Chapitre III. Jésus de Nazareth sous le regard de la psychologie religieuse
p. 115-146
Texte intégral
I. Une vue humaine sur Jésus de Nazareth
1Le but que je me propose dans cette étude, consiste à mettre la personnalité de Jésus à l’épreuve de la psychologie. On peut espérer que pareille approche dégagera certains traits qui demeurent inaperçus si l’on adopte d’emblée la vue croyante sur lui. Une vue humaine de Jésus met entre parenthèses la lumière de la gloire divine que la foi en la résurrection fait rejaillir rétroactivement sur l’homme Jésus, pour se faire contemporaine de ceux qui voyaient vivre Jésus et l’écoutaient parler. Pareil anachronisme n’est cependant pas pur. Nous ne pouvons pas oublier tout ce que nous avons trouvé en route depuis deux mille ans. S’il est possible pour le croyant de faire abstraction du Christ célébré par les Eglises, son regard rétrospectif sur Jésus portera toujours avec lui tout l’acquis de sa culture humaine. Et c’est bien ainsi que je voudrais interroger Jésus de Nazareth : dans l’attitude de quelqu’un qui est ouvert à sa signification religieuse, mais qui le scrute avec la connaissance qu’il a de l’anthropologie. Pour ceux qui croient, une connaissance de l’homme Jésus ne peut que mieux les disposer à écouter avec discernement le témoignage de la foi. Souvenons-nous de l’avertissement de Jésus lui-même : « Prenez donc garde à la manière dont vous écoutez : car on donnera à celui qui a, mais à celui qui n’a pas, on ôtera même ce qu’il croit avoir » (Lc 8, 18).
2Pour mon propos, il m’importe donc de savoir qui est Jésus lui-même et non pas d’abord quel est son message ; car l’étonnant destin de cet homme est que lui, dont toute l’existence était décentrée de lui-même et dont toutes les paroles centraient l’attention sur son Dieu, a cependant lié à sa personne des millions d’hommes par des liens de reconnaissance et d’affection plus forts que tout amour, plus forts même que la peur de la mort. On peut pieusement ou méchamment démystifier les images que les hommes ont apposées sur le visage de Jésus ; ce serait une pirouette intellectuelle que d’y prendre un prétexte pour méconnaître sa personnalité exceptionnelle et d’une limpidité mystérieuse. Et c’est pour une part importante la personnalité de Jésus qui intrigue et bouleverse, et qui soutient la foi des chrétiens. Si la personne de Jésus n’était pas si attachante, peu d’hommes aujourd’hui demeureraient attachés au credo qui célèbre sa descendance divine, son assomption dans la gloire divine et sa présence vivifiante à travers les siècles. Il s’agit donc d’expliciter ce qui fait que Jésus touche tant d’hommes, non seulement par la foi dont il est l’objet, mais par ce qu’il est dans son humanité.
3Il n’est pas nécessaire que Jésus se soit expliqué sur lui-même pour que nous ayons accès à sa personnalité. L’intérieur se fait extérieur dans ses rapports au monde, aux hommes et à son Dieu. Il suffit donc que l’exégèse nous garantisse l’authenticité historique des paroles, des faits et gestes de Jésus, tels que nous les rapportent les documents, pour que nous les prenions comme la figure expressive de son être intime. Bien entendu, les signes par lesquels Jésus se manifeste demeurent à interpréter. Il n’acquièrent leur signifiance que par leur différence d’avec les marques que d’autres hommes ont mises dans le monde. C’est donc à un examen comparatif qu’il faut procéder pour circonscrire l’identité de celui qui frappait par son originalité. Et comme il s’agit d’un homme essentiellement religieux, c’est particulièrement dans l’éclairage de la psychologie religieuse que je mettrai la personnalité de Jésus.
4J’adopte délibérément la formule peu technique d’« éclairage » par la psychologie religieuse. Pour peu qu’on soit informé de l’histoire des religions, Jésus apparaît comme une variante très particulière de l’homme religieux ; c’est d’ailleurs sa singularité religieuse qui fait de lui le référent permanent d’une religion qui a bouleversé la culture. Il s’agit dès lors en premier lieu de dilater et d’affirmer notre observation de la personnalité de Jésus par la variation imaginaire à laquelle nous a formés la psychologie. L’analogie et les contrastes avec les expressions et les attitudes des hommes religieux que nous connaissons nous rendra plus attentifs à la singularité de Jésus et les manifestations de celle-ci en recevront une signification neuve. Le contour précis de sa personnalité pourra ensuite nous inviter à imaginer des explications psychologiques à partir des connaissances que nous avons acquises de nous-mêmes et d’autres hommes grâce à des approches techniques comme celles de la psychanalyse.
5Il ne faut cependant pas poser en principe la possibilité d’une explication psychologique satisfaisante. Personnellement, je suis résolument opposé à la conception de l’ancien psychologisme naïf et prétentieux, qui estimait pouvoir expliquer une personnalité et ses œuvres par quelque cause secrète dont le psychologue détiendrait la clé. L’idée d’une explication psychologique générale de la personnalité est un mythe pseudo-scientifique du XIXe siècle. Toute explication psychologique n’est que partielle. Comment travaille la psychologie, en effet ? Elle raccorde les données observables des conduites et des représentations aux antécédents de la proto-histoire personnelle qui les conditionne ou les détermine. C’est dire qu’une interprétation proprement psychologique commence au moment où nous observons la transformation de la personnalité. On constate quels sont les problèmes existentiels que l’homme en devenir essaie de résoudre et on cherche à déterminer les causes psychologiques qui favorisent les solutions heureuses et celles qui sont responsables des ratures, des tentatives avortées, des réussites partielles. On relie l’une à l’autre l’histoire concrète de la personne et son intention de dépassement sollicitée par les vérités et les valeurs auxquelles elle entend s’accorder. C’est en tout cas par ce travail d’interprétation que le psychologue clinicien s’efforce de comprendre les hommes, leurs réussites et leurs échecs. Bien entendu, à propos d’une personnalité comme Jésus, on peut se poser bien d’autres questions psychologiques encore. On pourrait se demander de quelle manière son intelligence s’est formée. On peut présumer qu’elle a été sujette au développement dont Piaget a étudié les étapes. On peut encore se demander si Jésus était soumis aux lois psychologiques qui président à la formation de la conscience morale par stades successifs comme Kohlberg1 pense l’observer universellement chez les humains. Si Jésus a réellement progressé en sagesse devant les hommes et devant Dieu, comme l’affirme saint Luc, rien ne semble interdire pareilles hypothèses. Mais, en l’absence de données d’observation, ce seraient là de pures extrapolations spéculatives et qui ne nous apprendraient rien. La charge du psychologue n’est pas d’inventer des faits mais de les noter et d’essayer de les comprendre. Or, de Jésus, nous ne connaissons vraiment que les faits et gestes de l’adulte. Encore n’avons-nous, pour interpréter sa personnalité, aucune information apte à nourrir notre imagination psychologique. Non seulement tout souvenir d’enfance fait-il défaut, mais Jésus n’a laissé aucune trace de secrètes imaginations qui dénoteraient un clivage entre l’homme public et la personnalité intérieure. On a toujours l’impression qu’il n’y a aucun excès des paroles sur la personnalité de celui qui les énonce. Aussi longtemps qu’aucun indice ne le contredit, nous devons donc accepter qu’elles sont de la même étoffe. L’absence de toute notation proprement psychologique sur un homme aussi public s’explique très probablement par l’étonnante impression que faisait cet homme de toujours coïncider avec lui-même. C’est là déjà un phénomène sans commune mesure avec ce que nous savons de l’homme.
6L’absence des observations sur lesquelles le psychologue travaille habituellement ne nous empêche pas de scruter plus avant cette figure car les traits de sa personnalité nous sont pour le moins aussi bien connus que ceux de Socrate ou de saint Paul. Les évangiles, en effet, le font revivre en de multiples profils et nous le voyons et l’entendons au contact de tout ce qui compose l’essentiel de l’existence : les joies et les douleurs des hommes, le mal et la bassesse de la trahison ou de la vénalité, l’amitié et le travail, la solitude et la mort... On le suit tel qu’il est confronté aux riches et aux pauvres, aux marginaux et aux puissants, aux révolutionnaires et aux autorités de la religion établie. Chacun de ces épisodes sollicite notre esprit interrogatif. Mais c’est aux traits les plus étonnants que je consacrerai ma réflexion : l’attitude de Jésus envers le mal, son rapport à son Dieu et l’autorité qu’il prend dans les choses de Dieu. J’analyserai ces vecteurs de la personnalité de Jésus comme je le ferais pour un autre homme, avec le seul souci de le situer comme une variante de l’humanité et d’apprendre ainsi, par la variation psychologique, quelque chose sur le mystère de cet homme.
7Curieusement, pareille étude fait défaut dans la littérature psychologique sur la religion. Quant à la théologie, plus attentive aux questions classiques de l’anthropologie philosophique et moins au fait des sciences de l’homme, elle ne s’est guère attachée à analyser de manière systématique les caractéristiques humaines de Jésus. Le silence des psychanalystes étonne le plus. Depuis Freud, ils ont déployé tant de ressources pour tenter d’élucider les croyances et les rites chrétiens, mais, à ma connaissance, il n’ont consacré aucune étude au fondateur du christianisme. Je crois que seule une préconception explique leur silence. Pour eux, Jésus disparaît derrière le Christ de la foi et celui-ci est le produit mythique des processus psychologiques qu’il s’agit de mettre à jour. Etrange préjugé que celui de Freud pour qui Moïse serait un héros presque immédiatement accessible à travers les sédimentations séculaires des textes bibliques, alors que la personnalité de Jésus, tellement mieux attestée par les documents, disparaîtrait derrière les productions mythiques de la foi. Peut-être la théologie est-elle en partie responsable de ce parti pris, car son penchant monophysite a par trop estompé la figure humaine de Jésus de Nazareth. Plus probablement, c’est l’incroyance décidée qui a conduit à évacuer toute considération sérieuse du personnage historique qui est à l’origine du christianisme. L’assimilation rapide de tout le christianisme à l’univers mythique prévient l’interrogation par une apparence d’esprit critique2.
II. La personnalité de Jésus
1. Le réalisme humain et religieux de Jésus
8Une première observation paradoxale s’impose : Jésus, de part en part homme de Dieu, témoigne d’un extraordinaire réalisme humain. Il suffit de lire côte à côte ses paroles et d’autres textes religieux pour s’étonner de l’alliance simple et directe entre la perception du monde et des hommes et, d’autre part, la constante pensée sur Dieu et son règne. Jésus observe avec beaucoup de finesse le monde familier des travaux, des joies et des peines des hommes, et ils sait les évoquer en quelques tracés heureux : les gamins qui jouent et se disputent sur la place publique, l’homme qui se lève au milieu de la nuit parce que son ami l’agace par sa demande insistante, la ménagère qui ne coud pas une pièce de drap neuf sur un vieux tissu, la femme qui cuit son pain, l’homme craintif qui enterre le talent de peur de le perdre, les pêcheurs qui trient les poissons, le maître qui revient de voyage... Celui dont on ne dit jamais qu’il rit, fait preuve d’un humour malicieux lorsqu’il donne en exemple l’esprit d’entreprise du gérant révoqué qui recourt à des moyens d’une moralité fort douteuse. Visiblement, Jésus regarde les hommes avec plaisir.
9Il n’est pas moins familier de la nature. Il la voit dans ses beautés et ses aspérités, dans la cruauté des vautours et dans la prodigalité de la moisson qui pousse et des lis des champs. Mais on ne perçoit jamais chez lui ni un lyrisme qui exalte la nature, ni de la répugnance pour ses laideurs. Elle émerveille Jésus, mais elle n’éveille pas sa nostalgie. Ses cruautés lui signalent la dureté de la vie, mais elles ne le blessent pas personnellement, car le rêve d’une existence idyllique ne l’habite pas. La nature est ce qu’elle est, simplement, et en ce qu’elle est, elle est entièrement une métaphore du règne de Dieu. Sa transparence est si immédiate et continue que Jésus n’a pas dû la transfigurer pour qu’elle lui évoque son créateur. Aussi ne peut-on pas se représenter Jésus chanter un hymne à la création tel que l’a composé François d’Assise. Le lyrisme de saint François laisse entendre la joie d’un homme qui, par la transfiguration symbolique, a su combler la distance entre la nature et Dieu. Jésus ne sait rien d’une telle antithèse ; sous son regard concret et amoureux, la transparence métaphorique de la nature naît comme à son insu, aussi naturellement qu’un figuier produit ses figues. Il ne fait d’ailleurs jamais d’exposés sur la création divine du monde. Certes, on pourrait dire que la doctrine biblique allait de soi pour ses contemporains juifs. Encore aurait-on pu attendre d’un maître religieux qu’il rappelle le message monothéiste fondamental. Mais c’est précisément le style propre de Jésus de ne pas tenir des discours sur Dieu. Il ne parle que de Dieu, mais toujours de la même manière concrète que nous avons déjà relevée dans sa perception de la vie humaine et de la nature.
10En fait, l’enseignement de Jésus sur Dieu est concret parce que, pour lui, la présence active de Dieu pénètre le temps concret de l’existence. Le réalisme humain et le réalisme religieux se rejoignent parfaitement. Si Jésus ne parle de Dieu que par figures, c’est parce que les images du monde sont plus que des représentations : elles sont les signes de la présence active de Dieu. En cette qualité de mise en présence divine, elles signifient également les principes par lesquels la foi entre dans le mouvement de Dieu. L’exégèse des paraboles illustre cette double isotopie : entre les figures du monde, le Dieu créateur, et l’événement du règne de Dieu. Prenons un exemple. « Il en est du règne de Dieu comme d’un homme qui aurait jeté du grain en terre : qu’il dorme ou se lève, la nuit ou le jour, la semence germe et pousse, il ne sait comment. D’elle-même, la terre produit d’abord l’herbe, puis l’épi, puis plein de blé dans l’épi. Et quand le fruit s’y prête, aussitôt il y met la faucille, parce que la moisson est à point. » (Mc 4, 26-29). Ce texte se prête à une lecture à plusieurs niveaux. On y entend le sobre émerveillement de Jésus pour la nature, dont en quelques raccourcis saississants se trouvent évoquées devant nous la puissance productrice et la spontanéité bien réglée (« d’elle-même »). Lorsqu’Einstein disait que Dieu ne joue pas aux dés dans la nature, il aurait pu citer cette parabole. De même pourrait-on commenter cette parabole en reprenant la « gnose de Princeton »3 pour laquelle l’univers, obéissant à des lois universelles, n’est que la face mondaine tournée vers nous d’une réalité mystérieusement divine. Mais, dans le contexte du rapport si personnel et direct que Jésus entretient avec son Dieu, l’image de la spontanéité productive de la nature est plus qu’une métaphore d’un Dieu philosophique. La nature elle-même est le symbole vivant de la puissance de Dieu, de sa sollicitude et de sa bonté paternelles. Dieu est présent et Il se manifeste dans la chair du monde, et Il peut dès lors se rendre présent à l’homme qui sait entendre les métaphores de Jésus. Et c’est bien là l’intention qui anime la parole de Jésus sur les signes naturels du Père : elle introduit effectivement le règne de Dieu dans le temps présent de l’existence. Tout comme l’homme ne peut que disposer la terre pour que la semence germe et pousse d’elle-même en épis, de même ne peut-il qu’accueillir le règne de Dieu, miraculeusement productif de par lui-même. Laisser Dieu agir et se manifester comme Dieu dans le présent de l’existence n’est cependant pas un laisser-être spéculatif ou contemplatif. Nous savons la rigueur des exigences qu’entraîne l’accueil d’un Dieu qui fait lever son soleil sur les mauvais comme sur les bons.
11Le style de l’enseignement religieux de Jésus est incontestablement bien singulier. Les grosses oppositions entre un Dieu conçu comme un principe universel et abstrait et un Dieu d’amour ne font certes pas droit aux expériences mystiques d’autres religions, comme le relève avec indignation Georges Morel4. Il se peut même que toutes les qualités par lesquelles Jésus identifie son Dieu se retrouvent dans les représentations de Dieu que nous proposent certains des plus grands hommes religieux. En ce sens, l’idée théologique d’une révélation de Dieu par Jésus prête-t-elle à confusion et engage-t-elle dans des polémiques fallacieuses. Car l’idée de révélation évoque un contenu représentatif nouveau proposé à l’intelligence. Or, le style propre de Jésus est de n’enseigner aucune idée que l’homme ne pourrait déjà reprendre aux grandes traditions religieuses. Ce qui nous paraît précisément original, c’est l’insertion de Dieu dans le temps présent comme temps d’une double histoire, celle du monde et de l’homme, d’une part, et celle de Dieu, d’autre part, qui œuvre, de manière cachée, préparant un accomplissement au-delà de l’histoire du monde. L’essentiel est ici de comprendre que Jésus ne pose pas une idée de Dieu que l’homme posséderait en recevant son dire sur Dieu, mais qu’il transforme indirectement l’idée de Dieu en faisant advenir son règne dans l’événement actuel de son avènement annoncé.
12Le message de Jésus fait ainsi éclater tous les schèmes auxquels la psychologie recourt pour rendre compte de la conduite humaine et de son comportement religieux. Jésus ne fait jamais appel aux besoins et aux motivations qu’analysent les psychologues et par lesquels peuvent s’expliquer certaines représentations de Dieu. Il n’invite pas les hommes à chercher un refuge dans un Dieu providentiel qui viendrait à leur secours dans la détresse, qui les libérerait de leur angoisse de la mort ou qui les consolerait dans leurs souffrances. Certes, heureux les affligés... Pour les pauvres, les affligés, les artisans de la paix..., pour tous ceux que les passions humaines de puissance et de jouissance font mépriser, Dieu est une présence actuelle qui rassasie et qui comble. Il l’est par ce qu’il est, non pas parce qu’il donne. Il ne montre pas son visage parce que l’homme cherche à être consolé ou rassasié. La parole de Jésus ne fait aucun appel aux désirs humains. Elle pose paradoxalement qu’en contradiction avec les motivations de l’homme, l’accueil du règne divin actuellement annoncé transforme la situation psychologique par l’irruption de la présence divine.
