Discussion d’ensemble
p. 217-239
Texte intégral
D. Coppieters
1Il est peut-être utile, au départ, non pas de résumer ni de synthétiser les leçons que nous avons reçues, mais d’exprimer les réactions d’un auditeur qui a tenté de réfléchir un peu sur ce qu’il a reçu et de dégager les axes principaux autour desquels s’organisent les exposés. La remarque d’ensemble qui vient très naturellement quand on se remémore la suite des cinq conférences, c’est qu’un accord fondamental les lie malgré des points de départ et des perspectives fort différents, et propres à chacun.
2Il me semble qu’on pourrait ramener ce consensus à deux affirmations fondamentales qui, à première vue, pourraient paraître s’opposer, mais qui, en réalité, se complètent.
31) La première de ces affirmations souligne la nécessité, pour entrer réellement dans la signification de l’affirmation christologique, de la remettre en communication avec ce qu’on pourrait appeler sa propre genèse. Cela implique une attitude critique, négative, et cela implique aussi une attitude positive. Négativement, cela signifie que la confession de foi, l’affirmation de la divinité du Christ, ne peut en aucun cas être reçue comme une affirmation théorique isolée, close, que l’on pourrait analyser de manière purement conceptuelle et que l’on pourrait communiquer simplement à d’autres comme un objet ou comme un savoir tout fait, figé. Positivement, cela signifie qu’elle doit constamment, pour être reçue comme elle le mérite, être entendue comme l’aboutissement (d’ailleurs toujours ouvert) d’une genèse, d’un devenir que l’on doit sans cesse réactualiser. Quelle genèse ?
4C’est ici qu’on peut déjà rappeler certaines précisions. Une genèse historique, c’est-à-dire bien entendu, la genèse historique de la Tradition tout entière, et peut-être plus précisément alors, dans cette Tradition, de l’Ecriture, de l’Ecriture regardée, analysée tant au plan du langage qu’au plan de l’événement. Je crois qu’il suffit de rappeler ici la structure même de l’exposé de M. Mouson, nous détaillant les trois étapes de la genèse de l’affirmation christologique dans le Nouveau Testament. Mais genèse historique, pas seulement dans le sens où il s’agit de restituer une série d’étapes qui appartiennent au passé, mais aussi dans le sens où elle est constamment à reprendre, constamment à réactualiser et que tous ses moments doivent être maintenus présents et vivants dans la reprise actuelle de l’affirmation christologique, reprise qui est d’ailleurs également liée constamment à une genèse que l’on pourrait appeler pratique ou existentielle, c’est-à-dire inséparable d’un engagement personnel.
5Je crois que cette première thèse, celle de la réinsertion continuelle de l’affirmation dans sa genèse, entraîne une série de positions qui ont été partagées par tous nos invités. Je les énumère brièvement, parce que chaque fois elles permettent de mieux situer toute une série de développements qui nous ont été proposés.
6Premièrement, l’affirmation du privilège du langage scriptuaire. Ce langage a été avec insistance déclaré comme originaire par Mgr Dondeyne, inaugural par M. Gesché, normatif par M. Renaud ; on a aussi développé toute la richesse sémantique exceptionnelle du langage biblique, en particulier des titres christologiques, en insistant sur le rapport étroit entre sotériologie et christologie qui les constitue et aussi sur la dimension métaphysique et existentielle des signifiants qui y sont incorporés ; enfin, toujours à propos de ce privilège de l’Ecriture, notons l’insistance sur l’épaisseur génétique du témoignage scripturaire lui-même.
7Deuxième position, qui vient peut-être préciser la première : le privilège de la personne historique de Jésus de Nazareth, à laquelle le langage scripturaire renvoie de l’intérieur de lui-même. Je crois que fait partie de la manière dont la foi en Jésus-Christ est comprise et vécue aujourd’hui, cette conscience de l’écart propre et du rapport possible entre le personnage historique de Jésus dans sa singularité et, d’autre part, les affirmations de foi dans leur explicitation. Ici, c’est évidemment surtout aux deux conférences de M. Vergote et de M. Renaud qu’il faudrait renvoyer.
8Troisième position, qui complète les deux précédentes : nous sommes invités à une saine relativisation des formulations dogmatiques. Cela n’implique pas du tout une négation ou un rejet, mais plutôt une prise de conscience du caractère symbolique, approximatif, historique aussi, au sens d’une insertion historique particulière, de ces formulations, et encore de leur caractère secondaire par rapport à des formulations originaires qui sont celles de l’Ecriture. Cela nous oblige à une certaine dés-absolutisation, à un certain déblocage de ce que nous avons tendance à télescoper, à crisper dans un tout compact où la formulation est absolument identifiée au contenu. Je crois que là aussi on pourrait renvoyer à toute une série d’indications convergentes chez les différents conférenciers : une grande partie de l’exposé de Mgr Dondeyne cherchait justement à faire apparaître ces différences de niveaux entre les diverses formes du discours christologique ; M. Gesché a, de son côté, risqué une typologie des différentes sortes de propositions de foi, parmi lesquelles il a distingué une forme, la confession de foi proprement dite qui est vraiment primaire, fondatrice, et, d’autre part, des formes secondaires, qui sont les formes dogmatique et narrative ; quant à M. Renaud, il a basé tout son exposé sur la critique d’un substitut du savoir absolu dans le domaine de la foi.
9En quatrième lieu, tous nos invités ont proposé une série de consignes. Le terme est un peu militaire, mais il vise à indiquer qu’il y a là toute une série d’ouvertures qui sont riches de précisions à venir et de suggestions pour la théologie et pour la pratique pastorale et la pédagogie. Je rappelle quelques-unes de ces consignes qui vont toutes dans le même sens : habiter les certitudes intermédiaires (M. Mouson), c’est-à-dire ne pas court-circuiter la foi dans une affirmation isolée de la divinité explicite de Jésus, mais reconnaître toute la richesse de sens qui se dégage déjà d’une représentation du Christ Jésus comme prophète par exemple, comme Sauveur ou comme Messie ; ralentir la production du sens (M. Gesché), séjourner dans l’affirmation de foi, valoriser l’humanité concrète de Jésus pour elle-même (M. Vergote) ; laisser se déployer les attitudes spirituelles, les interprétations théologiques dans leur diversité, et même dans leur insuffisance, à condition qu’elles ne se ferment pas sur leur point de vue (M. Mouson aussi bien que Mgr Dondeyne ont insisté sur ce point) ; ne pas oublier (M. Mouson) le statut de « dernier mot » de la confession de Jésus-Christ, Fils de Dieu dans le Nouveau Testament, dernier mot par rapport à une genèse qui doit donc être constamment réappropriée, mais non pas dernier mot dans le sens où il n’y aurait plus rien à dire après ; observer même (M. Gesché) une certaine discrétion dans l’affirmation de la divinité du Christ, dans la ligne du thème du secret messianique, et enfin ouvrir sur une tâche créative de la foi pour une nouvelle formulation aujourd’hui. Dans toutes ces invitations, dans toutes ces propositions, il y a évidemment bien des choses qu’il serait utile de préciser et qui sont fort suggestives.
102) Voilà pour le premier axe qui oriente les positions de nos invités. Le deuxième, qui semble à première vue s’y opposer et qui est pourtant défendu en même temps, consiste dans l’affirmation de la discontinuité de la foi par rapport à tout préalable. Je dirais même : le refus de toute précompréhension contraignante, de tout préalable qui conditionnerait l’affirmation de la foi. Il y a là l’affirmation d’une nouveauté absolue, d’une structure tout à fait spécifique que l’on a essayé d’approcher de différentes manières, que certains ont désignée comme invention, jouant sur les différents sens du mot, ou comme trouvaille, et qui est apparue très fort aussi dans la contribution de M. Mouson par la césure qu’apporte l’expérience pascale dans la genèse de l’affirmation christologique. Et cette discontinuité, cette rupture ou cette absence de préalable contraignant, joue en particulier en ce qui concerne la précompréhension de Dieu, aussi bien du Dieu de l’ontologie (pour faire bref) que du Dieu biblique lui-même. En tout cas, en ce qui concerne cette précompréhension particulière de Dieu et de l’homme, qui ferait qu’a priori on serait tenté de déclarer incompatible l’identité de la divinité et de l’humanité en une personne. De ce côté-là, on vérifierait aussi la convergence des exposés de Mgr Dondeyne, de M. Renaud et de M. Gesché. Bien au contraire, c’est une nouvelle compréhension de Dieu qui résulte, se donne dans la confession christologique. Ce Dieu révélé est un Dieu différent et ce qui est affirmé dans l’affirmation christologique, c’est la différence en Dieu lui-même. Là, il est très important de rappeler ce sur quoi a beaucoup insisté M. Gesché, à savoir que la confession primitive de la divinité de Jésus n’est pas simpliciter la confession que Jésus est Dieu, mais la confession que Jésus est Fil de Dieu. Cela manifeste évidemment le lien étroit et complexe, sur lequel on devrait peut-être prolonger la réflexion, entre la question de Dieu et la question du Christ.
11Enfin, à titre de suggestion pas encore très élaborée et un peu naïve d’ailleurs, je me suis demandé si dans cette compréhension nouvelle de Dieu qui est liée à la compréhension du mystère du Christ lui-même, une certaine convergence ne se dégageait pas aussi en vue d’une « nouvelle » christologie, mais préciser ceci risque évidemment d’être très ambitieux et très maladroit. N’y aurait-il pas dans ce qui nous a été proposé des pierres d’attente pour repenser le mystère du Christ, et le mystère du rapport entre Dieu et l’homme en Christ, moins en terme de nature qu’en termes de langage ou de parole ? J’ai été fort frappé, à ce propos, par une indication brève, mais lourde de sens, que M. Vergote a donnée en conclusion de sa conférence, en se référant à la christologie de l’Incarnation et à la formule johannique du Verbe fait chair. Certes, la réflexion sur le rôle du langage a été présente à peu près à chaque instant dans toutes les conférences. Ce qui me frapperait sous ce rapport, c’est que cette réflexion sur le langage n’est pas seulement nécessaire pour permettre une interprétation juste des formulations de foi en généra], mais qu’elle permettrait peut-être de repenser d’une manière nouvelle, et en même temps toujours ancienne, le contenu de la foi christologique elle-même. En effet, Dieu et l’homme, tous deux, sont parole, mais selon une modalité différente : Dieu est sujet parlant, créant par sa parole, parlant par sa création, appelant, suscitant, promettant, nommant, etc. (tel est en tout cas le Dieu qui se dégage de l’expérience biblique) ; l’homme, de son côté, est sujet parlant lui aussi, mais sujet divisé d’avec soi-même et d’avec sa parole, tout en étant le lieu de manifestation d’un langage qui le dépasse. Ne pouvons-nous pas dire qu’en Christ nous assistons à la conjonction de ces deux modalités de la parole grâce à la coïncidence que le Christ manifeste en sa personne entre l’énonciation et l’énoncé, comme on nous l’a montré de façon très suggestive ? D’autre part, en lui-même, nous entrevoyons cette proximité inouïe, qui est en même temps différence, d’avec Dieu, dans la mesure précisément où le Christ apparaît comme Verbe de Dieu. Verbe qu’il est lui-même. Sans être cependant son propre Verbe. Dans cette ligne-là, on rejoindrait la théologie johannique, mais avec une sensibilité et des moyens qui sont plus proches de la pensée contemporaine.
12Voilà ce que je voulais proposer comme rappel et comme plate-forme de départ pour vos questions.
Premier intervenant
13Ma question s’adresse plutôt à M. Mouson. Jésus se nomme Fils de l’Homme. Que signifie exactement du point de vue exégétique cette formulation : « Fils de l’Homme » ?
14En partant de cette question, je me demande si on ne pourrait pas formuler une position très critique vis-à-vis de Jésus et de la divinité du Christ, en disant par exemple : Jésus, c’est le premier homme qui a subi une mutation anthropologique décisive, qui est donc un nouvel exemplaire de la race humaine et qui, de ce fait, se trouve aussi dans un rapport privilégié avec Dieu, mais qui ne serait cependant pas Dieu pour autant.
J. Mouson
15Il y a deux aspects à la question qui est posée. Il y a d’abord le fait très patent que Jésus, dans les Evangiles synoptiques et parfois dans saint Jean, s’appelle volontiers le Fils de l’Homme. Il y a donc une question relative à la signification de cette expression. Et puis, si je comprends bien, il y a surtout un prolongement à cette question et qui est une interprétation de la christologie du Nouveau Testament en termes d’évolution : Jésus serait l’homme, le premier exemplaire de la race humaine à avoir subi une mutation décisive.
16Je reprends le second aspect de la question. Justement, ce qui est paradoxal, c’est que, peut-être, il ne faudrait pas tellement le relier à la question du titre de Fils de l’Homme. Il y a, en effet, un aspect assez paradoxal aux titres de Fils de l’Homme et de Fils de Dieu. Les Pères de l’Eglise ont très fort souligné que Jésus est Fils de l’Homme, en tant que fils de Marie, et Fils de Dieu en tant qu’engendré éternellement comme Verbe par le Père. Les deux titres — Fils de l’Homme et Fils de Dieu — viseraient donc, d’après les Pères de l’Eglise, les deux natures en Jésus. Ce qu’il y a de paradoxal, c’est que justement le titre de Fils de l’Homme ne désigne pas en premier lieu la nature humaine de Jésus, et que le titre de Fils de Dieu, si on le prend selon son origine vétéro-testamentaire, ne désigne pas tellement la divinité de Jésus. Il est paradoxal que le titre le plus divin soit peut-être « Fils de l’Homme » et le titre le moins divin « Fils de Dieu »...
17Mais, ceci étant précisé, disons que Fils de l’Homme, dans la tradition évangélique, donc dans le langage des auteurs du Nouveau Testament et en tant que reflet d’une christologie de l’Eglise primitive, se rattache très clairement à la prophétie de Daniel. Dans la prophétie de Daniel (chap. VII, v. 13), il y a cette vision comme d’un fils d'homme apparaissant sur les nuées du ciel à la fin des temps, figure symbolique comme l’indique le texte lui-même (« comme un fils d’homme ») désignant un personnage que la tradition postérieure a interprété messianiquement. Le Fils de l’Homme, dans la tradition évangélique, c’est le juge de la fin des temps, c’est le souverain eschatologique qui vient opérer le jugement au nom de Dieu, dans la gloire du Père, entouré de ses anges ; c’est une figure éminemment céleste. Il apparaît assez clairement que cette formule n’évoque pas en premier lieu la nature humaine de Jésus, Jésus comme homme. En tout cas, cette expression n’évoque pas le mythe de l’Adam primitif comme l’ont pensé certains exégètes...
18Cela n’empêche pas que votre seconde question peut être posée. Elle n’est peut-être pas liée tellement à l’expression « Fils de l’Homme », mais est-ce qu’on ne peut pas imaginer que Jésus est le premier homme qui a subi une mutation anthropologique décisive ? Je crois subodorer là certains thèmes teilhardiens, une conception évolutive de l’histoire humaine où effectivement Jésus serait le premier homme à franchir un nouveau seuil dans l’histoire de l’humanité, une mutation décisive, un petit peu dans la ligne de cette mutation qu’a été le passage de l’ordre inanimé à l’ordre animé, de la vie végétative à la vie de l’esprit, et puis peut-être précisément ce passage de notre vie consciente, de notre vie humaine, à un nouveau type d’existence dont précisément l’événement pascal serait l’inauguration et l’amorce. Peu importe la systématisation qu’il y a là-derrière. Il me semble que du point de vue exégétique je me sentirais assez fort en consonance avec cette manière de penser, dans la mesure justement où j’ai cru devoir souligner, après bien d’autres, la discontinuité que signifie l’événement pascal pour l’humanité de Jésus, bien qu’il implique discontinuité dans la continuité. C’est bien l’homme Jésus de Nazareth qui, ressuscité par la puissance de Dieu, adopte, à partir de là, une nouvelle modalité d’existence comme premier-né d’une multitude de frères et par conséquent comme premier homme, comme premier exemplaire de cette humanité entrant dans la gloire du Père. Il me semble que ce second aspect correspondrait assez fort à la vue des exégètes qui soulignent la discontinuité que l’événement pascal entraîne pour l’humanité de Jésus. Je serais moins tenté de rattacher cette vision des choses au titre de Fils de l’Homme.
Deuxième intervenant
19Je voudrais revenir à la deuxième dénomination de Jésus, celle de « Fils de Dieu ». Ma question s’adresserait particulièrement à M. Renaud. Je voudrais, si possible, qu’il précise où gît la différence fondamentale entre le fait de dire « Jésus-Dieu » ou « Jésus-Fils de Dieu ». Quelle est à cet égard sa conception de la paternité de Dieu ou de la filiation du Christ par rapport à Dieu, et aussi en corollaire, quelle est la position de l’homme qui devient aussi fils de Dieu, par rapport à celle du Christ, Fils de Dieu ?
M. Renaud
20Je me demande si c’est bien à moi que vous avez posé la question et non à M. Gesché parce que M. Gesché a plus que moi parlé de Jésus, Fils de Dieu. Je voudrais donc lui renvoyer la question.
21Pour ma part, il me semble qu’il y a une importance assez décisive à distinguer Jésus-Dieu et Jésus-Fils de Dieu, si l’on se rappelle que nous ne connaissons pas Dieu d’emblée. Si Dieu est le mystère de l’inconnaissable, nous ne connaissons Dieu que dans la mesure où Jésus, d’une certaine façon, parle de Dieu comme de son Père. Cela n’avance pas encore la question dans la mesure où ce Père, nous ne le connaissons pas. Mais il n’y a Père que par rapport à un Fils et il n’y a Fils que par rapport à un Père. Quand Jésus dit « Père », cela veut dire que lui-même se pense comme Fils. Si nous ne connaissons pas le Père, il me semble qu’au moins ce que nous connaissons, c’est la manière d’agir de Jésus telle que les Evangiles la décrivent. A partir de cette manière d’agir et de parler de Jésus, nous savons dès lors ce que c’est qu’être fils et pour autant qu’il n’y a de fils que par rapport à un père, nous avons médiatement, par cette façon de vivre de Jésus, la connaissance de Dieu-Père, qui reste pourtant théoriquement inconnaissable. Il me semble que pour nous, il est important de distinguer Jésus-Dieu et Jésus-Fils de Dieu dans la mesure où c’est par le fait que Jésus est fils de Dieu qu’il est pour nous le seul point d’appui ou de cristallisation, de notre connaissance de Dieu, toujours liée à un engagement à l’égard de l’attitude de Jésus comme fils.
22En corollaire, pourquoi sommes-nous fils différemment de Jésus ? Parce que ce n’est pas nous qui avons inventé cette façon d’être spécifique du Christ, cette façon d’être fils, ce n’est pas nous qui avons vécu sa vie, et ce n’est pas nous qui avons parlé son langage avec lequel il a désigné Dieu. Dès lors, pour ma part, je comprends symboliquement la désignation des hommes comme fils adoptifs par rapport à Jésus, le Fils de Dieu, dans la mesure où nous nous référons à Dieu en calquant aussi bien notre langage que notre attitude sur le modèle de ce qu’a été le Jésus historique. Il me semble, en fin de compte, que c’est le seul biais par lequel nous pouvons désigner symboliquement mais réellement ce mystère qui pourtant théoriquement nous est toujours inconnaissable. Donc l’ultime mot de la réponse, ce serait : il n’y a de Père que par rapport à un fils et le fils, c’est Jésus ; alors, nous connaissons Dieu médiatement par ce biais.
A. Gesché
23Fondamentalement, j’ai dit que la confession de Jésus, Fils de Dieu, est une « affirmation différenciée » de Dieu. Mais que, jusqu’à présent, nous avons encore très peu réfléchi à la différenciation en Dieu, à la condition de Dieu Père, à la condition de Dieu Fils, à la condition de Dieu Esprit Saint. Sans doute, avons-nous, au cours de deux mille ans, beaucoup réfléchi à la structure trinitaire (parfois presque en termes algébriques ou mathématiques), dans un très grand souci du dosage, mais très peu à ce qui est vraiment révélé quant aux personnes ; très tôt, on a été préoccupé surtout par le problème de l’unité de nature. Alors que le mouvement même de la Révélation, de cette découverte de Dieu Trinité, c’est celui d’une vie de relations, donc d’une différenciation, on a plutôt recouru aux concepts d’identité, d’unification.
24Quand vous posez la question : quelle conception a-t-on de la paternité de Dieu, de la filiation du Christ ? Il faut reconnaître que nous avons encore en grande partie à devoir l’apprendre. C’est pourquoi j’ai assez bien parlé de séjourner dans la confession de foi ou de la ralentir. J’aurais voulu plus longuement, tout comme Hegel parle d’un Vendredi saint spéculatif, parler moi-même d’un Samedi saint spéculatif, dans la mesure où, comme au Samedi saint liturgique, on vit alors l’attente. Nous avons peut-être aussi à passer un Samedi saint théologique pour découvrir, dans une certaine attente, ce qu’est le Fils de Dieu, ce qu’est être Fils de Dieu par rapport au Père et, par conséquent, découvrir mieux par là ce qu’est le Père, ce visage de Dieu que nous connaissons très mal.
Troisième intervenant
25Une question m’est venue à l’esprit, qui a surgi pratiquement de tous les exposés, de sorte qu’il est difficile de spécifier mon interlocuteur, mais je pense tout de même que M. Mouson a ici ma préférence. Cette question c’est celle de la conscience propre de Jésus.
26J’espère que mes notes sont correctes et j’y puise quelques extraits forcément très fragmentaires. Je commence par M. Vergote qui nous a dit en résumé : Jésus a conscience d’être signe opérant. Pour M. Mouson. il a conscience d’être le porte-parole authentique de la volonté de Dieu. Et à partir de l’exposé de M. Mouson comme de celui de M. Gesché, on mesure avec pertinence toute la force de la convergence des indices tirés de l’histoire et de la mémoire de Jésus, qui ont progressivement conduit la communauté primitive à la confession de Jésus, Fils de Dieu. Et pourtant, il me semble, — et pour moi c’est une question, un mystère intellectuel aussi bien pour le psychologue que pour l’exégète et le théologien, que cette conscience propre de Jésus, on ne peut pas la considérer tout à fait hors de la Révélation, à tel point que selon la réponse qu’on donne à cette Révélation, on ne peut s’empêcher de lire différemment les passages fondamentaux des Ecritures, et évidemment presque tout l’Evangile de Jean.
27Je m’arrêterai à un point précis majeur : l’institution de l’Eucharistie. M. Mouson, en l’abordant, nous a dit : « Au soir du Jeudi saint, la Cène, geste symbolique et anticipation prophétique, marque comment Jésus voulait vivre sa mort : comme un don de sa vie aux hommes et plus précisément un don que Dieu faisait de lui pour la vie du monde ». Il me semble qu’ici nous sommes déjà au-delà d’un porte-parole, voire d’un super-prophète. Si cette mort a un tel impact sur la vie même du monde, cela n’implique-t-il pas non seulement une relation unique à Dieu, mais encore une conscience de cette relation chez celui qui pose un tel acte ?
J. Mouson
28Effectivement, j’ai souligné chez Jésus la conscience d’être le porte-parole authentique de la volonté de Dieu, mais ce n’est, me semble-t-il, qu’un des aspects de la conscience que Jésus avait de lui-même. Et il me semble qu’il faut, entre autres, souligner très fort (et c’est ce que j’ai évoqué peut-être trop fugitivement) la manière qu’a Jésus de s’adresser à Dieu en l’appelant « Abba », Père, et la conscience que cela implique de sa part, de vivre une relation unique avec Dieu. J’avoue que je me sens très proche de ce que vous dites. Effectivement, il me semble qu’il y a chez Jésus la conscience d’une relation unique à Dieu, qui fait qu’il peut appeler Dieu son Père. Peut-être, faudrait-il revenir un instant sur ce que j’ai dit de la célébration eucharistique, j’allais dire de la dernière eucharistie de Jésus. Il me semble que cette dernière eucharistie de Jésus avec ses disciples est effectivement le geste par lequel il symbolise déjà sa mort et lui donne un sens. Je n’oserais peut-être pas aller tout à fait aussi loin que vous semblez le dire. Je crois que la dernière eucharistie de Jésus implique chez lui une volonté d’aller au-devant de la mort dans un esprit de don de lui-même, par amour pour les hommes. Je pense que cette eucharistie de Jésus est précisément action de grâces pour le don que Dieu fait du pain, mais qu’elle implique aussi que le don de sa vie qu’il va faire sur la croix, est vécu comme action de grâces à Dieu, c’est-à-dire que c’est la volonté du Père qui là s’accomplit.
29Je n’oserais pas aller aussi loin que vous le suggérez, mais peut-être me trompé-je en disant qu’il n’y a pas chez lui clairement une perception de la signification sotériologique de cette mort. Je dirais : Jésus vit cette mort comme un don de lui-même, il la vit dans la logique de sa mission ; le reste est entre les mains de Dieu. Finalement, la signification sotériologique de la mort de Jésus, telle que nous, dans la perspective pascale, la définissons, ne doit pas nécessairement être présente dans la conscience de Jésus avec la même précision ; en tout cas, ce n’est pas ce que je vois clairement, et je n’oserais pas aller aussi loin que vous le suggérez.
30Ceci en ce qui concerne l’institution de l’Eucharistie. Pour le reste, j’avoue qu’en vous entendant, je me sens assez fort d’accord : je ne vois pas de différence avec ce que vous dites. Conscience d’une relation unique à Dieu, relation qui est vécue comme filiale, sur tous ces points-là, je dois dire mon accord.
31Mais peut-être que M. Vergote pourra ajouter quelque chose sur ce point, parce qu’il me semble que tout ce que j’ai essayé de dire en exégète et en historien à propos de l’histoire de Jésus, a pris une extraordinaire profondeur, une extraordinaire intensité à travers l’analyse du psychologue de la religion qu’il est lui. Et je trouve que dans son exposé il y avait des précisions et une richesse technique d’analyse manifestant ce qu’a pu être l’expérience de Jésus (même s’il faut se méfier du mot « expérience »).
A. Vergote
32Personnellement j’ai été frappé, en relisant les Evangiles synoptiques en vue de cette session, par la conscience qu’a Jésus de sa fonction et par la coïncidence entre cette fonction et ce qu’il est. C’est pour cela que j’ai terminé avec cette parole qu’a évoquée M. Coppieters : « Verbe de Dieu, Verbe fait chair ». Cela engage toute la théologie postérieure.
33On ne fait pas droit aux textes en identifiant Jésus avec un super-prophète. J’ai essayé de montrer que la structure de la conscience de Jésus est différente. Il n’est pas un homme qui reçoit de Dieu des visions qui annoncent un futur. D’après tous les textes, la venue de Dieu se passe actuellement par ce que dit et par ce que fait Jésus et c’est de cette manière-là que Jésus connaît Dieu. Là, j’irais un peu plus loin que mon collègue, M. Renaud, pour qui Dieu reste fort un mystère, je dirais même un mystère spéculatif ou un inconnu pour la raison théorique. Ce qui me semble très net dans Jésus, c’est qu’il connaît Dieu, non pas d’une manière spéculative, mais comme agissant par lui. Lorsque Jésus parle et dit des mots très simples, des mots métaphoriques, dans leur énonciation même, Dieu agit. Mais j’ai aussi l’impression que la connaissance que Jésus a de Dieu et que sa conscience de lui-même ne dépassent pas ce moment-là. Je serais d’accord avec M. Mouson pour dire que, devant la mort, Jésus a confiance en Dieu parce qu’il a la conscience de réaliser un destin divin. Mais, s’il accepte sa mort comme un destin qui est entre les mains de Dieu, je n’ai pas l’impression qu’il a l’assurance d’un savoir anticipatif. A ce moment, Jésus est le modèle de la foi confiante qui, dans la nuit, ne sait pas, mais qui fait confiance en s’appuyant sur tout ce qu’il a déjà compris. Dans l’angoisse en tension avec la confiance, apparaît très nettement l’humanité de Jésus.
Quatrième intervenant
34Je voudrais faire une demande d’éclaircissement à M. Vergote. C’est peut-être une question un peu périphérique. Il a parlé de la nomination et de la reconnaissance, à savoir que le Père donne un nom : « Je te nomme un tel ». Et c’est le Père qui prend l’initiative de l’exercice de la paternité. Il y a donc le deuxième mouvement qui était le mouvement de la reconnaissance : « Je me reconnais comme fils, je te reconnais comme père, comme mon père ». Et ce serait un peu l’expérience de Jésus.
35Mais pour le croyant, prenons le cas des Apôtres, je dirais que les choses changent un peu puisque cette nomination ne nous arrive pas immédiatement. Ce n’est pas Dieu le Père qui me nomme fils, mais c’est Jésus-Christ qui me dit : « votre Père ». Là, je vois un sérieux problème qui est posé par l’analyse du langage qui a bien montré la différence entre la proposition : « je te nomme » et cette autre proposition : « Il te nomme ». Et je reviens alors à une précision qui a été apportée par M. Gesché, qui a dit : « Mais les Apôtres peut-être ont-ils trouvé le mot juste en appelant Jésus Christ, Fils de Dieu ». Mais est-ce qu’il n’était pas alors plus adroit et peut-être plus salutaire de dire, non pas « Jésus Christ, Fils de Dieu », mais « Dieu Père » ?
A. Vergote
36Il y a évidemment une différence radicale entre Jésus et les Apôtres, en ce sens que Jésus a visiblement une conscience immédiate d’être reconnu et d’être posé comme Fils de Dieu. Personnellement, je ne vois aucun schéma théorique de quelque ordre que ce soit, psychologique, historique ou pris dans l’histoire des religions, qui nous permette d’expliquer ce cas unique. Expliquer consiste toujours à reproduire un phénomène comme si on pouvait refaire sa genèse. Le phénomène de la conscience de Jésus est là comme témoignage historique et il vient à nous par la médiation des témoins ; il échappe totalement à toutes les catégories psychologiques ou anthropologiques dont je dispose.
37Nous aussi, nous sommes nommés ; mais pour nous, cette nomination passe par le fait historique de Jésus qui dit « votre Père ». Ici encore, il ne faudrait pas isoler ce terme, car il concrétise et il condense tout ce qui est dit sur la venue du Royaume de Dieu. Le plus singulier dans la manière d’agir et de se produire de Jésus, dans Jésus comme personnage historique, c’est qu’en parlant de Dieu à travers des métaphores du monde, il fait advenir Dieu. Donc, si nous pouvons dire que nous sommes nommés fils de Dieu à travers Jésus-Christ et en solidarité avec lui, ce n’est pas simplement parce que Jésus nous déclare fils de Dieu, en disant « votre Père », mais parce que la paternité de Dien se manifeste en acte précisément dans la venue du Royaume de Dieu. La paternité de Dieu pour l’homme prend son sens et son effectivité dans l’agir même de Jésus. En d’autres termes, Jésus n’exprime pas un état de fait (une paternité divine conçue comme naturelle et a-temporelle) : il effectue et révèle en même temps la paternité divine. De cette manière s’opère déjà un déplacement de la foi vers Jésus.
38Je crois que c’est là une des grandes apories de nos journées : d’une part, Jésus centre tout sur Dieu et pas sur lui-même ; d’autre part, les Apôtres et l’Eglise confessante déploient toute la christologie. Y a-t-il un réel conflit entre les deux données ? Je ne le pense pas, parce que du moment qu’on voit que Dieu devient Dieu pour l’homme par le fait qu’il devient présent à travers Jésus, Dieu est Dieu en acte en Jésus. On ne peut plus désolidariser la confession de Dieu et la confession de Jésus. Si Dieu effectue sa paternité par Jésus en acte de parole pour nous, le fait même du message de Jésus, de sa parole comme acte d’énonciation, nous centre déjà sur lui, sans que lui-même centre explicitement son mesage sur sa propre personne.
M. Renaud
39Est-ce qu’on ne pourrait pas relancer la question en disant que ce que vous voulez dire, vaut pour tout révélateur de Dieu : la confession du Dieu qu’il révèle est toujours vécue en acte, dans l’acte humain même de vivre sa vie ? En d’autres termes, ce que vous venez de dire est-il spécifique du Christ ou bien est-ce une façon d’approcher toute démarche de révélation ?
A. Vergote
40Comme je l’ai déjà dit, je suis frappé par la singularité de Jésus. Je ne connais pas d’autre cas de quelqu’un qui se pose, dans ses paroles et dans son agir, au centre du rapport entre Dieu et l’homme et qui prétend faire advenir Dieu à l’homme par le fait de sa parole. Les autres hommes religieux parlent de Dieu en leur qualité de maîtres spirituels. C’est dans ce sens-là que j’ai essayé d’éclairer la très grande différence entre un mystique et le Christ : un maître rapporte une expérience, il communique ce qui’l a vu, et il décrit longuement tout le chemin qu’il faut parcourir pour arriver à cette même connaissance, que ce chemin soit conceptuel ou qu’il s’agisse d’une purification par l’ascèse. L’homme religieux est toujours quelqu’un qui parle de Dieu dans sa position de maître spirituel qui invite les autres à refaire le chemin que lui a d’abord accompli.
M. Renaud
41Et les sectes, Moon, etc., serait-ce des maîtres spirituels ? N’est-ce pas un peu Dieu qui advient par leur parole ?
A. Vergote
42Il est évidemment des gens qui se croient le Christ, même qui croient être le dieu Baal ; mais je ne pense pas que vous leur accordez l’autorité de maître spirituel...
43Certes, il y a une certaine analogie entre la structure paranoïaque et la structure révélatrice du Christ. Aussi j’ai pris soin de montrer que, par elle-même, cette analogie ne signifie rien, parce que, ce qui compte, c’est le contenu du message et la nature de la relation vécue et exprimée. Il est évident que la structure paranoïaque, comme celle de tout délire religieux, se développe à l’intérieur d’une possibilité qu’offre le langage. Il serait dès lors étonnant que les délires religieux ne soient pas des réalisations mi-tragiques, mi-comiques d’une structure révélatrice du langage. Pour cette raison, vous pourriez également relever quelque analogie entre la philosophie et certains délires, entre la théorie scientifique et la pseudo-science de la paranoïa. Mais s’en tenir à ces vagues analogies, ce serait faire de la pseudo-science psychologique.
A. Dondeyne
44J’aimerais poser une question à M. Vergote. Quand il a fait le portrait de la personnalité de Jésus comme personnage religieux, il a bien montré que ce personnage n’est pas de l’ordre du mystique ni du prophète de l’Ancien Testament. Mais il est un point qu’il n’a pas touché et qui me paraît tout de même important pour se faire une idée de la conscience de Jésus et fonder la foi en sa mission : l’aspect eschatologique de ce personnage. Jésus semble être convaincu que la fin du monde est imminente, que l’avènement du Royaume de Dieu coïncide avec cette fin du monde. Il y a là un problème qu’on peut difficilement éviter quand on parle de ce qui est spécifique à Jésus comme personnage religieux.
Λ. Vergote
45Un premier élément de réponse est évidemment qu’à cet égard Jésus n’est pas si unique puisqu’il s’inscrit dans la ligne de l’Ancien Testament. Ensuite, quant à la position personnelle de Jésus relativement à l’apocalyptique, il faudrait interroger les travaux exégétiques. De mes lectures, lacuneuses bien entendu, j’ai gardé l’idée qu’il y a une certaine tension entre la manière de parler de Jésus et sa perception du monde et du royaume de Dieu. Son style a une teneur apocalyptique, mais il est très sobre comparé à celui des apocalypses de son époque ou à celle de saint Jean. Je dirais qu’il reprend la terminologie et la rhétorique, et de quelque manière aussi les concepts, de l’apocalyptique. Comme je l’ai souligné, Jésus adopte généralement les concepts de sa culture. Lorsqu’on parle de l’eschatologie de Jésus, on ne peut pas faire abstraction de cela. Ainsi, Jésus croit visiblement lui-aussi à la possession démoniaque pour des cas où nous dirions qu’il s’agit de maladies mentales comme l’épilepsie. Le langage apocalyptique de Jésus fait sans doute également partie de son héritage culturel. L’accent ne semble cependant jamais porter sur la proximité de l’eschatologie. Le langage apocalyptique a pour fonction, d’abord, de faire ressortir l’urgence de la conversion de foi ; ensuite, de mettre clairement toutes les choses du monde dans la perspective ultime du jugement divin. Peut-être les résistances à son message ont-elles amené Jésus à accentuer progressivement davantage cet aspect. Dans les énoncés de Jésus comme dans ses paraboles, la fine pointe de son intention, est d’insister sur la nécessaire vigilance ; mais le monde reste ce qu’il est et la venue du règne de Dieu ne supprime pas le monde avec ses métiers, ses joies et ses peines. En ce sens-là, Jésus n’est pas du tout apocalyptique, mais le langage culturel et religieux, fortement marqué par l’apocalypse, lui donne ses puissantes figures de style pour appeler à la vigilance devant l’irruption du nouveau. Qu’en pensent les exégètes ?
J. Mouson
46Je ne sais pas si c’est une réponse ou plutôt une question que j’apporte. En effet, je suis très profondément convaincu qu’il y a dans le langage eschatologique de Jésus une certaine prise de distance par rapport à l’apocalyptique. C’est vrai : il y a une très grande sobriété dans la manière dont Jésus parle de la fin des temps. Quand on compare cela à l’apocalyptique juive, Jésus est plutôt en retrait par rapport au langage apocalyptique. Mais il n’empêche (c’est là ma question et elle rejoint peut-être par un autre biais celle de Mgr Dondeyne), vous disiez, M. Vergote : « Jésus vit dans le présent ». Or, j’ai le sentiment qu’il y a chez Jésus (et c’est lié beaucoup plus à l’eschatologie dans son enseignement qu’à l’apocalyptique à proprement parler) une référence essentielle au futur, à ce qu’il advient. Bien sûr, je crois qu’il faut souligner fortement — là, j’aime bien ce que vous nous dites — que la fine pointe est d’insister sur la vigilance. Je dirais : la fine pointe est d’insister sur le fait que Dieu est déjà à l’œuvre pour établir son règne. Cela commence déjà maintenant, c’est beaucoup plus que le présent, en toute hypothèse. Le présent donc, oui, d’accord, mais c’est tout de même un présent qui est défini en fonction d’un avenir. Je n’ai pas l’impression qu’on peut rendre compte de la conscience de Jésus en disant qu’il vit uniquement dans le présent. Ce présent est vécu tout de même en fonction d’un horizon qui est eschatologique.
A. Vergote
47Certainement. Une analyse de la structure du langage pourrait sans doute apporter un éclairage sur le rapport entre le présent et l’avenir dans le message de Jésus. Du moment où Jésus dit « je », ou qu’il parle au présent de ce qu’il opère, son énoncé en première personne apporte quelque chose de définitif et il ouvre l’avenir. Là, je citerais volontiers les linguistes, comme Benveniste ou comme d’autres, qui ont montré que c’est la mise au présent par l’acte de parole qui ouvre à la fois l’avenir et reprend le passé. Je ne voudrais d’aucune façon exclure la référence de Jésus à l’avenir ; mais l’avenir qu’il désigne se crée à partir du présent, non pas comme horizon dans lequel Jésus se situe, mais comme l’horizon qu’il pose. Le présent de Jésus se définit en fonction d’un avenir et l’avenir eschatologique se définit en fonction de son présent. Comment pourrait-il en être autrement si Jésus assume sa mort comme accomplissant un destin réglé par Dieu ?
Cinquième intervenant
48J’aime bien la question de M. Renaud, mais non pas son exemple qui nous envoyait chez les fous. Je pose comme personnage révélateur éventuellement concurrent Bouddha, au moment où il sort de sa Bodhisattva sous le figuier.
A. Vergote
49Je n’ai pas bien compris la question.
M. Renaud
50Si je comprends bien, on voudrait reprendre ma question, mais en ajoutant l’exemple de Bouddha comme révélateur de Dieu ou d’un Dieu justement qu’on ne connaît pas.
A. Vergote
51Disons plutôt comme critique du concept de Dieu. N’étant pas spécialiste du bouddhisme, je ne vais pas me lancer dans de vagues comparaisons. Ayant lu certains ouvrages, cependant, je pense pouvoir dire que Bouddha fait essentiellement la critique démystificatrice de toute représentation de Dieu. Pour confirmer cela, je citerai ce que m’a rapporté un spécialiste du bouddhisme, le professeur Cornelis de Nimègue. Il a assisté à ce qu’on peut appeler un culte bouddhique. Après une première cérémonie, qui ressemble de quelque manière à un culte pour Dieu, l’Abbé donne ordre aux moines de passer à une seconde salle après une parole qu’il est difficile de répéter ici, une parole qui exprime très bien le mépris qu’a l’Abbé pour le culte qu’il veut démystifier. Dans la seconde salle, il invite alors les moines à méditer sur le Néant, qui, bien sûr, n’est pas le Néant au sens philosophique de chez nous. De toute façon, dans cette double démarche même, ces moines poursuivent la démystification épistémologique de ce qui est l’idée de Dieu. Ce témoignage concorde avec ce que j’ai lu dans des études sur le bouddhisme.
52Mais nous savons que la doctrine du Bouddha a donné naissance à divers courants de sagesse ou de mystique et vous avez peut-être d’autres informations que celles dont je dispose.
Cinquième intervenant
53Vous ne répondez pas à la question. Montrez-moi un autre personnage qui en lui-même est parole. Et ça, c’est bien la revendication qu’on fait pour Bouddha. Renaud a posé la question, il a nommé des fous. Je vous place le Bouddha comme seul rival possible, comme un étant révélateur par sa personne même. On n’est peut-être pas compétent pour répondre, c’est possible, mais alors c’est là toute votre réponse.
D. Coppieters
54Il me semble que M. Vergote a quand même répondu dans une certaine mesure à votre question. Parce qu’avec Jésus il ne s’agit pas simplement d’une parole : il s’agit d’une parole révélatrice de Dieu. Or, comme chez le Bouddha il s’agit essentiellement d’une critique et d’une critique démystificatrice, c’est très différent d’une parole par laquelle Dieu se rend présent.
Cinquième intervenant
55C’est vous qui dites que Bouddha a dit cela. Je ne prétends pas non plus être bouddhiste. Mais il y avait une question chez M. Renaud : il a dit : « Ne pourrait-on pas employer la même description pour toute personne qui révèle ? ». Le Bouddha est une personne qui révèle.
D. Coppieters
56Le terme « révélation » est ambigu ici.
M. Renaud
57Est-ce qu’on ne pourrait pas répondre à cela, malgré tout, par une réflexion sur le contenu de la révélation. Bouddha se distingue par le contenu même de ce qu’il révèle. En ce sens, pour reprendre la formulation de la question, il y a toujours un lien entre le révélateur et le Dieu qu’il révèle. Et précisément, l’inconnaissable dont le Bouddha fait la critique est autre que cet inconnaissable dont le Christ parle en termes positifs comme Royaume de Dieu, et qui met en mouvement une sorte de désir vers ce Royaume, tandis que, chez Bouddha, il y a un inconnaissable dont le caractère même doit éteindre tout désir d’accès à lui.
Sixième intervenant
58Jai souvent eu tendance à schématiser l’Evangile autour d’un dialogue qui se ferait entre Jésus et ses contemporains qui font monter vers lui cette affirmation, du moins les contemporains croyants, « Tu es le Fils de Dieu ». A quoi, il me semble qu’implicitement Jésus répond, avec insistance, d’une façon déconcertante : « Oui, vous avez raison de dire que je suis le Fils de l’Homme ». C’est tout à fait paradoxal, me semble-t-il, et pourtant cela me paraît d’une extrême logique, précisément au moment même où il reçoit la confession de Pierre à Césarée. Est-ce que cela ne suggère pas une redéfinition et de l’expression Fils de l’Homme et de l’expression Fils de Dieu et finalement une redéfinition et de Dieu et de l’Homme ? Et est-ce que cela n’ouvre pas des perspectives pour dire que l’expression Fils de Dieu ne contient pas autre chose que l’expression Fils de l’Homme et qu’il y aurait là peut-être des ouvertures vers une lecture aussi bien panthéiste que monothéiste des Evangiles.
D. Coppieters
59Je crois que votre question revient assez près de celle qui a été posée tout au début. Evidemment la personne dont on peut attendre une réponse autorisée, c’est M. Mouson. Mais je ne sais pas s’il pourra ajouter grand-chose à ce qu’il a dit tout à l’heure, c’est-à-dire qu’il faut d’abord être extrêmement prudent dans l’interprétation des titres « Fils de l’Homme » et « Fils de Dieu » qui ont parfois une signification presque antithétique de celle qu’on leur donnerait spontanément. Et puis la question des titres n’est pas encore la question de fond.
J. Mouson
60Je ne sais pas s’il y a quelque chose de nouveau à ajouter. Je me demande à quel niveau se situe votre question. Se situe-t-elle au plan historique, c’est-à-dire parlez-vous des croyants contemporains de Jésus ? A ce niveau de l’histoire, je n’ai pas tellement l’impression que les contemporains de Jésus lui disent : « Tu es le Fils de Dieu ». Ou bien votre question se pose-t-elle au niveau de la foi de l’Eglise primitive ? Alors je ne vois pas comment Jésus répond qu’il est plutôt le Fils de l’Homme ?
Sixième intervenant
61Je dirais que ma question se pose surtout au niveau où moi, chrétien d’aujourd’hui, je veux m’approprier l’Evangile. Pour moi, je veux bien que Fils de l’Homme ou Fils de Dieu aient des préliminaires bibliques, mais je veux aussi que dans mon langage à moi le mot « Fils » signifie quelque chose, le mot « Dieu » signifie quelque chose et le mot « Homme » signifie quelque chose : au niveau de l’homme de la rue. C’est à ce niveau-là que je suis assez frappé de ce dialogue pour ainsi dire impossible entre ce qui monte de l’homme vers Jésus et ce que Jésus répond.
A. Gesché
62Ce que je retrouve en tout cas dans la première formulation de votre question, c’est qu’incontestablement (et c’est une leçon, une consigne importante, de nouveau), Jésus met en garde contre toute précipitation, contre tout titre hâtif qu’on lui donnerait (même si ce titre est vrai, même quand il est vrai), parce qu’il y a risque de rameuter avec lui tout ce que l’on croit déjà savoir, car un titre a tout un passé. Bien sûr, le titre fonctionne grâce à cette structure anticipative. Nous ne pourrions pas découvrir, nous ne pourrions pas repérer, nous ne pourrions pas identifier même l’altérité, même la nouveauté la plus absolue, la plus radicale, sans préalable, sans structure anticipative. On peut donc faire état des titres, mais ne pas s’y figer.
63Ce qui me paraît, par conséquent, très important, c’est qu’on rétablisse un petit peu la dynamique, car j’ai l’impression que certaines des questions tendent à retomber dans le ponctuel, à rechercher ce que l’on pourrait dire de manière assurée, de manière presque barricadée. Rétablir la dynamique en montrant précisément que le Christ a peur que ces titres, s’ils sont fermés, empêchent l’épiphanie, la manifestation, empêchent le surcroît, le débordement qui est le sens même de ce qu’il apporte. Je ne sais pas si je suis en connivence avec votre question, mais je crois que, de nouveau, se pose celle de la discrétion, qui n’est pas du tout une absence de parole, qui n’est pas une démission, mais qui est un « n’allez pas trop vite ».
64L’autre danger, évidemment, serait d’aller trop lentement, de ne rien dire, de rester dans une pure formalité et de ne jamais arriver à un contenu, à un rempli. Il est évident, et cela rejoint une des premières questions posées sur la divinité de Jésus et sur la paternité de Dieu, qu’à un certain moment, il faut aussi oser donner un contenu à ces nominations, et donc aller au-devant de cette découverte sur la nature (je n’aime pas beaucoup le mot) de Dieu, enfin sur ce qu’est Dieu. Nous ne pouvons pas en somme en rester à une théologie négative. Toute l’audace chrétienne est précisément celle d’une théologie affirmative, d’une théologie confessante, d’une théologie de l’audemus dicere. Je crois que la transgression chrétienne est précisément d’avoir osé appeler Dieu : Père.
Sixième intervenant
65Est-ce que vous ne pensez pas que l’Evangile laisse la porte ouverte à une lecture panthéiste, que Jésus serait le Fils de Dieu dans le sens où Dieu coïncide avec la création, que ce serait dans ce sens-là qu’il serait le Fils de l’Homme et Fils de Dieu ? J’entends un panthéisme dynamique.
A. Dondeyne
66Personnellement je n’aime pas beaucoup le mot « panthéisme ». Il me paraît chargé d’une résonance naturaliste, romantique, voire faussement mystique, relevant d’un mysticisme de nature cosmo-vitale. Pareil mysticisme cadre mal avec la conception judéo-chrétienne de la relation de l’homme à la divinité. Le propre, en effet, du judéo-christianisme est qu’il est fondé sur l’idée de création. Dire que Dieu est créateur du ciel et de la terre, c’est dire qu’il ne coïncide avec aucune créature, même pas la plus sublime, même pas la totalité du créé. Dieu est le Différent, le Transcendant par excellence, le Tout Autre. Il créé par sa Parole. Or le propre de la parole est de toucher les choses avec respect, de les faire exister pour elles-mêmes. Bien sûr, cette Transcendance de Dieu ne porte pas ombrage à son immanence au sein de chaque créé : « intimius intimo meo » (saint Augustin). Si Dieu a soumis toutes choses à son Fils Jésus-Christ, écrit saint Paul, c’est pour que, finalement, « Dieu soit tout en tous » (I Cor 15, 28).
67Pour exprimer cette transcendance dans l’immanence, certains ont recours au vocable « panenthéisme ». Ce terme est certainement plus riche que celui de panthéisme. Néanmoins, il risque d’être mal compris et fait penser à quelque ontologie de l’être conçu comme totalité (Pan, ta panta).
68Ce qui me paraît intéressant dans la question posée, c’est l’idée que dans le titre « Fils de Dieu », attribué à Jésus pour exprimer son identité, nous sommes nous-mêmes concernés, comme « fils adoptifs » de Dieu. Autrement dit, il est extrêmement important de remarquer que même le titre christologique « Fils de Dieu », considéré généralement comme le titre ontologique par excellence, possède lui aussi une portée sotériologique. Il ne désigne pas uniquement qui est le Christ, mais également ce qu’il est pour nous, à savoir source de notre filiation, « le premier-né d’une multitude de frères » (Rm 8, 29). En nous communiquant son Esprit « qui fait de nous des fils adoptifs et par lequel nous crions Abba, Père » (Rm 8, 15), il nous fait communier à la relation de filiation qui le relie à son Père, à telle enseigne que, comme il est dit dans la première épître de saint Jean, « notre communion est communion avec le Père et avec son Fils Jésus-Christ » (I Jn 1, 3).
M. Renaud
69J’aurais voulu poser une question à M. Gesché concernant un point important de sa conférence, à savoir les droits de la contingence. Il faudrait, selon lui, essayer d’en retrouver la portée positive et essayer de valoriser ainsi la contingence de l’événement du Christ. Mais n’est-ce pas ce que l’Eglise a toujours fait ? Est-ce que, pour prendre un exemple, la théologie thomiste qui hante la prière et la liturgie de l’Eglise latine occidentale, n’a pas toujours insisté sur le sens de la contingence ? En quel sens alors parle-t-il de revaloriser la contingence ?
A. Gesché
70C’est tellement vaste que je crains d’être trop court et en même temps je pourrais être long parce que le sujet me passionne. En effet, par définition et par droit de naissance, le christianisme s’inscrit dans la contingence et donc son discours aussi devrait s’y inscrire et s’y est inscrit pendant de longs siècles. Mais une coupure, une rupture s’est faite à partir de l'Aufklärung, au XVIIIe siècle. A partir de ce moment-là, on se méfie et les chrétiens aussi se méfient de la contingence et veulent accéder à la noblesse d’un discours de nécessité, d’un discours rationaliste (je ne dis pas rationnel, mais rationaliste) et quittent les chemins, qui apparaissent à ce moment-là modestes, « chananéens », de la contingence.
71Pour éclairer ce que j’ai voulu dire (c’est tellement vaste ; je crois qu’il faudrait toute une réflexion pour laquelle d’ailleurs il y a plus chez moi un appel qu’une affirmation, parce que du point de vue philosophique il me faut certainement des appuis ; si j’en ai quelques-uns en théologie, j’aimerais que la philosophie puisse précisément assurer les droits de la contingence et donner ainsi à la théologie ses droits à se tenir debout), — je voudrais prendre l’exemple de l’Incarnation. Il me semble que nous sommes tentés par deux attitudes extrêmes concernant l’Incarnation. Ou bien nous disons : l’Incarnation est nécessaire, il fallait que Dieu, que le Fils de Dieu s’incarne, mais aussitôt nous sommes pris d’un juste malaise parce que nous voyons que nous engageons Dieu dans la nécessité et que nous faisons à ce moment-là un discours qui fait fi de la grâce, de la gratuité, de la liberté. Ou bien, nous pensons à l’Incarnation comme contingence : c’est ce qui s’est passé, mais qui aurait pu ne pas se passer (définition classique de la contingence). A la longue, lorsque nous méditons dans cette perspective (ce qui est, mais aurait pu ne pas être), nous en avons comme peur. Qu’est-ce que c’est, quelque chose qui est mais qui aurait pu ne pas être ? Pouvons-nous spéculativement faire fond dessus ? Et nous retombons, nous retournons vers le solide, le sérieux, l’impressionnant de la nécessité : ce qui est parce que ça doit être. Je pense que c’est ainsi que nous avons glissé historiquement dans le traité sur Dieu et aussi alors dans le traité de l’Incarnation, (le De Verbo incarnato est le plus mauvais traité que la tradition théologique nous ait laissé), que nous avons glissé vers le théisme, que nous avons oublié le langage historique (mais attention, pas un langage historique de l’histoire du salut comme on dit trop vite maintenant, mais une prise au sérieux vraiment de l’histoire) et que nous avons glissé vers le discours de nécessité, les discours théistes.
72Or, vous faites justement allusion à saint Thomas, et je l’avais également dans mes notes. Nous devrions penser beaucoup plus à l’aise la contingence et un Dieu qui se manifeste dans la contingence. Saint Thomas, lorsqu’il emploie l’argument de convenance, me semble avoir cherché précisément le moyen terme entre les deux périls de la nécessité et de la pure contingence, entre le péril de la nécessité (les choses doivent être comme ça, c’est ainsi de toute éternité, mais alors où est la grâce, où est la liberté, où est le don de Dieu ?) et le péril de la pure contingence qui serait la gratuité au sens, finalement, d’arbitraire (n’importe quoi est possible). Je crois que quand saint Thomas utilise la catégorie de convenance, il se trouve là à mi-chemin entre le pôle de nécessité et le pôle d’arbitraire.
D. Coppieters
73Je demanderais, pour finir, à M. Gesché de reprendre deux questions qui lui ont été soumises par écrit.
A. Gesché
74Quelqu’un a écrit un long texte sur la relation entre la mission du magistère et celle du théologien, la place du dogme et du concile, leur rôle. Je crois pouvoir rappeler ce qui était sous-jacent à mon exposé, notamment dans la mise en série des différents types de propositions où la foi est exprimée, et développer ainsi la place du dogme.
75La formulation dogmatique a fondamentalement d’abord une fonction de maintien du sens, ce que j’avais appelé un rôle de couverture, un rôle qui consiste à préserver l’expérience. Le dogme christologique « Jésus est Dieu et homme » entend bien marquer que celui qui dirait que Jésus n’est qu’un homme ou n’est « que » Dieu, dit tout sauf quelque chose de chrétien, qui réponde à l’expérience chrétienne. Quelqu’un qui dirait « Jésus n’est pas Dieu », dans une sorte de nestorianisme, et d’autre part, dans une sorte d’eutychianisme, qui dirait que Jésus n’est « que » Dieu, n’est pas dans la logique chrétienne. Donc, le dogme rappelle, maintient, sauvegarde, préserve l’expérience, a un rôle de couverture, de contrôle, de pointage en quelque sorte. Mais le dogme n’est pas pour autant encore une élaboration, une compréhension, une intelligence totale et clairement maîtresse de ce qu’elle veut préserver. C’est un rôle institutionnel et que revendique le fait même de la foi en communauté.
76Il y a peut-être aussi dans le dogme un rôle plus prophétique : c’est que le dogme joue comme une réserve de sens (donc je ne dis plus seulement « préserver »). Prenons (c’est en dehors de notre sujet, mais l’exemple est, je crois, bon) le dogme du péché originel. Il est clair qu’à certains moments, ce dogme ne fonctionne plus ou fonctionne mal, qu’on ne voit plus ce que l’on veut dire, et cela est dû à bien des raisons, peut-être à un mésusage, à un mauvais emploi de ce dogme. Et cependant, en maintenant ce dogme, on sent bien qu’il y a là une réserve de sens qui a été conservée, qui a été gardée, et pour dire des choses fondamentales, à savoir que le monde n’est pas comme il devrait être, qu’il y a quelque chose qui n’est pas comme Dieu le veut, que donc le monde est à sauver, qu’il y a quelque chose à faire, qu’il y a un mal aussi qui me précède, que Dieu n’est pas l’auteur du mal, mais que l’homme n’est pas non plus tout à fait l’auteur du mal (voir la figure énigmatique du serpent, du démon). Il serait trop long de poursuivre sur ce sujet, mais le dogme remplit certainement là un rôle de réserve de sens presque inconnu à lui-même.
77L’autre question est très courte : « Expliquez : le Père a engendré le Fils ; une fois qu’il a engendré, il peut créer ».
78J’avais repris là une suggestion qui m’avait été faite par ailleurs. Il s’agit de ce que, dans le jargon théologique, on appelle un théologoumène, ce qu’ailleurs on appellerait une hypothèse ou un imaginaire (mais qui donne à penser). Ce n’est donc pas un article de foi, mais c’est peut-être une très bonne intuition de ce que nous trouvons dans notre Credo.
79Bien sûr, de nouveau, métaphysiquement, on peut dire que Dieu, mais alors le Dieu du monothéisme strict, peut créer, aurait pu créer sans avoir un Fils et un Esprit, c’est évident. Mais le Credo nous parle d’une création que le Père fait par le Fils (per quem omnia creavit). Dieu seul aurait peut-être (nous sommes dans les futuribles, sinon dans les prétéribles...) créé quelque chose de peu différencié, tandis que Dieu qui a un Fils, qui engendre un Fils, une altérité, un autre que lui, crée une création différenciée, filiale. Je crois qu’il y a tout de même là quelque chose de riche, de s’imaginer qu’il est dit que c’est par le Fils que le Père a créé. La création n’est pas un acte mécanique, la création n’est pas un acte quelconque, c’est un acte qui est dans la ligne de ce qui se passe déjà en Dieu-Trinité (Bien sûr, cette remarque ne doit pas annihiler la doctrine du caractère commun aux trois personnes des œuvres ad extra).
D. Coppieters
80Il me semble qu’il y a encore beaucoup de questions à poser. Mais puisque nous avons tellement insisté sur le caractère ouvert des affirmations de foi, laissons aussi ouverte notre discussion ur ce grand sujet. Contentons-nous de remercier d’abord les conférenciers, non seulement pour les leçons qu’ils nous ont faites, mais pour la modalité d’énonciation avec laquelle ils les ont faites, pour leur présence aussi, dans la mesure où cela a été possible, à l’ensemble de ce programme, pour leur participation à la séance d’aujourd’hui. Je remercie aussi non seulement tous ceux qui sont intervenus, mais aussi l’auditoire particulièrement nombreux et, de l’avis unanime, particulièrement réceptif, en espérant que nous nous reverrons pour de prochaines sessions afin de poursuivre et prolonger le travail entrepris.
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