Chapitre II. Genèse de la christologie dans le Nouveau Testament. De l’histoire de Jésus à la confession du Fils de Dieu
p. 51-114
Texte intégral
1L’histoire fait question à la foi et la stimule. La foi chrétienne proclame que Jésus est le Fils de Dieu. Mais l’histoire montre, apparemment, que Jésus n’a pas eu la préoccupation de s’affirmer tel. Bien plus, à ses origines, la prédication chrétienne paraît négliger, au profit d’autres insistances, cette affirmation de foi à nos yeux si centrale. Et qui est en tout cas capitale : en sa forme achevée, le Nouveau Testament rend déjà un indiscutable témoignage à la foi du christianisme : ceci a été écrit « pour que vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu, et qu’en croyant vous ayez la vie par son Nom » (Jn 20, 31). Lorsque la dogmatique classique, dans son traité du Verbe incarné, voudra étayer sa « preuve par l’Ecriture sainte », elle n’éprouvera aucune peine à se pourvoir dans un arsenal de textes abondamment fourni... Saint Paul déjà, saint Jean surtout, attestent fermement la foi en la filiation divine du Christ. Mais c’est là précisément que surgissent les questions. N’y a-t-il pas un hiatus entre la personne et la pensée de Jésus tel que les historiens le redécouvrent (croient le découvrir) et les affirmations de la foi néotestamentaire à son sujet ? N’y aurait-il même pas un décalage entre la foi christologique du christianisme primitif, relié à la tradition de la première communauté de Jérusalem, et les développements théologiques de la pensée paulinienne ou johannique ? D’où vient donc l’affirmation de la filiation divine de Jésus ? S’enracine-t-elle vraiment, mais alors comment, dans la révélation que Jésus a faite de lui-même ? Paul a-t-il été un novateur en ce domaine ? Quelle pertinence peut-on reconnaître aux élaborations christologiques qui s’efforcent progressivement, dès les premières décades de l’histoire chrétienne, de cerner le mystère de la personne et de l’œuvre de Jésus ?
2Ces questions sont importantes. Pour de multiples raisons, elles acquièrent de nos jours une particulière gravité. A vrai dire, elles vont au cœur du débat christologique actuel1. Puisque les affirmations dogmatiques traditionnelles se trouvent contestées par l’histoire — entendons : par l’application au Nouveau Testament des méthodes historico-critiques —, il s’impose d’y regarder de plus près, non pas dans une visée purement apologétique, pour vérifier seulement les fondations de l’édifice christologique bâti au cours des siècles, mais, plus profondément, avec la conviction que les premières étapes du cheminement christologique projettent une vive lumière sur l’architecture de l’ensemble, qu’elles suggèrent même l’éclairage sous lequel le vieux monument, devenu poussiéreux, retrouverait sa force persuasive et sa jeunesse inentamée2. L’exégèse ne s’avère pas nécessairement ruineuse pour la foi ! Certes, face à l’histoire, le dogmatisme n’est pas mort et certains esprits se montrent toujours enclins à nier les faits au nom de leur foi. Les faits se sont en général cruellement vengés. Mais l’exégèse peut être aussi une chance pour la foi, pour celle des croyants eux-mêmes, et pour celle qu’ils ont mission d’annoncer au monde d’aujourd’hui en tenant compte de sa sensibilité propre. Il importe assurément de rassurer la foi des fidèles en rappelant solennellement les antiques évidences. A plus longue échéance, il importe tout autant, sinon plus, de se laisser provoquer par les questions nouvelles, afin qu’elles puissent libérer leur dynamisme créateur. Le vieil adage : « Nihil innovetur, nisi quod traditum est », que l’immobilisme traduit volontiers par : « Rien de neuf, seulement ce qui a été transmis », nous fait aussi bien un devoir de redécouvrir sans cesse d’un regard neuf cela même et cela seulement qui nous a été transmis.
3Quoi qu’il en soit, notre exposé adoptera pour l'instant le point de vue de l’histoire. Il s’intéressera à la pensée de Jésus sur lui-même. Il se demandera comment les premières générations chrétiennes ont perçu et exprimé le sens qu’il convenait de donner, dans la foi, à la destinée de Jésus, quelle fonction lui incombait désormais, et finalement comment il fallait nommer le mystère de sa personnalité. Pour ce faire, nous nous référerons comme il se doit aux travaux de l’exégèse historico-critique, sinon pour les suivre dans les méandres de leurs analyses, du moins pour recueillir leurs conclusions le plus communément admises. Dans l’usage que nous en ferons, nous resterons centrés sur l’objectif précis qui est assigné à cette étude dans le cadre du recueil où elle figure : comprendre comment et pourquoi, et aussi en quel sens, parmi les nombreux titres christologiques que les premiers chrétiens ont décernés à Jésus, celui de Fils de Dieu a fini par s’imposer comme éminemment décisif, dès lors qu’il s’agissait de dire qui est Jésus. Face à un thème aussi brûlant, face aux questions si controversées qu’il soulève, notre ambition ne peut être que modeste. Sans déployer l’éventail des christologies particulières à chaque auteur du Nouveau Testament, au-delà de la diversité des inspirations et des traditions, nous voudrions saisir le « mouvement » qui nous paraît commun à toutes3. Dans une perspective résolument synthétique, il s’agira essentiellement de dessiner une trajectoire, celle qui conduit de l’histoire de Jésus à la confession néotestamentaire du Fils de Dieu. Il s’agira aussi de mettre au jour, autant que faire se peut, les mécanismes de pensée et de foi qui enclenchent le mouvement et le conduisent à son terme. La vue d’ensemble importera donc davantage que le détail des matériaux. Bien des points pourront apparaître discutables : ils sont en effet discutés. Souvent sans doute le lecteur souhaitera nuancer des affirmations trop péremptoires. C’est le risque qu’il nous faut prendre. Heureux serons-nous seulement si nous avons balisé correctement les grandes étapes de ce mouvement et judicieusement décrit les articulations par lesquelles elles s’enchaînent l’une à l’autre. Sur ce point portera notre effort, sur ce point aussi nous souhaitons être jugé.
I. Jésus de Nazareth : l’annonce du Règne de Dieu
4Dans le développement de la christologie néotestamentaire, Pâques marque certainement un tournant décisif. De quelque manière que l’on arbitre le célèbre débat né aux temps de l’Aufklärung, l’exégèse critique se doit de distinguer entre le Jésus de l’histoire et le Christ proclamé par la foi chrétienne naissante. Faut-il dès lors opposer l’un à l'autre, et dans ce cas choisir le camp soit de l’histoire, soit de la foi ? Faut-il sinon, de l’un à l’autre, souligner plutôt la continuité, ou plutôt la discontinuité ? Ces questions sont de fait fondamentales et elles concernent directement notre sujet. En prenant position ci-dessous, nous pouvons d’ailleurs nous référer au nouvel (et relatif) consensus qui tend à s’établir à ce propos. Mais en toute hypothèse, et cela suffit pour l’instant, c’est un évident acquis de l’exégèse que la distinction s’impose. Pour l’historien, la mort de Jésus, pour le croyant, sa résurrection, déterminent un avant et un après qui ne se recouvrent pas. Nous notons donc ce seuil : il nous signifie les deux premières étapes de notre cheminement, celle de l’histoire de Jésus, de sa mission, de son enseignement, de son ultime destinée — celle des origines chrétiennes, qu’inaugure la proclamation du Ressuscité par ses premiers témoins et par les communautés rassemblées en son nom.
5Première étape : la vie de Jésus et le témoignage qu’il se rend à lui-même. Mais d’abord, comment en parler en historien ? Comme on sait, en dehors de quelques textes juifs ou romains, d’ailleurs précieux et significatifs, notre documentation est exclusivement constituée par les sources chrétiennes, singulièrement par les Evangiles. Mais comme on sait aussi, une conception traditionnelle et naïve de leur historicité a été sévèrement battue en brèche par la critique dont R. Bultmann a été le fer de lance. A l’entendre, la tradition évangélique, de par ses origines mêmes, refléterait surtout la foi pascale et les préoccupations vitales des premières communautés chrétiennes, nullement intéressées à évoquer historiquement le passé, toutes tendues au contraire vers l’avenir eschatologique prochainement espéré. Néanmoins, et de manière pour nous assez paradoxale mais réelle, le scepticisme radical de Bultmann ne s’estimait aucunement destructeur de la foi. Bien plutôt, il voulait en assurer l’authenticité en la coupant de ses fausses sécurités. Au fond, il avait des racines plus théologiques que seulement exégétiques. C’est parce que Bultmann disqualifiait la portée de l’histoire de Jésus pour la foi qu’il contestait si vivement la possibilité pratique de l’atteindre critiquement. Et c’est parce que ses disciples l’ont contredit précisément sur ce point, c’est parce qu’ils ont remis en valeur, comme le Nouveau Testament lui-même y invitait, l’importance théologique de l’histoire de Jésus pour la foi pascale, qu’ils sont aussi revenus à des conceptions plus positives sur les moyens concrets dont l’historien dispose pour parler de l’existence terrestre de Jésus. Depuis la conférence célèbre de E. Käsemann en 19534, les études de critique historique ont connu un évident regain d’intérêt, et même les synthèses ne manquent pas5. Un point cependant reste clair. Les Evangiles ne sont point de l’histoire à l’état pur, ils nous donnent de l’histoire, mais ils portent sur cette histoire un témoignage de foi. Un délicat travail de discernement s’impose donc à l’historien, un effort de reconstruction dont les grandes lignes émergent solidement, mais dont les détails pourront donner lieu à des appréciations diverses. On peut le déplorer, il faut bien s’y résigner... Mais à vrai dire, est-il si certain qu’il faille le déplorer ? Cette situation ne serait-elle pas au contraire hautement significative ? Nous aurons à y revenir.
6Ces préliminaires étant posés, nous pouvons tenter de donner une image, point trop caricaturale dans sa brièveté, du visage de Jésus que le travail historique voit émerger de sa documentation : qui fut ce Jésus qu’ont approché les disciples, admiré les foules, contesté les autorités de son peuple ? Du point de vue de cette étude, nous devrons nous limiter à relever quelques traits fondamentaux et nous en retiendrons trois qui concernent plus directement le problème de l’enracinement des christologies futures dans le vécu de Jésus : 1. comment se caractérise la mission de Jésus ? 2. qu’a-t-il dit de lui-même ? 3. que fut pour lui sa mort ?
71. Jésus et sa mission. S’il est un point sur lequel les critiques sont aujourd’hui assez généralement d’accord, c’est bien que le thème central de la prédication itinérante de Jésus et de son activité est le Règne de Dieu et la proximité de sa venue. C’est un thème sur lequel s’entrecroisaient bien des conceptions diverses dans le judaïsme contemporain, mais sur lequel Jésus apporte une parole originale et neuve6. Pour lui, le Règne est devenu proche. Dieu va manifester sa gloire, il va « sanctifier son Nom ». Le Règne s’annonce comme une bonne nouvelle pour les pauvres, les méprisés, ceux qui souffrent. Sa venue, c’est l’œuvre de Dieu, mais elle mobilise les bonnes volontés humaines, les engageant dans la conversion et dans la foi. Car la porte est étroite et l’entrée dans le Règne ne va pas sans des choix décidés qui peuvent être déchirants. Ainsi la venue du Règne et l’entrée dans ce Règne commandent la mission que Jésus assume devant Dieu pour les hommes. Il n’est pas nécessaire de développer ici les divers aspects de son message. Il n’est même pas indispensable de discuter le délicat problème d’interprétation que soulève la proclamation de la proximité du Règne : elle exprime essentiellement, pensons-nous, avec quelle évidence Jésus entrevoyait l’accomplissement eschatologique à venir dans la trame des événements qu’il vivait, ou encore quelle joie et quelle intense espérance engendrait en lui l’irruption mystérieuse du Règne dont il était le témoin et sans doute l’instrument. Affirmer le Règne proche, c’était pour lui proclamer l’incoercible nécessité de ce « pas encore » qu’il voyait poindre dans la réalité du « déjà là », c’était formuler le paradoxe même du Règne qui vient déjà mais que l’on attend encore. Au fond le Règne est proche, puisqu’il est occupé à commencer ! Par contre, il est capital de souligner à quel point le thème du Règne met Dieu lui-même à la source, au cœur et au terme de l’agir de Jésus. « Règne de Dieu », c’est une expression abstraite. Concrètement, il s’agit de Dieu lui-même. La venue du Règne, c’est Dieu qui sort de son silence et se remet à agir de façon décisive. Voici que dans l’ordre du monde (ou son désordre), il va se manifester comme Dieu et prendre en main son œuvre. Et déjà il fait signe, dans les guérisons et les exorcismes, dans l’évangélisation des pauvres, et il fait entendre aux hommes les appels de la sainteté de son Règne. Pour Jésus, annoncer le Règne de Dieu et proclamer sa volonté, c’est assumer un identique service de Dieu, ce Dieu qui vient rendre possible ce qui est impossible aux hommes7. Le Dieu de Jésus, qu’il appelle Père, aimante sa pensée, oriente son action, emplit sa prière comme il doit emplir celle de ses disciples : « Père, que ton Règne vienne ! » Ainsi l’activité du Jésus de l’histoire a un caractère résolument théocentrique.
8Il apparaît dès lors que Jésus ne place pas sa propre personne au centre de son message ; il ne vient pas dire d’abord qui il est, afin de fonder ainsi la légitimité de sa misson. Le personnage que fut historiquement Jésus n’a certainement pas eu la conviction ni cette prétention exorbitante qu’il avait pour tâche essentielle de révéler au monde qu’il en était le centre unique ; sans aucun doute il ne s’est pas assigné pour mission de poser comme décisive l’exigence d’être reconnu pour tel. Semblable image est estimée inassimilable par beaucoup de nos contemporains, non sans raison. Elle provient apparemment d’une certaine présentation traditionnelle du christianisme, et à ce titre nous sommes responsables des refus qu’elle provoque. Car Jésus n’est pas venu parler de lui-même, mais annoncer Dieu. Sa mission est service de Dieu, de son Règne et de sa venue. Révélation du visage véritable de Dieu et de sa miséricorde. Enonciation de ses exigences d’autant plus radicales que sa venue les rend abordables à qui lui fait foi. Et pour Jésus, c’est déjà la mise en œuvre personnelle, dans un agir transparent, de cette volonté de Dieu qui l’envoyait vers les hommes. Dieu au centre, non pas son envoyé.
92. Jésus : son identité. Et pourtant, Jésus n’est pas seulement le prophète du Règne qui s’est approché. Il a, nous l’avons insinué, une manière qui lui est propre, et profondément neuve, de se situer par rapport à Dieu et à la venue de son Règne. Que dit-il donc de lui-même, que manifeste-t-il au sujet de son identité ? Sur ce point, l’examen des paroles et des actes de Jésus conduit à deux constatations apparemment opposées, mais qui, à plus ample informé, s’avèrent pleines de sens, dans leur contraste même, pour l’avenir de la réflexion christologique.
10A. La première constatation confirme simplement ce que nous avons dit ci-dessus. Jésus parle de Dieu. Que dit-il de lui-même ? Apparemment rien d’explicite. Non sans raison, et malgré les apparences contraires, l’exégèse critique estime que Jésus n’a pas revendiqué le titre de Messie8. Bien sûr, les Evangiles synoptiques mentionnent au moins deux scènes où la question messianique est explicitement posée à propos de Jésus : la confession de Pierre à Césarée de Philippe (Mc 8, 29 par.) et la comparution de Jésus devant le Sanhédrin (Mc 14, 61-62 par.). Il n’est pas nécessaire de nier le fondement historique de ces deux événements, il suffit de constater que le récit qui nous en est fait a été dramatisé dans les termes et en fonction de la réflexion chrétienne postérieure. De même, et plus largement, il ne paraît pas que Jésus ait cherché à légitimer sa mission en se référant à l’un quelconque des nombreux titres qui, puisés dans la méditation des Ecritures et enrichis par la réflexion traditionnelle, exaltaient à l’époque l’espérance messianique juive, comme ils nourriraient ensuite la christologie néotestamentaire9. Jésus ne s’est pas présenté à ses contemporains comme le Fils de David ou le Prophète annoncé par Moïse, ni même comme le Serviteur de Dieu des célèbres prophéties d’Esaïe ou le Fils de l’homme daniélique, encore moins comme le Fils de Dieu — pour ne retenir que ces thèmes messianiques appelés à une plus grande fortune dans la foi pascale des premiers chrétiens.
11Quelques remarques toutefois. En ce qui concerne le titre de Fils de Dieu, qui touche directement à notre sujet, il est sans doute opportun de relever qu’il n’aurait pu en toute hypothèse retentir aux oreilles des auditeurs de Jésus dans la plénitude de sens que lui donnerait la christologie du Nouveau Testament : il aurait évoqué tout au plus la titulature royale du Messie davidique, selon 2 S 7, 14 et Ps 2, 7. D’autre part, il faut noter que d’excellents exégètes sont tentés de faire une exception pour le titre de Fils de l’homme et, sinon pour le titre de Serviteur, du moins pour la référence implicite à Es 53. Ils ont pour ce faire des arguments effectivement impressionnants et ils estiment par conséquent pouvoir décrire la « conscience messianique » de Jésus comme la combinaison originale des traits qu’évoque traditionnellement la mystérieuse figure de Dn 7, 13, roi et juge eschatologique, avec la mission dévolue au Serviteur souffrant d’Esaïe10. Il se peut. Il reste difficile de décider dans quelle mesure la thématique du Serviteur souffrant, si accordée à la réflexion christologique du christianisme primitif, peut, en l’un ou l’autre cas, remonter jusqu’à l’ipsissima vox Jesu, c’est-à-dire appartenir à la teneur littérale des paroles originales de Jésus. Quant à l’expression « Fils de l’homme », il semble en effet que son utilisation dans les Evangiles soit difficilement explicable sans qu’elle s’enracine de quelque manière dans l’usage même de Jésus. Mais il resterait à déterminer en quel sens Jésus l’aurait employée. Et dans la mesure où il l’aurait référée au personnage de Dn 7, 13, s’il n’a pas, à tout le moins, laissé dans le vague son identification avec la mystérieuse personnalité eschatologique et céleste11. Nous préférons ne pas faire dépendre notre exposé de l’issue problématique de ce débat : nous choisissons plutôt de nous placer dans l’axe de l’hypothèse la plus critique. En outre, celle-ci a pour elle l’avantage, comme nous allons le voir, de donner plus de cohérence au comportement de Jésus en ce domaine. A tout prendre, elle rend peut-être plus compréhensible le développement postérieur de la christologie néotestamentaire, dans la mesure où elle n’emprisonne pas la conscience de soi de Jésus dans des catégories trop précises.
12B. Car une seconde constatation s’impose à l’historien. Face à la réticence que paraît manifester Jésus à se nommer, et contrastant avec elle, il y a l’étonnante présence personnelle qui s’affirme indirectement au fil de l’Evangile à travers ses paroles et ses actes. Avec l’évidence de ce qui va de soi, avec une simplicité qui coule de source, et apparemment sans le chercher, Jésus affirme un comportement qui tranche sur les normes habituelles, qui ravit ou qui scandalise, mais ne se laisse ramener à rien de connu. Il y a une énigme du Jésus de l’histoire (E. Käsemann). Et cette énigme, l’exégèse peut la cerner de multiples façons.
13Ainsi on remarquera, avec E. Käsemann suivi par G. Bornkamm et par bien d’autres12, que l’agir historique de Jésus ne se laisse enfermer dans aucune des catégories religieuses du judaïsme contemporain. Ne retenons que celles qui sont le plus couramment évoquées. Jésus se présente comme un rabbi. Mais devant son enseignement, les foules sont frappées d’étonnement, car il enseigne avec autorité et non pas comme les scribes (Mc 1, 22 par.). Prétention inouïe, il revendique une autorité supérieure à celle de Moïse : « Vous avez appris qu’il a été dit aux anciens... Et moi je vous dis... » (Mt 5, 21-22, etc.). Ou encore, à propos du divorce : « Moïse a parlé ainsi à cause de la dureté de votre cœur, mais au commencement du monde il n’en était pas ainsi... » (cfr Mc 10, 1-9 et par. Mt). Jésus proclame donc la volonté ultime de Dieu, mais il ne le fait pas à la façon juive, selon le mode de l’interprétation de la Loi ou de la tradition. Sa manière de parler suppose qu’il perçoit la volonté de Dieu avec une sorte d’évidence immédiate, et c’est en son nom propre qu’il affirme : « je vous le dis ». Avec G. Ebeling, il faut souligner la force extraordinaire de ce « je »13. Et elle est souvent accrue encore par l’usage singulier de l’Amen : « En vérité, je vous le dis... ». Cet Amen en tête de phrase est tout à fait étrange en milieu juif ; propre au Nouveau Testament, il n’est attesté que sur les lèvres de Jésus. Il a toutes chances de nous apporter l’écho authentique du parler même de Jésus. Et en ce cas, il dit avec vigueur la conscience qu’a Jésus de parler en vertu d’une autorité qu’il détient en propre, c’est-à-dire, qu’il a directement reçue de Dieu14. Non décidément, Jésus n’est pas un rabbi comme les autres.
14Il a certainement été tenu pour un prophète. Sa prédication a des accents prophétiques. Il annonce la venue du Règne. Mais ici aussi la réalité déborde les classifications. La différence essentielle réside dans ce que Jésus laisse entrevoir de la portée de sa mission par rapport à l’établissement du Règne de Dieu. Pour lui, l’inauguration du Règne n’appartient pas seulement au futur, même tout proche : c’est dans son propre ministère qu’il voit Dieu déjà à l’œuvre à cette fin, et advenir dès à présent son Règne. « Si c’est par l’Esprit de Dieu que je chasse les démons, c’est donc que le Règne de Dieu est parvenu jusqu’à vous » (Mt 12, 28 et par. Lc). Telle est la signification de ses exorcismes et de ses guérisons : ils sont la manifestation visible que Dieu a commencé d’accomplir son dessein ultime, ils donnent déjà à voir ce qu’en sera la réalisation définitive. Comment Jésus envisage le lien qui rattache son ministère à l’avènement eschatologique du Règne, c’est précisément ce qu’il donne à entendre dans les paraboles de la semence et d’autres analogues. A ses auditeurs décontenancés par ce qu’ils voient et entendent, il révèle que c’est en cela même que Dieu est occupé à semer — et dont il est, lui Jésus, l’instrument par son action et par sa parole —, que c’est en cela même que le Règne prend corps, que c’est de là, et de nulle part ailleurs, que sortira la moisson eschatologique, si déconcertant que puisse être par ailleurs l’agir de Dieu à vues humaines. Le mérite revient à J. Dupont d’avoir mis en vive lumière ce qu’il appelle les implications christologiques de ces paraboles15. Apparemment, Jésus n’y dit rien qui le concerne directement, c’est de Dieu qu’il parle et de la manière dont Dieu s’y prend pour établir son Règne. Mais la situation qui provoque Jésus à la parole (la déception que cause son ministère, les échecs qu’il rencontre, l’apparent silence de Dieu) éclaire d’un jour remarquable la conscience qu’il a d’être celui par qui Dieu a commencé d’inaugurer le Règne. Jésus, un prophète ? Si l’on veut. Mais son comportement et sa parole insinuent qu’il se comprend alors comme l’ultime envoyé de Dieu, celui par qui Dieu ouvre le temps de la fin (Mc 12, 6 et par.), le Prophète eschatologique.
15Les paraboles manifestent encore d’une autre manière la conception qu’avait Jésus de sa mission. Il s’agit cette fois des paraboles de miséricorde. Jésus fréquente les publicains et les pécheurs et son attitude suscite les murmures réprobateurs des Pharisiens et des scribes. Comprenant leur difficulté, Jésus leur révèle comment Dieu se comporte envers la brebis perdue, le fils prodigue ou les ouvriers, de la dernière heure, comment il les invite dès lors à voir d’un regard neuf leur relation aussi bien envers lui qu’envers leurs frères pécheurs. Mais il découle de cette argumentation que, sans le dire explicitement, Jésus a conscience de refléter dans son attitude envers les pécheurs l’agir de Dieu lui-même. Concrètement, c’est déjà ce qu’explicitera plus tard le IVe Evangile : « Qui me voit, voit le Père » (Jn 14, 9)16.
16En définitive, lorsque nous essayons de lier tous ces traits dans un faisceau cohérent, nous entrevoyons qu’ils s’accordent à révéler une étonnante proximité de Jésus à Dieu. N’est-ce pas à cette profondeur qu’il faut chercher le secret d’un agir à maints égards déconcertant ? Telle serait la source de l’autorité avec laquelle Jésus guérit les possédés et énonce le pardon de Dieu (Mc 2, 5 et par.). Ainsi s’expliquerait la souveraine assurance dont il fait preuve en édictant la volonté dernière de Dieu. Là se trouverait aussi la clé de cette certitude immédiate qui lui faisait percevoir dans son agir le surgissement du Règne et la projection de l’agir même de Dieu. Pour l’historien du ministère terrestre de Jésus, il ne s’agit pas d’une hypothèse gratuite. Outre qu’elle s’induit de nos constatations antérieures, elle s’appuie sur des indices significatifs. Le plus parlant est sans conteste celui que J. Jeremias n’a cessé de mettre en valeur : Jésus invoquait Dieu comme son Père en se servant du vocatif Abba. Une telle manière de faire, comme notre auteur le maintient fermement, n’est attestée nulle part dans le judaïsme contemporain ; elle reflète certainement l’usage personnel de Jésus et elle a paru si remarquable à ses disciples qu’elle a été conservée par la tradition dans sa forme originale (Mc 14, 36) ; enfin, elle est devenue par le don de l’Esprit le privilège distinctif de la prière chrétienne (Ga 4, 6 ; Rm 8, 15)17. Ce qui s’y exprime, c’est l’intimité de la relation de Jésus à Dieu, comme d’un enfant envers son Père. Ne faut-il pas dire aussi : la conscience d’une proximité unique, puisqu’elle ne craint pas de forger dans le vocabulaire religieux une expression nouvelle ?
17C. Ces observations contredisent-elles notre constatation première ? Reste-t-il vrai que Jésus vient parler de Dieu, non de lui-même ? Effectivement, il importe de le souligner à nouveau en terminant, les observations que nous venons d’accumuler contrastent certes avec les précédentes, mais sans les annuler. Il reste bien vrai qu’en tout ceci Jésus ne paraît guère soucieux de définir à ses auditeurs son exacte identité, comme si ce préalable était nécessaire à la légitimation de sa mission. Une seule chose importe à ses yeux : cette mission même, l’annonce de la proximité du Règne, l’appel à accueillir la volonté de Dieu. Cette mission, il la vit, il en accomplit les œuvres, par sa parole il en élucide la portée. Pour lui, l’exercice concret de sa mission se suffit à lui-même. C’est là, il en est persuadé, que Dieu se révèle, en agissant et en parlant. Et c’est bien pour lui l’essentiel.
18Pourtant, ce n’est pas trop dire que le comportement concret de Jésus est lourd de toute une christologie, mais d’une christologie qui reste implicite. Jésus vit sa mission, mais ce qu’il fait donne à voir, ce qu’il dit laisse entendre. La mission seule importe, mais dans la mission l’envoyé ne peut pas ne pas se découvrir de quelque manière. Ce n’est pas lui qui compte, mais celui qui l’envoie et l’œuvre qui lui est confiée, et pourtant cette œuvre même parle pour celui qui l’accomplit. Comprendre ainsi le comportement, fondamentalement théocentrique, de celui qui fut Jésus de Nazareth, ce n’est pas seulement montrer qu’il n’y a chez lui aucune contradiction entre l’absence de toute revendication explicite de messianité et la présence d’une christologie vécue qui ne cherche pas à s’exprimer formellement. C’est aussi rendre vraisemblable la thèse dite critique, selon laquelle il n’y a pas d’exception à l’attitude de Jésus : il n’aurait en réalité revendiqué explicitement aucune référence messianique, même pas celle du Fils de l’homme ou du Serviteur souffrant — ce qui n’interdit d’ailleurs pas nécessairement de supposer que de telles références pouvaient en fait sous-tendre son agir ou inspirer indirectement ses propos (c’est bien ce qu’on pensé les premières générations chrétiennes !). Et c’est enfin rendre compréhensible qu’il faudra la provocation des événements à venir, le choc de la mort de Jésus et de tout ce qui la suivra, pour que ses disciples soient mis en demeure de se dire à eux-mêmes, pour l’annoncer au monde, d’abord le sens de sa mission (ce sera l’éclatement du message pascal — voir notre deuxième partie), de s’interroger aussi sur son identité mystérieuse (ce qui provoquera la maturation de la confession christologique — et ce sera notre troisième partie).
193. Jésus devant la mort. Mais d’abord, comment Jésus lui-même a-t-il vu sa mort ? Lui a-t-il donné un sens et lequel ? C’est une grosse question de savoir si l’historien est en mesure d’avancer sur ce point des propositions suffisamment fermes. Bultmann l’a nié. Aujourd’hui la critique est devenue beaucoup plus nuancée. Elle s’attache à établir que Jésus a dû raisonnablement envisager, au moins après un certain temps d’expérience, que sa mission pourrait avoir une issue tragique ; mais aussi qu’il a intégré cette mort possible, vraisemblable, inéluctable, dans la perspective de sa mission et lui a reconnu un sens. Bien entendu, le Nouveau Testament, Evangiles compris, atteste abondamment (encore que sous des formes variées) l’interprétation sotériologique de la mort de Jésus : selon les auteurs du Nouveau Testament, la mort de Jésus ne prend pas Dieu au dépourvu, elle accomplit les Ecritures, elle a valeur rédemptrice, expiatoire, elle est « mort pour les péchés des hommes ». Mais l’historien du ministère terrestre de Jésus doit se demander dans quelle mesure ces assertions théologiques trouvent un point d’ancrage — et lequel précisément — dans la pensée de Jésus lui-même. Il est indiscutable, en effet, que la tradition évangélique nous a conservé de nombreuses paroles de Jésus où il annonce sa mort, soit en termes explicites, soit de manière seulement voilée, où il affirme même la nécessité de cette mort « pour que s’accomplissent les Ecritures », bien plus où il en évoque la signification, par exemple « comme rançon pour la multitude » (Mc 10, 45 et par. Mt). Mais il est également indéniable que ces passages peuvent refléter, en tout ou en partie, les préoccupations théologiques des communautés chrétiennes et leur compréhension croyante des événements. Il est donc vrai qu’un discernement s’impose si l’on désire entrevoir, autant que faire se peut, comment Jésus « a vécu sa mort ».
20A. