Polysémie de la peinture
p. 45-62
Texte intégral
1La peinture, particulièrement lorsqu’elle est figurative, introduit toujours une multiplicité de référents. On peut dire que, et le tableau et les signes qui le constituent, sont par nature polysémiques. Cette polysémie a des aspects métonymiques et métaphoriques, selon les cas.
2Pour comprendre le fonctionnement des signes, on peut partir du caractère particulier de ce que Louis Marin appelle la lecture du tableau : s’il est vrai qu’on peut repérer et analyser dans un tableau diverses figures et même des éléments fragmentaires qu’on appellerait signes figuratifs, il faut reconnaître que le sens de chacun de ces éléments est déterminé à l’intérieur du système complexe que constitue chaque tableau dans son individualité propre. Le tableau constitue, dans une telle lecture, son propre code. Ce qui n’empêche pas que les autres tableaux du même peintre ou les productions du même milieu puissent éclairer certaines données1.
3Louis Marin appelle signe figuratif tout élément nommable dans le champ pictural ; les figures sont des organisations complexes auxquelles la peinture confère une certaine autonomie : un nuage, un personnage, une forêt peuvent prendre rang de figure. L’autonomie des figures est suffisante pour qu’on puisse leur attribuer un référent.
4Lorsqu’on isole une figure de son contexte, elle conserve un pouvoir de dénotation. Or, à ce niveau, apparaît déjà la polysémie picturale, chaque figure renvoie à plusieurs objets différents2.
5Dans la peinture, il est impossible de limiter la référence de manière univoque ; à tous les niveaux apparaît la dualité de l’objet représenté et de la manière dont il est représenté, manière qui introduit une qualification qui dépasse tout représenté. On peut dire que l’image renvoie au modèle, à l’interprétation du modèle, à tous les objets visibles de la catégorie du modèle, à tout le visible. Ainsi, la peinture est plutôt orientation de sens que possibilité de donner un sens défini à un référent (une pomme peinte renvoie, soit à un certain aspect d’une pomme, soit à un schème du fruit, mais en même temps à l’individualité ou à la généralisation, à toutes les choses du type fruit/choses, etc., au visible comme susceptible d’être représenté de telle manière ; enfin, elle renvoie à des images culturelles de la pomme ou de la rondeur. Le jeu de la dénotation et des connotations ne semble pas pouvoir se comparer à des métaphores, mais plutôt à des métonymies.
6Il n’en reste pas moins que, parmi les dénotations, peuvent se présenter des référents appartenant à des univers, non seulement différents mais s’excluant mutuellement. C’est surtout dans l’art fantastique et dans le surréalisme qu’on trouve des images de ce type, cependant des réalistes ou des classiques ont également créé des images impliquant apparemment un processus de métaphorisation. Souvent, les univers irréductibles unifiés dans l’image appartiennent à deux règnes différents : on peut penser aux visages créées à partir de fruits ou de plantes par Arcimboldo ou, chez Max Ernst, aux oiseaux de pierre3. Les plus étonnantes sont peut-être les images qui apparaissent dans les toiles de Magritte, dont je citerai seulement, en exemple, la peinture représentant une tête de statue dont la tempe laisse filtrer le sang d’une profonde blessure4. On pourrait traduire de manière quasi exhaustive la « métaphore » de Magritte par une phrase comme : « La blessure saigne au front de la statue ». On peut se demander si l’origine de telles « métaphores » n’est pas simplement la transcription d’un discours métaphorique, la parole précédant l’image. On pourrait dire alors que, si l’image picturale est nécessairement métonymique, elle ne serait métaphorique que par relation avec le langage, voire comme transposition du langage.
7Il faut cependant noter que, si l’image peinte est polysémique par nature, l’image sculptée est, elle, métaphorique par nature. En effet, la sculpture figurative élabore presque toujours des images de la vie, le plus souvent du corps humain. Or ces images sont réalisées dans des matériaux qui deviennent des attributs du vivant représenté. Le matériau n’est pas utilisé au hasard, il est lui-même signifiant. Ses qualités spécifiques sont attribuées au vivant qui semble s’y incarner.
8On peut admettre que la peinture, lorsqu’elle cherche à exprimer une dualité interne de l’image, par exemple oiseau/pierre comme chez Max Ernst, ne fait rien d’autre que d’explorer un domaine du visible largement ouvert par la sculpture.
9La puissance de ces images tient dans l’unité évidente de deux univers apparemment exclusifs l’un de l’autre. Il s’agit moins d’une comparaison que d’une sorte de transgression des données de l’expérience courante, transgression qui rend manifestes les potentialités contradictoires de l’apparaître. L’art fantastique est particulièrement riche en inventions de cette sorte, dans la mesure même où il cherche à exprimer l’invisible dans le visible. Tous les « monstres » peuvent être cités ici, même si, à un moment de l’histoire des formes, ils paraissent « naturels » (comme les amours ou les anges). Mais l’art fantastique n’est pas seul en cause, l’imagination des peintres réalistes tente aussi de rendre manifestes certains aspects de la réalité, sans aller jusqu’à la métamorphose ; ainsi voit-on le peintre Charles Le Brun chercher des parentés entre des faces d’animaux (lion, chien, mouton, etc.) et des visages humains, de manière à faire fusionner les éléments en présence dans une physionomie acceptable, qui exprime clairement les affinités entre l’homme et l’animal5. De même trouve-t-on chez Degas, particulièrement dans des images de danseuses, l’expression de deux univers distincts dans une seule image : l’exercice, l’effort, le poids du corps se manifestent en même temps que la légèreté, l’absence de poids, la grâce, le pur spectacle. La même figure est à la fois ceci et cela, sans pourtant qu’il y ait création d’une surréalité, comme dans l’art fantastique ou le surréalisme.
10Ce qui est en jeu, ce sont les références multiples de l’image dont les dénotations peuvent appartenir à plusieurs univers exclusifs l’un de l’autre. Il semble qu’on puisse bien dès lors parler de métaphores. Mais l’image a un aspect spécifique : il est impossible de faire la différence entre un sujet et un prédicat ; ainsi dans les études de Le Brun, on peut aussi bien voir l’homme avec les attributs du lion que le lion avec les attributs de l’homme ; de même, en sculpture, la pierre se fait chair mais la chair se fait pierre simultanément.
11En outre, la polysémie se manifeste au niveau de la dénotation et non de la connotation seulement, c’est probablement ce caractère qui explique la violence de l’image, le sentiment de transgression qu’elle provoque chez le spectateur lorsque les deux univers dénotés sont très éloignés l’un de l’autre.
12La relative rareté de cette sorte de polysémie dans les figures picturales explique sans doute que Jakobson note que c’est dans les styles romantiques et surréalistes qu’apparaissent les métaphores dans la peinture comme dans la littérature, alors que le réalisme cherche plutôt la métonymie6.
13Les métaphores picturales, liées à l’ambiguïté de la représentation, reposent sur des métaphores lexicales. Sauf cas exceptionnels, qui relèvent de longues traditions iconographiques (par exemple, les anges), ce sont des métaphores vives. La tension entre les deux univers évoqués apparaît comme une révélation qui étonne, lorsqu’elle se résorbe dans l’unité d’une figure.
14Cependant le sculpteur, comme le peintre, peut user d’une expression métaphorique qui s’enracine dans la manipulation des matériaux et non dans le langage. Il va de soi qu’une fois la forme réalisée, la métaphore est parfaitement dicible. Lorsque le modeleur fait voir le vivant à partir de la glaise, il peut poursuivre une action préméditée, tendre vers une forme dont le projet lui est déjà familier, qu’il peut nommer, décrire, mais il lui arrive aussi de découvrir ce qu’il cherche au bout de ses doigts. Dans ce cas, l’unité matière/figure, terre/chair, se révèle à lui dans l’action et dans le contact avec le matériau, avant d’être exprimable dans un discours.
15Ce type de création existe aussi en peinture mais l’expression métaphorique ne peut être alors au niveau de la représentation, qui semble toujours reposer sur le dire. Le faire met en jeu l’ambiguïté entre la matière picturale ou le dessin et les allusions figuratives. On peut donner comme exemple la série d’œuvres de Claude Monet, exécutées d’après la Cathédrale de Rouen. La représentation oscille entre le monument de pierre dure et la pure lumière de l’aube ou du crépuscule, mais cet univers sans poids est construit de touches colorées, qui conservent chacune leur autonomie. Le jeu du pinceau devient cathédrale sous nos yeux, les touches irisées font surgir l’image d’un monument de lumière. Il est bien difficile de savoir si, pour le peintre, le travail sur la toile a fait naître ces transparences allusives, ou si un projet, déjà élaboré et dicible, a précédé l’apparition de la cathédrale, telle que nous la voyons sur la toile.
16Le cas de Paul Klee est plus facile à trancher : pour lui, la peinture se crée à partir de lignes et de couleurs dont le peintre s’efforce, chemin faisant, de créer l’équilibre. Les figures et les significations naissent du jeu des formes, sans qu’il y ait préméditation. Elles évoquent un monde dont le peintre prend conscience au fur et à mesure de sa création : « Un certain feu jaillit, se transmet à la main, se décharge sur la feuille, s’y répand, en fuse sous forme d’étincelle et boucle le cercle en retournant à son lieu d’origine : à l’œil et plus loin encore (à un centre du mouvement, du vouloir, de l’Idée) »7. Dans un tel contexte, l’aspect métaphorique peut être lié directement au graphisme ou à la peinture. Ainsi le dessin de Paul Klee intitulé Colonie forestière8 n’est guère qu’un jeu de lignes arachnéennes, mais les traits en se nouant, comme par hasard, font naître des images de maisons et d’arbres, village de crayon ou mieux, crayonnage en mal de village. Qui dira si sapins et fenêtres n’ont pas surgi du tracé, s’ils n’ont pas été reconnus sur papier avant qu’aucun projet les concernant n’ait été élaboré.
17Si un signe ou une figure, isolés de leur contexte, peuvent rendre manifeste une pluralité de dénotations, le tableau, dans son ensemble, forme un système complexe, qui permet plusieurs niveaux de lecture dont se dégage un sens global. Les signifiés d’un niveau deviennent les signifiants, à un autre niveau, par un jeu d’associations, orienté par le champ pictural tel qu’il est organisé. C’est seulement lorsqu’on envisage l’ensemble d’un tableau donné qu’on peut, dans une certaine mesure, rendre compte et de l’élaboration des signifiés par le peintre, et de la réception de ces mêmes signifiés (et d’autres) par le spectateur.
18Dans le tableau, le champ pictural apparaît comme une organisation originale qui sous-tend tous les rapports entre les signes figuratifs et le sens même de ces signes. Deux structures fondent toutes les autres : d’une part, la structure picturale proprement dite : organisation des lignes, des surfaces, des couleurs, des valeurs et des lumières ; d’autre part, organisation de l’espace en fonction des croyances concernant le visible, de la valeur attribuée à la présence corporelle de l’homme et des qualités reconnues aux choses.
19Ces deux structures sont élaborées par un certain peintre, et, dans ce sens, sont personnelles, elles servent à exprimer des valeurs propres à tel ou tel, mais en même temps, elles sont socio-culturelles et sont considérées, à l’intérieur du groupe dont l’œuvre émane, comme un donné. C’est d’ailleurs sur ce donné que se fonde la possibilité de communication de la peinture. Lorsque les croyances et les hiérarchies de valeurs concernant le visible changent dans une société, les deux structures fondamentales de la peinture sont mises en cause, une nouvelle élaboration de l’espace et des structures picturales se fait jour, entraînant toutes les difficultés de communication que suppose l’apparition d’un nouveau langage9.
20Ces deux structures fondamentales sont elles-mêmes signifiantes. On peut dire que la structure picturale est une interprétation du monde dans un sens qualitatif, et qu’elle peut, par là, être à l’origine de certaines significations métaphoriques du tableau.
21Certains éléments sont personnels, comme la touche ou le tracé, de même que l’organisation des valeurs et des couleurs, qui peut créer un univers affectif. C’est à partir de là qu’on peut dire, en vérité, comme le fait remarquer Nelson Goodman, qu’un tableau est triste, aussi bien qu’on peut dire qu’il s’y trouve une tache jaune. Or, dire qu’un tableau est triste ne peut se faire que par métaphore. Cette métaphore, à la différence de la représentation, n’est pas dans la peinture elle-même mais dans un dire, éventuellement vérifiable. On peut se demander si l’usage de la métaphore ne vient pas ici de l’impossibilité de traduire autrement l’effet produit par le tableau. Il faut reconnaître, avec Goodman, que cette tristesse attribuée au tableau ne peut être imputée à aucune personne, puisque ce qu’on dit ne vise, ni le spectateur, ni l’auteur, ni un représenté quelconque, mais l’organisation picturale qui « exemplifie » la tristesse10. Or, des connotations comme celle-ci peuvent orienter le sens éventuel de l’organisation figurale du tableau, en introduisant des données contradictoires dans les rapports entre les signes.
22Si on admet, en outre, que le tracé d’une ligne, l’ordre des couleurs et la manière de les poser, la place des lumières, leur rayonnement sont directement expressifs, ou de l’interprétation du monde par le peintre, ou d’un certain type de relations qualitatives entre les choses représentées, on voit toutes les possibilités de mutations de sens qui peuvent apparaître à ce niveau.
23Quant à l’organisation spatiale, elle permet de comprendre les rapports entre les figures, tant au point de vue topographique que dans la dynamique d’une expression du temps et des actions représentées. C’est elle aussi qui rend compte de ce qui est affirmé comme réel ou comme irréel, voire comme substance et comme accident. Par exemple, l’espace construit à partir des théories d’Alberti, à la Renaissance, introduit la notion d’un spectateur virtuel qui commande l’organisation de l’espace pictural à partir de son point de vue. La place topographique des choses est commandée par ce regard externe, en même temps qu’un certain dialogue s’engage entre le spectateur virtuel et le représenté. Ce représenté est donné comme correspondant à la réalité des choses. Le lieu du représenté est unique et le temps, réduit à celui de l’observation. Cette unité de temps et de lieu, fondée sur le regard, restera la base de toutes les constructions spatiales créées en Occident de la fin du XVe siècle à la fin du XIXe siècle. C’est sur elle que repose la vraisemblance, qui est un des critères implicites des jugements portés sur la peinture à cette époque et parfois à la nôtre. Il va de soi que la présence du spectateur virtuel peut transformer le sens des figures parce que, bien qu’absent de la toile, il y est toujours présent et que toute signification doit se comprendre par référence à lui. Il y a donc, là aussi, une possibilité de tensions entre des signifiés, tensions qui peuvent faire apparaître des significations métaphoriques.
24La disparition du spectateur virtuel, au début du XXe siècle, introduira de nouvelles relations entre les figures, sans supprimer la dialectique entre les différents niveaux de lecture.
25S’il est possible de décrire une construction spatiale, il est plus difficile de rendre compte de toutes ses implications, celles-ci étant, par essence, données à voir à partir du visible, élaboré dans le champ pictural. Par exemple, la présence du spectateur virtuel introduit des projets à l’intérieur du champ pictural, projets qui sont purement implicites. La stabilité de l’espace, dans toutes les configurations, dépend à la fois des masses définies graphiquement et des couleurs, ce qui pourrait, à la rigueur, faire objet de mesures, mais, dans ce contexte, les éléments figuratifs peuvent désorganiser l’équilibre formel11.
26On peut admettre que la construction spatiale, elle aussi, déborde, par certains de ses aspects, le langage, mais dans une mesure moindre que la structure picturale, où jouent des éléments affectifs et les opérations manuelles.
27L’appréhension correcte des structures spatiales et picturales, dans leur mouvement dialectique propre, fonde la compréhension correcte de l’ensemble des signes du tableau. Compréhension correcte ne veut pas dire univoque, mais simplement compétente, c’est-à-dire tenant compte du ou des codes utilisés effectivement dans l’œuvre.
28Admettre une lecture primaire du seul représenté, paraît une manière tout à fait abstraite d’envisager la peinture12 ; en revanche, on peut faire état d’un niveau de pure dénotation où, par exemple, dans l’espace d’Alberti, la scène vue serait simplement décrite dans son ordre topographique. Dans un tableau de Fernand Léger, on citerait un certain nombre de figures par rapport aux formes abstraites situées à proximité. Encore faut-il admettre que, ni décrire, ni citer ne correspondent à ce qui se passe effectivement lorsque le regard va d’un élément à l’autre, reconnaît et permet de nommer ce qui est vu, le spectateur se trouve pris immanquablement dans un réseau de significations sensorielles et affectives qui se donnent simultanément et non, comme dans le langage, successivement.
29Corrélativement à ce premier niveau de lecture s’organisent nécessairement d’autres niveaux, analogues à ceux dont j’ai parlé à propos des figures isolées. Aucune peinture ne s’épuise dans ce qu’elle semble dénoter. Dans ce sens, toute peinture a un aspect métaphorique car elle montre des objets du monde pour désigner autre chose.
30Un tableau qui serait pure représentation est impossible, puisqu’il est construit mais, dans la mesure où il tend vers la représentation pure, par exemple dans le trompe-l'œil ou dans certaines formes de réalisme, il cesse de fonctionner comme peinture et provoque une fascination, où toute possibilité de communication disparaît. C’est ce qu’explique notamment J.P. Sartre lorsqu’il parle du réalisme de certaines scènes de violence, réalisme qui empêche le spectateur de réagir, parce qu’il le ramène à l’horreur et au dégoût qu’il ressentirait devant la scène réelle13.
31Ce qui cesse de fonctionner ici, c’est la dialectique entre les différents niveaux de structures signifiantes : le jeu des formes et des couleurs est absorbé par la représentation et perd tout sens propre, l’espace se confond avec l’espace vécu, expérimenté directement, les connexions entre les figures n’ont plus aucun caractère intentionnel. Le champ pictural lui-même est nié.
32C’est à partir des divers niveaux structurés du tableau que les dénotations et les connotations qui orientent l’ensemble du champ pictural s’engendrent mutuellement. Par exemple, au niveau du mode de représentation, la construction de l’espace et la manière de peindre renvoient aux rapports du corps humain et de l’espace quel que soit, par ailleurs, le sens donné à la représentation. Du même coup, la scène ne peut être simplement l’illustration d’un épisode mythologique ou une évocation de la vie quotidienne, mais une expression de la condition humaine, du sens de la corporéité. D’autre part, le représenté a presque toujours des implications sociales ou religieuses, qui imposent une constellation de significations, orientées par les structures fondamentales du tableau ; enfin, certaines formes de peinture permettent une expression très personnelle de ce qu’implique, pour l’artiste, l’existence ou la valeur attribuée au visible.
33Entre ces diverses visées s’établit une dialectique où apparaissent des aspects métonymiques : le tableau élargit le sens du représenté à tout le représentable, mais aussi des aspects métaphoriques dans la mesure où, à partir du représenté est désigné un non représentable : la condition humaine, le destin, le monde, désigné qui ne peut se lire dans les fragments que sont les figures, mais qui se profile comme sens évident du tableau dans sa totalité.
34Ici, la comparaison avec la métaphore lexicale ne peut qu’être analogique ; puisque c’est la totalité de l’œuvre qui joue le rôle de métaphore, il s’agit d’une structure complexe qui comporte un grand nombre de signes. D’autre part, la convergence des signes vers le sens métaphorique apparaît au terme d’une analyse de l’œuvre, donc d’un discours sur la peinture. On peut se demander toutefois si ce discours ne suit pas exactement les chemins ménagés dans l’œuvre et si, dès lors, ce sens métaphorique implicite n’est pas la visée fondamentale de toute peinture14.
Annexe
DEGAS, Classe de Ballet (Salle de danse), Philadelphia Museum of Fine Arts, 81 x 76, c. 1878 (L. 479)
A. L’espace
La structure spatiale est fondée sur la présence d’un spectateur virtuel placé devant le tableau. L’organisation ici est particulièrement dépendante de ce regard : certains éléments sont donnés comme très proches, ainsi la femme âgée, lisant au premier plan, d’autres très éloignés, comme la fenêtre du fond et le groupe de danseuses. La contingence de l’apparition s’affirme dans l’apparente désorganisation de la surface peinte : vide au centre, masses légères dans l’angle supérieur gauche, masses importantes dans l’angle inférieur droit.
Nous disons bien qu’il s’agit d’une apparente désorganisation, car si le groupe des danseuses de gauche reste instable, l’ensemble des personnages de droite forme un triangle d’une certaine stabilité (il est rongé par un vide, entre la jambe de la danseuse et les montants de la chaise) et deux horizontales stabilisent la composition (plinthe/chaise).
Les figures sont enchevêtrées et se cachent mutuellement, mais le point de vue adopté permet de restituer l’unité de chaque personnage ou de chaque objet en dépit des parties cachées. Il reste que, dans chaque groupe, la figure qui est à l’avant-plan est la plus lisible et la plus importante.
L’espace est donné comme clos (mur du fond/horizontale de la plinthe) mais en fait, il est ouvert de toutes parts et s’étend au-delà du cadre, c’est-à-dire au-delà du champ du regard du spectateur virtuel : dans le fond, une échappée est aménagée par le miroir et par la fenêtre ; à droite et à gauche, des éléments coupés imposent des prolongements sans limite visible (en haut, à gauche, cadre coupé, à droite, figures incomplètes des deux danseuses) ; enfin, vers le bas, deux pieds de chaise et le bord de la robe bleue est au-delà de la vue du spectateur virtuel.
Le spectale est saisi dans l’instantanéité d’une vision rapide, ce qui impose une rigoureuse unité d’espace et de temps : lieu déterminé, temps donné (cela a été vu et est vu, ici et maintenant), mais la présence d’un spectateur permet aussi de faire place aux projets des personnages représentés, dans la mesure où un regard situé peut les saisir, voire aux projets de ce même spectateur, lorsqu’ils peuvent s’inscrire dans le jeu des relations inévitablement nouées avec le représenté.
B La structure picturale
La polychromie très complexe est orientée vers les tons froids avec une très grande variété de nuances et un souci constant d’éviter les contrastes par un équilibre établi entre les deux points forts du tableau (= les groupes de personnages). Des accents subtils créent, sur de petites surfaces, des zones fortement mises en relief (ruban jaune de la danseuse de gauche, chausson rose sur la pointe de la même, col, chapeau et main gauche de la femme assise, crâne de l’homme debout).
Un équilibre est également créé dans les lumières, bien que l’avant-plan et la droite du tableau soient nettement plus sombres que le haut et la gauche.
La distribution parcimonieuse des blancs et l’importance des tons froids et de certaines masses sombres, l’usage des contre-jour, tout concourt à donner au tableau une atmosphère de tristesse. La lumière, concentrée dans la fenêtre, met en valeur la grisaille du lieu.
Les touches sont petites, très visibles, et jouent sur toute la surface. Les figures sont campées de manière caractéristique : gestes, silhouettes, détails physiques ne sont jamais imposés par une ligne puissante mais décrits d’une manière très elliptique (par exemple le profil perdu du personnage masculin dans lequel se reconnaissent comme nettement individualisés, le nez, la moustache, l’arcade sourcilière, le crâne, qui créent un type sans accuser aucun trait). La légèreté de la touche n’empêche nullement la précision, notamment dans les figures de danse esquissées par les danseuses. Chaque chose est envisagée dans sa particularité et le jeu visible du pinceau se met au service de ce morcellement du monde en petites entités repérables mais unifiées par la facture.
C. Les figures
a) Si l’on en vient aux dénotations, on peut parler d’abord d’une scène vue dans un lieu particulier : un exercice de danse dans une salle nue située sous les combles, en présence d’un maître de ballet, de deux danseuses au repos et d’une dame d’âge mûr qui lit un journal. Seul le maître de ballet s’intéresse aux performances des trois danseuses qui travaillent, dos à un miroir, près d’une fenêtre d’où l’on voit les étages supérieurs de maisons.
A ce niveau, on peut déjà être frappé par l’instabilité de la scène : les seuls éléments statiques sont la dame assise au premier plan et le personnage masculin. Les deux danseuses au repos sont prêtes à quitter le champ du regard, les danseuses qui s’exercent sont instables, particulièrement celle qui est à l’avant-plan. Non seulement la scène décrite est contingente mais elle est sur le point de se modifier.
Tout aussi évident est le contraste entre les deux groupes et l’espace démesuré qui sépare les danseuses à l’exercice des autres personnages, alors que les lumières les mettent en évidence ; en effet, nous avons vu que le point le plus éclairé du champ pictural est la fenêtre qui leur sert de fond et toute la partie supérieure du tableau. De plus, ce groupe est particulièrement léger. Il est en appui sur deux jambes et tout l’équilibre semble se concentrer sur la pointe du pied d’une danseuse. Les mouvements des bras, l’écartement mutuel des torses, le prolongement des gestes dans le miroir, tout concourt à souligner la grâce du groupe. En cela, il s’oppose à ce qui est représenté près du spectateur : le groupe des deux danseuses et du maître de ballet est massif, les silhouettes sont lourdes et étroitement associées. Les éléments mis en lumière sont inharmoniques (par exemple, le nœud rose chiffonné à comparer avec le nœud jaune de la danseuse à l’exercice). Des taches sombres : chevelure, corps de l’homme dominent le groupe. Enfin, la figure de femme assise au premier plan et qui barre en quelque sorte la vue est tout à fait incongrue, par son âge, son costume de ville, son chapeau et le peu d’intérêt qu’elle prend à ce qui se passe autour d’elle.
b) Telle quelle, avec ses contrastes, en fait déplaisants, la scène est donnée comme observable mais elle connote nécessairement le but de l’exercice : la danse sur la scène de l’opéra. Elle désigne l’envers du décor, mais sa structure, notamment l’éloignement des danseuses et leur éclairage (= scène) fait du tableau une image du spectacle comme tel. La dualité prend un nouveau sens, les danseuses sont le merveilleux spectacle (en dépit de la raideur de l’exercice, parfaitement exprimé, et du désordre relatif dû à un travail non coordonné dans un véritable ballet) mais ce spectacle montre en même temps sur quoi il repose : la fatigue, la vulgarité des comparses, le proxénétisme (le spectateur du XIXe siècle reconnaissait sans peine ce rôle à la « mère »). La dualité de la scène est un procédé de dépoétisation, qui donne à l’opéra le sens d’un leurre avec d’autant plus de force que, dans cette interprétation, le double des danseuses à l’exercice est évidemment les danseuses au repos. De même se projette l’éblouissante salle de l’opéra sur cette chambre nue sous les combles, comme univers liés et inconciliables.
c) Décrite sur un plan plus général mais qui s’impose par les structures, la scène se donne de la manière suivante : ce qui est à portée du spectateur virtuel, c’est ce qui est repoussant, vulgaire et indifférent (la lectrice sur la chaise de paille), alors que l’objet du désir (les danseuses à l’exercice) est hors d’atteinte, voire, par son dédoublement dans le miroir, irréel ; mais cet objet, s’il pouvait se rapprocher, se montrerait dans sa réalité repoussante (les danseuses au repos). On peut ajouter que l’introduction dans la scène d’un regard masculin sur les danseuses à l’exercice introduit, par la laideur du personnage, une amertume supplémentaire. L’instabilité de l’ensemble impose dans le thème du désir et donc du projet, un aspect temporel : l’objet du désir est à la fois éloigné et instable, il est rongé à l’intérieur par le temps — les seuls personnages stables : homme et femme âgée jouent ici, non seulement le rôle de repoussoir, mais encore ils préfigurent l’avenir.
Il nous semble que le thème du désir introduit un aspect métaphorique, étranger au thème de l’opéra, bien que celui-ci, par certaines mutations de sens, fait apparaître de fortes tensions entre tout ce qui peut être attribué à l’opéra et les dénotations du tableau. En revanche, le thème du désir, qui s’impose par la présence du spectateur implicite et de sa situation à la fois dans et hors de la scène, donne à toutes les figures et à l’organisation du champ pictural, une orientation qui n’est pas impliquée dans les dénotations immédiates. L’image de ce qui se passe dans la salle d’exercice ne comporte pas, même en tenant compte de la présence technique du maître de ballet, de références à l’univers du désir, c’est la structure spatiale et l’organisation plastique qui imposent une interprétation où, dans cette structure-ci, intervient un projet impliqué, qui introduit une série de référents à partir d’un univers qui n’est plus, ni celui de l’exercice de danse, ni celui (métonymique) de l’opéra.
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LEGER, La grande Parade, New-York, Solomon R. Guggenheim Museum, 300 x 400, 1954
A. L’espace
La structure spatiale est fondée sur des relations formelles entre des événements sensoriels. Le graphisme sert à délimiter un certain nombre de figures, les unes ont un certain volume exprimé, soit par des ombres, soit par des lignes de fuite, les autres sont simplement indiquées en deux dimensions. D’importantes zones de couleur forment une seconde composition autonome, faite d’éléments abstraits. Des relations sont indiquées entre les deux types de figuration par l’usage du noir, utilisé pour créer des effets de volume ou de creusement au niveau graphique et qui interviennent comme des accents au niveau pictural, et par des solutions de continuité des figures colorées dans lesquelles les figures graphiques apparaissent, enfin, par des rappels de couleur, dans quelques détails des figures graphiques.
Il s’agit donc d’une organisation très complexe, dominée par un élément fort et simple : la composition colorée, et par un élément, varié et faible : le graphisme ; l’espace est donné comme le champ où se produisent des événements fortement contrastés, mais qui ont des rapports mutuels. Les zones colorées font l’office d’une structure ordonnatrice, perturbée par les irruptions de la structure graphique.
Les éléments graphiques composent un espace clos, il est limité en bas par des horizontales et des lignes brisées, à droite et à gauche par des verticales qui définissent nettement une zone de figuration à l’intérieur du champ total du tableau. S’il est vrai que les surfaces colorées s’arrêtent aussi à quelque distance des bords de la toile, leur dynamisme leur donne une plus grande expansion, la bande orange et la bande bleue franchissent les « frontières » graphiques, il en va de même pour le cercle rouge et pour le disque vert.
Malgré le fait qu’il y ait du volume, on ne peut faire référence à la troisième dimension car il n’y a aucune espèce de profondeur ; en revanche, le passage ou l’annulation des zones colorées impliquent une mise à l’avant-plan et à l’arrière-plan de certains motifs selon qu’ils sont ou non accentués par leur situation dans la composition colorée. Cet aspect de l’organisation manifeste une fois de plus la primauté de la structure colorée sur l’ensemble des éléments graphiques.
B. La structure picturale
La facture est caractérisée par le caractère délibérément impersonnel et du tracé et de l’application des couleurs. Toutes les couleurs sont posées aux aplats, les traits qui cernent les figures sont uniformes, les ombres qui donnent du volume à certaines figures sont un simple dégradé de gris, les seules nuances de couleur ou de valeur (gris/blanc, bleu clair/bleu vif) semblent destinées à faciliter la lecture des figures en isolant tel ou tel élément de fond.
Le dessin introduit énormément de courbes et de mouvements dans une organisation quasi symétrique de figures formant frise : un groupe à droite, un groupe à gauche sont réunis entre eux par la grande courbe du corps de l’équilibriste dans les bras de ses partenaires par une grande lettre C noire. Les contrastes apparaissent cependant entre les groupes : celui de droite, dont l’assise est constituée d’éléments courbes ou instables (ballons, cordes, boîtes) est porté vers le haut par le mouvement des figures acrobates sur le cheval et le personnage montant au poteau. Celui de gauche s’appuie sur deux fortes horizontales (bord et marches de l’estrade) et est limité vers le haut par des lignes qui se coupent à angles droits (caisse enregistreuse), le mouvement des bras de deux des personnages et des jambes de l’équilibriste compense, de ce côté, l’aspect ascensionnel de l’autre groupe.
Les figures et les objets sont des formes simplifiées, à certains égards rudimentaires et puissantes. Tous les visages sont de face, la tête de cheval de profil. Tous sont inexpressifs, y compris les clowns dont le sourire est un stéréotype qui rappelle le maquillage : ce sont des signes figuraux plutôt que des représentations qui viseraient des aspects particuliers ou même des types reconnaissables.
Tous ces signes figuraux sont très rapprochés les uns des autres, la zone destinée aux figures ne comporte pas de vide, de plus, chaque signe vaut pour lui-même et ne suggère pas de face cachée ou d’éléments hors de notre vue (l’équilibriste qui tient sa partenaire peut n’être qu’un buste, le cheval n’a pas besoin de ses deux pattes invisibles). C’est dans la mesure même ou chaque élément est conçu comme signe, et non comme représentation, qu’il se suffit, tel qu’il apparaît dans la peinture.
Les couleurs forment une organisation harmonieuse et gaie. Hiles sont claires avec un jaune acide éclairé par le voisinage du blanc et une tonalité plus soutenue dans les bleus. Les rappels de couleurs dans les figures ajoutent du mouvement (jambe de l’équilibriste en bleu, des danseuses en orange et en rouge, manche verte du petit acrobate, disque vert et carrés rouges sur la caisse enregistreuse) et permettent une unité plastique générale tout en rompant parfois l’unité des figures.
Les grandes formes colorées (par l’association de deux larges zones, l’une horizontale, l’autre verticale, légèrement courbes, d’un disque et d’un grand cercle) imposent une puissante organisation abstraite à l’ensemble, mais il s’agit d’une organisation dynamique, car ce sont des formes en mouvement, qui entraînent toute la composition : de bas en haut, de gauche à droite et dans la circularité de la zone rouge. Le moteur de cette dynamique, entre les formes, est le jeu de rapprochement et d’éloignement des couleurs les unes par rapport aux autres et des noirs et des blancs, qui modifient de place en place l’éclat de chaque ton.
C. Les figures
Les événements visuels dénotés sont ceux d’une parade foraine : deux éléments figuratifs, tous deux dessinés à gauche, l’estrade et la caisse enregistreuse, en sont des signes précis. Dans la mesure où on peut reconnaître dans le C central la première lettre du mot cirque, figurant sur une banderole devant le cirque, c’est encore un élément qui désigne la parade. On peut donc admettre que le groupe entier se réfère comme, le titre l’indique, à ce qui se passe en dehors du cirque.
L’annonce de la représentation et en quelque sorte sa réclame, serait dès lors le thème dénoté par les figures, cependant certaines d’entre elles ne peuvent faire partie d’une parade. C’est le cas pour le personnage escaladant le poteau, à droite, et pour les équilibristes qui paraissent bien évoquer le trapèze volant. D’autre part, le dynamisme des formes colorées est en contradiction avec l’idée même d’estrade (circularité et mouvement ascensionnel) ; ce qui est en jeu serait dès lors le cirque.
On peut admettre, dans un espace organisant des événements sensoriels, qu’il n’y a pas dualité entre l’annonce d’un spectacle et le spectacle, l’un annonçant nécessairement l’autre ; mais la place de l’estrade, fortement indiquée par sa tridimensionnalité, à gauche, son rapport avec la caisse enregistreuse, en haut à gauche de formes angulaires, implique que les deux éléments cirque/parade ne sont pas en continuité mais en opposition. Cette opposition est qualitative ; la densité des personnages de droite (dans le cercle = mouvement de rotation — cirque) est plus grande, par le volume, que celle des personnages plats de gauche et que l’équilibriste, dont la jambe bleue est également en volume.
Ainsi a-t-on une première dualité entre la parade/annonce/réclame/commerce et le cirque/spectacle/prouesse. Le C, noir et bleu, courbe et droit, archaïque par sa forme (ancien pochoir) sert de lien entre les deux parties contrastantes du tableau ; comme les petits disques de gauche, en couleur froide et nus, rappellent, en contraste, le grand cercle rouge de droite, plein de personnages, donc d’événements. L’opposition, dans le bas, entre les horizontales massives et les balles, cordages et accessoires, souligne encore la discontinuité qualitative des deux parties de la composition.
Cependant le rapport figures/couleur est également significatif. Le mouvement des figures ne prend sens que par la dynamique des couleurs, qui sont autonomes par rapport à eux. On pourrait dire que le mouvement de chaque personnage est une agitation vaine, inharmonique, désordonnée, qui prend sens parce qu’elle est entraînée par une dynamique abstraite, ou plutôt tout à fait générale, universelle, comme sont la science, la raison, etc., c’est-à-dire les pouvoirs réels de l’homme, pouvoir, ici, de créer la joie, dans les prouesses physiques et le rire stéréotypé des clowns.
Cette dynamique de la couleur annule presque complètement les figures plates de gauche en dissociant leurs formes, elle soutient au contraire le mouvement ascensionnel des figures en volume de droite, y compris le geste inutile du clown soutenant dérisoirement le poteau. En admettant que la parade est le maintenant ou le passé (Léger a été très impressionné par le cirque dans son enfance), ce que l’archaïsme du C pourrait faire voir, le mouvement de la zone bleue, qui s’éclaire brusquement, au centre du cercle rouge, d’une tache jaune, indiquerait l’avenir et l’alliance heureuse de la vie et du pouvoir d’universaliser de l’homme.
Cette lecture, qui rend compte de l’impression de joie et d’optimisme que donne le tableau, semble dépasser les dénotations des figures et impliquer un aspect métaphorique qui, comme dans le Degas, est lié à ce que la perception immédiate de l’œuvre peut faire jouer au niveau affectif.
***
KLEE, Le ballon rouge, Solomon R. Guggenheim Museum, New York, 32 X 31, 1922
A. L’espace
La structure spatiale est déterminée par un graphisme dynamique et des rythmes colorés. La fonction de chacun des éléments qui construisent l’espace est ambiguë, donc modifiable. La composition, loin de se donner pour définitive, s’organise sous nos yeux.
L’œuvre a une dimension en profondeur mais la construction graphique oscille entre des tracés perspectifs et des structures bidimensionnelles. Ainsi une oblique qui se dirige de la base du tableau vers le centre semble bien dessiner, avec l’horizontale qu’elle rejoint, une surface plane en perspective. Mais c’est là une tentative avortée, puisqu’un des éléments qui s’élève à partir de l’oblique est terminé par une horizontale, qui détruit toute idée de troisième dimension en ce lieu. Plus haut se dessine une sorte de coupole qui pourrait également être tridimensionnelle si elle ne reposait sur de simples surfaces. Quant à la droite de la composition, elle est occupée par des rectangles colorés parfaitement plats mais devant l’un d’eux, noir, s’étend une surface colorée mauve, esquissant la forme inversée de la zone en perspective du bas du tableau.
En fait, la couleur joue un rôle plus important que le tracé pour nous convaincre de la tridimensionnalité de l’image. L’élargissement indéfini de l’espace vers le fond est exprimé par l’usage du bleu clair mêlé au jaune et au blanc dans toute la partie centrale de l’œuvre. Dans les figures, la densité des tons et leurs modulations donnent épaisseur ou transparence aux éléments. C’est ainsi que le ballon est bien une sphère et que la coupole s’arrondit par le jeu des lumières et des ombres.
La stabilité de la composition est due à un savant équilibre de formes colorées : la densité des tons employés pour le ballon, pour les triangles, pour les rectangles rouge et vert, au bas de la construction de droite, leur donne un poids qui stabilise l’ensemble. D’une manière plus inattendue, deux quadrilatères presque noirs, l’un très grand, en bas, au centre, l’autre petit, en haut, s’équilibrent mutuellement ; mais en même temps, des zones claires allègent certaines parties de la composition et provoquent un certain flottement, notamment à gauche, dans la construction, apparemment fort stable, sous la coupole.
Enfin, le jeu des couleurs porte en avant ou en arrière certaines formes : ainsi, à droite, les rectangles inférieurs avancent par rapport au reste de la construction.
L’ambiguïté de l’ensemble et les multiples virtualités qui s’y expriment sont soulignées encore par l’indépendance relative de la construction graphique par rapport aux couleurs. Ce qui semble affirmé par le dessin est tantôt confirmé, tantôt infirmé par l’usage des couleurs. Par exemple, une tache bleue déchire la surface régulièrement dessinée d’un rectangle jaune, ailleurs l’instabilité des rectangles qui s’échafaudent dans le vide, à droite, est réduite par la coloration plus ou moins saturée des intervalles. Rarement la zone colorée coïncide avec le dessin, elle ne remplit pas tout à fait les formes, ou elle se nuance de manière telle qu’elle y introduit une métamorphose.
Ainsi l’équilibre général est à la fois stable et instable, se faisant, se modifiant sous notre regard. Rien cependant n’est laissé au hasard, on le voit bien en observant un jeu de rimes formelles et colorées qui appelle l’attention d’un lieu à l’autre : répétition de formes rares : les triangles pointus de couleurs différentes, de formes amples, cercle et demi-cercles, en diverses nuances de rouge répétées en noir par la nacelle et le point au bout du filin.
Les masses rouges, indépendamment de leurs formes, orientent la composition vers le centre et donnent une importance majeure à l’élément dont la densité est au maximum, le ballon. Cette concentration est elle-même contredite par l’absence de limite du champ pictural qui s’élargit dans toutes les directions. Partout, les constructions paraissent coupées arbitrairement par le cadre. Il est significatif à cet égard que le rectangle rouge, à droite, ne soit pas limité par une ligne inférieure.
B. La structure picturale
La texture irrégulière de la toile, montée sur carton, est apparente dans la majeure partie du tableau, seules certaines zones limitées sont assez saturées de couleur à l’huile pour faire disparaître les accidents créés par l’irrégularité du fond textile. Alors que la construction graphique fait appel à des formes géométriques très simples, la toile introduit des configurations irrégulières selon l’épaisseur aléatoire des fils, leur tension, leur courbe, leur relief ; en outre, la peinture réagit différemment à son support suivant qu’il est plus ou moins texturé ; la couleur se concentre entre les fibres un peu lâches alors qu’elle reste en surface là où la trame est plus serrée. Les rapports toile/couleur/graphisme construisent une matière picturale très complexe.
La couleur est posée en zones floues, les touches sont estompées ; en quelques endroits choisis, les taches sont très concentrées bien qu’il y ait toujours une certaine modulation dans les tons. Souvent les taches délimitables sont nuancées de couleurs contrastantes : ainsi des bleus viennent vivifier des surfaces jaunes, du vert se mêle au bleu et au gris du « sol », du mauve se situe, à divers endroits, à proximité du rouge, chaque couleur apporte à sa voisine, soit l’exaltation de la complémentaire, soit les nuances qui allègent la tonalité principale. Les couleurs ne remplissent pas complètement les formes dessinées et nombre de changements de nuances ne sont pas soutenus par le dessin. On peut donc parler de l’autonomie de la couleur.
Le graphisme aussi conserve son mouvement propre. Les traits noirs sont légèrement irréguliers et l’on peut suivre, dans leur tracé, le geste des doigts, pesant à peine ou fortement appuyés. Cela donne l’impression d’une grande spontanéité, bien que les formes soient soumises à une stricte géométrie qui fait songer à la règle et au compas. En outre, les lignes restent actives : les angles ne sont pas parfaitement nets, de très légers dépassements manifestent la liberté de la main, qui ébauche devant nous la subtile architecture du tableau.
De même que la structure spatiale, la structure picturale impose l’idée d’une œuvre en gestation, où l’équilibre est une conquête qu’il faut sans cesse remettre en question.
C. Les figures
Au centre de la composition, le ballon dénote, sans contredit, un aérostat. Si la masse rouge est particulièrement dense, sa nacelle et les cordages, au-dessous de lui, sont purement graphiques. Les autres éléments du tableau peuvent être interprétés comme la représentation allusive d’un quartier urbain. On y verrait une place publique (ou un canal) bordé d’un bâtiment à coupole, flanqué d’une porte ouverte à deux battants sur l’obscurité, et d’une maison à étages. Mais tous ces éléments peuvent aussi bien être purement abstraits.
Oscillant entre une interprétation figurative ou non, le tableau, de toute manière, exprime un univers en devenir, hésitant entre telle ou telle configuration possible. Seul le ballon apporte certitude et définition de la forme. La construction de droite est dans un équilibre mis en question de rectangle en rectangle, comme celui d’un château de cartes qui s’élève pièce à pièce au risque de la chute du jeu tout entier et l’on devine le plaisir du peintre, qui découvre chaque fois le poids exact et la forme qu’il faut ajouter pour que le château s’élève et se maintienne dans l’air en dépit du péril.
A gauche aussi, tout reste ouvert à de multiples virtualités ; l’inachèvement ou l’ambiguïté de certaines formes ne permettent pas de les tenir pour définitives. Ainsi une échancrure bleue allège le bas de la « coupole », celle-ci peut paraître reposer uniquement sur le dessin d’un arc ; dès lors, la tache bleue indiquerait la libre circulation de l’air en dessous ; mais cette même tache peut évoquer un reflet sur une paroi pleine. Plus bas, le rectangle sur lequel s’appuie la construction n’a pas de limite définie. Les irrégularités de la toile, le dégradé des couleurs, l’apparition d’un carré jaune sans épaisseur en arrière, rien ne permet d’établir avec certitude l’équilibre des éléments en présence.
Quant au grand quadrilatère presque noir, au centre, s’il désigne une porte ouverte sur des profondeurs obscures, il faut se rendre à l’évidence, elle ne mène à rien. Au-delà ne se voit que le « ciel », l’étendue lumineuse, illimitée. Quant aux petits triangles qui couronnent les « battants », ils donnent à ces éléments un aspect ascensionnel, en contradiction avec toute interprétation figurative possible.
Peut-on dire, d’autre part, que le tableau est gai, comme on peut affirmer que le Degas est triste ? Il est vrai que l’usage de couleurs claires et vives devrait faire de ce tableau une œuvre joyeuse, mais cela non plus n’est pas franchement affirmé. L’importance attribuée aux deux taches noires introduirait une note discordante, mais surtout il faut noter la présence d’ombres grises autour du prestigieux ballon et dans les quatre angles de la toile. Une fois de plus, une négation se lit en filigrane de l’affirmation. Le tableau est gai mais la menace d’une tristesse pèse sur lui, le ciel est clair mais un orage s’apprête à le bouleverser, rien n’est sûr, rien n’est définitif.
Cependant, à l’inverse de Degas, Paul Klee, comme lui peintre du devenir, aspire à la plénitude de ce qui va s’accomplissant et non au vide qui hante l’impossibilité de saisir l’objet du désir. Il est remarquable à cet égard que, au centre, la forme et l’intensité de la couleur de la sphère nous obligent à affirmer sa permanence, même si le ballon est l’image de ce qui est flottant et prêt à s’envoler, la réalisation plastique ne permet pas de concevoir un vide en ce lieu. Le tableau se construit sous nos yeux autour de cet élément central, il advient, on ne peut dire ce qu’il sera, mais il sera. Le thème du tableau est tout entier dans les virtualités qu’il nous fait découvrir.
Cette ville aux contours incertains n’est faite, ni de briques, ni de mortier, mais de traits noirs et de couleurs, elle est l’œuvre même en train de se faire, oscillant entre l’angoisse et la joie de la création, entre la rigueur des formes et la densité des couleurs, entre un dire sur les choses et un dire sur la peinture seule. Le ballon, suspendu dans la menace de l’orage, équilibre en fin de compte les courbes et les droites qui s’échafaudent autour de lui au milieu des accidents de la toile irrégulière. Le hasard d’un nœud arrêtant le pinceau, la recherche de la couleur qui équilibrera la forme, participent à la création d’un jeu métaphorique qui est dans l’œil et la main avant de devenir langage.
Mais ce dire sur l’œuvre est aussi explication du monde. Le tableau est l’image d’un univers sans point de vue privilégié, d’un univers en mutation, où tout est virtuel, où l’essentiel n’est pas ce qui est visible, mais les forces cachées qui rendent possibles les multiples aspects de la vie en mouvement. Toute image de Paul Klee est finalement une métaphore du monde en genèse.
Notes de bas de page
1 L. MARIN, Eléments pour une sémiologie picturale, dans Etudes sémiologiques, Paris, Klincksieck, 1971, pp. 17-43.
2 N. GOODMAN, Languages of Arts, Londres, Oxford University Press, 1969, pp. 21-31. Il est utile de remarquer que les signes figuratifs n’ont pas le caractère arbitraire des signes linguistiques. Toute allusion figurative est analogique. Le signe pictural ou graphique, dans ce cas, peut être reconnu de tout un chacun comme l’évocation d’un certain donné perceptif. Dans les œuvres figuratives, ce donné est une limite à la constellation possible des référents.
3 Nelson Goodman distingue, dans ce cas, la dénotation de la classification : L’exemple qu’il cite est : une peinture classifiée peinture d’enfant peut dénoter Churchill adulte (Churchill as an infant) (op. cit., pp. 27-29). La dénotation suppose pour l’auteur un objet réel. Les peintures de Max Ernst pourraient être classifiées à la fois peinture de pierre et peinture d’oiseaux sans dénoter aucun objet identifiable. Il nous semble que cette distinction ne tient pas compte de l’unité plastique qui impose la dualité dans l’image elle-même, celle-ci désignant un oiseau qui serait, bien que vivant, en pierre.
4 R. MAGRITTE, La mémoire, huile sur toile, 1948, collection de l’État belge.
5 J. BALTRUSAITIS, Physiognomie animale, dans Aberrations. Paris, Olivier Perrin, 1957 : figures 12 à 18.
6 R. JAKOBSON, Essais de linguistique générale, trad. RUWET, Paris, éd. de Minuit, 1963, pp. 62-63.
7 P. KLEE, Crédo du créateur, trad. GONTHIER, dans Théorie de l’art moderne. Paris, éd. Gonthier, Méditation, 1964, p. 38.
8 P. KLEE, Colonie forestière, dessin, 1925, reproduit dans P. KLEE, De l’art moderne, trad. ALGAUX, Bruxelles, éd. de la Connaissance, 1948, p. 32.
9 P. FRANCASTEL, Peinture et société, naissance et destruction d’un espace plastique. Paris, N.R.F., Idées/Art, 1965 (réed.), pp. 210 - 213.
10 N. GOODMAN, op. cit., pp. 69-71 et 84-85.
11 P. KLEE, De l’art moderne, dans Théorie de l’art moderne, op. cit. p. 23.
12 L. MARIN, op. cit. p. 29.
13 J.-P. SARTRE, Le peintre sans privilège, dans Situation IV, Paris, N.R.F. 1964, pp. 366-367.
14 Des analyses succinctes de tableaux de Degas, de Léger et de Klee, sont présentées en annexe de ce texte, à titre d’exemples.
Auteur
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