telle région rurale, dans telle paroisse urbaine, ou encore lors de ces concentrations de séminaires et d’instituts religieux qui sont le signe d’une régression dangereuse. Faute d’hommes, ne sera-t-on pas conduit, insensiblement, à abandonner le terrain lui-même ? Mais ce phénomène est d’autant plus ressenti qu’il touche le personnel sur lequel l’Église de France, depuis plus de trente ans, avait fondé son renouveau, un personnel que sa formation et ses ambitions conduisaient à jouer un rôle de relais culturel à l’intérieur de l’Église, mais aussi vis-à-vis de la société. C’est dire l’ampleur de la saignée. Or ces pertes, immenses, ne seront pas comblées de sitôt, quelle que soit la bonne volonté, hélas un peu démunie, de tant de laïcs, ou encore l’espérance caressée d’une inversion de courbes du recrutement.
13Mais il s’agit aussi, dans cette crise, de la capacité que l’Église conserve ou non de demeurer, à l’intérieur de notre société, l’institution dispensatrice du sens religieux. Il n’est en effet pas indifférent que les débats les plus vifs aient éclaté à propos de la catéchèse, de la liturgie, de la pratique des sacrements, c’est-à-dire justement à propos de ces instruments privilégiés de l’évangélisation qu’au cours de son histoire séculaire l’Église a utilisés pour médiatiser le contact des hommes avec le mystère de Dieu. Or voilà que ces instruments se trouvèrent modifiés, voire discutés, d’une part sous l’impulsion ordonnée des réformes conciliaires (liturgie en français, et plus directe), mais aussi sous l’effet d’un écart davantage creusé entre la rigidité du système ancien que beaucoup étaient tentés de remettre en cause et l’indétermination de ce qui, sous des impulsions très diverses, était en train de s’échafauder. On saisit mieux alors la raison d’être de la réaction traditionaliste et le réel sens tactique de ceux-là mêmes qui, pour s’opposer au dynamisme conciliaire, firent de ces sujets, ainsi que du latin, leur cheval de bataille. Ils avaient raison en ce sens qu’on touchait là aux mécanismes par lesquels la plupart des chrétiens avaient intériorisé les contraintes relatives à l’institution religieuse, et en ce que la désacralisation amorcée de la pratique ne pouvait pas ne pas entraîner une interrogation sur la légitimité de l’institution. Mais en même temps ils avaient tort, faute de vouloir comprendre pourquoi, tout d’un coup, se retrouvaient mises en cause des pratiques séculaires. Notre hypothèse ici est que l’évolution contemporaine de l’Église de France — on pense par exemple aux effets spirituels de la réussite de l’Action catholique — a peu à peu abouti à substituer une logique de l’adhésion, de l’investissement personnel à la logique traditionnelle de la contrainte collective, au moment même où, par ailleurs, la société globale continuait de promouvoir la liberté de l’homme, l’initiative de l’entrepreneur, la responsabilité du citoyen. Comment, dans ces conditions, s’étonner de ce que le rapport à l’institution sacrée soit alors changé ? Et qu’à partir de cela se soient dessinés, dans la réalité, de multiples cas de figure : ici l’institution fera l’objet d’une sorte de « négociation » à laquelle on lui demandera de se prêter ; pour d’autres, elle sera purement et simplement abandonnée ; d’autres enfin tenteront de la restaurer hors de ses murs. Il y a bien des façons d’être un « troisième homme ».
14A ces deux aspects majeurs de la crise est venu d’ailleurs très vite s’en ajouter un troisième, plus circonscrit sans doute, mais lourd de conséquences multiples. On fait allusion ici aux effets spécifiques de l’événement Humanae Vitae, dont on a déjà dit en quelle conjoncture troublée il est intervenu. Ce qui est en effet remarquable, c’est la manière dont l’encyclique fut reçue : car tout de suite elle fit l’objet de discussions, d’appréciations, de débats mettant en cause jusqu’à la légitimité intellectuelle de la doctrine qu’elle développait, au point même que l’épiscopat crut devoir expliciter son contenu, en usant d’un langage plus nuancé. Jamais une encyclique — et il s’agit quand même d’un document de poids ! — n’avait fait l’objet d’une telle controverse. Autour de l’événement se cristallise donc une grave crise d’autorité, qui ne pouvait pas ne pas aboutir à une relativisation de l’institution dans son rôle de législateur. Du même coup, ce texte fut un facteur supplémentaire d’éparpillement. Tantôt, l’encyclique fut brandie comme le drapeau d’une nécessaire résistance morale, qui redoubla de force lorsque vint en discussion au Parlement le projet de loi concernant l’interruption volontaire de grossesse ; tantôt, elle fut l’occasion de ruptures et d’éloignements silencieux ; d’autres enfin, prenant une distance respectueuse vis-à-vis du texte, trouvèrent en eux-mêmes, dans leur propre conscience, le fondement ultime de leur façon d’agir, ce qui impliquait évidemment une manière différente de se situer dans l’institution. À tous égards, l’événement constitue une étape dans l’histoire du magistère catholique. Pour ce qui touche la France, on n’en veut pour preuve que l’évolution notable que connaît depuis quelques années l’énoncé officiel de la parole d’Église, évolution qui amène les évêques à se montrer plus soucieux d’interroger et d’éduquer la conscience des chrétiens que de les obliger de manière absolument contraignante.
15Mais, dira-t-on, pourquoi tous ces mouvements ? Pourquoi ce trouble ? Pourquoi cette crise brutale de l’institution, prenant en si peu de temps le relais de l’optimisme conciliaire ? Ces questions, on le sait, sont sur toutes les lèvres, tant ceux qui ont vécu cette succession d’époques éprouvent de la peine à comprendre ce qui s’est passé. Les réponses, elles, foisonnent et alimentent les polémiques entre les chrétiens de sensibilités différentes. Autant dire qu’il est impossible de prétendre à une explication rigoureuse, et qu’il faut seulement suggérer quelques grandes lignes d’interprétations.
16Il y a d’abord à ces événements des racines indéniablement internes à l’Église. Pour certains, l’énoncé des causes relève de la recherche du bouc émissaire : « C’est la faute à... » dit-on. À qui ? Ici, on répond : « Au pape ! », ailleurs : « A la curie romaine ! » Plus écoutés sont ceux qui attribuent une grande responsabilité aux clercs, aux théologiens, quand ce n’est pas aux journalistes ! Quelque part de vérité que recouvrent ces dénonciations, nous n’y prêterons guère d’attention. Le procédé est en effet trop classique et, aux yeux de l’historien, procède de cette erreur permanente qui consiste à prendre l’effet pour la cause.
17Plus sérieuse nous paraît être la thèse — développée par quelques bons esprits, historiens ou théologiens d’envergure, pas seulement catholiques d’ailleurs, mais souvent d’inspiration traditionaliste — selon laquelle c’est le concile lui-même qui se trouve à l’origine du trouble contemporain. Ce n’est cependant pas la lecture des grands actes conciliaires (Documents sur la Révélation et la Liberté religieuses, Constitution Lumen Gentium, voire Gaudium et Spes) qui peut amener à de telles conclusions : ce ne serait pas sérieux. Mais on pourrait sans doute démontrer que, par les modalités mêmes de son déroulement, le concile a entraîné une rupture : car il est vrai que son caractère d’événement public, la levée relative du secret sur la teneur de ses débats, voire la manière dont les Pères ont parfois débordé les tentatives de blocage émanant de la Curie romaine, ont laissé entrevoir à une opinion publique séduite et surprise qu’après tout l’Église était un corps comme les autres, où s’opposaient des hommes et des groupes, et où tout le monde n’était pas forcément du même avis : « minorité » et « majorité », disait-on. Et ce sens, il est vrai que le concile a désacralisé l’institution dans ce qu’elle avait de figé et qu’il a pu ouvrir la voie à des comportements beaucoup plus libres que ceux naguère permis par la rigueur du gouvernement de Pie XII. Est-ce là explication suffisante ? On en doute, car il y a peut-être plus profond. Ce plus profond est sans doute relatif au fait que le concile a opéré un déplacement d’accent, un changement de signe ecclésiologiquement impeccable, mais institutionnellement subversif. Par exemple il est certain que le fait de définir l’Église en terme de « mystère », de « sacrement », de « peuple de Dieu », ainsi que le faisait la Constitution Lumen Gentium apportait une ampleur de vue et un souffle de liberté considérables par rapport au juridisme des définitions traditionnelles qui voyaient en elles une société parfaite. Mais a-t-on alors pris réellement conscience des implications (je ne dis pas des ruptures !) que comportait un tel changement de termes ? En marquant — d’une manière un peu illusoire ? — leur volonté de mener à bien un concile pastoral et non pas un concile dogmatique, les Pères du concile n’ont-ils pas oublié que, dans la « praxis » catholique, l’institution et le dogme se tiennent historiquement de très près. De cela, la minorité a sans doute été consciente, mais au prix d’un fixisme infécond. Les Pères de la majorité l’ont peut-être moins ressenti, à la différence sans doute des experts et théologiens qui ne pouvaient pas ne pas saisir la portée du changement de langage. Les uns ont pu alors être tentés de freiner le glissement qu’ils pressentaient tandis que d’autres pariaient sur la fécondité du dynamisme conciliaire. Mais dire cela, c’est laisser entendre que les débats concernant la portée du concile, dont on a souligné le rôle dans l’éclosion de la crise, ont pu trouver dans le concile lui-même une authentique raison d’être. Il serait aujourd’hui utile de poser cette question et de la traiter avec rigueur.
18Mais, quittant cette perspective, et pour le cas de la France, comment ne pas, en deçà du concile, souligner également le caractère annonciateur des crises partielles qui se déroulent à propos des prêtres-ouvriers ou des orientations de l’A. C. J. F. ? Comment aussi ne pas saisir dans les débats qui suivirent la promulgation d'Humani Generis ou ceux dont la psychanalyse ou l’œuvre de Teilhard de Chardin furent l’objet, les prodromes d’une profonde remise en chantier de la théologie traditionnelle ? Il suffit ici de mentionner ces événements pour donner à penser que la crise actuelle a peut-être des raisons beaucoup plus complexes, et que les polémiques postconciliaires n’en concernent que les plus visibles ou les plus immédiates ?
19Encore ne faudrait-il pas oublier que l’Église ne vit pas comme un corps isolé dans la société qui l’entoure. Bien au contraire, elle reçoit d’elle des impulsions inévitables en même temps qu’elle contribue à la façonner. Or, à ce niveau, il est banal mais nécessaire de rappeler que la crise de l’institution ecclésiale, en France, est très exactement contemporaine de la plus profonde mutation qu’ait sans doute connue la société française au cours de son histoire, et alors même que se profile dans la société civile — violente et quasi « infantile » en 1968, rampante et profonde après — une crise globale des institutions qui est l’un des événements majeurs de notre temps. Il n’est bien sûr pas question d’analyser sérieusement cette crise. On peut cependant noter que cette crise, qui n’est pas une crise des organisations, affecte tout particulièrement celles des institutions profanes qui sont dispensatrices de valeurs : l’École, la Justice, par exemple. Notons aussi que l’État lui-même, cette institution maîtresse, ne renforce sa légitimité qu’en se transformant en « super-organisation » tentaculaire et omniprésente, et que le mouvement de la société, lié à l’industrialisation massive, fait éclater la cohésion des groupes traditionnels, voire les frontières entre les classes, au point de produire une atomisation sociale qui laisse les individus désarmés en face de la puissance des grandes organisations bureaucratiques. Ce qui est alors davantage contesté, au cours de cette évolution (et Mai 68 ne représente en ce domaine qu’un accès passager, mais exceptionnel, de fièvre), c’est la capacité des institutions et des hommes qui les incarnent à énoncer et à représenter valablement la globalité du sens que les individus entendent conférer à leurs actes et à leur vie. Qu’il en résulte un manque, une sorte de disponibilité à toutes sortes d’issues — celles du voyage, de la marginalité, de la drogue, voire, plus prosaïquement, du simple refuge dans la consommation des objets —, c’est bien certain. Mais cela ne fait qu’ajouter aux difficultés que, dans de telles conditions, l’Église trouve à faire entendre sa voix.
20De question en question, on en vient finalement à se demander d’où provient cette sorte de doute qui saisit notre société concernant ce qui constitue ses assises. Cette trop vaste interrogation ne mériterait même pas d’être évoqués, si les quelques remarques faites à ce propos ne devaient pas apporter quelque éclairage utile sur la crise de l’institution ecclésiale. Or, il paraît possible, en ce domaine, de rappeler d’abord et brièvement certains effets de la culture moderne. Le marxisme et la psychanalyse freudienne, pour ne citer qu’eux, ont en effet porté le feu de l’analyse critique dans ce que les institutions conservaient de sacré. Cet effet subversif, qui ne produit sans doute pas un « dernier mot » sur ces réalités, comporte cependant quelque chose d’irréversible : il marque la fin d’une certaine naïveté quant à l’institution, et oblige, vis-à-vis d’elle, à se situer différemment, dans un rapport qui ne lui dénie pas forcément toute valeur, mais établit une sorte de distance au cœur même de l’adhésion. Or, c’est un fait que, culturellement, les années 60 ont été en France celles de la diffusion la plus massive du marxisme et de la pensée freudienne. Mais il est probable également que cette critique des institutions se développe tout autant sur le fond des bouleversements économiques et sociaux. Pour n’en donner qu’un exemple, comment oublier que les années 60 ont été, en France, celles d’un redoublement de la centralisation ? Car c’est là le moment exact où la concentration néocapitaliste (propre à toutes les sociétés industrielles mais, en France, d’implantation très récente) a ajouté ses effets à ceux de la centralisation classique, politique et administrative, que notre double tradition monarchique et jacobine avaient portée à son plus haut point de perfection. Cette mutation, qui accompagna brutalement l’irruption de la société de masses, s’est faite de si radicale façon qu’elle n’a pas pu ne pas entraîner d’importants phénomènes de rejet, et c’est, à bien des égards, une des significations possibles des événements de 1968. Mais c’est aussi, depuis, une tendance permanente qu’illustrent, de manières totalement différentes, les livres d’Alain Peyrefitte (Le mal français), les recherches d’un Jacques Delors, le succès des thèses autogestionnaires, voire les critiques de tel ou tel « nouveau philosophe ». Plus concrètement, l’attention portée à la démocratie locale, l’intérêt que suscitent les expériences disséminées d’animation culturelle, voire le regain, aujourd’hui orchestré par le pouvoir politique, du libéralisme économique relèvent sans doute du même état d’esprit général. Or tout cela n’est pas sans entretenir un rapport, au moins indirect, avec ce qui concerne la communauté ecclésiale. Pour certains, « le mal français » n’a-t-il pas, abusivement peut-être, été identifié à un « mal catholique » ? Plus sérieusement, il est permis de croire que la tradition centralisatrice, qui reste encore un des traits spécifiques du catholicisme par rapport aux autres confessions chrétiennes, ne pourra pas sortir complètement indemne de cette vaste remise en question.
21Il ne faut pas ici conclure, et encore moins prédire. Il nous suffit en effet d’avoir laissé entendre, par l’examen rapide du cas français, que la crise du rapport institution-foi est bien l’un des événements majeurs de notre époque, et que cet événement, brutalement mis au jour à l’occasion de ce révélateur que fut le concile, mais au fond relatif à l’évolution globale de nos sociétés, est d’une redoutable complexité. Nous ne pouvons sans doute, dès aujourd’hui en prendre la mesure exacte, et cette incapacité ne va pas sans donner l'impression que nous sommes pour longtemps enlisés dans l’indéterminé. Mais cela même n’est qu’une impression, que l’avenir peut démentir. Aussi bien faut-il là laisser les analyses, et, à partir d’un bilan rapide du présent, tenter de dire, sans excessif souci de prudence, de quoi demain peut être fait.
II. Perspectives
22Mais il est nécessaire pour cela de revenir quelques instants sur ce qui vient d’être dit. On a en effet essayé de rendre compte d’une évolution. On a donc été amené à privilégier l’analyse du changement aux dépens de la prise en compte des permanences. Or, ce qui s’imposait dans cette perspective deviendrait source possible d’erreur dès lors qu’il s’agit désormais de saisir, dans le présent, la situation réelle de l’institution ecclésiale en France. Un bilan plus nuancé, moins unilatéral s’impose donc, car la réalité est certainement contradictoire.
23Pour simplifier la présentation qu’on peut en faire, il est possible de ranger sous deux rubriques générales les éléments que l’on estime, très intuitivement, dignes d’être retenus. D’un côté, il y a les signes maintenus ou renforcés de la solidité de l’institution, et de l’autre, les lacunes et les faiblesses.
24Le chapitre des solidités est lui-même complexe, car celles-ci sont de nature très différentes. Retenons d’abord celles qui résultent de l’héritage reçu et qui concernent aussi bien les moyens d’action restant à la disposition de l’institution que le rôle qu’elle continue à tenir au sein de la société. Parmi les premiers, comment, par exemple, ne pas tenir compte de ce qui saute aux yeux de n’importe quel voyageur venu d’une autre culture et qui visite la France : à savoir ces églises, humbles ou somptueuses, qui, du plus petit village jusqu’au cœur des cités modernes, matérialisent visiblement la présence de l’institution ecclésiale au sein de la société française. Je sais que ces églises sont parfois vides ou délabrées, et que, dans certains cas, on les visite comme les vestiges d’un temps passé. Il n’empêche : outre que ces cas ne peuvent être abusivement généralisés, ces églises-bâtiments sont là, symboles permanent d’une tradition et, très souvent, centres de rassemblements effectifs qu’envieraient bien des institutions. De même, il faudrait ici faire le compte de tout ce que les organisations et mouvements divers réunissent d’adhérents et de militants. Il se peut certes que ces mouvements n’aient plus tout à fait l’éclat qui était le leur il y a vingt ou trente ans et qu’ils ne jouent plus, dans l’Église, le rôle moteur qu’ils avaient tenu. Ils demeurent cependant des instruments vivants et des lieux très fréquentés de formation permanente des chrétiens. Dans le même ordre d’idées, il serait injuste de ne pas tenir compte de l’influence qu’a su acquérir la presse catholique, attestée non seulement par le maintien d’une diffusion traditionnelle mais par les remarquables progrès qui, dans bien des secteurs différents lui valent la considération des milieux professionnels les plus exigeants. Aussi bien ne s’étonnera-t-on pas trop de ce que l’Église puisse conserver au sein de la société française un rôle non négligeable. Oh ! sans doute elle n’est plus, comme jadis, cette instance fournissant à la société civile les sources profondes de sa légitimité ; elle n’est même plus ce pôle de résistance à la laïcisation de la vie collective qu’elle choisit si souvent de constituer, au lendemain de la Révolution de 1789 et jusqu’à une époque très proche de nous. Elle n’en reste pas moins une force qu’illustre, dans une perspective traditionnelle mais aussi d’un point de vue fréquemment renouvelé, la double permanence du problème des rapports entre l’Église et l’État d’une part, et d’autre part de la question scolaire. Rappels trop généraux sans doute, et dont on excusera la rapidité : il serait cependant inconcevable de les omettre.
25Mais il nous paraît tout aussi important de dire en quoi cette solidité de l’institution ecclésiale s’est trouvée, depuis quelques années et dans la ligne du réformisme conciliaire, restaurée et renforcée. De la tête à la périphérie, on pense ici d’abord à la mise en œuvre de la collégialité. Non que tout soit parfait : beaucoup ont déjà souligné la lourdeur, la lenteur, l’excès de bureaucratisation qui ont accompagné la transformation des instances dirigeantes de l’Église de France. Mais ces critiques, souvent justifiées, ne peuvent cacher l’essentiel : un nouveau mode de fonctionnement de l’épiscopat qui donne le pas aux décisions collectives sur les initiatives individuelles de tel ou tel évêque, au détriment peut-être de la vigueur des interventions, mais avec pour résultat l’expression d’une « conscience collective » qui favorise le témoignage. De même, il est hors de doute que, sous l’influence de nombreux prêtres et en coopération avec les laïcs notamment issus des mouvements, de nombreuses communautés chrétiennes se sont vigoureusement ranimées. Le zèle pastoral des individus, l’aiguillon des réformes liturgiques, une volonté plus générale d’ouverture sur l’extérieur ont alors eu pour résultat paradoxal de restaurer en bien des endroits la légitimité de l’institution paroissiale lors même qu’elle se trouvait, ici ou là, contestée par les perspectives propres aux mouvements ou les exigences des communautés de base. Enfin, et c’est peut-être là l’une des innovations les plus caractéristiques de notre époque, il est hors de doute qu’on assiste à une croissante prise de responsabilité des chrétiens dans la vie et l’activité de leurs Églises. À la différence d’autrefois, il ne s’agit plus uniquement d’assistance à la gestion financière, mais, très directement, d’une participation effective à ce qui concerne la vie quotidienne des communautés. Dans la liturgie, dans la catéchèse plus remarquablement encore, et plus spécifiquement dans l’enseignement catholique, ce n’est pas seulement la quantité de ces interventions qui s’est accrue, mais aussi leur qualité et le niveau de responsabilité qui leur est reconnu. Tout cela témoigne, croyons-nous, d’une immense disponibilité et révèle la créativité des communautés chrétiennes à un point tel qu’on peut se demander si ne s’élabore pas, dans le silence du quotidien et du non spectaculaire, le modèle prochain d’une Église moins uniquement « cléricale » qu’autrefois. Le seul élément négatif tient sans doute à ce que ce vigoureux effort se poursuit dans un environnement qui en limite la fécondité immédiate et visible : ce n’est pas là raison suffisante pour le passer sous silence.
26Cette dernière remarque incite à regarder maintenant du côté des lacunes et des difficultés, en évitant de reprendre tout ce qui a été inventorié dans la première partie de cet article mais en insistant sur ce que l’on croit être l’essentiel. Or l’essentiel consiste à expliquer pourquoi il est à la fois possible de présenter le bilan relativement positif que nous venons d’établir et, pourtant, de parler de crise.
27Il y a à cela, pensons-nous, deux raisons majeures.
28La première provient de ce que l’Église de France, aujourd’hui, ne dispose pas des points d’appui nécessaires à son équilibre institutionnel. Sociologiquement et historiquement d’abord, il paraît clair que la communauté catholique française n’est ni l’expression d’une nationalité, comme le sont les Églises polonaise ou irlandaise, ni l’animatrice d’une opposition politique comme elle-même le fut naguère, ni bien sûr le ciment d’une minorité à l’intérieur de la nation. Elle n’est pas non plus porteuse d’un projet ni, plus vaguement, d’une visée politique, comme le sont certaines Églises nationales. Bref, elle ne dispose plus de ces « incarnations », sans doute compromettantes, mais historiquement efficaces. Plus profondément encore, et cette fois-ci au niveau de son identité propre, on est contraint d’admettre que les deux grands projets missionnaires qui l’ont animée dans les dernières décennies n’ont pu aller à leur terme : ni la « reconquête » spirituelle, car cette perspective n’est plus aujourd’hui concevable en ces termes, ni la « christianisation de la société », tant il s’avère que celle-ci se structure selon ses lois propres et que sa christianisation est devenue un concept au contenu problématique. Il en résulte une sorte d’essoufflement, un vide propice à aviver la virulence des querelles internes.
29Dans ces conditions, il nous paraît très significatif que ce qui, dans l’institution, se trouve aujourd’hui mis en cause concerne, au premier chef, l’état sacerdotal et l’expression de la doctrine. Qu’il s’agisse là de quelque chose de grave relève de l’évidence, tant le sacerdoce et la réflexion théologique débouchant sur l’explicitation du dogme ont toujours été des clefs de voûte de l’édifice institutionnel. Mais ceci, comparé au bilan positif présenté plus haut, suggère aussi que c’est moins l’être ou la vitalité de la communauté qui sont atteints que l’ensemble du système de représentations au moyen desquelles la communauté se structure, et se rend visible et efficace. Et il est vrai qu’à certains égards au moins, le sacerdoce peut être envisagé sous cet angle. Affaiblissement des signes médiateurs traditionnels donc, et qui ne laisse pas de poser de très fortes questions quand on sait l’importance que leur a toujours donnée le catholicisme, d’autant plus que cet affaiblissement débouche sur une usure progressive des symboles, sur une grisaille du sens qui explique que l’on parle aujourd’hui, et quelquefois jusqu’à l’abus, d’une crise d’identité.
30Ce bref examen des choses débouche finalement sur un constat paradoxal. A bien des égards, il apparaît que l’Église catholique demeure en France une institution forte, riche de son passé autant que de son renouvellement récent, capable d’initiatives et de créativité. Forte, mais comme ayant perdu ses repères traditionnels : les formes de contrainte habituelles se trouvent atteintes et, de ce fait, ce sont la pérennité et la légitimité de l’institution qui sont menacées. Pourtant, ici ou là, on sait que s’opèrent des réveils, que se structurent de vraies communautés, que s’édifie un sens ravivé de la mission de l’Église. Pourquoi tout cela ne réussit-il pas encore à émerger ? Que manque-t-il donc à cette institution, qui puisse la sortir du trouble où l’ont plongée quinze années difficiles ? On devine que c’est au niveau des structures d’ensemble que réside l’essentiel de ce qui est peut-être à trouver, peut-être à redécouvrir. Mais dans quel sens, et sous quelle forme ? C’est ce qu’on veut, pour finir, tenter de suggérer.
31Imaginer... et pourtant il ne s’agit pas maintenant de faire de la prospective, ni surtout d’échafauder une utopie de plus. D’une manière plus limitée, mais plus sûrement — car c’est de là que procédera l’Église de demain —, nous essaierons de reconnaître au cœur du présent la cœxistence de plusieurs modèles institutionnels, tout en laissant ouverts les problèmes que posent leurs aspects contradictoires, mais en nous prononçant sur les chances que chacun d’eux conserve de structurer la réalité à venir.
32Le premier modèle institutionnel que reconnaît l’observateur correspond à celui d’une Église considérée comme une société disposant d’une doctrine, d’une structure, d’une organisation de pouvoirs et d’un droit propres. C’est, si on veut l’appeler ainsi, le modèle traditionnel, d’autant plus présent que le réformisme conciliaire ne s’inscrivait évidemment pas en totale rupture par rapport à lui. Ce modèle dispose encore d’atouts considérables. Il a pour lui la cohérence profonde de tous ses éléments, l’appui de toute une tradition dogmatique et juridique, l’expérience acquise au cours des siècles. Plus encore, en beaucoup d’endroits et pour beaucoup de gens, jouent en sa faveur la force de l’habitude et la façon dont se reconnaissent en lui des mentalités qu’il a, d’ailleurs contribué à façonner. N’est-ce pas de ce modèle que, le plus souvent, les mass media donnent l’image ? C’est là un signe dont il faut tenir un certain compte. En outre ce modèle, dans ce qu’il a d’abrupt et de hiératique, dessine de l’Église un visage spécifique qui la place par rapport à l’histoire et au monde dans une situation de dualité, quand ce n’est pas d’opposition. Quels que soient les abus que cette tendance ait engendrés, on y a souvent vu un signe de transcendance où s’est alimentée, à plusieurs reprises au cours du XXe siècle, une séduction de « l’antimoderne » dont on aurait tort de croire qu’elle ne s’exerce plus. Il y a de cela, par exemple, chez un certain Clavel ! Et pourtant, nous ne penserons pas que l’Église à venir, au moins en France, ait quelque avantage à se restructurer principalement selon ce modèle, même modernisé. Pourquoi ? Parce qu’il est, dans les faits, revêtu d’une signification culturelle, ou politique, qui ou bien ne le rend acceptable que par une étroite minorité — mais alors qu’en sera-t-il de l’universalité d’une telle Église ? —, ou bien irait le situer dans la mouvance d’un système politique autoritaire qui le détournerait du sens que lui conférerait l’Église elle-même. Par ailleurs, il y aurait quelque risque, en privilégiant un tel modèle par nécessité fort centralisé, de situer l’institution ecclésiale au même niveau que les grands appareils d’État ou d’Économie dont ne peut se passer la société moderne. Et il faut bien parler de risque, s’il est vrai — et cette hypothèse ne peut être exclue — que c’est par-dessous ces appareils que s’exprimeront davantage demain les aspirations humaines les plus proches du religieux. Enfin, il faut bien avouer que le discours, notamment théologique, qui légitime le mieux ce modèle d’institution est, dans notre pays, culturellement périmé et qu’il n’a guère su, jusqu’à maintenant, se renouveler. À s’en tenir donc à notre perspective, qui se refuse par méthode à s’inspirer d’une quelconque théologie, on éprouve quelque peine à croire que ce modèle puisse redevenir à la fois dominant et fécond, ce qui ne veut pas dire bien sûr que son influence cessera brutalement de se faire sentir.
33Parallèlement à lui, un autre modèle institutionnel, que l’on peut appeler « conciliaire » s’est peu à peu fait sa place dans la vie quotidienne de l’Église de France. Il a naturellement conservé certains aspects du précédent, mais, en même temps, il en a tellement corrigé le fonctionnement que l’on peut, croyons-nous, parler non sans raisons de modèle autonome. Ce modèle a moins de lettres de noblesse que le premier. Il a moins de rigueur aussi. Ses traits sont ceux d’un système réformé, beaucoup plus collégial que monarchique, d’apparence tantôt parlementaire, tantôt bureaucratique, sensible à l’opinion, ouvert (au moins jusqu’à un certain degré) à la participation. Son fonctionnement, volontiers centriste, privilégie la capacité que l’institution entend garder d’amortir les à-coups qui se produisent dans l’Église. Ce modèle, on le devine, concerne essentiellement les structures du gouvernement de l’Église, sans qu’aient toujours été adaptés à son nouveau cours les autres moyens d’expression de l’institution. C’est peut-être une de ses faiblesses. Il n’empêche qu’à courte échéance c’est ce modèle qui a les meilleures chances de continuer à structurer l’institution. Il a en effet pour lui la légitimité reçue du concile. Mais il correspond aussi aux tendances, à la formation, à la mentalité des principaux responsables de l’Église de France. En demeurant suffisamment ouvert, il peut également satisfaire les besoins psychologiques des cadres ecclésiastiques et laïcs les plus étroitement intégrés aux institutions qu’il recouvre. Par ailleurs, il se trouve assez bien accordé aux modes de fonctionnement de la société française qui combine la tradition bureaucratique et celle de la démocratie représentative. Ce sont là de puissants atouts.
34Malgré cela, des difficultés notables se sont fait jour, que l’on doit rapidement recenser. D’abord, et ceci n’est pas le moins important, il semble bien que les fondements ecclésiologiques auxquels correspond ce modèle d’institution n’aient pas été suffisamment explicités, voire diffusés dans la masse des croyants. D’où peut-être une certaine lacune au niveau, non pas de la légitimité qui est la sienne, mais de celle qui lui est reconnue. Dire cela, c’est soulever encore une fois le problème de l’approfondissement et de la divulgation des enseignements conciliaires au sein de l’Église de France. Mais il y a aussi plus gênant : on peut, par exemple, se demander si ce modèle institutionnel n’est pas plus orienté vers une régulation bureaucratique des conflits qu’apte à une structuration dynamique de la communauté. Au reste, sa « signifiance » demeure encore floue. Certains ne voient en lui qu’un imparfait déguisement du modèle traditionnel. D’autres lui reprochent la mollesse de ses interventions. Beaucoup s’interrogent sur l’influence qui est réellement la sienne. De fait, il semble bien que le système d’institutions que ce modèle inspire fonctionne difficilement lorsque se trouvent posés, dans la communauté, des problèmes de droit, de doctrine ou de discipline. Ce sont là, dira-t-on, limites propres à toute institution. C’est probable. Il demeure cependant qu’une contradiction subsiste entre un système institutionnel qui fonctionne d’abord comme un pouvoir et de nombreuses communautés chrétiennes qui, sous des impulsions très diverses, « s’imaginent » en partie autrement. Un hiatus alors apparaît, souvent générateur de crises, crises qui révèlent dans sa froideur le fonctionnement bureaucratique de l’institution, la mettant en situation de ne rien signifier d’autre que ce seul fonctionnement, au prix d’une grave désillusion.
35À partir de cette constatation, deux voies s’ouvrent à la réflexion. Ou bien l’on considérera que ces difficultés sont seulement l’inévitable effet de la distance qui ne peut pas ne pas séparer les exigences de l’institution des requêtes diverses émanant des individus et des groupes,... ou bien on verra en elles un signe annonciateur d’une dimension nouvelle de l’existence ecclésiale, et les conclusions qu’on tirera de cette appréciation seront évidemment de nature tout à fait différente. C’est cette seconde voie que, pour n’exclure aucune perspective, nous croyons devoir explorer, en faisant l’hypothèse qu’un troisième modèle d’institution d’Église est peut-être pensable, voire — qui sait ? — en train de prendre forme.
36Ce qui caractérise en effet les deux modèles précédents, c’est que, dans les deux cas, c’est l’institution, et, dans l’institution, le sommet qui demeure, la plupart du temps, l’unique dispensateur du sens. Or la question qu’il faut poser est la suivante : un autre modèle n’est-il pas, pour la communauté chrétienne, envisageable où, au prix d’un renversement partiel mais profond de la perspective, on ne partirait plus pour le construire uniquement des fonctions spécifiques du sommet, mais des exigences correspondant à ce qu’est réellement, dans l’existence sociale, la situation de la foi. Nous ne nous cachons pas qu’une telle orientation soulève des problèmes ecclésiologiques capitaux, qui ne peuvent être traités à la légère. Mais ce n’est pas le propos qui me préoccupe. Ce que je dois en revanche souligner, c’est que, dans les faits et dès maintenant, un tel renversement se manifeste. Chaque fois, par exemple, qu’une initiative décentralisée, et profonde, se trouve prise par une communauté, par un prêtre, par un groupe de croyants. Chaque fois qu’une institution d’Église ne se définit plus comme pouvoir dispensateur du sens, mais comme lieu d’exercice d’une foi qui naît et se développe, lieu qui alors se révèle comme sens, sans que celui-ci soit en tous points cœxtensif à lui. Chaque fois qu’une Église locale, loin de se présenter comme l’intermédiaire hiérarchique et autoritaire de la grâce, s’érige communautairement en pédagogue de l’Alliance, au travers de ce qui s’y propose et de ce qui s’y vit. Or, nous connaissons tous des Églises qui fonctionnent de cette façon-là, et de bien des manières possibles. Mais cela n’apparaît que peu, et surtout, ce n’est jamais au travers de cela que se révèle, au niveau global, l’institution ecclésiale, alors que l’essentiel, sans doute, se joue à ce niveau. La question posée plus haut n’est donc pas de celles qu’on puisse éliminer trop rapidement.
37Au demeurant, il est permis de se demander si cette révision n’est pas aussi appelée par le mouvement même de la société, tant certaines concordances historiques peuvent faire réfléchir. Il est en effet clair que le premier modèle, le modèle traditionnel, est fort proche des structures politiques et culturelles des sociétés traditionnelles. Le second modèle, lui, peut être interprété comme le correspondant ecclésial de la mutation institutionnelle déclenchée à l’âge moderne, démocratique et bureaucratique : l’hypothèse est pour le moins plausible. Est-il alors si aventureux de penser qu’un troisième modèle, davantage décentralisé, s’adapterait mieux aux aspirations, à la redistribution des rôles et des responsabilités, à la nouvelle topologie du sens qui se cherche sous la croûte dure des rigidités politiques et économiques contemporaines ? Allons plus loin : dans une société où les grands appareils, ceux de l’État comme ceux de l’Économie, sont davantage contestés, non pas dans leur compétence, mais dans leur prétention à l’universel, au point même que c’est la notion d’universalité qui désormais fait problème, ce troisième pourrait bien offrir à l’Église une meilleure chance de demeurer le signe d’une transcendance que le fait de s’ériger en État-Société ou, ce qui est presque identique, de se constituer en contre-société.
38Utopies ? Imagination ? Peut-être. Mais ce n’est pas sûr, et, puisque ce n’est pas sûr, il vaut sans doute la peine de réfléchir aux problèmes que poserait l’acheminement vers ce troisième modèle, dont les contours se dessinent à peine. La dimension de cette contribution empêche qu’on puisse ici le faire suffisamment. Contentons-nous donc de poser quelques jalons.
39Prendre en compte la situation réelle de la foi dans l’existence sociale exige sans doute qu’on satisfasse des exigences très diverses. Il faudrait d’abord donner une issue à la demande multiforme de religieux contenue dans l’univers social, faute de quoi cette demande ira s’investir ailleurs, ici dans la politique, là dans la marginalité, ailleurs dans la consommation. Pour cela, des points d’appui stables, aisés à reconnaître et simples sont nécessaires, au niveau du discours, des symboles, des rites. Toutes données qui ont fait l’efficience du système ancien, mais dont il y aura lieu de se demander si elles peuvent être maintenues dans leur état traditionnel alors que, très probablement, la demande religieuse s’est transformée. Mais en même temps, et il faut bien voir que c’est en apparence contradictoire avec ce qui précède, on peut supposer qu’il deviendra nécessaire de multiplier et donc de relativiser les formulations et les expressions réfléchies de la foi. Risque de subjectivisme ? dira-t-on. Bien sûr. Mais comment ne pas y consentir si l’on veut vraiment faire des sujets, individus et communautés, les pierres vivantes de l’institution désirée, et s’il faut venir à bout des divisions qu’ont engendrées et qu’engendrent inévitablement les crispations sur des orthodoxies trop aimées pour elles-mêmes ? Il deviendra simplement encore plus urgent de découvrir quels signes, quelles possibilités de reconnaissance pourront être offerts à l’inévitable dissémination des expériences chrétiennes. Faudra-t-il faire autant qu’aujourd’hui crédit, pour cela, aux moyens traditionnels qui, dans notre culture occidentale, ont privilégié le discours logique ? On ne sait. Mais on veut croire que cette nécessité de la reconnaissance et de la communion pourra fort bien réactiver, aux yeux de tous, la légitimité des structures hiérarchiques qui, traditionnellement, font partie de l’institution. À condition bien sûr que soit d’abord franchement admis le changement de perspective. Reste une question capitale : avons-nous, oui ou non, la logique, la théologie, la symbolique nécessaires à cette entreprise ? Virtuellement, dans le trésor de la tradition : sans doute. Disponible de suite : peut-être pas. Mais ce n’est pas une raison pour attendre, tant il est vrai que, dans l’Église comme dans l’histoire, la pensée des choses se fait en même temps que les choses se font.
40Tels sont, à notre sens, les trois modèles reconnaissables au cœur de la réalité. Grossièrement dessinés, réduits pour une part à des abstractions, en fait intimement mêlés les uns aux autres. Nous ne dirons pas, pour terminer, que le troisième est supérieur aux deux autres, ni qu’il correspondra à ce que nous avons imprudemment énoncé, ni surtout qu’il trace les contours exacts de la réalité de demain. La seule certitude, à regarder le cas de l’Eglise de France, c’est que l’Église est en attente : la communauté chrétienne doit pouvoir aimer ses institutions, se reconnaître en elles. Il y va de son identité, de sa santé, de ce qui la conforte dans sa foi. Mais elle ne pourra réellement le faire qu’à condition de reconnaître en elles l’essentiel de ce qui constitue l’infinie variété de son expérience croyante. Ce n’est pas encore tout à fait le cas.
Notes de bas de page
1 Il est clair qu’on n’affecte ici ce terme d’aucune nuance péjorative. Il s’agit simplement de désigner une réalité.
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L’Église : institution et foi
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