Chapitre V. La Confession christologique « Jésus, Fils de Dieu ». Étude de théologie spéculative1
p. 175-216
Texte intégral
I. Introduction : Approche de la divinité de Jésus
1. Théologie et foi
1En exergue de cet exposé, mettons-nous en mémoire 1 Co 12, 3 : « Personne n’est capable de dire :” Jésus, Seigneur”, si ce n’est dans l’Esprit-Saint ». Texte que l’on peut rapprocher de Mt 16, 17 : « Heureux es-tu, Simon fils de Jonas, car ce n’est pas la chair et le sang qui t’ont révélé cela, mais mon Père qui est dans les cieux »1. Par ces citations, on voudrait en quelque sorte donner le « la » de cette conférence.
2Nous sommes ici pour savoir si, oui vraiment, Jésus est le Fils de Dieu, si Jésus est Dieu, et non simplement Jésus de Nazareth, ou même seulement le Messie, le Sauveur, un Prophète. Ces textes nous rappellent que la tentative de répondre à cette question est impossible, — et tout naturellement, tout logiquement impossible, — si nous pensons que cette vérification de la divinité de Jésus peut s’effectuer « avec la chair et le sang ».
3La divinité de Jésus ne se laisse pas découvrir et lire ainsi. « La chair et le sang », ce sont aujourd’hui, par exemple, la science historique, la psychologie, la philosophie, etc. La science historique et littéraire, qu’elle soit croyante ou incroyante, peut aller très loin dans la détermination et l’identification de Jésus. Mais elle ne peut, elle ne pourra jamais, — elle n’en a pas les moyens, — aller au-delà des affirmations et des conclusions d’une science historique. Et aussi loin qu’elle pourra aller, elle sera toujours incompétente, en fait et en droit, pour déclarer que celui-là est Dieu (ou n’est pas Dieu). Tout au plus, — et c’est d’ailleurs capital, — la science historico-littéraire peut-elle démontrer historiquement que les premières générations ont tenu Jésus pour Fils de Dieu. Mieux encore : l’histoire peut nous montrer les conditions dans lesquelles la découverte de la divinité de Jésus a été faite, ce qui peut nous permettre à la fois de rendre compte de cette affirmation in illo tempore, mais aussi, sans doute, des conditions toujours possibles hic et nunc pour accéder à cette conviction. Mais, en tout cela, l’histoire ne prouve pas que Jésus est Dieu.
4L’histoire ne peut donc nous donner la réponse que nous attendrions, pas plus que ne le peuvent d’ailleurs la psychologie ou l’anthropologie, qui pourraient, elles aussi, aller assez loin dans la perception et la connaissance de la personne de Jésus, mais sans pouvoir franchir le pas décisif de la reconnaissance de divinité, — pas plus, pas mieux, que la chimie, la physique ou l’anatomie. Pas plus d’ailleurs que la philosophie. Celle-ci peut établir les conditions générales à l’intérieur desquelles un discours de l’homme sur Dieu est possible et légitime, et discerner dans quelle mesure un événement, une expérience ou un phénomène religieux peuvent conduire l’homme à s’interroger sur le mystère divin. Mais le philosophe n’est en rien armé pour décider que Jésus est Dieu ; cette qualification, cette identification lui est tout aussi impossible qu’à l’historien, au psychologue, à l’anthropologue, à l’homme de science en général.
5Que Jésus soit Dieu, cette affirmation, qui est proprement une proposition de foi (et non une proposition philosophique, historique, etc.), ne peut être dite et entendue que dans la foi (« Personne n’est capable de dire” Jésus, Seigneur”, si ce n’est dans l’Esprit-Saint »). Mieux, cette découverte (ou cette révélation) ne peut être effectuée que dans la foi. Certes, ceci ne veut pas dire que cette proposition est pour autant vraie (ou fausse) et ne préjuge en rien, pour l’instant, de la validité de cette affirmation de foi. Mais il s’agit de remarquer que le lieu de cette proposition est celui de la foi. En effet, l’affirmation que Jésus est Fils de Dieu est une qualification de Jésus de Nazareth, disons une « interprétation »2 de Jésus de Nazareth, qui non seulement n’apparaît pas et ne pourrait apparaître aux yeux « de la chair et du sang », mais n’apparaît et ne peut apparaître qu’aux yeux de la foi.
6Ces remarques conduisent à deux considérations :
7a) Qu’il ne peut y avoir de malentendu ou de déception quant à l’incapacité de la science, — de quelque science que ce soit, — à découvrir la divinité de Jésus. Attendre cela serait attendre l’impossible ; et ce serait soit naïveté, soit totale méprise sur les capacités de la science. Ne serait-ce pas même, au fond, vouloir chercher un type d’assurance qui non seulement est impossible, mais voudrait faire l’économie de la foi ? On peut y suspecter une peur de croire, cette sorte de peur qui chercherait ici une démonstration rationnelle pour éviter la foi. Or, la foi ne peut être ici remplacée. Et ceci n’est pas dit simplement pour sauvegarder une question de « mérite », mais, tout simplement et plus fondamentalement, parce que seule la foi est capable (ou incapable) de découvrir Dieu (« Si tu crois, tu verras la gloire de Dieu »). Nous ne devons donc pas être étonnés ni scandalisés, — que du contraire, — si aucune discipline scientifique ne peut nous conduire, de plain-pied, à la reconnaissance et à la vérification de la divinité de Jésus.
8b) Est-ce à dire alors :
que nous sommes renvoyés à la foi et, disons-le, à la crainte alors d’être dans le cercle vicieux, dans l’intoxication de l’illusion, condamnés au fidéisme (foi dans la foi) ?
que la théologie (seule science non encore nommée ici), comme l’histoire, comme l’anthropologie, comme la psychologie, ne serait pas davantage habilitée à ce sursaut, à cette transgression qui permet de reconnaître Jésus comme Fils de Dieu, en sorte que le théologien n’aurait pas plus à faire ici que les autres ?
9A ces deux questions, je crois qu’il faut répondre à la fois par un oui et par un non.
10A la première question (sommes-nous renvoyés à la foi ?) :
11Oui, dans la mesure où jamais nous ne serons dispensés de la foi, de la décision de foi, puisqu’il s’agit d’une affirmation de la foi, d’une affirmation propre. Personne ici ne peut se mettre à la place de ma décision de foi (ou de mon refus d’adhésion).
12Non, cependant aussi, car la foi n’est pas un coup de force, elle n’est pas un cri désespéré ou contraint, elle ne se produit pas « comme ça » (du moins généralement). Il faut donc des signes qui indiquent que cet acte, fait par la communauté primitive et proposé à la communauté actuelle, a pour lui des raisons, des motifs, une crédibilité. La foi a besoin d’être étayée, reconnue comme valable, fondée, possible. L’histoire, la philosophie ont pu y contribuer. Et certes aussi, une découverte personnelle de conviction peut, individuellement, y suffire. Mais je parle des conditions communes et générales de la crédibilité. Et c’est ici qu’intervient la théologie (et plus spécialement la théologie spéculative). Elle se présente ici dans une situation privilégiée puisqu’elle est précisément service de la foi, cogitatio fidei. Et nous voici renvoyés à la seconde question (la théologie est-elle habilitée dans la question qui nous occupe ?).
13Ici aussi, comme pour la première question, il nous faut répondre à la fois par un non et par un oui :
14Non, dans la mesure où la théologie non plus ne remplace pas la foi, ne peut assurer cette transgression, ce passage qui fait découvrir la divinité de Jésus. A cet égard, la théologie est, comme l’histoire, comme l’anthropologie, une discipline scientifique, « chair et sang », qui ne peut démontrer la divinité de Jésus.
15Oui, cependant, dans la mesure où la théologie est précisément cette science qui réfléchit la foi (dans les deux sens du terme) : qui la réfléchit, c’est-à-dire la pense (cogitatio), et qui la ré-fléchit, c’est-à-dire la diffracte, la fait rebondir sur le spéculum, sur le miroir de la raison, la fait retentir dans l’espace et le volume de l’intelligible dans lequel elle la déploie. La théologie réfléchit ainsi la foi, mais non pas pour la réduire, la dissoudre, mais pour l’éclairer, la manifester, en dégager, précisément, la « rationalité », le logos, la crédibilité ; pour montrer de quoi il s’agit (qua de re agitur).
16La théologie constitue ici, très précisément, l’effort humain entrepris pour donner à la foi ses droits, afin que cette foi soit rendue possible si on la veut et la désire, loin de tout ce qui ne serait que cri, cercle vicieux, contrainte, fidéisme, — comme aussi bien rationalisme, réductionisme, etc. La théologie est exactement là, non pas, elle non plus, pour remplacer la foi, mais pour la rendre possible (du point de vue humain) en exprimant ce qu’elle veut dire et en montrant qu’elle dit vrai. Ce dernier mot nous conduit à la seconde démarche d’introduction.
2. Théologie et vérité
17La question qui nous rassemble ici, je dirais dans toute sa rudesse, c’est-à-dire sans subterfuge, — est bien celle-ci, et qu’on peut exprimer selon des modalités différentes, fussent-elles naïves mais spontanées : « Jésus, Jésus de Nazareth, était-il, est-il le Fils de Dieu ? » ; « Jésus est-il Dieu ? » ; « Cet homme qui est passé en Palestine, qui est mort à Jérusalem, était-il le Fils de Dieu parmi les hommes, et des hommes ont-ils donc vu, côtoyé le Fils de Dieu ? » ; « Il y a deux mille ans, le Fils de Dieu a-t-il été sur terre ? » ; « Y-a-t-il, oui on non, en Dieu (dans la Trinité) une personne qui s’appelle et est le Fils de Dieu, la deuxième personne, et qui s’est incarnée, est devenue homme ? »
18Je dis : « dans toute sa rudesse », « sans subterfuge », parce que je crois bien que même si nous acceptons que d’autres questions peuvent se poser, et peut-être à certains égards plus importantes (Jésus est-il Sauveur ?), et que même si nous reconnaissons que tout le sort de la foi n’est pas nécessairement lié de part en part à la question de la divinté de Jésus, — nous sommes quand même d’accord pour dire que cette question se pose, qu’elle ne peut être éludée et que, en tout cas, nous sommes ici pour cela.
19Ceci ne signifie pas cependant (et ce n’est pas une échappatoire), que la théologie croit disposer d’une réponse dirimante, « par A + B ». S’il en était ainsi, la réponse satisfaisante serait donnée depuis longtemps et nous ne serions pas ici. Je voudrais cependant vaillamment faire œuvre ici de théologien, qui va chercher à ne pas jouer sur les mots ni ruser avec la question.
20Or, devant cette question qui nous retient, je crois que la théologie spéculative a une double fonction. Celle d’un devoir théorique : la question de la vérité de l’affirmation de foi ; celle d’un devoir pratique : la question de la bonne nouvelle qu’est cette affirmation de foi.
a) Devoir théorique
21Nous n’avons aucunement le droit de renoncer au problème de la vérité. A cet égard, je me démarque (même si ce n’est pas pour les critiquer dans leur ordre) de la théologie historique (qui détermine ce qui a été dit dans l’histoire, les conciles, etc.) et de la théologie herméneutique (qui détermine le sens de ce qui a été dit). Je crois en effet ces deux théologies ici en défaut, dans la mesure où elles pourraient être des alibis, dans la mesure en tout cas où elles pourraient ne pas poser le problème de la vérité. Bref, dans la mesure où elles pourraient être ce que j’appellerais, dans ce cas, des théologies positivistes. Il y a en effet un positivisme historique en théologie, qui croit ou fait croire que la réponse fournie par l’histoire est dirimante et résout toute question. Ce n’est pas vrai. Il y a toujours un devoir de rationalité pour arracher le fait à sa facticité et même à sa légalité et légitimité, et le faire accéder à la lumière de la raison. Certes, il importe essentiellement d’accomplir la démarche historique et positive : savoir exactement ce qui est affirmé (Jésus est Fils de Dieu). Mais l’exigence de notre raison, de notre intelligence, à moins d’être purement juridique et positiviste dans sa manière d’assumer la foi, ne nous permet pas d’estimer ce repérage comme suffisant à étreindre la question, qui est celle de savoir ce que cela veut dire.
22Et nous entrons alors dans le domaine de la théologie herméneutique, celle qui établit le sens de l’affirmation (Qu’est-ce que cela signifie que Jésus est Fils de Dieu ? Qu’est-ce qu’on a voulu dire ?). Encore une fois, cette démarche aussi est capitale et nécessaire. Mais, encore une fois aussi, elle est insuffisante et peut se muer en une esquive de la question. Il peut y avoir en effet un positivisme du sens (un positivisme herméneutique) qui revient à ceci : pourvu qu’une proposition ait un sens, donne un sens, cela suffit. C’est là-dessus aussi que je marque ici mon désaccord. Car, à la limite (je ne dis évidemment pas que c’est le cas ici), quelque chose de faux pourrait avoir un sens. Voilà pourquoi, même quand on s’est battu pour trouver le sens, l’esprit n’est pas encore satisfait s’il n’a pas porté le jugement de vérité : « Est-ce que c’est vrai ? », « Est-ce comme on dit ? » Cette question était posée avec une très grande vigueur par Thomas d’Aquin, qui n’hésitait pas à dire que, bien que la foi dans le Christ soit nécessaire pour le salut, si d’aventure notre raison se représentait cette proposition comme un mal, ce serait un mal que d’aller ainsi contre notre raison (cf. Somme théologique, I-II, qu. 19, a. 5).
23Telle est donc la démarche, la prétention et l’ambition de la théologie spéculative. Et certes, on dira peut-être : « Oui, mais la foi est vraie, vous ne devriez pas poser cette question. » Sans doute. Mais le moins qu’on puisse dire, c’est que le théologien doit, sinon juger de la vérité, en tout cas manifester la vérité de la foi. C’est tout le sens de l’antifidéisme (et du rationalisme, dans le bon sens du mot) de la théologie.
b) Devoir pratique
24La seconde ambition de la théologie est celle d’un devoir pratique. Celle de faire valoir non seulement la vérité théorique, mais la vérité pratique de la foi. La foi est « bonne nouvelle », la fides n’est pas seulement ad intellectum mais aussi un ad vivendum. Sinon, à la limite, « à quoi bon ? » Comme d’ailleurs, à l’inverse et dans un certain sens : à quoi bon une bonne nouvelle, si les droits de la vérité n’ont pas été respectés.
25Je dirais donc que ces deux devoirs sont impliqués et solidaires. La recherche de la rationalité et de la vérité est vaine s’il s’agit simplement d’une vérité « en soi », qui n’impliquerait pas un comportement (c’est en tout cas vrai pour la foi, qui est virtus, puissance). Mais aussi la recherche de la bonne nouvelle, pour nous, de cette affirmation de la divinité de Jésus, ne peut tenir s’il n’est pas établi qu’il en est ainsi, que Jésus est Fils de Dieu, que cette affirmation est vraie.
26C’est donc bien en répondant à ces deux nécessités que la théologie spéculative est service de la foi, selon la rationalité (logos) et selon le comportement (virtus). Où nous voyons tout de suite que, pour que la seconde finalité de la théologie spéculative ne serve pas elle aussi d’alibi (d’alibi pratique cette fois, au lieu de l’alibi positiviste), je me dois d’assurer essentiellement ici la tâche plus aride, et qui est celle de l’établissement de la question de la vérité. Nous risquerions, sinon, un fidéisme pratique, qui ne vaut guère mieux que le fidéisme théorique.
27Cela dit (sur le but, le rôle et la fonction de la théologie), que peut faire maintenant la théologie spéculative concernant la question précise qui nous occupe ?
II. Exposé : Vérité de la divinité de Jésus
28Devant faire son travail de service de la foi, tel que rappelé, le théologien, comme d’ailleurs le croyant, se trouve ici, pour commencer, en présence de propositions de foi, c’est-à-dire, du moins en un premier temps, non pas en présence d’une expérience immédiate, mais en présence d’une expérience médiatisée dans un langage, dans un langage qui dit ce qu’est Jésus pour la foi3.
1. Le lieu de la confession « Jésus, Fils de Dieu »
29La théologie se trouve donc, au départ, devant des propositions (des réponses) de foi. En l’occurrence, devant quelles propositions ? Prenons-les d’abord, en quelque sorte, en vrac. Dans le symbole de Nicée-Constantinople, nous trouvons : « Je crois (en un seul Dieu, le Père tout-puissant...) et en Jésus-Christ, le Fils unique de Dieu, né du Père, avant tous les siècles... Il est Dieu, né de Dieu, Lumière née de la Lumière, vrai Dieu né du vrai Dieu. » Dans le Credo apostolique : « Et (je crois) en Jésus-Christ, son Fils unique, notre Seigneur... Il siège à la droite de Dieu. » Dans le Gloria : « Gloire à Dieu au plus haut des cieux... Nous te louons,... Seigneur, Fils unique, Jésus-Christ, Seigneur Dieu, Agneau de Dieu, le Fils du Père, toi qui enlèves le péché du monde. » Dans le Te Deum : « Nous te louons Dieu, nous te confessons, ô Seigneur... L’Eglise confesse ton vrai et unique Fils... Ô toi, Christ roi de gloire, tu es le Fils éternel du Père... Tu es assis à la droite de Dieu... Nous croyons que tu es le Juge qui doit venir. » Dans le dogme tel qu’il se trouve exprimé au Concile de Chalcédoine : « nous enseignons à confesser un seul et même Fils, notre Seigneur Jésus-Christ... Vrai Dieu et vrai homme... Un seul et même Fils unique, Dieu Verbe, Seigneur Jésus-Christ. » Enfin, dans le prologue de Jean : « Et le Verbe s’est fait chair et il a habité parmi nous. »
30Il importe immédiatement de voir que nous nous trouvons en fait devant trois types de propositions, ayant une structure différenciée et un fonctionnement propre, et tels que nous pouvons les objectiver au niveau de la grammaire.
a) Résumé de ces trois types
31Type 1 : Je crois en notre Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu.
32Type 2 : Jésus, notre Seigneur, est (vrai) Dieu et (vrai) homme ; il est Fils de Dieu.
33Type 3 : Le Fils de Dieu s’est fait homme en Jésus.
b) Figure de ces trois types
34Type 1 : Structure dynamique et de mouvement ascendant : on « monte » de Jésus de Nazareth vers Jésus, Fils de Dieu.
35Type 2 : Structure statique, « contemplative », « spéculative », ni ascendante, ni descendante, mais plane.
36Type 3 : Structure dynamique (comme la première, mais) de mouvement descendant : on « descend » du Verbe (Fils de Dieu) vers Jésus.
c) Grammaire de ces trois types
37Type 1 : Il n’y a pas de verbe entre les mots mêmes qui disent la filiation : « (Je crois en) Jésus, Fils de Dieu ». On ne dit pas : « (Je crois que) Jésus est Fils de Dieu » ; on ne dit pas : « Jésus est Fils de Dieu » ; on dit : « je crois en Jésus, Fils de Dieu ». Pas de verbe, donc, dans la proposition, mais, et c’est important, un verbe en avant (« je crois... »), qui porte l’affirmation. La proposition « Jésus (est) Fils de Dieu », est donc elle-même dans une proposition (« je dis que... », « je crois en... »).
38Type 2 : Ici, il y a un verbe au cœur de la proposition. C’est le verbe « être », qui assigne une identité, une identification : Jésus est Fils de Dieu.
39Type 3 : Ici aussi il y a un verbe, mais il est tout autre, c’est un verbe d’action racontée : « et le Verbe s’est fait (est devenu) chair » (action et narration de cette action).
d) Qualification de ces trois types
40Type 1 : Il s’agit ici de la confession (de foi). Ce type de proposition est proprement la proposition de foi dans son surgissement, dans sa natalité de proclamation. Elle manifeste, dans sa forme originale (ou la plus originale), la foi dans son expression première, dans son « cri » de découverte ou de reconnaissance. Elle rejoint la naissance de la foi dans son premier jaillissement (premier, chronologiquement et premier, logiquement). Elle joue le rôle fondateur de base, situant cette proclamation dans son site propre et dans son mot propre : credo, confiteor. Elle dit l’expérience initiale et l’expérience reprise.
41Type 2 : Ici, il s’agit proprement du dogme. Ce type de proposition ne confesse pas la foi (il n’y a pas credo, confiteor), mais l’enseigne (le credimus est remplacé par asserimus, dicimus (Ephèse), confiteri docemus (Chalcédoine)), la précise, en détermine un contenu précis. Son rôle est un rôle de préservation de l’expérience. Il assure, dirais-je, la couverture de la foi. C’est un rôle de protection, d’indication, de repérage, d’authentification et de détermination.
42Type 3 : Il s’agit ici proprement du récitatif. Ce type de proposition, qui, d’une certaine manière, renverse le premier (on retourne le gant)4, a essentiellement une structure « narrative ». Il raconte l’histoire qui s’est passée ou, sous forme d’histoire, ce qui s’est passé, ce qui a dû se passer et qui rend historiquement et ontologiquement possible qu’on ait pu, dans la confession, découvrir que Jésus était Dieu. Ici nous n’avons ni les verbes, credo, confiteor, ni les verbes docere, definire, mais des verbes qui s’expriment in directo : « Et incarnatus est. » C’est le temps de l’histoire, « In illo tempore », « In principio », « In ilia die. »
e) Fonction de ces trois types (et privilège du premier)
43On voit tout de suite que ces trois types répondent à des fonctions différentes, et que le premier est privilégié (quelle que soit la valeur des deux autres) et constitue, pour notre recherche, celui qu’il faut interroger. Il exprime, en effet, le mouvement même de la foi, de l'acte de foi, de la découverte de foi, et son mouvement premier (et premier de toujours). La confession est le langage propre de la foi. C’est là que la foi s’est dite et investie, et de manière privilégiée.
44Ce dont nous avons donc à prendre conscience aujourd’hui, c’est que c’est à ce langage-là d’abord que nous devons nous arrêter. Car en ce lieu se trouve le mouvement propre de l'acte de foi et se découvre son contenu. Les deux autres langages sont seconds dans cette perspective (et d’ailleurs postérieurs du point de vue chronologique comme du point de vue de la structure). C’est donc en séjournant dans la confession de foi et dans sa logique, que nous allons atteindre notre « objet » (l’affirmation de Jésus, Fils de Dieu). Or quelle est cette logique ?
2. La rationalité de la confession « Jésus, Fils de Dieu »
45Le donné devant lequel se trouve le croyant et le théologien est donc une confession de foi. Nous comprenons peut-être mieux maintenant que, à notre question : « Jésus est-il Fils de Dieu ? », on ne réponde pas par des preuves, par une vérification comme si, faisant abstraction de la confession de foi (lieu natal dans lequel cette identification a été posée), on entendait, de l’extérieur, « hors les murs » où cette affirmation retentit, jaillit et naît, aller vérifier si Jésus est Dieu. Comme si l’on pouvait se placer d’un point de vue de « Sirius », en l’occurrence celui du philosophe ou du scientifique se trouvant devant un fait ou une expérience extérieurs. Cette démarche, sous d’autres cieux possible, ne l’est pas ici. Vouloir vérifier de cette façon, c’est-à-dire hors de la proposition qui porte l’affirmation, supposerait en effet qu’on connaît déjà ce qu’on doit prouver, qu’on sait ce dont il s’agit, qu’on sait adéquatement ce qu’est Dieu et que, muni de cette notion, on peut aller la vérifier à propos de Jésus.
46Or, il n’en est pas ainsi. Nous avons affaire, — et c’est toute l’« empiricité » de la théologie, car précisément elle porte sur un acte de foi, c’est-à-dire non pas sur une idée pure (qu’elle pourrait arracher « à zéro »), mais sur un acte humain, historique et culturel, — nous avons affaire à une confession de foi, que nous ne pouvons contourner en quelque sorte en essayant de prendre un point de vue extérieur.
47Mais alors, quelle vérification (car c’est bien cela la théologie comme reprise théorique de la foi, destinée à manifester et à déployer la vérité de la proposition de foi) pouvons-nous faire ? Mais, précisément, nulle autre sinon montrer la rationalité, le droit, le logos de cette affirmation, de cette proposition qui est là (es gibt ; Da-Sein) et qui, première, fondatrice, peut seule nous dire ce dont il s’agit, car nous ne savons rien d’avance, nous ne savons rien avant elle ni sur Dieu, ni sur Jésus5 et, en tout cas, sur la divinité de Jésus.
48C’est donc la rationalité, la vérité, le dire interne de cette affirmation-là qu’il nous faut comme faire lever dans sa structure même. Elle est, insistons-y, invérifiable par l’extériorité, comme si on pouvait la prendre comme telle, sans plus (Jésus est Fils de Dieu), la « regarder » et procéder à sa vérification avec des repères externes, c’est-à-dire et forcément en recourant à un déjà-connu (par exemple : on sait déjà parfaitement ce qu’est Dieu et on vérifie si le Christ est (ce) Dieu). Ce type-là de vérification est ici tout à fait inadéquat. Il nous faut donc interroger la confession dans sa structure interne de langage qui découvre ce qu’il dit en le disant.
a) Sa « logique »
49Or quelle est la logique, la structure, la dynamique d’une confession ? La structure d’une confession est celle d’une proposition qui à la fois vient de l’homme et vient à lui ; naît de lui et le visite ; jaillit de lui et « s’impose » à lui. Le nœud de la structure d’une confession vient de ce qu’il y a coïncidence (co-incidere) d’un mouvement venant de nous et d’un mouvement venant à nous.
50C’est cela l’explosion d’une révélation-confession-expérience. Rappelons-nous la confession de Césarée : d’une part, un homme (Pierre) qui parle : « Tu es le Messie, le Fils de Dieu » et, d’autre part, la parole du Christ (« C’est le Père qui t’a révélé cela »), qui proclame que cette parole de Pierre vient en même temps de Dieu. C’est donc un homme qui s’exprime, mais en même temps un homme qui s’exprime ainsi parce qu’il est visité.
51L’analyse de la structure d’une confession nous met à cent lieues des conceptions simplistes où la révélation serait ou bien un phénomène purement humain, psychologique, et ne pourrait alors être appelé révélation de Dieu, mais simplement expérience humaine ; ou bien un acte absolument supranaturel, mais où alors se pose la question de comprendre comment cela est accessible à l’homme, comment il s’agit encore d’un acte humain. Dans la confession de foi, il y a coalescence, coïncidence de deux mouvements, l’un se mêlant à l’autre, non pour se confondre, mais pour se former.
52On peut encore dire que la confession de foi a ceci de particulier, comme phénomène linguistique, que c’est un acte de langage où l’on trouve le maximum de subjectivité (investissement maximum d’un sujet humain dans un langage auto-implicatif : je crois, je confesse, je découvre, je dis que tu es le Fils de Dieu) et le maximum d’objectivité (quelque chose qui advient, survient, se révèle, se manifeste, surprend, saisit et qui est plus que ce que le sujet parlant pré-possédait). Et ces deux maximums sont réunis, sortent dans une même venue, dans une même « production » (Levinas), co-ïncident en sorte qu’il est, dans un premier temps en tout cas, impossible de dire que l’un précède l’autre (et inversement).
53Avec la confession de foi, il n'y a donc pas de proposition où le sujet soit plus impliqué, pas de proposition de langage plus personnelle, plus inventive, plus créatrice, moins passive, ni de proposition où, en même temps, un « objet » soit plus impliqué, et qui « s’impose », se produise, domine de sa présence transcendante6.
54Il y a donc une logique de la confession, et qui relève d’une légitime revendication de la théologie qui ne croit pas que quelque science, même philosophique, puisse ici se substituer à elle7. On peut donc parler maintenant d’une « théo-logique » de la confession.
b) Sa « théologique »
55On peut exprimer cette théo-logique de la confession en termes négatifs et en termes positifs.
1) En termes négatifs
56Il nous faut reprendre ici une réflexion antérieure. Lorsque, de façon quelconque, intuitive ou non (en faisant recours à l’histoire, à la philosophie, à la psychologie), nous voulons vérifier si Jésus est Dieu, nous partons plus ou moins confusément de l’idée que nous savons ce qu’est Dieu.
57Ce préjugé, car c’en est un, est commun aux croyants et aux incroyants. Mais c’est bien alors que toutes les difficultés logiques, philosophiques et théologiques surgissent : soit que nous soyons conduits à refuser cette « insanité » que Jésus soit Dieu, en fonction de notre idée de ce que doit être Dieu et, en particulier, de ce qu’il ne peut « évidemment » pas être en même temps un homme ; soit que nous soyons consentants à admettre que Jésus est Fils de Dieu, mais que nous le fassions en accrochant simplement notre affirmation habituelle de Dieu à l’affirmation que Jésus est Fils de Dieu, toujours donc en fonction de notre idée préétablie de ce qu’est Dieu, laquelle a toute chance, — et c’est tout le drame du théisme, — d’empêcher la possibilité de découvrir, précisément en Jésus, ce qu’est vraiment Dieu, « quel Dieu est Dieu ».
58Or, on devrait absolument partir de l’idée, non pas sans doute qu’on ne sait pas du tout ce qu’est Dieu : il y a évidemment une certaine idée, un pressentiment, une capacité (capax Dei), et dire massivement qu’on ne sait pas ce qu’est Dieu pourrait être une retombée dans ce que la théologie négative a de fallacieux, quand elle fonctionne comme pétition de principe ; il y a en l’homme des structures anticipatives, et sur lesquelles nous reviendrons. Mais on devrait partir de l’idée qu’on ne sait pas par soi (c’est ce qu’il y a de juste dans la théologie négative), mais par Dieu (révélation) ce qu’est Dieu. Cette révélation de Dieu (par Jésus-Christ en l’occurrence) est même de soi, si on y réfléchit, plus normale qu’une connaissance a propos de Dieu. Dieu est sujet et non objet, ici, à l’inverse d’une connaissance humaine où je suis sujet devant un objet.
59Il faut insister sur cette non-antériorité de (notre) idée de Dieu sur Dieu. La seule antériorité, — et c’est capital, je l’accorde, — est celle d’un capax. Une capacitas inveniendi, audiendi, audendi, mais non pas capacitas definiendi (sauf formelle). Ce qui nous empêche de voir Dieu en Jésus-Christ, théoriquement et concrètement, c’est que nous croyons avoir une capacitas definiendi (or « nul n’a jamais vu Dieu »). L’erreur est là. Il y a une antériorité, mais en creux : capacitas accipiendi, capacitas visitationis, revelationis.
2) En termes positifs
60Alors, et sans « psychologiser », sans prétendre reconstruire, essayons de nous représenter ce qui a pu se passer chez les apôtres et dans les premières générations chrétiennes. Ces premiers témoins ont une expérience de Jésus. Mais, si l’on peut dire, ils ne se trouvent pas là avec une sorte de compteur Geiger pour tester s’il est Dieu et homme. Car ils ne savent pas (toujours dans le sens précisé plus haut, c’est-à-dire d’une connaissance adéquate et fermée) ce qu’est Dieu et même ils ne se posent pas cette question à propos de Jésus. Ils ne savaient même pas qu’il fallait se la poser ou qu’on se la poserait un jour ! Ils n’ont pas pu, devant Jésus, utiliser une espèce de compteur notionnel, leur permettant de dire : « oui, c’est un homme ; oui, c’est Dieu. »
61Ce qu’il y a, en revanche, c’est que « tout à coup » la réalité se révèle, la vérité explose. Ils se disent, plus ou moins confusément : « Mais Dieu était avec nous ! », « Mais c’est cela Dieu ! ». Je prends ici une comparaison : « Beethoven est-il un génie ? », demandera-t-on. Question absurde, en un sens. Je ne sais pas, sauf formellement, ce qu’est un génie (et personne ne le sait), mais, entendant Beethoven, tout à coup je m’écrie : « Mais c’est un génie ! ». J’ai découvert la génialité à partir de Beethoven, et non Beethoven à partir de l’idée de génie. On a découvert la divinité de Jésus, à partir de Jésus. C’est donc une découverte, une « invention » (dans le meilleur sens du mot). Voilà ce qui s’est passé, il y a eu « invenire » de la divinité de Jésus, et, encore une fois et toujours, dans cette coïncidence dont je parlais tout à l’heure. Car il y a, d’une part, ce mouvement de l’homme vers Dieu, — c’est le « coup de foudre » qui fait que ces hommes (« Seigneur à qui irions-nous ? ») ont dit et découvert audacieusement (audemus dicere), ont eu cette audace de proférer un jour que Jésus est Fils de Dieu8.
62Mais, en même temps, cette invention, cette audace, est tout autant suscitée, provoquée. Il est bien évident (revenons à la comparaison avec Beethoven) que Pierre à Césarée s’exclame dans cette découverte parce que, justement, quelque chose s’impose à lui, et qui donne garantie à sa confession9.
63Si maintenant nous pouvons accorder à la foi ce droit d’invention, la vérification est déjà faite, en quelque sorte, que Jésus est Fils de Dieu. Il n’y a pas d’antériorité ou d’extériorité pour juger. Si la foi a sa logique, Jésus est découvert ici Fils de Dieu, et cette découverte est dans son droit.
64Mais devra-t-on alors objecter que la foi crée son objet ? Non, elle ne le crée pas, elle le découvre. La foi est une dimension de l’homme, une dimension à structure inventive. Il y a dans son mouvement, un élan de découverte, d’invention, de reconnaissance, et qui est le chemin de sa rationalité. A cet égard, on pourrait dire que la confession de Jésus, Fils de Dieu, est une « trouvaille » de la première communauté10. Certes, c’est évident, et j’y ai déjà fait allusion, les apôtres disposaient de structures anticipatives : ils croyaient en Dieu ; ils avaient tout le langage messianique et prophétique, le langage sur le Fils de l’homme, mais je dirais qu’ils n’avaient pas plus. Sinon, s’ils savaient déjà parfaitement ce qu’est Dieu, alors : ou bien ils ne pouvaient en Jésus que reconnaître la même chose, le Dieu qu’ils connaissaient déjà, et donc ne rien trouver de nouveau, ne rien découvrir ; ou bien, croyant trop bien savoir, ils rejetaient ce qu’ils découvraient en Jésus comme opposé à leur idée de Dieu (comme ont fait les grands-prêtres). Ils ont eu l’audace de croire à un bouleversement. Seules des structures anticipatives, mais non terminées, non clôturées permettaient d’avoir cette capacité11.
65Je dirais donc qu’il faut reconnaître le droit de cette découverte, et donc l’ontologie et la théologie de la confession (ce que la confession dit sur la réalité). Ce qu’elle dit est quelque chose qu’elle découvre, qu’elle inaugure. Droit de découverte, que nous ne pourrons pas surmonter. Encore une fois et toujours, redisons que si nous savons absolument ce qu’est Dieu, il nous est impossible de vérifier la divinité de Jésus. Mieux : si on croit savoir ce qu’est Dieu, disons toute de suite que Jésus n’est pas Dieu, que Jésus n’est pas Fils de Dieu. Car si Dieu est ce que nous croyons (selon le monothéisme commun), Jésus n’est pas Fils de Dieu. Il faut alors renoncer à savoir que Jésus est Dieu.
66Il faudrait donc insister sur le droit de l’invention chrétienne de Dieu. Il s’agit là d’un langage d’expérience et de révélation à respecter (épistémologie), à reconnaître (logique) et à faire parler (ontologie). Fides index sui. Voilà pourquoi je dirais que le contenu de cette confession est à chercher dans sa rationalité même.
3. Le contenu de la confession « Jésus, Fils de Dieu »
67Nous venons de voir la structure et la logique de la confession de foi. Elle fonctionne de telle sorte que c’est elle qui découvre une réalité et la dit, et sans que la vérification puisse être faite de l’extérieur à la fois en raison de la logique même d’une confession-découverte et pour une raison ontologique : Dieu n’est pas précédé par sa définition. La confession est donc dans son droit, dans sa rationalité, dans sa capacité. Mais que dit-elle (contenu), en proclamant ainsi Jésus, Fils de Dieu ? C’est ce qu’il nous faut maintenant aborder.
a) Jésus n’est pas seulement Fils de Dieu
68Il est indispensable de souligner dès l’abord que le titre, la nomination et la réalité de Fils de Dieu n’éclipsent et ne suppriment pas les autres qualifications de Jésus (Messie, Sauveur, etc.). Ceci n’est pas seulement un donné linguistique, mais ontologique et théologique. Si, en un certain sens, la confession de Jésus culmine dans cette confession de sa divinité, il ne faudra jamais oublier les autres qualifications. Et même ne pas les qualifier trop vite d’archaïques. J’irai jusqu’à dire que si la qualification de Jésus, Fils de Dieu, devait détruire ou atténuer les autres qualifications, il faudrait être plus que sur ses gardes. En fait, historiquement, cette qualification a souvent oblitéré, émoussé les autres. A la limite, elle n’a de sens que si elle confirme les autres (Messie, Sauveur, Juge, Prophète, etc.).
69Or, justement, aucune confession n’isole cette affirmation de toutes ou de plusieurs autres. Rappelons-nous le Gloria : « Agneau de Dieu, le Fils du Père, toi qui es assis à la droit du Père » ; le Credo : « lumière née de la lumière », etc. Ce qui caractérise la plupart des confessions (voir également le Te Deum), c’est leur embolisme, c’est-à-dire un certain buissonnement des titres. Ce phénomène est tout à fait caratéristique du langage religieux, qui se trouve toujours en défaut pour s’exprimer sur Dieu et qui, dès lors, sauf à se taire, n’a d’autre recours que d’amplifier la confession. Et cela pour éviter l’excès de précision, et donc la pauvreté qu’entraînerait une seule désignation, fût-elle en soi la plus riche. C’est parce qu’on se trouve en défaut qu’on est condamné à un certain excès verbal. Pour exprimer le quasi-inexprimable, la pensée religieuse est forcée de multiplier les noms, les qualifications et les désignations (voir toutes les traditions sur les noms de Dieu en Israël et dans l’Islam) et, singulièrement, de conserver et de protéger les dénominations plus « archaïques »12.
70L’embolisme est ici nécessaire, non pas tant pour additionner les qualifications, que pour les nuancer, corriger et enrichir les unes par les autres, les unes servant à majorer une qualification plus pauvre, les autres à en tempérer une qui serait en quelque sorte trop riche. Il faut donc dire que l’embolisme est indispensable et qu’il est là pour raison garder. Il indique en effet qu’il y a une marge ; il indique comme une circonspection à l’égard d’un titre qui étoufferait les autres ou qui serait mal compris s’il était tout seul. C’est un véritable instinct qui guide ici les confessions, et non pas du tout une sorte d’hystérie de nomination, croyant n’avoir jamais assez de titres à décerner. Au contraire, à la limite et paradoxalement, l’exubérance des titres indique une circonspection. Elle signale, non une indécision de foi, mais la limite de toute emprise trop précise, l’impossibilité de la justesse absolue d’un titre quel qu’il soit.
71Cette leçon des confessions est ici très importante. La seule affirmation de Jésus comme Fils de Dieu serait tout à fait insuffisante, alors même qu’elle est la qualification la plus haute et, en soi, la plus englobante. Cette leçon est qu’il ne faut pas perdre, même quand on a conquis le haut titre de Fils de Dieu, les titres plus faibles, j’allais dire plus « campagnards ». Il est clair que « Fils de Dieu » est plus « noble » que, par exemple, « assis à la droite du Père », ou « lumière née de la lumière », ou « Agneau de Dieu » et même Messie, voire Seigneur. Mais il faut absolument assortir le titre de Fils de Dieu de tous les autres, moins « nobles », moins maximaux. Le titre de Fils de Dieu n’en dispense pas et il faut être sensible ici aux coexistences de sens. La crispation sur un titre serait funeste et le jeu d’orgue indispensable ne fonctionnerait pas et, en premier lieu, au détriment même du titre que l’on voudrait jalousement préserver dans sa solitude. Et c’est nous-même qui commettrions ce que l’hymne de Philippiens dit que le Christ n’a pas voulu faire : affirmer sa divinité, en y tenant comme à une proie.
72A cet égard, il n’est pas interdit de penser que, à l’instar du secret messianique que nous trouvons dans l’Evangile de Marc, nous devions pratiquer, nous aussi, une semblable maîtrise, une pareille économie. Il n’est pas bon de dire toujours et partout, et de ne dire que : « Jésus est Fils de Dieu. » A mon sens, l’interdiction de Jésus de dire ce qu’il est, s’adresse encore parfois à nous. Ceci n’a rien à voir avec une démission qui consisterait à ne plus jamais dire que Jésus est Fils de Dieu. Mais il y a une arcane dogmatique à préserver, une discrétion dogmatique indispensable à la bonne santé même de nos confessions de foi. Il faut donc continuer de confesser les autres titres. Il peut même arriver que, dans telle occurrence, un terme moins dense, moins intensif, ait plus de profil, plus de valeur kérygmatique, comme parfois aussi plus de richesse. Il faut donc garder les interprétations minimales à côté, bien sûr, de l’interprétation maximale mais, en un sens, plus restreinte (plus intensive, moins compréhensive)13.
b) Jésus est Fils de Dieu
73La confession de foi aboutit : donc à ceci, que Jésus est Fils de Dieu. Qu’est-ce à dire ?
741) Encore une fois ici, comme plus haut (« Jésus n’est pas seulement Fils de Dieu ») et comme souvent aussi à propos du dogme, il nous faut commencer par éclairer le terrain par une négation. Dire que Jésus est Fils de Dieu, ce n’est pas dire, tout uniment, qu’il est Dieu, même si c’est cependant aussi le dire. Peu de confessions le disent d’ailleurs ex abrupto, in directo, mais disent plus généralement qu’il est Fils de Dieu ou encore Fils du Père. Certes, nous trouvons « Dieu, né de Dieu ; vrai Dieu, né du vrai Dieu », mais remarquons toute de suite que la qualification « Dieu » ou « vrai Dieu » est suivie de « né de Dieu », « né du vrai Dieu ».
75Jésus est Dieu, oui, mais foncièrement parce que Fils de Dieu, ce qui est bien sûr être Dieu. On peut dire que l’affirmation « courte » de Jésus comme Dieu ne fonctionne pas comme une véritable nomination (comme dans le cas de « Fils de Dieu »), mais comme attribution. Etant Fils de Dieu, il est Dieu. En disant qu’il est Dieu, on rappelle donc qu’il n’y a pas à jouer sur les mots et que « Jésus, Fils de Dieu » n’est pas simplement un titre d’exaltation mettant Jésus à une certaine hauteur, mais sans qu’il soit vraiment Dieu. Non, Jésus est bien Dieu, le Fils de Dieu étant consubstantiel au Père : « vrai Dieu (et vrai homme) ». Il importe même de rappeler que toute une ligne de l’Ecriture parle de Jésus comme Dieu (tout court) : « notre grand Dieu et Sauveur Jésus-Christ » (Tt 2, 13). Il n’est pas question de nier cela. Mais notre réflexion porte ici sur la confession « Fils de Dieu », et c’est d’elle qu’il nous faut ici rendre compte. Et nous devons remarquer que la confession de la divinité de Jésus ne porte pas d’abord sur une simple affirmation de sa divinité (« Jésus est Dieu, tout simplement »), mais sur une affirmation différenciée, spécifique : Jésus est le Fils de Dieu.
762) Voyons maintenant les choses en termes positifs. Y a-t-il là, effectivement, une différence ? Une différence effective ? Y a-t-il une différence à dire « Jésus est Dieu » ou « Jésus est Fils de Dieu » ?
77Dans le langage courant, reconnaissons-le, il n’y en a généralement pas. Et même, il y a parfois suspicion qu’en disant Fils de Dieu, on atténue l’affirmation par rapport à celle que Jésus est Dieu. Or, il faut bien le dire, il y a différence. C’est tout le mystère trinitaire qui est ici en jeu. L’expérience chrétienne de Dieu est spécifique. Et justement, et singulièrement par l’expérience de Jésus-Christ, cette expérience est que Dieu est Trinité. Certes, cela ne s’est pas trouvé en un jour, ni de manière précise dès le début.
78Mais il est capital de comprendre ici que la confession de Jésus comme Fils de Dieu ne consiste pas du tout à l’identifier purement et simplement à Dieu, à en faire une épiphanie pure et simple de Dieu. Certes, il est cela, mais non pas comme si Dieu « tout court » s’était incarné et manifesté en lui, mais de telle manière que ce qu’on a vu en lui, était quelqu’un d’autre que le Père, envoyé par le Père et Fils de celui-ci (mais qui bien sûr, — et en ce sens la confession directe de Jésus comme Dieu est à sa place, — était lui-même Dieu). Il n’y a rien à faire, la confession chrétienne de Dieu est une confession spécifique, et la confession de Jésus comme Fils de Dieu est une affirmation différenciée, introduisant une différenciation en Dieu (non de nature, certes, mais de personne).
79Il importe donc, à la fois pour respecter la confession christologique et pour respecter la foi trinitaire, de bien comprendre que la confession de foi dit que Jésus est Fils de Dieu, c’est-à-dire Fils du Père, et que ce n’est donc pas la même chose que si on disait simplement : Il est Dieu (car, pour le christianisme, Dieu « tout court » ne s’est pas incarné, ni le Père, ni l’Esprit, mais le Fils de Dieu). C’est tout le mystère trinitaire, que nous ne pouvons ici développer trop longuement, mais qui nous oblige à souligner qu’il y a une différence à dire que Jésus est Dieu (on désigne alors la personne du Fils de Dieu sur le fond de sa nature divine consubtantielle) et dire que Jésus est le Fils de Dieu (on désigne alors sa personne, on dit ce qu’il est sur le fond de sa distinction d’avec les autres personnes)14.
80Les trois personnes sont, sous le mode de la personne, « différemment » le même Dieu, — sinon la Trinité n’a pas de sens. Non pas qu’il y ait trois dieux, la doctrine trinitaire n’est pas une doctrine trithéiste. Non pas non plus qu’il s’agisse de modalisme, la doctrine trinitaire n’est pas un tri-théo-morphisme. Mais les trois personnes sont différemment Dieu, non pas en nature (et c’est pourquoi Jésus est Dieu), mais hypostatiquement, dans la relation qu’elles entretiennent entre elles et même, pour une part, dans celle qu’elles entretiennent vis-à-vis de nous (c’est le Fils qui s’incarne et non le Père, par exemple). Dans la logique chrétienne, Dieu n'est pas Dieu simplement. En un sens, le christianisme n’est pas un monothéisme. Je crois que, historiquement, l’arianisme est, pour une part, une volonté de ramener la confession chrétienne de Dieu à un ancien monothéisme fermé15, le monothéisme plotinien, au fond.
81La difficulté, pour nous, vient de ce que la polémique des premiers siècles a conduit l’Eglise à se battre pour défendre l’unité de Dieu (et donc l’unité de nature des trois personnes), alors que le mouvement propre, la logique interne de la confession chrétienne est plutôt de confesser la différence. Différence délicate, évidemment, pour qui veut à juste titre maintenir le monothéisme de nature contre tout risque de trithéisme. Mais différence qui, ici, est toute l’expérience chrétienne. Les trois personnes « portent » (portent = hypostasis) Dieu différemment. Mais c’est cela Dieu ! A moins, encore une fois, que nous n’ayons une idée préconçue, préétablie de Dieu, qui lui interdise d’être Trinité.
82A remarquer encore, toujours à propos de cette délicate différence à mettre entre Fils de Dieu et Dieu que, dans le Credo, Jésus n’est pas dit Dieu, tout uniment, pas plus que l’Esprit non plus n’est dit Dieu explicito verbo. Certes, de part et d’autre, la « discrétion » n’est pas la même. Mais la nette leçon de réserve donnée par les Pères à propos de l’Esprit-Saint, qu’ils ne nomment pas Dieu alors qu’ils le tiennent cependant pour Dieu et auquel ils donnent d’ailleurs des qualifications équivalentes, pour bien signifier qu’il est Dieu, — doit cependant valoir pour la deuxième personne. Certes, du point de vue du vocabulaire, c’est moins discret, puisque le mot « Dieu » apparaît à propos du Fils, alors qu’il n’apparaît pas du tout à propos de la troisième. Mais il faut conserver le même esprit, et qui est que Jésus, la deuxième personne, n’est pas Dieu « comme ça », in piano, tout court, comme s’il n’y avait nulle distinction entre lui, le Père et l’Esprit-Saint.
83Et c’est pourquoi peut-être on pourrait préférer l’expression « Fils du Père » (d’ailleurs Fils de Dieu signifie Fils du Père, car dans cette confession « Dieu » est considéré comme désignant le Père). Cette discrétion, rapprochée de celle qui est observée à l’égard de l’Esprit-Saint, a son importance. Car l’Esprit n’est pas moins Dieu que le Fils (Il l’est autrement, quant à la personne). En d’autres mots encore, on aurait tout aussi bien pu user de la même discrétion pour le Fils, par exemple en le nommant « Fils du Père » (Tout comme Dieu le Père est souvent appelé le Père de Jésus-Christ). Car, strictement, en régime chrétien finalement, il faudrait dire que Dieu n’existe pas, mais Dieu le Père, Fils et Esprit-Saint !16.
84Pour ce qui nous occupe, cela a donc un sens non secondaire, mais premier, de dire que, dans la confession de la divinité de Jésus, nous confessons non pas qu’il est Dieu simpliciter, mais qu’il est Fils de Dieu. Telle est l’expérience néotestamentaire, rendant compte à la fois d’une identité et d’une différence (et dont la ligne de partage n’est pas seulement celle qui distingue l’humanité et la divinité du Christ). Rigoureusement, l’Eglise n’a pas découvert que Jésus était Dieu, mais qu’il était Fils du Père, — et que ce Fils du Père était Dieu, — et qu’ainsi il y avait deux personnes divines.
85A cet égard, je reviendrai sur la préférence à accorder peut-être à l'appellation « Fils du Père » sur celle de « Fils de Dieu » (tout comme on peut préférer l’appellation de « Dieu, Père de Jésus-Christ » à la simple affirmation de « Dieu » à propos de la première personne). L’expression Fils de Dieu, toute juste et aussi valable qu’elle soit, peut risquer d’atténuer la différenciation trinitaire. Jésus, en effet, n’est pas Fils de Dieu tout court, Fils du Dieu du théisme par exemple, pas plus qu’il n’est Fils de la Trinité ou de l’Esprit-Saint. Il l’est, strictement, du Père. Il ne faudrait pas mal exprimer sa filiation vis-à-vis du Père. Mais il va sans dire que « Fils de Dieu », qui est tout à fait traditionnel, doit être conservé, et que cette affirmation a d’ailleurs l’avantage de mieux souligner que le Fils de Dieu est Dieu17.
86En disant Jésus Fils du Père, il est encore à noter que, ce faisant, on ne dit pas seulement quelque chose sur Jésus ou sur la Trinité ou sur Dieu, mais très spécifiquement sur le Père. Je veux dire que, d’une certaine manière, la confession de Jésus, Fils de Dieu, conditionne celle du Père. Dieu (Dieu le Père) ne peut être Père sans avoir de Fils. Il est remarquable que les chrétiens aient découvert cela, c’est-à-dire que Dieu n’est pas simplement Père parce que et dans la mesure où il est Père des hommes (cela se trouve dans d’autres religions), mais qu’il est Père en lui-même, par lui-même, dès lui-même, parce qu’il a un Fils. Le Père est Père « déjà en lui-même ». Le Père est, si l’on peut dire, ontologiquement Père. « Ex fructibus eorum cognoscetis eos. » On pourrait paraphraser : « Ex Filio cognosces Patron. » L’Evangile dit d’ailleurs : « Celui qui m’a vu, a vu le Père. » Il y a donc dans la confession du Fils, non seulement une confession sur Jésus (il est Fils de Dieu), non seulement une confession sur Dieu (Dieu est Trinité, Dieu n’est pas solitude)18, mais encore une confession sur le Père. Le Père est Père, Il a engendré un Fils, (Il ne l’a pas créé). Pour connaître le Père, il faut connaître le Fils. Le Père que nous croyons connaître doit être représenté à travers ce que le Fils en dit19.
87Il faut enfin encore noter ceci à propos de notre confession de Jésus, Fils de Dieu. On rencontre parfois l’expression : « Fils unique de Dieu », et ce n’est pas tout à fait la même chose que Fils de Dieu. Curieusement et paradoxalement, dire qu’il est le Fils unique, signifie non pas qu’il est le seul, mais qu’il y en a d’autres. Il est unique, en ce sens qu’il est seul à l’être comme Il l’est (Dieu), et c’est pourquoi Il est Fils unique. Mais c’est en même temps dire qu’il y en a d’autres, à savoir les fils adoptifs. Il est Fils privilégié, mais il y en a d’autres et qui le seront par lui (par qui tout cela a été fait). Il y a toute une anthropologie sous-jacente ici.
88Et alors je dirais, pour terminer ce paragraphe : tout comme il n’y a pas que le titre de Fils de Dieu, mais aussi ceux de Messie, Prophète, Sauveur, etc., de même l’expression « Fils de Dieu » est comme plurielle (Fils de Dieu, Fils du Père, Fils unique) : l’expression « Fils de Dieu » convient particulièrement pour désigner la nature divine de Jésus ; l’expression « Fils du Père » convient parfaitement pour désigner sa personne divine, et l’expression « Fils unique » a son importance pour marquer l’anthropologie chrétienne de l’adoption.
4. La justification de la confession « Jésus, Fils de Dieu »
89D’avoir montré la rationalité et le contenu de notre confession de foi, suffit, je crois, à l’avoir justifiée et, du même coup, à nous avoir permis de dire que Jésus est Fils de Dieu. Je voudrais cependant aborder ici trois difficultés généralement soulevées à propos de la divinité de Jésus : la question du délai, du temps pris pour découvrir la divinité de Jésus ; la difficulté à admettre que Dieu puisse se faire homme et, enfin, une difficulté analogue, celle de penser Dieu dans le temps, dans l’histoire.
a) La difficulté du délai
1) Le délai apostolique
90Même au niveau de la première génération, même au niveau des apôtres, ce qu’est Jésus n’a pas été découvert tout de suite, ni complètement, mais dans un cheminement. Cela étonne, choque même parfois, et à deux titres : comment la divinité de Jésus ne s’est-elle pas imposée tout de suite ? N’a-t-on pas là le signe d’une divinisation postérieure ?
91Je réponds ceci : il est heureux que la découverte de la divinité de Jésus soit tardive (relativement tardive). C’est bon signe qu’on n’ait pas fait cette découverte trop tôt et trop vite. Evidemment, spontanément nous estimons que puisque Jésus était Dieu, cela devait être manifeste et manifesté tout de suite. Mais cette conviction est évidemment naïve. Dieu ne se montre pas comme cela en coup de poing. Où nous voyons tout le cheminement et l’historicité d’une découverte.
92Et je dirais même que, au contraire, si les apôtres avaient fait tout de suite l’identification de Jésus comme Fils de Dieu, c’est alors que nous devrions être en alerte et qu’il pourrait y avoir suspicion d’un processus de divinisation. Dire trop vite que Jésus est Dieu, le dire précipitamment, j’allais dire trop gaiement, sans reluctance, voilà qui serait suspect, qui n’aurait pas mûri par le feu d’une contestation, d’une répugnance qui donne son poids à la prise de conscience acquise par une conviction qui s’impose malgré les réticences. C’est l’empressement de la part des apôtres qui serait ici de mauvais augure, de mauvais aloi. Seul le temps mis à découvrir Dieu en Jésus garantit la valeur de cette identification.
93De plus, et c’est capital, si les apôtres avaient tout de suite identifié Dieu en Jésus, on peut penser qu’ils auraient fait un court-circuit et qu’ils auraient vu en Jésus un Dieu à l’image de ce qu’ils attendaient, savaient ou croyaient déjà savoir. C’est dire qu’ils seraient tombés dans le processus dénoncé plus haut, et qui part de ce que l’on croit savoir ce qu’est Dieu. Heureusement, ce ne fut pas le cas. Heureusement qu’ils ont été rétifs, « lents à croire » ! Le temps pris montre que c’est Jésus et sa conception de Dieu qui ont eu le temps de proposer et d’imposer le vrai visage de Dieu, et notamment cette découverte, toute nouvelle, du Fils de Dieu. Le délai nous garantit que ce n’est pas notre idée de Dieu qui a prévalu, — ce qui alors pourrait nous faire croire à une divinisation, — mais que c’est Dieu lui-même (et dont la réalité est si différente de ce que nous pensons, qu’elle ne peut s’imposer tout de suite), qui progressivement s’est imposé à l’évidence, même encore confuse, des apôtres. Nous y gagnons doublement : il ne s’agit pas d’un processus de divinisation et ce n’est pas notre image de Dieu imposée à Jésus qui prévaut, mais bien l’idée que Dieu a de Dieu.
94Je dirais, et j’y reviendrai dans la conclusion, que cette structure temporelle, cette nécessité de prendre du temps, doit être aussi la nôtre. Il faut du temps pour connaître Dieu, et il faut du temps pour le connaître bien.
2) Délai des premiers siècles
95Il ne fait pas de doute que la plénitude du contenu de la confession de Jésus, Fils de Dieu, telle que nous la comprenons aujourd’hui (même nature ; deuxième personne de la Trinité) n’a pas été présente chez les apôtres de manière aussi explicite qu’elle a pu l’être dans l’explicitation des premiers siècles, avec son apogée à Nicée et Chalcédoine. Cela fait-il difficulté ?
96Il faut introduire ici un principe important dans le discernement de la foi et qui, une fois de plus, fait appel à l’historicité du processus de la confession-révélation : il n’y a pas que les contemporains qui ont le droit et la capacité d’interpréter et de comprendre le Christ. Il y a aussi les prophètes, ceux qui précèdent, et les successeurs, l’Eglise. C’est cela la tradition, et c’est ce qui est en jeu ici, et qui doit nous permettre de comprendre que, même si la conscience et l’affirmation explicite de Jésus comme Fils de Dieu, au sens plein où nous l’entendons, est le fait d’une génération postérieure, la confession de la divinité de Jésus n’est pas pour autant en défaut.
97Bien sûr, les contemporains occupent une place privilégiée, décisive et déterminante. Il est donc bien évident que dans la pro-phétie du Christ comme dans sa post-face, il faut que la proposition soit conforme à l’expérience fondatrice (c’est, notamment, tout le sens du dogme, que de préserver, précisément, l’expérience fondatrice). Celle-ci est au centre, géographique, temporel et ontologique, car, d’une part, elle sanctionne la prophétie, elle l’accomplit (secundum Scripturas ; sicut dixit) et, d’autre part, elle authentifie la suite, les formulations qui viendront plus tard, elle les règle, les contrôle (regula fidei).
98Mais cela dit, il n’en faut pas moins sauvegarder l’idée que l’invention, l’invenire est de toute la tradition (depuis les Prophètes jusqu’à nous), malgré le « droit d’auteur » évident et inaliénable des apôtres, qui sont les seuls à avoir fait l’expérience singulière et inaugurale. Ce qu’il faut donc revendiquer ici, en rappelant l’idée de tradition, c’est le droit de la permanence chrétienne. Laquelle n’est pas une invention délirante, arbitraire, déliée de l’expérience, mais, comme chez les apôtres, interprétative, « comprenante », découvrante, « inventive ». L’Esprit souffle toujours à notre propre esprit.
b) Dieu et homme
99Pour justifier la rationalité, le droit et la capacité à dire vrai de la confession de Jésus, Fils de Dieu, il y a une autre difficulté à vaincre. Elle est celle, classique, de concevoir et d’admettre que Dieu puisse devenir homme, qu’un homme puisse être Dieu. Sans prétendre évacuer le mystère, ni surtout la grâce de ce choix que Dieu a fait, je crois qu’il y a quelques remarques à faire contre cette sorte d’évidence en nous d’une incompatibilité.
1001) N’est-ce pas d’abord notre indéracinable gnosticisme, c’est-à-dire une dépréciation plus ou moins larvée de la chair, du corps, de la matière, de l’homme même, plus profondément, et de la création finalement, qui fait que nous ne supportons pas que Dieu puisse se faire homme ? L’histoire de la christologie à l’époque des controverses pourrait montrer que ce ne sont pas seulement des raisons métaphysiques ou strictement théologiques (sauvegarde du monothéisme par exemple) qui ont dicté le refus de la divinité de Jésus. Des raisons d’un autre ordre, apparentées au manichéisme, ont pu jouer pour rendre presque intolérable l’idée que Dieu puisse être mêlé à la corporéité, à la chair, à la matière.
101Or, refuser que Dieu puisse s’incarner, être homme, ne serait-ce pas, de nouveau, un interdit fait à Dieu et, cette fois, au nom d’une méconnaissance de la qualité humaine ? Méconnaissance que Dieu, lui, ne partage pas : in propria venit. Et, plus positivement, ne devrions-nous pas nous demander si, au contraire, il n’est pas « naturel » que Dieu s’incarne. Je veux dire ceci. Non pas que l’Incarnation fut une nécessité, que ce ne fut pas une grâce, mais, après tout, est-il si anormal, si aberrant, si éloigné de Dieu, que celui-ci puisse s’incarner ? Dieu et l’homme sont-ils à ce point distancés que, ou bien c’est impossible, ou bien cela porte atteinte à Dieu ? L’homme, fait à l’image et à la ressemblance de Dieu, est-il si éloigné de Dieu, qu’on puisse songer à tout, sauf à une assomption par Dieu de la nature et de la condition humaine ?
102Exprimé encore autrement : le mode de présence de Dieu parmi nous le plus évident, le plus pensable (tout en étant libre et gratuit), n’est-il pas qu’il puisse partager cette condition ? L’homme n’est-il pas, virtuellement, porteur de Dieu, en sorte que, d’une certaine manière, rien n’est plus facile, rien n’est moins abîmant pour Dieu que de s’incarner en celui qui est à son image et à sa ressemblance ? L’incarnation constituerait-elle une idée si désastreuse pour Dieu, qu’il faille l’écarter ? Ou, au contraire, contre toutes nos tendances et habitudes, ne devons-nous pas plutôt considérer que Dieu ne peut trouver de lieu de manifestation, d’épiphanie plus à sa portée et moins offensant que tout autre, — pourvu qu’il ait choisi de venir à nous ? La nature divine et la nature humaine sont-elles si séparées que l’une ne se puisse gagner que contre l’autre20 ?
c) Dieu et histoire
103Une autre difficulté, similaire, vient de ce que nous nous refusons à penser que Dieu puisse entrer dans notre histoire, dans le concret, dans la contingence. L’incarnation nous paraît une aberration, parce que Dieu, l'Eternel, l’Absolu, l’immuable ne pourrait que s’abîmer ou se contredire dans le temps et que nous devons donc le maintenir hors de l’histoire si nous voulons, non seulement garantir sa transcendance, mais nous dirions même son existence. Il y a incompatibilité entre Dieu et le temporel.
104Dans l’énoncé de cette difficulté, nous sommes en connivence avec le Siècle des Lumières et l’illustre aporie si bien exprimée par Lessing, s’opposant de toutes ses forces à l’idée et à la possibilité de l’Incarnation : comment des vérités historiques et contingentes (comme celles qui concernent Jésus de Nazareth) peuvent-elles devenir la preuve de vérités rationnelles et nécessaires (comme celles qui concernent Dieu) ? Pour Lessing, un « fossé horrible » (c’est son expression) sépare irréductiblement l’absolu et le contingent et il est impensable que l’Eternel puisse être suspendu à ce « fil d’araignée » (c’est encore son expression) qu’est le monde de l’histoire et de la contingence.
105Or, contre Lessing et tous les Aufklärer du XVIIIe siècle et leur suite, c’est-à-dire contre l’opacité, pour eux, de l’historique, du concret et du contingent à dire le vrai et l’universel, nous devons résolument développer aujourd’hui, après Gadamer et Bruaire, la rationalité du fait, de l’historique et du contingent. L’histoire, la contingence, ne sont pas des lieux dépourvus de rationalité ; au contraire ils sont le lieu et les figures où se manifestent l’absolu et l’universel (qui se manifestent aussi, bien sûr, dans les idées). Après des siècles de dénigrement de l’histoire, on redécouvre aujourd’hui ses droits. La contingence n’est pas le lieu de l’absence de vérité (et donc non-lieu du divin), mais au contraire lieu de manifestation de la vérité : le lieu où l’absolu peut prendre figure. Il y a une rationalité de l’a posteriori.
106Certes, la vérité, l’universel, l’absolu, n’est pas dans le factuel brut, mais il n’est pas non plus seulement dans le royaume des idées pures, des essences et de l’a priori. Ce qu’il faut restituer ici, c’est au fond, pour nous chrétiens, la rationalité d’une tradition (prise ici à la fois comme parole et comme événement), c’est-à-dire de cette histoire, où, à la fois, il y a du factuel et ce qui lui donne sens.
107La tradition est simul (in) historia et scriptura, dans une histoire (des faits) et dans une histoire qui contient son sens, son graphique (scriptura), sans qu’il faille comme en décrocher pour arriver à l’absolu. La vérité se produit dans la tradition (Gadamer), dans l’histoire. La tradition, l’histoire, est lieu de vérité, de rationalité21. C’est cette impossibilité pour nous à prendre en compte la rationalité du contingent qui est à la source de toutes nos difficultés à admettre l’Incarnation.
108Notre pensée chrétienne spontanée, comme d’ailleurs notre pensée théologique à propos de l’Incarnation, hésite toujours entre deux pôles : celui de la nécessité (Dieu devait s’incarner) et celui de la contingence conçue presque comme irréalité (oui, Dieu s’est incarné, mais il aurait pu ne pas s’incarner ; donc, d’une certaine manière, ce n’est pas tout à fait réel ; en tout cas, cela ne nous renseigne pas de manière indispensable sur Dieu ; on peut donc à la limite se passer de l’Incarnation pour connaître Dieu). Et, certes, on a raison de rejeter ces deux pôles : celui de la nécessité et celui du caractère secondaire, adventice, périphérique de l’Incarnation. Cependant, balancée entre ces deux pôles, la pensée chrétienne tient mal ou difficilement son équilibre. Restant essentiellement tentée par la nécessité et demeurant soupçonneuse à l’égard de la contingence, elle aboutit finalement à ne pas prendre spéculativement au sérieux l’Incarnation, à y voir une sorte d’épisode, certes hautement significatif de la bonté de Dieu (pédagogie, philanthropie) mais non pas de sa nature, de sa réalité22.
109Ce qu’il y a au cœur de cette contingence, de cette histoire, c’est la liberté de Dieu. Dieu a choisi de se faire connaître ainsi et, surtout, de devenir ainsi, et il n’y a plus d’autre lieu vraiment valable (« nul n’a jamais vu Dieu, sinon le Fils et à qui Il l’a révélé » ; « Qui m’a vu, a vu le Père »). Acte de liberté, l’Incarnation n’est pas un acte de nécessité, mais pas non plus, pour autant, un acte qui ne concernerait pas l’être.
110Nous n’avons pas à développer ici toute une philosophie (voire une théologie) de la contingence. Je pense qu’il s’agit là cependant d’une des grandes tâches qui attend la philosophie et la théologie. Je voudrais seulement achever ce développement en signalant que nous devrions au fond nous rappeler que nous sommes chrétiens. Notre penchant grec fait que nous ne savons pas manier facilement le concept de liberté (opposé à celui de nécessité). Or le concept de liberté est capital, et il y a des mots chrétiens pour le dire : grâce, élection, choix, gratuité, création.
111N’est-ce pas finalement parce que nous ne savons pas avoir l’audace de penser l’histoire, car elle nous fait peur (elle est ce qui aurait pu ne pas être), que nous nous réfugions dans la sécurité de la nécessité (ce qui ne pourrait pas ne pas être) ? Car nous avons peur de la réalité, de la liberté, de la contingence, de la grâce, de l’ordre de la création. Au contraire, nous éprouvons comme un ensorcellement et comme une magie dans cette catégorie fascinante de la nécessité, dans ce confort grec de l’anankè. Et voilà qu’alors, par cette peur de la liberté, de la grâce et à cause de cet envoûtement de la nécessité, nous retournons au Dieu de la philosophie, au Dieu d’avant l’Incarnation. Qu’est-ce que cela signifie ? Que, encore une fois et toujours, nous voulons en revenir à notre idée de Dieu et à notre idée des conditions de sa manifestation et des conditions de la connaissance que nous pouvons en avoir, refusant ainsi de voir Dieu où il est, le lui interdisant même et faisant prévaloir notre idée de l’absolu, l’écartant de tout contact avec la contingence23.
III. Conclusions : conséquences de la divinité de Jésus
112Ces conclusions ne veulent pas reprendre, pour les résumer ou les rassembler, les résultats des analyses antérieures, mais plutôt attirer l’attention sur les conséquences et les conditions pour que retentisse comme bonne nouvelle de salut la confession christologique (fides ad salutem).
1. Apprendre ce qu’est Dieu
113Plusieurs fois, au cours de cet exposé, j’ai insisté pour dire que nous avions à apprendre ce qu’est Dieu, que nous ne devions pas trop vite croire que nous savons ce qu’est Dieu. Or, que nous apporte la confession de Jésus, Fils de Dieu ? De savoir que Jésus est Fils de Dieu, en quoi cela nous change-t-il ? En quoi n’est-ce pas un simple savoir ? Cela nous change en nous apportant une nouvelle richesse de connaissance sur Dieu et sur nous.
a) Sur nous
114Le fils de Dieu est parmi nous, il est devenu l’un de nous. Nous sommes habitués à dire cela, mais pensons-nous réellement à ce que cela représente ? Jésus, Fils de Dieu, est la visibilité, la tangibilité de Dieu. « Qui m’a vu, a vu le Père. » Le Fils n’est pas venu sur terre pour dire qu’il était Dieu, mais pour être Dieu parmi nous. En ce sens, je ne serais pas loin, de temps à autre, d’avoir comme une préférence secrète pour la formule « descendante » de l’Incarnation (le Fils de Dieu s’est fait homme). Il faut avoir dans l’oreille l’Incarnatus est et l’Homo factus est de Mozart pour être saisi de l’inouï, de l’audace de cette affirmation chrétienne. Dieu, non seulement est venu parmi nous, mais s’est fait homme. A cet égard, la formule « descendante » a quelque chose d’extrêmement humain, même si elle apparaît, pour la critique, plus théologique et postérieure aux formules « ascendantes », partant de l’humanité vers la divinité de Jésus24.
115Dans cette représentation descendante, n’est-ce pas d’ailleurs une toute nouvelle image de Dieu qui nous est révélée, celle de la philantrôpia tou Theou ? Quelqu’un est désormais avec nous, le Fils de Dieu, et qui nous parle du Père. Nous ne sommes plus seuls, démunis pour connaître Dieu, livrés à nos tentatives. Si nous sommes portés par la force et la dynamique de cette confession de Jésus, Fils de Dieu, nous savons maintenant sur qui nous pouvons faire fond (scio cui credidi) pour nous rapprocher de Dieu (audemus dicere : Pater).
116Si nous voulons bien être patients, nous saurons que, en nous mettant à l’écoute de Jésus et de son Evangile, nous allons entendre vraiment des paroles de vie, venant de celui qui est présence de Dieu parmi nous et dans l’Esprit duquel nous pourrons approcher de Dieu. En même temps qu’approcher des hommes, car, si le Fils de Dieu s’est fait homme, je ne puis plus traiter un homme n’importe comment. C’est toute une anthropologie qui se cache derrière cette christologie.
b) Sur Dieu
117« Dieu n’est plus comme avant », pourrait-on dire. L’Incarnation, en tout cas, est quelque chose qui est arrivé à Dieu. Dieu, désormais, est un Dieu qui a connu le destin humain dans sa propre personne, en la personne du Fils de Dieu. Dieu n’est pas le Dieu impassible et immuable de notre entêtement grec. Notre Dieu n’est pas ce Dieu-là, mais le Dieu qui, dans le Fils, a vécu, souffert, aimé, parlé ; le Dieu qui est concerné dès lors, affecté par ce qui nous arrive, depuis qu’en le Fils il a partie liée avec nous.
118Contre tout monothéisme fermé, dont l’arianisme est le remords chrétien, il nous faut donc ici attester les droits de l’affirmation trinitaire, attester la confession de Jésus, Fils de Dieu, comme l’intelligible chrétien de la condition même de Dieu. Jésus est Fils, Verbe révélateur, il nous apprend quelque chose de nouveau sur Dieu et, dans son Esprit, nous donne droit d’écoute et droit de parole. Et cela, contre tout théisme, qui n’est au fond qu’un arianisme, qu’un monothéisme irrédentiste, une ignorance et/ou un refus de la Trinité.
2. Apprendre ce qu’est le Christ
119« Jésus, Fils de Dieu ». Il me paraît capital que la confession de la divinité de Jésus ne soit pas séparée de la confession de son humanité. D’une certaine manière, il est impossible, comme pour les deux commandements, de comprendre bien l’un sans l’autre. On ne peut comprendre, tout à fait en tout cas, l’humanité de Jésus, — ou plutôt Jésus-homme, — sans sa divinité, sans la filiation, sans son rapport au Père. Mais aussi, — et notre question est celle de la divinité de Jésus, — on ne peut comprendre sa divinité hors de son humanité. Et je dirais même plus : on ne peut comprendre la divinité de Dieu, Dieu, sans cette humanité dans laquelle, concrètement, historiquement, le Fils est venu, et qui lui a apporté quelque chose.
120Je l’ai assez répété. Nous avons à réapprendre ce qu’est Dieu. Or il est impossible de le faire, et en particulier de comprendre la divinité de Jésus, si nous isolons son humanité de sa divinité, si nous essayons de comprendre la divinité hors de son humanité. Il faut donc dire, le plus théologiquement du monde, que tout ce qui a été dit par le philosophe, l’historien, le psychologue, sur Jésus-homme, appartient à l’ensemble des données à partir desquelles il nous faut comprendre, non seulement Jésus-homme (cela va de soi), mais Jésus, Fils de Dieu, et ce qu’est cette filiation, quels en sont les traits, ce qu’est la divinité de Jésus (et de Dieu).
121En d’autres mots encore, il faut absolument que nous comprenions que l’humanité de Jésus n’est pas ici secondaire, épisodique, périphérique, — ce serait retomber dans le docétisme. L’humanité de Jésus est le chiffre concret de la découverte des traits de Dieu.
122En particulier, et nous devons être très attentifs à cela car nous avons beaucoup d’habitudes à vaincre, l’affirmation de la divinité de Jésus ne doit et ne peut, en aucune manière (tout au contraire), éteindre, en quoi que ce soit, l’humanité de Jésus. Plus on étoufferait l’humanité de Jésus au nom de sa divinité, plus on occulterait celle-ci. D’ailleurs, ne serait-ce pas au nom d’une divinité de Jésus pensée selon nos conceptions ? Si confesser que Jésus est Dieu doit, de quelque manière, anesthésier son humanité, nous sommes hors de la vérité en cause, hors de la vérité et de la logique de l’Incarnation : nous retombons dans le monophysisme. Nous renouvelons un schéma de concurrence entre divinité et humanité justement pris à partie, mis à mal et contesté par Dieu lui-même.
123Jésus, Fils de Dieu, n’est pas plus Dieu dans la mesure où il serait moins homme (la divinité de Dieu ne se conquiert pas à ce prix). Dieu s’est fait homme, cet homme. Insistons-y, Jésus est cet homme et non pas simplement ce qui fait qu’un homme est un homme, une sorte de neutre antropologique et en soi, comme si le Fils de Dieu avait revêtu une humanité d’épure et de définition.
124Cet homme Jésus fut un homme singulier et particulier comme chacun d’entre nous.
125Et c’est pourquoi tout ce que nous dit la psychologie ou l’histoire est de première importance. Retenons par exemple ce qui nous a été dit sur l’absence de culpabilisation en Jésus. Que Jésus n’ait pas été un esprit tourmenté est extrêmement important. La crédibilité de Jésus est au prix d’un tel équilibre psychique, et de savoir qu’il n’était pas un névrosé, peut donner au sacrifice de la Croix une couleur toute différente de celle que certains peuvent craindre. La reconnaissance de son humanité, telle qu’elle est, concourt à la juste confession de sa divinité. Tout ce qu’on en a dit doit donc demeurer, et déformer l’humanité de Jésus c’est contre-dire à la structure de l’Incarnation et altérer la confession de la divinité de Jésus.
126Loin de diminuer son humanité, la divinité de Jésus garantit au contraire, confirme son humanité, l’humanité de cette humanité (et aussi l’humanité de Dieu). Il n’est pas vrai que l’affirmation de la divinité de Jésus déprime la réalité de son humanité. Cela se peut dans les faits culturels, mais cela est faux théologiquement. La divinité de Jésus n’est pas là pour diminuer son humanité, mais pour la confirmer, j’allais dire pour la solenniser (malgré le risque monophysite de cette expression).
127Non seulement Jésus est Dieu et homme, mais sa divinité ne peut se comprendre hors de son humanité (ni son humanité hors de sa divinité). Tout comme la résurrection de Jésus confirme sa croix, qui elle-même confirmait son ministère, ainsi la divinité de Jésus confirme son humanité. Ce rapport mutuel et indéliable de la divinité et de l’humanité se confirmant l’une l’autre, se révélant l’une par l’autre, est au cœur même de la foi christologique et a été admirablement exposé à Chalcédoine. Nulle part peut-être il n’est mieux dit que la divinité n’est pas là pour anéantir l’humanité (qui n’aurait servi qu’en rôle transitoire), mais la respecte absolument (et réciproquement) : « A la suite des saints Pères, nous enseignons donc tous unanimement qu’il faut confesser un seul et même Fils, notre Seigneur Jésus-Christ, à la fois achevé en divinité et achevé en humanité, vrai Dieu, et vrai homme..., que nous devons reconnaître en deux natures, sans confusion, sans changement, sans division, sans séparation. La différence des natures n'est nullement supprimée par leur union, mais bien plutôt (de mâllon) la propriété de chacune est sauvegardée (sôzomenès). » La divinité de Jésus confirme son humanité. On parle beaucoup aujourd’hui de l’humanité de Jésus. Mais, facilement, on croit que, pour la préserver, il faut voiler, voire oublier la divinité. C’est exactement le contaire qu’il faut faire. Il est vrai qu’on doit insister sur l’humanité de Jésus. Et, sur ce point, j’irais même assez loin : je crois qu’un temps viendra, — que ce temps est venu, — où il faudra, tout autant que confesser la divinité de Jésus, confesser son humanité.
128Mais, précisément, si on veut confesser son humanité, la confession de la divinité est indispensable, car indétachable. Non pas, qu’on se comprenne bien, qu’il s’agisse de dire que la divinité de Jésus sert à confirmer son humanité, comme si l’on voulait faire de sa divinité une simple utilité pour confirmer son humanité. Non, la confession de sa divinité a toute son autonomie, et qui est celle que nous avons vue tout au long de cet exposé. Jésus est Dieu, le Fils de Dieu. Mais il s’agit de dire que, selon la logique chrétienne, cette confession de sa divinité est inséparable de celle de son humanité. Et cela, non seulement pour ne pas éteindre son humanité, mais pour confesser droitement sa divinité elle-même. La divinité de Jésus est à ce prix, au prix de son humanité.
129Je n’ai donc pas, dans cette deuxième conclusion, perdu en quoi que ce soit le fil de notre question (Jésus, Fils de Dieu)25. Confesser l’humanité de Jésus, ce n’est pas simplement affirmer une banalité historique, mais confesser quelque chose sur Dieu. La divinité de Jésus sanctionne son humanité et son humanité donne le ton à sa divinité, donne le ton de la divinité. On ne peut penser la divinité du Christ sans l’humanité (même si on peut l’affirmer). Cette vérité logique est ici ontologique ; cette vérité de l’ordre de la connaissance rejoint celle de l’être.
130En somme, et pour dire encore les choses autrement : il n’y a pas, d’une certaine manière, de priorité, de préséance d’une nature sur l’autre. Il n’est pas dans la logique chrétienne de dire que, en Jésus, la divinité aurait la priorité sur l’humanité (pas plus que le contraire, bien sûr). Je dirais qu’il y a deux priorités, deux préséances (comme pour les deux commandements). Ceci est peut-être contre toutes les logiques grammaticales et métaphysiques, mais non pas contre la logique de l’Incarnation, où il y a comme une priorité de deux ordres.
131Telle serait la logique de l’invention chrétienne. La divinité et l’humanité de Jésus sont également prioritaires. Prioritaires dans la confession ; prioritaires dans les conséquences de cette confession. Il n’y a pas de choix à faire, de préférence à accorder, de privilège à donner, où forcément l’un serait, fût-ce partiellement, sacrifié à l’autre. C’est cela l’hérésie, qu’elle soit monophysite ou nestorienne, docète ou arienne. Pas plus que l’humanité de Jésus ne dérange sa divinité, au contraire, ni les conséquences et consignes qu'il en faut tirer pour le culte de Dieu, pas davantage la divinité de Jésus ne vient déranger, au contraire, son humanité, ni les conséquences et les consignes qu’il en faut tirer pour le salut des hommes.
3. Apprendre ce qu’est la foi
132Il se pourrait, au terme de cette étude, que nous n’ayons pas encore appris grand-chose quant au contenu de la confession de Jésus, Fils de Dieu. C’est qu’il s’agit de continuer à apprendre, et même de commencer seulement à apprendre du Christ, ce qu’est Dieu. Et, pour cela, apprendre à séjourner dans la confession de foi et continuer à la questionner (c’est le vrai destin de toute réponse).
133Séjourner dans la confession. Il faudrait que nous ne soyons pas étonnés si nous n’allons pas plus loin et qu’une conclusion de cette conférence soit de nous recommander, — avant de continuer à vouloir dire davantage sur Jésus, Fils de Dieu, et trop vite, — de nous recueillir dans la confession.
134Car, en un sens, tout est à faire encore pour répondre vraiment à notre question sur la divinité de Jésus. Tout en reste à apprendre dans la mesure où jusqu’ici on a trop vite cru savoir (malgré toutes les dénégations théoriques : « De Dieu, on ne sait pas ce qu’il est, mais seulement qu’il est ») ce qu’est Dieu, ce qu’est, pour Jésus, être Dieu, Fils de Dieu. Il nous faut donc apprendre à séjourner dans cette confession, que nous n’avons pas assez laissé parler, à laquelle nous n’avons pas assez laissé de nous enseigner. Séjourner pour apprendre ce que dit, ce qu’annonce, ce que révèle cette confession sur le Dieu inconnu, le Dieu que nous ne connaissons pas, que nous connaissons mal. Il nous faut continuer d’apprendre de Jésus, Fils de Dieu, ce qu’est Dieu, la divinité de Dieu.
135Et c’est pourquoi je proposerais dans cette conclusion que l’affirmation de la divinité de Jésus demeure pour nous, comme elle le fut pour les apôtres et les premières générations, une affirmation qui soit « temporelle », je veux dire qui prenne du temps. Nous nous imaginons trop vite qu’une affirmation comme celle-là peut être comprise tout de suite ou (ce qui revient au même) rejetée tout de suite. Non, il faut du temps pour la comprendre et la faire parler. Il faut ici nous démarquer vigoureusement et résolument de ce qui se passe dans un énoncé scientifique et même peut-être dans une proposition philosophique. Un énoncé scientifique peut être compris tout de suite et, une fois qu'on a compris ce qu’il a à dire, en quelque sorte il disparaît, restant comme simple mémoire, comme simple résidu. Et même s’il a fallu du temps pour le comprendre, une fois saisi, la compréhension s’en fait désormais et toujours dans un instant, à chaque reprise. En principe donc, et virtuellement, une proposition scientifique livre immédiatement son contenu.
136Il n’en est pas de même ici, et c’est parce qu’on croit le contraire qu’il y a tant de malentendus ou d’impossibilités de croire. Nous avons vu que la première génération n’a pas tout de suite découvert pleinement la divinité de Jésus. Bien plus, à ce temps qu’a pris la découverte, doit s’ajouter le temps pris par Jésus lui-même pour qu’on n’arrive pas trop vite à la connaissance (méconnaissance) de sa divinité. Bien plus encore, à cet ordre de connaissance et de révélation, se superpose même peut-être un ordre ontologique : en Jésus, la divinité est dans le temps et prend du temps si l’on peut dire, est dans l’histoire. Il y a donc comme un triple étage de temporalité, lié, sinon à la nature de Dieu, en tout cas à la nature de Dieu se révélant à nous, lié à la révélation progressive du Christ et lié à la reconnaissance apostolique.
137Dès lors, de même que, pour l’expérience néotestamentaire et pour la première génération, c’est tout un cheminement temporel qui, seul, a pu conduire à une approche valable et non suspecte de la divinité de Jésus, de même, et encore toujours pour nous, la confession de Jésus, Fils de Dieu garde la même structure et ne constitue donc pas, sous peine de toute méprise, une affirmation brusque et totalitaire, une affirmation en coup de poing. C’est une affirmation qui prend du temps, et cela toujours et pour chacun. Et qui ainsi, et ainsi seulement, peut faire découvrir la divinité de Jésus, la divinité de Dieu. Celle-ci a une épaisseur temporelle.
138Ce qu’il faudrait, — ce à quoi j’invite le plus expressément du monde, — c’est (pour reprendre une expression que R. Barthes utilise dans un tout autre contexte) « ralentir » la confession. Dans une proposition comme cette confession de Jésus, Fils de Dieu, il y a une production de sens qui s’accomplit, et qui ne s’accomplit que dans le respect des conditions temporelles d’une pareille production. Hegel parlait d’un vendredi saint spéculatif. Je parlerais volontiers ici d’un samedi saint spéculatif, en songeant à cette période d’attente et de ralentissement. Ralentir la proposition, ne pas lui faire dire trop rapidement ce qu’elle dit, c’est nous accorder le temps de la révélation, le temps de la manifestation en refusant de la brusquer. Tout comme, en un sens, Jésus n’est pas ressuscité tout de suite, mais qu’il a « fallu » un samedi saint, de même sa divinité ne doit peut-être pas éclater tout de suite, sans samedi saint spéculatif.
139Paradoxalement d’ailleurs, — et ce pourrait être une conclusion valable en bien d’autres domaines de la foi, — ralentir la confession, n’est-ce pas, en réalité, la mettre en mouvement, la rendre vivante ? Ce que nous faisons trop habituellement, en traitant hâtivement nos credo, en n’y séjournant pas à l’aise, n’est-ce pas au fond les arrêter, les immobiliser, faute de temps pris pour y cheminer ?
Notes de bas de page
1 Voir encore : Mt 11, 27 ; Jn 6, 44 ; ]n 11, 40 (« Si tu crois, tu verras la gloire de Dieu »).
2 Il est entendu, pour prévenir toute méprise, que ces mots de « interprétation » ou « qualification » n’ont rien de minimisant ou de dépréciatif. Interpréter Jésus comme Fils de Dieu, c’est, en principe, découvrir une réalité qui est là, — mais invisible dans les conditions qui ne sont pas adaptées à cette découverte. Tout comme le musicien-interprète n’invente pas une musique qui ne serait pas là, mais, devant une partition qui n’est pour le profane qu’un papier codé, interprète, et dit ainsi la réalité qui est là.
3 Il est à noter, à cet égard, que la théologie se trouve, toujours et d’emblée, placée dans une situation inverse des autres sciences. D’une façon générale, et en grossissant à peine, on peut dire que les autres sciences se trouvent d’abord devant des questions, des interrogations, en suite de quoi elles chercheront à fournir des réponses (sous forme de propositions). On peut dire que, avec la foi, on se trouve dans une situation inversée. Les réponses précèdent les questions. Ce qui précède, ce qu’il y a d’abord, ce sont des réponses : énonce de foi, Credo, dogme, « Jésus est Fils de Dieu », etc... Et la théologie, à la différence des autres sciences, va plutôt poser des questions, poser des questions à ces réponses pour les faire parler (se demander ce qu’elles veulent dire ; dans quelle limite elles ont sens ; quel est leur degré et prétention de vérité ; quelle est leur légitimité, leur rationalité). Mais poser des questions qui ne sont pas seulement des questions critiques ou de discernement : des questions qui consistent, essentiellement, à restituer à ces réponses leur statut de réponse en réveillant la question qui les a mises en mouvement et qui demeure en leur cœur. C’est que, en effet, une réponse dont on aurait oublié la question qui l’a suscitée et qui la meut, n’est plus une réponse, elle ne répond plus à rien, elle est donc une proposition morte et inutile. Ranimer sans cesse, au cœur de la réponse, la question qui lui donne sens et lui donne d’être une réponse (et non pas une proposition inerte), voilà l’un des sens de l’entreprise théologique et de son effort de rationalité.
4 Il « renverse » en somme la première grâce à la possibilité, à la méditation que lui offre le type 2 (le dogme) : Si Jésus est Dieu et homme (2), on peut dire que le Verbe s’est fait chair (3), même si la première expérience fut : cet homme est Dieu (1). A cet égard, il est aussi une sorte de confession (mais seconde).
5 Cette proposition est évidemment à nuancer. De Jésus, nous savons quelque chose par l’histoire, mais qui ne nous enseigne pas sa divinité. De Dieu, nous avons évidemment quelque idée. Mais il faut rappeler, avec saint Thomas, que, en vérité, nous ne savons pas ce qu’est Dieu (quid sit). Nous reviendrons sur ce point. Nous voulons essentiellement dire ceci : ne sachant pas adéquatement ce qu’est Dieu, nous ne disposons pas, d’avance et par nous-mêmes, d’une définition (adéquate). Ce n’est donc pas à partir de là (non-définition ou définition inadéquate) que nous pourrions vérifier la confession christologique en question. Bien au contraire même, c’est à partir de la confession que nous pouvons apprendre quelque chose sur la réalité en cause. C’est à partir de l’expérience-confession-révélation de foi que nous commençons d’apprendre ce qu’est Dieu, et que nous le découvrons autrement que dans l’(inevitable) idée préalable (mais inadéquate) que nous en avons (Il faudrait jouer ici avec la distinction heideggérienne entre Vorstellen et Darstellen).
6 On peut trouver une analogie de cette situation dans l’expérience musicale : la manifestation que Beethoven est un génie est à la fois l’imposition de sa musique et la découverte que j’y fais.
7 La philosophie a évidemment sa place pour valider cette prétention. En ce sens, — et contre tout fidéisme, — la philosophie est même ici souveraine.
8 Remarquons en outre la grammaire de la confession. Ce n’est pas Jésus qui dit à Pierre : « Je suis le Messie, le Fils de Dieu » ; c’est Pierre qui dit : « Tu es... ». Or la grammaire est non seulement une logique, mais toute une ontologie (« L’essence est exprimée dans la grammaire », écrit Wittgenstein), et même une théologie. La confession est un langage propre, qui a son ontologie c’est-à-dire son pouvoir de découvrir le réel (ici : Jésus est Dieu). Il y a ici un « droit d’invention », une capacité d’invention.
9 C’est pourquoi je dirais que la structure de cette coïncidence accuse cependant une certaine dissymétrie, une certaine déhiscence, un certain déhanchement : ce que Dieu révèle est toujours plus que ce que l’homme confesse. Et c’est pourquoi celui-ci a à être enseigné (sinon, nous retombons dans le schéma où nous savons adéquatement ce qu’est Dieu).
10 C’est sans doute la justification fondamentale de notre confession que je résume ici. Il y a, je dirais, comme un « droit d’auteur » des apôtres et des premières générations, et qui, dans le meilleur sens du terme, fait jurisprudence. Les apôtres jouissent plénièrement de ce que nous avons vu plus haut : ce droit de la foi, sa capacité d’invention et de découverte. Les apôtres furent, c’est l’évidence, dans une situation privilégiée. C’est comme s’ils avaient trouvé, avons-nous dit, le mot juste. Et certes, ils n’étaient pas dans une sorte d’état adamique ou de degré zéro. Ils avaient tout l’Ancien Testament, mais en même temps, cependant, l’expérience de Jésus fut très nouvelle. Et d’ailleurs, comme Adam précisément, ils nommèrent. Il est justement remarquable ce pouvoir de nomination inaugurale. Nous en trouvons une analogie majeure dans la donation à un enfant de son nom. On ne lui donne pas un qualificatif, un adjectif. Pourquoi ? Précisément parce qu’on se sait pas ce qu’il est encore. On le nomme seulement, et parce qu’on le découvre. Je crois justement que quand on connaît (quand on croit connaître) d’avance, on peut qualifier, mais non pas nommer ; on ne peut plus que qualifier, mais non pas découvrir.
11 La foi est inventive, elle a cette capacité de disclosure (Evans). Et nous pourrions nous demander pourquoi la réussite de la communication (trouver le mot juste) ne pourrait être parfois preuve de vérité ? « Toucher juste », n’est-ce pas, parmi d’autres, un critère de vérité ? Trouver le mot juste, ainsi qu’on en fait si souvent l’expérience dans la poésie, dans la conversation ? N’est-ce pas cela, pour une part, la révélation ? Quand les apôtres ont dit que Jésus était ressuscité, ils ont touché juste (Res sonat verbum).
12 Von Rad a montré cela excellemment en ce qui concerne les récits de création dans la Genèse, où plusieurs traditions se joignent, sans que l’une supprime l’autre.
13 A cet égard, j’aimerais user d'une comparaison. Supposons un cadre ; dans ce cadre, il y a un point qui représenterait notre confession de Jésus comme Fils de Dieu. Mais ce point se trouve précisément dans un cadre, dans lequel nous trouvons tous les autres points (les autres titres). Un seul point, surtout s’il y avait crispation, serait en défaut s’il occupait tout le cadre, expulsant le reste. Le cadre protège certes de l’extérieur : hors de ce cadre, on est dans l’hérésie. Mais le cadre protège aussi contre l’intérieur : ce qui est préservé comme noyau essentiel, ne doit pas faire oublier tout ce qui flotte aussi dans le cadre et met en situation le noyau le plus intense, mais pauvre s’il est seul à être dit et gardé.
14 Tout ceci ne montre-t-il pas bien aussi peut-être que, pour Dieu, l'important est beaucoup plus du côté de la personne que de la nature ?
15 Ceci ne comporte évidemment aucun jugement sur le monothéisme judaïque ni sur le monothéisme islamique.
16 Puisqu’on parle de l’Esprit-Saint, on pourrait encore faire une remarque sur un point asez curieux. On fait des difficultés à propos de la divinité de Jésus. On n’en fait pas autant pour la divinité du Saint-Esprit. Qu’est-ce que cela signifie, puisque la divinité du Saint-Esprit devrait, en principe, faire autant de difficultés que celle du Fils, puisque cette affirmation est également en contradiction avec le monothéisme strict ? Ne serait-ce pas parce que l’Esprit-Saint est « resté Dieu », est moins compromettant, plus flou, mais dérangeant ? Et que, surtout, rester Dieu, c’est rester Dieu tel que nous voudrions que Dieu soit, en en ayant la précompréhension, sans être obligé de penser sa divinité telle qu’il nous la révèle.
17 A noter encore que, surtout dans la ligne de saint Jean, Jésus est souvent appelé « le Fils » tout simplement.
18 Il n’y a nulle part solitude en Dieu. Non seulement parce qu’il est Trinité, mais parce que chaque personne (le Père, ici) n’est jamais seule ontologiquement. Dieu n’est pas le « Un » de Plotin. Il n’y a nulle solitude en Dieu, nulle part, même ontologiquement, en lui-même.
19 Il y a même là une confession sur la création, peut-être, — mais cette note est sans doute très « spéculative ». Si Dieu a engendré un Fils, par lequel il a tout créé (per quem omnia...), c’est « comme si » Dieu n’avait pu créer seul ; c’est « comme » s’il n’aurait pu que reprendre lui-même, s’il avait créé sans avoir d’abord engendré. Une fois qu’il a engendré un Fils, il peut créer (autre chose).
20 Je ne puis résister au plaisir de citer ces lignes de Hegel : « Si Dieu doit se manifester, sa nature doit être celle de l’Esprit, c’est-à-dire, pour la représentation sensible, essentiellement l’homme, car aucune autre forme ne peut se présenter comme spirituelle. Sans doute Dieu apparaît-il dans le soleil, les montagnes, les arbres, dans tout ce qui vit, mais ce mode naturel d’apparaître n’est pas la forme de l’Esprit, c’est bien plutôt à l’intérieur du sujet que Dieu peut être perceptible. Si Dieu lui-même doit se manifester sous une forme qui lui correspond, cette forme ne peut être que la forme humaine, car c’est d’elle que le spirituel rayonne » (Philosophie de l’histoire, p. 190). Bien entendu, nous ne serons pas d’accord avec Hegel dans la mesure où il tend à présenter l’incarnation comme nécessaire, comme ne pouvant pas ne pas avoir eu lieu, mais à cette remarque près et bien sûr capitale, nous trouvons ici un de ces textes majeurs qui montre combien nous devons nous méfier de cette crainte gnostique et manichéenne du corps et de l’homme. Encore une fois, n’est-ce pas notre conception préétablie de Dieu, l’idée que nous nous en faisons d’avance et, de plus ici, l’idée préétablie que nous nous faisons de l’homme qui nous interdisent de penser l’incarnation comme possible ? C’est toujours et toujours le procès de toute précompréhension que je fais ici.
21 Hegel l’avait bien compris, contre Lessing. Il a pris en compte l’histoire. Malheureusement, au terme du processus, il l’a rendue à la nécessité.
22 Dès lors, la théologie se met à recourir plus volontier (cf. De Deo Uno) au discours philosophique idéaliste sur Dieu tel qu’il est, compte non tenu de l’Incarnation. Ce que la théologie devrait faire, plus radicalement, c’est tenir compte de la réalité telle qu’elle est. Il faut penser Dieu dans la réalité, non seulement dans l’idée, et cette réalité c’est l’Incarnation.
23 « Le propre des philosophes allemands (de l’idéalisme allemand), c'est de partir de l’absolu, l’absolu même » (Laberthonnière, cité dans P. SCOLAS, L’idée de Dieu chez Laberthonnière, Louvain, 1979 (thèse dactylographiée). « Récuserons-nous les oracles divins pour suivre les opinions de ces gens-là (philosophes païens) ? Il faut se faire une idée de Dieu d’après ses propres paroles, et non d’après ce que les étrangers disent de lui » (S. AMBROISE, De Paenitentia, I, 21 ; Ed. S. C. (R. Gryson, éd.), 23, 68-69).
24 Sur une certaine préférence, chez Kant, pour le schéma descendant voir dans La religion dans les limites de la simple raison, Paris (trad. Gibelin), 1946, p. 85-86.
25 Il est d’ailleurs remarquable que ce caractère indétachable de la confession de l’humanité et de la confession de la divinité soit implicitement exprimé dans toutes les confessions (credo, dogmes, récitatifs, etc.). C’est toujours de Jésus-Christ, Dieu et homme, qu’il est question. Il est rarissime (et c’est alors la polémique qui impose cette contrainte) qu’on y parle du seul Verbe dans sa divinité ou du seul Jésus dans son humanité. On ne peut donc détacher divinité et humanité. Saint Paul disait qu’il ne lui servait à rien de connaître Jésus-Christ seulement selon la chair. D’accord, mais je dirais tout autant qu’il ne nous servirait à rien de le connaître seulement selon sa divinité. Pourquoi ? Parce que c’est alors que je repars dans les errances sur Dieu ; je vais de nouveau me tromper sur la divinité en la faisant à mon image, et non selon l’empreinte qu’il en a donnée.
Notes de fin
1 Voici le plan de cet exposé :
I. Introduction : Approche de la divinité de Jésus.
1. Théologie et foi.
2. Théologie et vérité.
II. Exposé : Vérité de la divinité de Jésus.
1. Le lieu de la confession « Jésus, Fils de Dieu ».
2. La rationalité de la confession « Jésus, Fils de Dieu ».
3. Le contenu de la confession « Jésus, Fils de Dieu ».
4. La justification de la confession « Jésus, Fils de Dieu ».
III. Conclusions : Conséquences de la divinité de Jésus.
1. Apprendre ce qu’est Dieu.
2. Apprendre ce qu’est le Christ.
3. Apprendre ce qu’est la foi.
Si je mets aussitôt ce plan devant les yeux, c’est parce que je voudrais signaler que, derrière la structure présentée par ces divisions, s’en trouve une autre, non apparente, mais qui commande aussi la construction et la lecture de ces pages. L’étude qui va suivre peut en effet être partagée en deux temps. Le premier, qui va des premières lignes de l’Introduction jusques et y compris la deuxième partie de l’Exposé proprement dit, est de nature plus formelle que ce qui suit. Relativement dépourvu de contenu (de réponses à la question traitée), il est moins immédiat, dans la mesure où il cherche à mettre les données en place. Le second temps, en revanche (celui qui part de la troisième partie de l’Exposé jusqu’aux dernières lignes des Conclusions), veut apporter des réponses de contenu (les réponses à la question posée). Il a donc un caractère plus immédiat et répond, comme tel, à ce qui est attendu de cette étude théologique sur Jésus, Fils de Dieu. On aurait pu ne reproduire que ces pages. Je pense cependant qu’on ne pourrait faire l’économie de la première de ces deux démarches. En effet, elle donne sa justification fondamentale, et en quelque sorte épistémologique, à la seconde, qui ne pourrait être perçue jusqu’au bout sans elle. Au reste, cette première partie vaut aussi par elle-même dans la mesure où elle peut, comme (bref et partiel) essai de théologie fondamentale, servir aussi à d’autres sujets que celui étudié ici.
Auteur
Théologien, professeur à l'Université catholique de Louvain.
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