13On ne peut donc pas séparer les énoncés de Jésus d’avec l'acte de leur énonciation même. Les motivations religieuses de l’homme qu’analyse la psychologie appartiennent à l’ordre des énoncés : des représentations de Dieu qui répondent à des besoins et des demandes très humains. Si Jésus avait dit : « Dieu est un Père qui vous consolera dans vos afflictions », il aurait sans plus mis en correspondance la recherche de la consolation et la représentation d’un Dieu consolateur. Mais Jésus dit : « Heureux êtes vous... » ; vu tout le contexte du règne de Dieu proclamé comme actuellement présent, cela signifie : « Dieu vient actuellement à vous ».
14L’homme Jésus de Nazareth qui parle ainsi n’entend de toute évidence pas supprimer le temps du monde. S’il ne participe pas lui-même à des œuvres de civilisation proprement humaines, il ne les méprise ni ne les désavoue. Tout comme la nature, le monde humain est ce qu’il est et il doit le rester. Evénement actuel et immédiat, le règne de Dieu transforme l’homme intérieurement et ses qualités doivent pénétrer le monde de la culture sans le supprimer. Comment d’ailleurs le règne de Dieu pourrait-il se substituer aux réalités humaines alors que ces dernières en sont les métaphores ? Contrairement à l’idée de l’homme religieux que présente Mircea Eliade, Jésus ne fait pas remonter au temps initial, au-delà du temps de l’histoire qui, d’après Eliade, serait la perte de la densité divine originaire. Jésus n’oriente pas non plus, comme les prophètes, vers le futur d’un règne que Dieu viendra instaurer. Aucun dualisme non plus dans la conception de Jésus : le corps et la matière ne sont pas une prison pour une âme spirituelle, comme dans le platonisme. C’est dans la chair du monde, dans la vie terrestre telle qu’elle est, que Dieu instaure maintenant le règne de sa présence, pour ceux et par ceux qui entendent son annonce et l’actualisent avec vigilance.
15La perception réaliste qu’a Jésus de la survenue dynamique de Dieu s’allie ainsi parfaitement avec son amour réaliste de la nature et des activités humaines. Les quelques allusions que j’ai faites à d’autres discours religieux mériteraient d’être développées ; elles suffisent pour provoquer notre étonnement devant le phénomène religieux qu’est Jésus. Pour lui, Dieu ne vient pas combler des déficiences proprement humaines. La religion n’est pas non plus une entreprise pour le perfectionnement de l’homme par le dépassement de la condition humaine. Dieu est le Dieu des hommes qui vivent leur existence humaine. C’est précisément par la survenue de sa présence paternelle qu’il n’est pas ce Dieu lointain qui sollicite les hommes à quitter leur condition humaine. Corrélativement avec le consentement à la réalité humaine, la conception de Dieu se transforme, mieux : Dieu se fait activement le Dieu des hommes tels qu’ils sont.
16L’étonnante originalité du discours religieux de Jésus atteste à quel point il est lui-même radicalement humain. Cependant, tout comme son discours bouleverse le langage religieux, son humanité présente bien des énigmes pour qui veut en entreprendre l’analyse.
2. Le mystique sans désir mystique
17Pour cerner l’originalité de Jésus, il est indiqué de le situer par rapport aux mystiques, puisque ceux-ci représentent de manière exemplaire l’homme qui s’applique à poursuivre et à vivre l’expérience religieuse. Peut-on appeler Jésus un mystique ? Nos premières considérations sur l’homme Jésus de Nazareth nous font pencher pour une réponse affirmative, si du moins on définit le mystique comme celui qui vit continûment dans la présence de Dieu. Apparentent, personne autant que Jésus n’a réalisé l’état d’union parfaite avec Dieu. Tout lui parle de Dieu et lui-même ne parle que de Dieu et de son règne. Cependant, pour peu que l’on soit informé sur la psychologie des mystiques, Jésus n’appartient pas vraiment à cette catégorie d’hommes religieux.
18Première observation étonnante : Jésus prie peu, au sens propre du terme. Cependant, loin de mépriser la prière de demande, il l’encourage. Il met seulement en garde contre une prière de style païen qui entend communiquer à Dieu ce dont on a besoin : « ... Votre Père sait bien ce qu’il vous faut, avant que vous le lui demandiez » (Mt 6, 8). Il faut que l’homme s’adresse à Dieu depuis sa situation humaine et qu’il exprime avec confiance ses détresses et ses désirs. Car le rapport à Dieu doit être aussi simple et direct qu’avec un ami ou avec un père : rappelons-nous la parabole de celui qui, de nuit, importune son ami parce qu’il a faim. Les évangiles racontent aussi que Jésus lui-même a prié ainsi lorsqu’il était dans l’angoisse de la mort. Mais il a terminé sa prière de demande par la prière de consentement confiant à la volonté de son Père, la même prière qui se répète en trois formules au commencement du Notre Père. Et nous savons que pour lui la « volonté » de Dieu n’est pas une volonté immuable, mais celle qui prend des initiatives. On peut penser que ce fut une même prière que Jésus adressait à son Père lorsque, dans certains moments exceptionnels, il se retirait dans la solitude, comme par exemple avant l’élection de ses apôtres.
19Je présume que les rares notations des évangiles sur la prière de Jésus rapportent la réalité de sa vie. Cette observation prend évidemment sa vraie signification si on la met en rapport avec l’injonction paradoxale : « Priez toujours ». Cette parole doit traduire l’état d’esprit qui est permanent chez Jésus lui-même. On devine que la prière continue est en lui la source dont jaillissent ses propos si simples et si directs qu’ils sonnent toujours comme coulant d’une spontanéité expressive.
20La rareté des prières de Jésus montre qu’il n’avait pas besoin de se retirer du commerce des hommes pour se rassembler devant Dieu. Sa prière était authentiquement celle d’un homme, mais, au contraire de l’homme, il ne devait pas s’exercer à la prière. En ce sens, sa prière est le modèle le plus parfait de la prière, mais, pour atteindre et maintenir l’attitude priante telle que Jésus l’a enseignée et pratiquée lui-même, les hommes doivent apprendre à prier et faire de la prière une éducation à la prière.
21Les mystiques sont les témoins privilégiés de l’effort de purification dont la prière permanente peut être le fruit. Personnellement, je ne voudrais pas leur accorder un privilège dans la foi et, par conséquent, pas non plus dans la prière, puisque la foi vivante est une disposition à prier comme Jésus l’enseigne. Je suis convaincu, en effet, que la voie contemplative que choisissent les mystiques n’est pas de soi supérieure à quelque autre voie que ce soit. D’après l’enseignement de Jésus, tout commerce avec les hommes, en toute circonstance, offre l’occasion de mettre en œuvre l’avènement du règne de Dieu. Considérer la voie contemplative comme la plus apte à laisser Dieu se rendre présent à l’homme, ce serait contredire la teneur essentielle des paroles de Jésus. Toutes invitent, en effet, à interpréter chaque moment de la vie quotidienne et naturelle comme le kairos, le moment favorable pour une décision existentielle en faveur du règne de Dieu. Si, dès lors, je me réfère à l’expérience des mystiques, c’est en tant que leurs écrits nous apprennent plus explicitement de quelle manière et jusqu’où l’homme doit se transformer par un tenace travail de sublimation pour rejoindre la disposition qui est celle de Jésus.
22J’emprunte à la théorie de Freud le terme de sublimation parce que la mystique puise elle aussi son énergie dans la libido et que, par une transformation qui ne la supprime pas, elle l’oriente vers une réalité supérieure. Car, c’est bien la vie affective, comme désir d’union et comme aspiration à la jouissance dans l’union, qui élance les mystiques vers l’accomplissement de la foi dans l’expérience unitive. Le lien inchoactif avec Dieu qu’au départ la foi fait éprouver, leur fait ressentir la douleur de la séparation et la vanité de leurs attachements terrestres. La foi oriente ainsi leur désir et aiguise l’insatisfaction affective dans laquelle ils se trouvent, divisés en eux-mêmes, incapables cependant d’atteindre l’accord intime avec Dieu et avec leur être essentiel. Ils voudraient vivre et aimer comme Dieu lui-même. En Jésus, ils reconnaissent le haut modèle d’une telle vie d’amour et, au plus intime de leur être, ils se savent faits à l’image et à la ressemblance de Dieu. Mais leur condition d’homme ne le leur permet pas, à moins qu’ils ne se purifient progressivement de tout ce qui, dans la situation de fait, fait obstacle à une existence univoquement divine. Non pas qu’ils veuillent devenir des dieux sur terre ; les mystiques chrétiens se savent toujours humains, mortels et faillibles, et ils dénoncent dans l’orgueil religieux le dernier et le plus subtil des pièges que leur tend précisément le Mauvais, pur esprit d’orgueil dans l’auto-divinisation imaginaire. La divinisation à laquelle les mystiques sont convaincus d’être destinés, ils l’attendent de l’union avec Dieu que peut effectuer la grâce divine.
23La mystique prend donc son essor dans la souffrance d’une séparation et dans l’espérance que la foi porte en elle. Dans son désir confluent la sollicitation qui vient de la promesse divine et la pulsation de la passion humaine. L’affectivité, l’imagination et l’intelligence s’y trouvent convoquées pour une présence avec laquelle elles ne sont pas spontanément en consonance, puisqu’elles ont leurs sources dans les corps sensibles et leurs objets connaturels, dans les choses visibles et dans les jouissances charnelles. Aucun mystique ne croit possible de surmonter hâtivement ces aspirations antagonistes. Seul un effort vigilant, systématique et douloureux permet de faire le deuil de la sensation, de l’affectivité, de l’imagination et de l’intelligence qui font jouir de leurs richesses propres et qui font dès lors obstacle à l’advenue de Dieu. Les mystiques sont même particulièrement attentifs à la puissance entravée qu’est le désir mystique lui-même ; en effet, par sa naissance dans la nostalgie et par sa volonté de conquête, le désir mystique est un élan trouble. Le travail du négatif doit donc disposer le désir pour une nouvelle forme d’amour qui laisse la présence divine effectuer sa présence.
24A entendre parler et à voir vivre Jésus, on est impressionné par la perfection spontanée de sa vie mystique. Nulle trace d’un désir d’union avec Dieu ; aucun effort pour l’arracher aux liens des passions qui le tiendraient captif ; jamais le signe d’une turbulence affective qui le plonge dans le désarroi. Loin de soustraire son Dieu à son regard intime, la nature et la vie des hommes, dans leur naturalité la plus humble, lui signifient la prodigalité et l’amour du Créateur et elles deviennent les paraboles du règne de Dieu. On ne peut cependant pas dénier à Jésus une sensibilité toute humaine. Il connaît la joie de l’amitié et il éprouve la souffrance du deuil. Son indignation religieuse éclate en violence devant l’impudent sacrilège de ceux qui font commerce dans la maison de Dieu ou devant l’incompréhension dominatrice de Pierre. On sent un feu brûler en Jésus ; mais c’est l’amour pour son Père. Et la tendresse qu’il rayonne va droit aux hommes sans qu’une sensualité en entrave la spontanéité et la réceptivité.
25Jésus adulte, tel que nous le connaissons, se trouve d’emblée au-delà du point extrême auquel conduit la trajectoire mystique. Comment comprendre cela ? L’hypothèse d’une précoce sublimation mystique se soutient difficilement. Tout d’abord, on ne voit pas quel modèle il aurait suivi, lui qui, par sa vie et sa mort, présente le modèle auquel les mystiques chrétiens tendent à se conformer et sans lequel leur désir mystique aurait pris d’autres voies. Nulle part d’ailleurs Jésus ne se réfère à un maître spirituel : la volonté de son Père est son référent direct et unique. Ensuite, pareille précocité dans le cheminement mystique est tellement contraire au temps d’un parcours imposé par les expériences humaines et par les étapes de la purification, que l’hypothèse explicative rendrait le phénomène encore plus énigmatique. Enfin, une troisième donnée s’oppose à pareille hypothèse. On ne connaît pas de mystique qui ait enseigné et qui ne se soit posé en guide spirituel de la voie mystique. Or Jésus n’a pas donné l’exemple d’une consécration élective à la vie mystique. Il ne l’a pas non plus conseillée et il n’en a pas même ébauché les principes directifs. Certes, l’injonction de toujours prier désigne le degré d’union avec Dieu que désire atteindre le mystique. Mais la doctrine mystique énonce les principes anthropologiques d’après lesquels l’homme peut et doit obligatoirement instituer l’adéquation avec la présence divine. Rien de tel dans l’enseignement de Jésus. Il affirme que, par lui, le changement décisif est intervenu pour tout homme qui accueille le règne de Dieu. Ses conseils se rapportent à la nécessaire vigilance. Du désintéressement de Jésus pour la voie mystique, je ne voudrais cependant pas inférer qu’elle serait contraire à son enseignement. Elle est simplement une voie possible pour s’approcher de ce qu’il propose. Conditionnés, comme tout homme, par l’histoire psychologique qui les oriente vers leur voie, les mystiques doivent exercer leur vigilance par rapport à leur itinéraire particulier. Peut-être même sont-ils de ces violents qui voudraient prendre le ciel de force ; leur ascèse ne travaille-t-elle d’ailleurs pas par excellence sur les contradictions internes du désir mystique ?
26Il faut donc bien convenir que la psychologie reste désarmée devant la vie mystique de Jésus. Le pur mouvement de son amour de Dieu et des hommes est en dehors de toute activité spécifique sur laquelle la psychologie aurait prise. Nous n’observons pas chez lui les processus d’un devenir conflictuel qui caractérisent le psychisme humain, même et surtout dans son rapport à Dieu. La joie qui accompagne l’advenue du règne de Dieu l’habite. Mais l’absence du terme de jouissance, terme si caractéristique des mystiques, laisse entendre que chez Jésus, l’amour ne se ressaisit pas dans sa propre activité accrue. Désir et jouissance, en effet, se répondent comme indigence et plénitude affectives. Il est propre à l’affectivité désirante de jouir amoureusement de son propre déploiement amoureux. Jésus, lui, se réjouit, même intensément, de voir le règne de Dieu s’établir. Mais comme il n’a pas dû désirer l’union avec Dieu, sa joie ne se retourne pas non plus sur elle-même en jouissance pour l’accroissement de l’inhabitation divine.
27Comme Jésus pouvait se réjouir, il a également ressenti la tristesse et la déception et cela pour les mêmes raisons. La joie du règne de Dieu n’est pas l’ataraxie stoïcienne. Elle est une qualité de la vie à laquelle Dieu advient. Et l’avènement de Dieu est précisément un événement auquel Jésus participe affectivement, tout comme Dieu lui-même, d’après la Bible, se réjouit ou s’attriste de l’accueil ou du refus des hommes. Dans les mouvements affectifs qu’on observe chez Jésus, ce n’est pas la joie de la présence divine qui s’agrandit ou qui diminue.
28La joie du règne de Dieu s’est-elle dérobée lorsque, face à sa mort horrible, Jésus a tremblé d’effroi et d’angoisse ? Tout le laisse supposer. Comme l’angoisse affecte au plus profond le moi de la personne, il me paraît absurde de penser qu’avec une angoisse aussi dévorante puisse coexister le sentiment de joie, voire d’extase mystique ou de vision béatifique. L’angoisse demeure une énigme psychologique et ce ne sont pas les interprétations philosophiques qui l’éclaircissent. Ce que nous pouvons comprendre, cependant, c’est qu’elle envahit la conscience au moment où le sujet subit, comme une représentation anticipée, la destruction agressive de son intégrité corporelle et, par conséquent, l'anéantissement de son moi corporel. La douleur physique, même la plus atroce, n’est pas aussi totalement envahissante, parce qu’elle reste localisée dans le corps que l’homme a. L’angoisse, par contre, transit le corps psychique que l’homme est. Elle crie la protestation contre l’anéantissement du moi comme être de conscience corporelle. Aussi est-ce l’expérience de la mort imminente, toujours ressentie comme une agression extérieure, qui représente la situation éminente de l’angoisse. Et l’on pourrait sans doute démontrer que l’angoisse pathologique reproduit l’angoisse de la mort en raison de certains processus et liens représentationnels inconscients. Concernant l’angoisse qui a surpris Jésus à Gethsémani, je n’hésite pas à dire que, s’il ne l’avait pas éprouvée, il aurait fallu que sa conscience dispose à sa guise de son corps, autrement dit : qu’il ne soit pas un homme, vivant un corps animé, mais un esprit qui commande un corps-machine de conte de fées. Par rapport à l’angoisse de Jésus devant la mort, j’invoque donc la psychologie contre de faux problèmes théologiques.
3. Le juste miséricordieux sans culpabilité
29Freud écrit que les plus saints parmi les hommes souffrent le plus de culpabilité5. Il serait plus exact de dire que, plus que les autres, ils ont conscience d’être pécheurs. En effet, la culpabilité est la souffrance affective dans laquelle prévaut le regret pour l’amour perdu d’autrui et pour la blessure infligée au propre moi idéal. Devant la face de Dieu, la culpabilité prend la figure de la conscience de péché. Mais cette expression est encore ambiguë. Le vrai sens du péché n’est plus un état d’âme, mais l’aveu exprimé à Dieu. Or, par l’aveu du péché, l’homme sort de l’enfermement affectif ; car, par une parole opérante, il refait le lien avec Dieu et, recevant le pardon de Dieu, il se retrouve confirmé en lui-même par la confiance divine. L’attitude des saints acquiert une singulière cohérence dès qu’on en articule le mouvement. Freud, malheureusement, en solidifie le premier moment, celui de la lucidité critique sur soi-même. Apparemment, Freud rêve d’une humanité qui serait libérée de ce mal psychique qu’est la culpabilité, mais il ne saurait pas pour autant disculper les hommes, lui qui refuse avec indignation l’injonction évangélique d’aimer les ennemis : ils n’en sont pas dignes, dit-il6. La perplexité de Freud devant la culpabilité est instructive. Il veut être le thérapeute de l’humanité qui souffre de la mauvaise conscience ; cependant, plus que personne, il observe empiriquement les vœux de mort, les désirs de vengeance, les volontés d’oppression qui se retournent en culpabilité. Et lorsque celle-ci est réprimée et non reconnue, elle se masque dans une pathologie psychique. Mieux que personne, Freud a démontré qu’aucune harmonie préétablie ne prédestine l’homme à l’innocence. Il n’a pas pour autant nié la responsabilité de l’homme ; il l’a limitée. Enlever à l’homme sa responsabilité pour les fautes, même imaginairement accomplies, ce serait le réduire à un automate instinctuel et, du même coup, déclarer vaine la transformation par une parole remémorative vraie. Freud estimait les criminels meilleurs que ne le croit le jugement commun, et les saints moins bons, d’accord en cela avec les saints eux-mêmes. Mais il ne disculpait pas l’homme. Cette manière complaisante de le mépriser lui était étrangère.
30Si j’évoque ici les idées de Freud concernant le mal et la culpabilité, c’est parce qu’elles rendent plus pressantes nos interrogations sur Jésus. Lui, dont on ne peut pas méconnaître qu’il est éminemment le juste, il ne donne jamais le signe d’une mauvaise conscience. Il n’appartient pas à l’ordre des saints qui, face à la sainteté de Dieu, ont une vive conscience de leur indignité et qui se réjouissent d’être gratifiés par la bienveillance divine nonobstant leurs infidélités. Il y a là quelque chose de fondamentalement non humain dans la psychologie de Jésus. On ne s’étonne pas que cela gêne, voire choque ceux qui, dans une disposition fondamentalement religieuse, voudraient reconnaître en Jésus le modèle de l’homme religieux.
31Le dogme chrétien de l’exemption du péché originel ne doit pas trop rapidement étouffer notre interrogation sur l’homme Jésus. Poussons-la d’abord jusqu’au bout. Un homme sans faute et sans péché est psychologiquement inconcevable. On l’a toujours su et la psychanalyse s’est bornée à ratifier la sagesse séculaire en démontrant que le bien ne peut naître qu’en se gagnant sur une histoire personnelle sinueuse et trouble. Epinglons seulement deux observations à titre d’exemple. Imagine-t-on un être humain que n’effleure pas la jalousie ? Et pourquoi colle-t-elle à la peau de l’homme ? Parce que c’est en se comparant aux autres, en s’identifiant à ses semblables et en percevant en eux l’image possible de lui-même, que l’homme construit sa propre personnalité. Or la comparaison aux autres, qui est une puissance formatrice, implique également les désirs d’avoir ce qu’ils ont et d’être ce qu’ils sont, même de les dépasser. La compétitivité est un stimulant extraordinaire, mais elle entraîne agressivité et mépris et, chez ceux qui ne réussissent pas, mépris de soi-même et volonté de destruction. Avertis des méfaits de la compétition, on voudrait parfois la supprimer ; mais le plus doux des rêveurs rousseauistes ne fera pas qu’elle ne repousse partout où l’homme ne fait pas le mort. Psychologiquement, la bienveillance ne peut se conquérir que par une vigilance continue qui met les pulsions humaines au service du bien. C’est dire qu’à un degré indécidable, le mal contamine toujours le bien.
32Et, en dehors de certains chantres ou prédicateurs de l’amour sublime, qui ne sait pas d’expérience que l’amour est un écolage de l’amour ? On n’imagine pas d’amour qui soit sans désirs et sans représentations imaginaires et qui, dès lors, ne passe pas par des doutes, des mouvements de revendication, même d’obscures percées de haine. L’amour pour Dieu, s’il est un mouvement total de la personne, n’est pas exempt de ces discords, tout à la fois passionnels et responsables.
33Dès que l’homme entre dans la culture et s’humanise en se guidant sur les lois de l’humain, il éprouve, comme saint Paul, qu’il ne fait pas le bien qu’il voudrait, mais le mal qu’il ne voudrait pas faire. Il se sait à la fois victime et acteur responsable. Ce n’est pas sans cause que la Bible situe le péché initial dans un paradis utopique, un lieu qui n’est pas de ce monde. Seul le langage mythique d’un paradis anhistorique peut faire inconsciemment le compromis astucieux entre l’idéal de l’innocence et la réalité humaine. Encore ce compromis n’a-t-il résisté que peu de temps aux tendances de l’homme effectif.
34Que Jésus se présente comme un homme qui n’éprouve pas la conscience du péché demeure donc un mystère psychologique. Dans l’ordre humain, une telle inconscience du mal ne se rencontre que dans la figure du paranoïaque dont le misanthrope de Molière représente le tableau mi-tragique mi-comique. La paranoïa, en effet, retourne inconsciemment et par projection l’auto-accusation en accusation d’autrui. Sans doute le fléchissement contemporain du sens du péché participe-t-il de ce processus. Rêvant d’une société utopique, on accuse volontiers les autres de tous les maux et on se blanchit la conscience à bon compte.
35En face du mal, l’attitude de Jésus est la moins paranoïaque qui soit. A l’extrême moment de la torture par haine monstrueuse, il prie son Père de pardonner aux bourreaux qui ne savent pas ce qu’il font. Remarquons la contradiction : le pardon ne suppose-t-il pas la faute ? Mais celui qui ne sait pas vraiment ce qu’il fait n’a pas besoin de pardon. Pareille contradiction appartient aussi à la conscience religieuse. Elle pardonne parce qu’elle a conscience d’avoir elle-même davantage besoin d’être pardonnée. Avec humour, Jésus le rappelle lorsqu’il présente à l’homme accusateur sa caricature : « Pourquoi regardes-tu la poussière que ton frère a dans l’œil, lors que tu oublies la poutre que tu as dans le tien ? » (Mt 7, 3). Souvenons-nous aussi de la femme adultère : « Que celui qui d’entre vous est sans péché lui jette le premier une pierre » (Jn 8, 7). Jésus ne demande pas qu’ils disculpent la femme adultère ; ce serait soit consentir à son péché, soit la déclarer irresponsable. Il leur interdit de la condamner parce qu’eux-mêmes demandent de ne pas être condamnés pour leurs péchés. Jésus lui non plus ne la condamne pas ; mais en lui disant : « Va, désormais ne pèche plus », il confirme que son adultère était un péché tout en l’invitant à se convertir. Il est légitime de penser que Jésus l’excuse elle aussi ; lui, qui fait toujours preuve d’une compréhension si profonde de ce qui se passe en l’homme, il doit percevoir quelle passion ou quelle soif de tendresse avait ébranlé cette femme. Comment ne se dirait-il pas d’elle ce qu’il dira de ses bourreaux ? Il ne lui enlève pourtant pas sa responsabilité humaine devant Dieu.
36L’enseignement de Jésus flétrit l’hypocrisie religieuse qui est analogue à la structure paranoïaque. La conscience de ses propres péchés, au lieu de se détourner dans le jugement des autres, doit rendre miséricordieux et motiver l’offre de pardon. Le plus étonnant, du point de vue psychologique, est que sans qu’il se reconnaisse lui-même pécheur, Jésus adopte à la perfection l’attitude qu’il exige de l’homme : il ne disculpe pas, il reconnaît le mal que fait l’homme, mais il l’excuse, le pardonne et demande à son Père de le pardonner. Cette énigme psychologique prend toute sa signification lorsqu’on est attentif à la motivation qui anime l’attitude de Jésus : il s’identifie si parfaitement à ce qui est pour lui la disposition de son Dieu que, comme Lui, il va au devant des hommes pour leur révéler leurs péchés en même temps qu’il les invite à les confier au pardon divin. Cela ne signifie pas que Jésus prenne la position de Dieu. Il déclare les péchés pardonnés ; mais c’est à son Père que l’homme doit les avouer et demander de les pardonner. Le jugement appartient à Dieu seul. Pour Jésus, ce serait une usurpation d’accepter qu’on lui attribue des titres qui ne reviennent qu’à Dieu : « Nul n’est bon que Dieu seul » (Mc 10, 18).
37Je n’ai donc nullement élucidé le mystère de la personnalité de Jésus. Je peux seulement avouer qu’il manifeste des attitudes qui se contredisent selon les lois de la psychologie humaine. Le sens moral et religieux le plus accompli coexiste en lui avec l’absence de la conscience du péché. L’absence de culpabilité ne se retourne pas en accusation. Il adopte naturellement la disposition de Dieu sans aucune idée de grandeur et sans jamais laisser percer une trace d’auto-divinisation. Devant les paradoxes démultipliés que les détours de la psychologie déploient, celle-ci ne peut que rester muette.
4. Le messager qui s’autorise de Dieu pour parler en première personne
38L’autorité de Jésus est ce qui a le plus frappé ses contemporains. De fait, Jésus parle et agit comme quelqu’un qui est pleinement investi d’autorité dans les choses de Dieu. Il a une conscience immédiate et constante de parler au nom de Dieu. Sans qu’il ait à scruter l’intention de son Père, il la connaît pour tout ce qui concerne l’humanité actuelle. Pour son propre destin, il demeure cependant l’homme qui ignore la volonté de son Père jusqu’au moment où il la reconnaît dans les situations auxquelles il doit faire face. Ainsi demande-t-il à son Père qu’il lui épargne la mort telle qu’elle s’annonce, visiblement convaincu que Dieu est libre d’intervenir effectivement dans les circonstances de sa vie ; mais il s’en remet à la décision que Dieu prendra pour lui. J’incline à penser que le séjour au désert et que l’initiative prophétique de Jean le Baptiste ont également signifié à Jésus sa vocation de messager de Dieu. Ces événements décisifs dans la vie de Jésus n’étaient tout de même pas pour lui une pieuse comédie en vue de l’édification des autres. Il faut donc maintenir ensemble les deux données : Jésus se réfère à son Dieu dont il attend qu’il manifeste sa volonté et, la connaissant, il s’en autorise pour proclamer, en première personne, son message, sans peur de défaillir, pleinement assuré dans l’autorité dont il se sait investi.
39Sa parole vient d’ailleurs, mais c’est lui qui la dit en première personne : « Moi, je vous le dis ». Les prophètes se faisaient les échos d’un Dieu parlant en première personne et ils concluaient leurs messages par l’expression : « Parole de Dieu ». Des prophètes, on peut dire : « Ça parle en eux », le ça étant ici l’incertain mélange de l’imagination humaine et de la parole divine qui la saisit. Jésus, par contre, est pleinement le sujet de ses énonciations.
40Cette particularité se confirme par l’absence de visions chez Jésus. En tout cas, on ne les lui attribue pas et lui-même n’en mentionne jamais. Il lui arrive, certes, quelquefois de parler en termes de visionnaire apocalyptique. Il le fait avec une sobriété qui contraste avec les envolées poétiques des prophètes et avec l’exubérance imaginaire des visionnaires apocalyptiques. Tout fait penser qu’il reprend seulement au langage familier de son époque quelques figures du style visionnaire. Les visions et les auditions que rapportent les évangiles sont toujours le fait de ses disciples, comme c’est par exemple le cas au mont Thabor7. Le mode de vie de Jésus s’accorde d’ailleurs difficilement avec celui des visionnaires que nous connaissons. Il fréquente constamment les hommes, il se laisse inviter à la table des puissants et des petits, des parangons de la loi mosaïque et de ceux que l’on méprise et exclut pour leur impureté rituelle. Jamais l’extase ne l’isole dans un univers séparé.
41Les visions et les auditions s’opposeraient encore plus à l’autorité avec laquelle Jésus parle en première personne. Celle-ci implique une immédiateté sans médiation. Or les visions sont toujours une mise en présence intermittente et qui, par leur nature extraordinaire, renvoient au futur d’une présence permanente. Il en est ainsi des visions prophétiques et apocalyptiques. Ces visions ont la structure de l’oracle. Une phrase d’Isaïe en résume le sens et en présente la forme spécifique : « C’est pourquoi mon peuple connaîtra mon Nom ce jour-là, car je suis celui qui dit :” Me voici !” » (Is 52,6). Jésus, par contre, parle essentiellement au présent ; par sa parole et par son action, il effectue ce que les visions oraculaires prédisaient pour « ce jour-là ».
42Comparée à l’autorité avec laquelle les prophètes parlent et agissent, celle de Jésus est donc à la fois semblable et dissemblable. Elle leur ressemble en ce que les prophètes et Jésus ont conscience d’être investis par Dieu pour annoncer son initiative qui s’introduit dans le temps et dans le monde humains. La structure du rapport de Jésus à Dieu et au monde est celle du prophétisme. Elle ne relève pas de la mystique. Le mystique, en effet, n’est pas le médiateur d’une initiative historique de Dieu. Aussi les visions des mystiques n’ont pas de visée prophétique universelle. Dans l’esprit des mystiques, les visions leur sont données comme l’ébauche anticipée de l’union indivise avec Dieu vers laquelle peut les conduire leur itinéraire. Les visions mystiques, tout comme celles des prophètes, représentent des promesses d’une présence divine nouvelle et plus plénière. Cependant, les mystiques n’envisagent pas un nouveau statut du rapport entre Dieu et l’humanité, mais seulement une appropriation personnelle plus entière de la présence divine telle qu’elle est disponible. Pour cette raison, les visions ne confèrent pas au mystique l’autorité du message.
43Tout en appartenant à la structure du prophétisme, Jésus se distingue des prophètes en ce qu’il parle comme celui par qui Dieu advient dans le présent. Nous observerons donc dans la manière dont se présente Jésus une cohérence structurale entre l’autorité personnelle avec laquelle il parle et agit en première personne et, d’autre part, son affirmation de la réalisation actuelle du royaume de Dieu. Autrement dit, la mise au présent qui caractérise ses énoncés, contrairement à ceux des prophètes, correspond à l’autorité immédiate qu’il s’attribue. Jésus qui parle en première personne se présente comme coïncidant avec la parole de Dieu qui instaure son règne et Jésus qui agit laisse comprendre que Dieu agit actuellement par lui.
44L’analyse de la manière dont Jésus s’exprime et agit, fait donc ressortir une position religieuse tout à fait singulière. Si nous acceptons que les textes conservent la mémoire du style particulier de ses énoncés et de son comportement, et si nous en faisons une phénoménologie quelque peu rigoureuse, nous devons conclure que Jésus avait une connaissance immédiate de Dieu en tant qu’instituant par lui son règne. Il ne devait pas l’apprendre par les médiations figuratives et toujours assez opaques que sont les visions. Il ne s’agit d’ailleurs pas d’un futur mystérieux que, par leur nature même, seules des visions peuvent dévoiler. Dans la connaissance qu’a Jésus de Dieu agissant par lui, il n’y a pas la distance qu’introduiraient des visions, ni la distance qui sépare le présent et le futur, ni la distance qu’introduisent des images médiatrices. Jésus, et lui seul, connaît Dieu comme agissant par ses paroles déclaratives et par ses gestes opérants.
45Cette connaissance immédiate de Dieu agissant par lui implique évidemment une connaissance particulière de la nature de Dieu. Comme les études exégétiques l’ont montré, Jésus s’adresse d’ailleurs à son Dieu avec un vocable qui lui est propre : Abba, Père. Ce nom par lequel Jésus identifie son Dieu dans l’interlocution de la prière, comporte une confiance et une intimité personnelles qui s’accordent, d’une part, avec la position religieuse particulière de Jésus et, d’autre part, avec la joie comme qualité du règne de Dieu advenu. Le nom de Père marque cependant plus que l’être de Dieu au sens philosophique de la nature divine. En effet, la paternité comporte l’initiative de celui qui effectue sa paternité en reconnaissant le fils et en instaurant le lien de la filiation8. Dans l’appellation « Abba » coïncident donc les trois éléments qu’a dégagés notre analyse de la personnalité de Jésus : la position de celui qui instaure actuellement le royaume de Dieu, son autorité en première personne et sa connaissance immédiate de Dieu en tant que Père effectuant sa paternité pour lui et par lui.
46Pouvons-nous maintenant interpréter et comprendre la connaissance particulière qu’a Jésus de Dieu et de sa mission ? Mais d’abord, que signifie une telle question ? Du point de vue qui est ici le nôtre, il ne s’agit évidemment pas de faire appel à des catégories théologiques, mais d’aller au-devant du phénomène Jésus avec les schèmes de compréhension que nous empruntons à l’anthropologie. Une vue humaine sur Jésus de Nazareth implique en effet que, dans une attitude heuristique, on essaie de comprendre le phénomène singulier que représente Jésus en le ramenant à des catégories et à des structures universelles.
47Mettons dès lors à l’essai une des catégories avec laquelle, de nos jours, on a coutume de rendre compte de la foi religieuse : celle d’expérience religieuse. C’est en recourant à cette catégorie que le théologien Schillebeeckx entend également interpréter la personnalité de Jésus et la manière dont il s’est présenté. « L’expérience de Dieu comme Abba » (de Abba-ervaring) apparaît être la source de la nature propre de l’action (praxis) et du message de Jésus ; sans et en dehors de cette expérience religieuse, ils perdent dès lors leur sens et leur contenu propres et ils ne sont plus authentiquement ceux de Jésus »9. Tout en faisant de la catégorie d’expérience la clé de voûte de son commentaire, l’auteur n’en présente nulle part une analyse systématique. On a l’impression qu’une certaine phénoménologie du sacré et des souvenirs plutôt imprécis de la phénoménologie de Husserl et de Merleau-Ponty concourent à donner un contenu, peu articulé, au terme d’expérience religieuse. Ce n’est pas ici le lieu de faire l’analyse critique de ce thème omniprésent dans la théologie contemporaine. Du moins, devons-nous examiner s’il apporte un éclairage sur le phénomène Jésus, s’il en rend fidèlement compte, ou s’il n’est qu’une métaphore qui, tout en l’enveloppant d’obscurité, nous donne l’illusion de le dévoiler.
48Nous pouvons évidemment appeler « expérience » la connaissance singulière qu’a Jésus de son Dieu, pour autant que le terme d’expérience désigne précisément l’immédiateté d’une présence comme source de connaissance. Mais le terme d’expérience est analogique. Il s’applique d’abord à la perception et l’on sait combien complexe et problématique est la question d’une connaissance que médiatisent les fonctions symboliques du langage. Ainsi, l’expérience religieuse n’est-elle vraiment pas une donnée simple, comme le laisse entendre l’usage répété de l’expression. Et quelle intelligence de la personnalité de Jésus gagne-t-on en subsumant son rapport à Dieu sous le terme d’expérience religieuse ? L’expérience religieuse universellement humaine est toujours l’aboutissement d’une démarche complexe qui se fait sous l’égide du système symbolique de la religion : l’homme religieux reçoit les discours et les signes religieux et il se les approprie personnellement dans l’expression de son adhésion et dans son action rituelle. L’expérience religieuse de Jésus est manifestement d’un autre ordre : même si elle s’inscrit dans la tradition biblique, elle diffère de celle des prophètes ; et celle-ci représente déjà un phénomène religieux très particulier. Situer Jésus dans le prolongement d’une universelle expérience religieuse est donc une interprétation trompeuse qui, sous le prétexte d’une interprétation clarifiante, méconnaît la structure singulière de cette expérience.
49L’expression « expérience religieuse » est d’autant plus leurrante ici qu’elle trahit la forme et le contenu des paroles de Jésus. En effet, elle laisse entendre que Jésus vient communiquer aux hommes le contenu de son expérience. Est-ce là ce que nous entendons si nous écoutons attentivement les paroles de Jésus ? Il ne parle pas le langage des mystiques qui décrivent leurs expériences d’union avec Dieu en vue d’attirer et de guider ceux qui cherchent à faire l’expérience unitive de Dieu. Jésus ne parle d’ailleurs que très exceptionnellement de son rapport personnel à Dieu. Il ne tient pas non plus le langage des prophètes dont les visions annonciatrices du futur sont une sorte d’expérience médiatisée par des images symboliques. Le langage de Jésus n’est jamais descriptif, comme l’est nécessairement celui de l’expérience. En des métaphores et par des énoncés indiciels, Jésus affirme l’advenue du règne de Dieu. Cette affirmation n’est pas une description mais une déclaration, faite avec l’autorité de celui qui, par sa déclaration, pose la réalité nouvelle. Il la proclame. Ce langage, au lieu d’être descriptif, est performatif : il opère la présence qu’il indique comme cachée en des signes. De ce fait, le langage de Jésus sollicite l’engagement de l’auditeur selon des conditions rigoureuses. En effet, la présence de Dieu qu’il déclare, n’est qu’un réel disponible et conditionnel. Si l’homme écoute et saisit le kairos, le moment opportun, la présence de Dieu deviendra réelle pour lui et il pourra faire l’expérience de la joie et de la paix qu’elle lui donne. Mais ce sera toujours par la conjonction de son écoute accueillante de Jésus et de l’interprétation créatrice que lui apporte le désir humain.
50Le contenu et la forme de la parole de Jésus ne se comparent donc à celle d’aucun autre maître religieux. Que l’on soit croyant ou incroyant, l’honnêteté intellectuelle oblige à reconnaître dans les discours de Jésus le jaillissement originaire d’une parole trop singulière pour qu’on puisse la ramener à des schémas généraux comme celui de la communication d’une expérience. La parole de Jésus se donne comme l’acte même de Dieu qui institue son règne par son message. Ce que nous observons, c’est que Jésus a une connaissance immédiate de Dieu comme opérant par lui son advenue. Lui-même n’a pas besoin de signes et de représentants de l’acte divin : il a conscience d’être le signe et l’auteur. Le noyau de sa connaissance de Dieu est sa conscience immédiate et simple de ce que Dieu opère par lui. Personnellement, je ne crois pas que Jésus témoigne d’une connaissance de Dieu qui s’étende au-delà de sa relation de médiateur actuel de l’acte divin. Son autorité en tout cas ne consiste pas à parler du lieu de son Père, comme s’il était lui-même un dieu sur terre. Il parle avec sa propre voix, en première personne, mais ce faisant, il s’autorise de Dieu, pour autant que sa parole effectue hic et nunc le règne de Dieu. L’avenir appartient à son Père et le Fils l’ignore. De même, prie-t-il, face à sa propre mort, pour que son Père lui fasse connaître sa volonté. Au moment où se termine sa tâche de proclamer la présence active du règne de Dieu et où la nuit descend sur lui, reste seulement la connaissance confiante que son nouveau destin réalisera la destinée que son Père a décidée pour lui et, par lui, pour l’humanité.
III. Conclusions
51Je me limiterai, en guise de conclusion, à interroger certaines conceptions de Jésus de Nazareth qui me paraissent peu soucieuses de sa réalité humaine telle que j’ai cru devoir la décrire. Mais si je rappelle les croyants et les théologiens à la prudence et si je démythologise certaines représentations, je tiens aussi à reconnaître que le sol sur lequel je fonde mes considérations critiques est étroit. Je me suis fait autant que possible le témoin contemporain attentif de Jésus mais je ne dispose pas de l’immense outillage avec lequel les historiens et les exégètes sont en mesure de cerner plus exactement la signification des textes évangéliques.
521. Une première conclusion se dégage : Jésus représente une énigme psychologique. De part en part humain et consentant avec amour à la vie des hommes, il apparaît comme libre de ce qui chez l’homme est le plus essentiellement psychique : la préhistoire psychologique faite de conflits affectifs, de progressifs renoncements et d’identifications successives et toujours plus ou moins incertaines. Nous ignorons tout de l’enfance réelle de Jésus. Mais nous savons d’expérience certaine que tout homme adulte garde les traces de la longue et difficile formation de sa personnalité. Comme nous n’en observons aucun indice chez Jésus adulte, nous devons conclure soit qu’il y a eu une rupture radicalement transformatrice entre l’enfance et la vie adulte, soit que l’enfance était si exceptionnelle qu’elle défie toute interprétation psychologique. Les paradoxes psychologiques auxquelles nous conduit l’observation de Jésus durant sa vie publique sont impressionnants et ils attestent une liberté si simple et si entière qu’elle exclut les complexifications limitatives mais nécessaires chez l’homme.
53La forme déclarative et le contenu des paroles de Jésus appartiennent à la structure du prophétisme et non pas à celle de l’expérience religieuse. A cet égard également, la psychologie ne peut apporter aucun schème d’intelligibilité qui rende compte du phénomène Jésus. Ce sont les catégories de la philosophie du langage qui cernent le mieux sa position par rapport à Dieu et aux hommes.
54A tout considérer, nous pourrions le mieux désigner la personnalité de Jésus telle qu’il se manifeste, agit et parle, en reprenant deux formulations de la foi, sans que, de notre point de vue, nous leur donnions une signification proprement théologique. D’abord, Jésus est le Verbe de Dieu, en ce sens que son message, par le caractère performatif de son langage, est une parole qui s’autorise de Dieu pour déclarer et instituer la présence divine dans le temps humain. Nous dirions ensuite que Jésus se présente comme le fils de Dieu. L’invocation singulière par laquelle Jésus s’adresse à son Dieu en l’appelant « Abba », signifie à la fois sa connaissance immédiate de Dieu et le fait qu’il a conscience d’être posé dans une filiation divine. La paternité, en effet, n’est pas un état mais la mise en œuvre d’une relation. Ainsi le terme « fils de Dieu » désigne-t-il adéquatement la position structuralement définie que Jésus adopte vis-à-vis de Dieu. Et même si Jésus ne s’était pas lui-même présenté avec ce titre, nous pourrions l’adopter pour identifier la manière dont il se présente aux yeux de ses contemporains.
55Notre analyse ne manquera pas de susciter de graves questions. Ayant rencontré Jésus de Nazareth avec l’acquis de la psychologie religieuse, nous avons dû, par honnêteté, marquer un écart essentiel entre lui et l’homme religieux. Il ne s’agit pas seulement d’une différence de degré mais d’une rupture avec l’ordre humain. Nous avons dû reconnaître tout à la fois le réalisme humain de Jésus et, pour toutes les dimensions fondamentales, la différence radicale entre lui et ce qui est universellement humain. Le sens de la faute et le désir mystique appartiennent à l’essence même de l’homme religieux. Et l’expérience religieuse résulte toujours du système symbolique qui fait de l’homme un être religieux. Comment Jésus peut-il être réellement humain sans participer à ce qui est essentiel et universel chez l’homme religieux ? Nous n’avons pas de réponse à cette question. Mais nous préférons reconnaître ouvertement l’énigme plutôt que de lui enlever son tranchant par des expressions mystifiantes et par des concessions au désir humain de normaliser un phénomène singulier.
562. Les disciples de Jésus ne pouvaient qu’être intrigués par les traits d’une personnalité tout à la fois si réellement humaine et excédant l’universelle condition humaine. D’après les textes, la foi dans la résurrection et dans la glorification divine de Jésus a donné après coup la réponse qui élucide le mystère de Jésus de Nazareth. L’aperception de ce mystère humain et religieux a-t-elle suffi pour engendrer la foi dans la résurrection ? Personnellement, j’en doute, non seulement au vu des textes qui racontent le désarroi des disciples devant la mort de Jésus et ensuite leur surprise, mais aussi pour des raisons psychologiques. L’hiatus me semble infranchissable entre ce que les disciples ont vu et entendu et ce qu’ils croient après la résurrection. Ils auraient pu continuer d’adhérer au message de Jésus, en l’interprétant de diverses manières, ainsi que le font de nombreux contemporains ou certains fidèles du temps de saint Paul pour qui Jésus demeure un maître spirituel mais dont la personnalité, aussi mystérieuse soit-elle, n’en appelle pas à une exaltation divine à venir.
57Pour rendre compte de la foi post-pascale, certains avancent l’expression d’« expérience de la résurrection ». Mais nous devons à nouveau nous demander ce que signifie ici ce terme. Ou bien il s’agit d’une perception, visuelle et auditive, de Jésus vivant après sa mort ; dans ce cas, le terme d’expérience ne fait que décrire en d’autres mots ce que racontent les Ecritures : l’expérience perceptuelle qui, comme toujours, prend sa signification dans tout son contexte, et dans ce cas-ci : le souvenir plus ou moins croyant de l’homme Jésus. Ou bien, par l’expression « expérience de la résurrection », on veut signifier qu’un travail intérieur de conversion s’est fait qui aboutit à la foi dans la résurrection. Dans ce cas, les visions racontées sont soit des formes d’hallucinations, non pathologiques pour autant10, soit des présentations littéraires d’une foi qui s’est développée en remémorant Jésus de Nazareth. Je ne vois pas pour quelle raison adopter alors l’expression « expérience de la résurrection », puisqu’à strictement parler, dans une telle foi, la teneur d’expérience se limite au rapport vécu à l’homme Jésus de Nazareth. La résurrection, par contre, est alors l’objet de la foi qui résulte d’une interprétation croyante du destin de Jésus. Dans cette hypothèse, le terme d’expérience me paraît être un abus manifeste de langage. Si l’expression a un sens, c’est pour autant que le message de la résurrection est en mesure d’induire une expérience de résurrection chez ceux qui lui accorde d’abord leur foi ; mais cette expérience particulière et venant après coup ne saurait d’aucune manière être l’origine de la foi dans la résurrection. Autrement dit : la foi précède une éventuelle expérience qui consisterait dans l’intériorisation vécue du message proposé à la foi.
583. Le croyant unifie spontanément sa perception de Jésus de Nazareth et sa foi en Jésus-Christ ressuscité, victorieux, investi de la gloire divine, confirmé comme étant le Messie prédit par les prophètes. Sur le signe cache qu’était Jésus de Nazareth, le quatrième évangile projette déjà rétrospectivement l’éclatante lumière de la gloire divine manifestée et il amène Jésus à déclarer son propre mystère qui ne lui sera cependant révélé à lui-même qu’après la nuit de la mort. Pour le croyant, le regard sur le mystère humain de Jésus de Nazareth et le regard de la foi sur Jésus le Christ s’échangent spontanément. Pareille lecture croyante de la vie de Jésus n’est cependant pas sans danger. De Jésus, elle fait aisément un Dieu sur terre. Pareille représentation détruit radicalement le sens du message et de l’action de Jésus, car pour lui le règne de Dieu est caché et il ne se donne qu’à celui qui a les oreilles pour entendre et les yeux pour voir des signes non univoques. Et pour cause. Si Dieu était un homme dans ce monde et que nous le rencontrions parmi le reste des hommes, il ne serait plus Dieu. Il est donc urgent de maintenir la tension entre notre regard sur Jésus de Nazareth et la foi dans le Christ ressuscité. Cette tension est la condition de la foi elle-même et elle élimine bien des obstacles que font dresser contre la foi les divinisations imaginaires de Jésus.
59Ces divinisations mêlent d’ailleurs les productions de l’inconscient à la foi post-pascale. Très tôt, elles ont auréolé l’enfance de Jésus, exprimant ainsi ingénument la nostalgie d’un divin enfant. Comment ne pas y reconnaître les fantasmes humains d’un enfant tout-puissant, centre de l’univers, objet de l’admiration, jouant de manière paradisiaque avec les animaux féroces... ? Il représente ce que tout enfant est pour lui-même et pour ses parents : « His Majesty the Baby »11. Il n’est pas étonnant que le lyrisme de Noël touche si profondément l’affectivité des enfants et de nombreuses familles.
60En tout homme habite un complexe divin. Les premiers hommes ne voulaient-ils pas être comme Dieu ? Et les dieux-hommes que les légendes ont fait se promener sur terre réalisent par procuration l’idéal fantasmatique qui surgit du fond de l’inconscient. Animant également tant de fois la sacralisation d’un homme — roi, empereur, prêtre, pape... —, ce complexe divin ne peut-il pas mieux encore se reporter sur Jésus ? Mais notre culture est critique. Elle traque les mystifications et les mythologisations. Les fantasmes de divinisations qui, autrefois, facilitaient la foi chrétienne, sont devenus, après leur prise de conscience critique, des raisons majeures de méfiance. Une juste appréciation de la personnalité de Jésus rencontre le travail négatif de notre culture et ouvre l’accès à une foi qui est en consonance avec le message de Jésus.
614. Pour terminer, je voudrais adresser une question à la théologie. Les recherches actuelles de la christologie gravitent essentiellement autour de l’option pour une théologie descendante ou ascendante. La christologie ascendante entend partir de Jésus de Nazareth, homme devant Dieu, jouissant d’une « expérience religieuse » privilégiée, dont la résurrection manifeste rétoactivement la divinité. La christologie descendante, partant du dogme de la Trinité, insiste sur l’incarnation du Verbe éternel. Les difficultés sont soit de sauver la divinité de Jésus, soit son humanité. Je ne prétends pas résoudre les apories de la christologie. Je me demande toutefois si le débat ne souffre pas souvent de certaines catégories de pensée non interrogées. L’opposition entre les lignes ascendante et descendante rappelle trop le grand débat philosophique entre l’idéalisme et le positivisme ainsi que les discussions analogues qui ont divisé les théories psychologiques et linguistiques. Interpréter le Jésus de Nazareth historique comme un homme devant Dieu, nous semble autant méconnaître la forme et le contenu de ses paroles que d’entendre ses paroles comme si elles étaient prononcées par une personne divine incarnée. Même si on fait abstraction du dogme de l’incarnation, on ne rend pas compte de la forme et du contenu des paroles de Jésus en les interprétant selon la seule ligne qui part d’en bas vers le haut, de l’homme vers Dieu. Certes, Jésus se réfère à son Père, mais c’est pour fonder la parole déclarative qu’avec autorité il énonce lui-même. En tant qu’opérant performativement l’advenue du règne de Dieu, il ne se présente pas seulement comme le signe humain en qui Dieu transparaît, mais comme l’actant de plein droit divin.
62La figure historique de Jésus gêne les sciences de la religion qui, héritières du subjectivisme moderne, considèrent la religion comme une production de l’homme. Dans ce mouvement du subjectivisme moderne, l’idée de Jésus-homme-devant Dieu voudrait rendre intelligible son message, voire son assomption dans la gloire divine, en poussant jusqu’à la perfection l’idée de l’expérience religieuse dont l’homme serait capable. Laissant de côté encore les brumes mystiques qui font de cette idée l’une des plus confuses qui soient, on ne voit vraiment pas comment elle rend compte de la manière dont Jésus se présente. Pour lui, homme, la parole et l’action pleine d’autorité font passer la présence de Dieu vers l’homme. Mais après, lui-même, en passant par la mort, monte vers Dieu en vertu d’une action de son Père. S’il ne faut pas projeter rétroactivement la glorification sur Jésus de Nazareth, il ne faut pas non plus replier la ligne ascendante de la résurrection sur la ligne descendante qui structure son action et sa parole. En raisonnant dans l’opposition entre la ligne descendante de la dogmatique et la ligne ascendante de l’herméneutique, la christologie ne s’enferme-t-elle pas dans de fausses catégories anthropologiques ?
Notes de bas de page
1 L. KOHLBERG, Stage and sequence : the cognitive-developmental approach to socialization, dans D. A. GOSLIN (ed.), Handbook of socialization theory and research, Chicago, 1969, Round Mc Nally, p. 347-480.
2 Exemple de pareille assimilation, faite par un ethnologue qui, dans son domaine, est autrement soucieux d’observation précise : L. DE HEUSCH, Introduction à une ritologie générale, dans L’unité de l’homme, Paris, Seuil, 1974, p. 695.
3 Voir R. RUYER, La Gnose de Princeton, Paris, Fayard, 1974.
4 G. MOREL, Question d’homme : Jésus dans la théorie chrétienne, Paris, Aubier Montaigne, 199, p. 64 ss.
5 Malaise dans la civilisation (trad. fr.), Paris, P. U. F., 1971, p. 82-83.
6 Malaise p. 63-64.
7 Il y a une exception : d’après les textes synoptiques (Mc 5, 9-11 ; Mt 3, 13-17 ; Lc 3, 21), c’est Jésus lui-même qui voit l’Esprit descendre sur lui, sous l’apparence d’une colombe, et c’est Jésus qui entend la voix divine. Notons cependant qu’en Matthieu, la voix de Dieu le désigne en troisième personne (« Celui-ci... »), comme s’il s’adressait aux autres. L’exception que représente cette éventuelle vision de Jésus ne déforce pas notre argumentation. Tout d’abord, on doit se demander s’il ne s’agit pas d’un genre littéraire. Jésus, en tout cas, n’a pas parlé de ses visions, alors que les prophètes se réfèrent constamment à leurs visions. Et à supposer qu’une vision ait inauguré la vie publique de Jésus, le contenu de cette vision consiste précisément à déclarer le rapport particulier entre Jésus et Dieu et à le confirmer dès lors dans une autorité exceptionnelle.
8 Nous avons développé cette idée, souvent méconnue, dans Le nom du Père et l’écart de la topographie symbolique. Voir notre ouvrage Interprétation du langage religieux. Paris, Editions du Seuil, 1974.
9 Jezus. Het vrehaal van een levende, Bloemendaal, H. Nelissen, 3e éd. 1975. La traduction est de nous. Ce thème est récurrent dans les p. 218-222.
10 Je me suis expliqué sur ce type de visions dans Dette et désir. Deux axes chrétiens et la dérive pathologique, Paris, Seuil, 1978.
11 Expression de Freud pour décrire le narcissisme comme position primaire du moi lors de sa constitution infantile, position qui demeure à l’arrière-fond du psychisme et qui se fait valoir en des phantasmes aussi bien que dans la psychose. Voir Pour introduire le narcissisme, dans G. W., X, p. 157.
Auteur
Psychologue de la religion, philosophe, théologien, professeur à la Katholieke Universiteit Leuven et à l'Université catholique de Louvain.
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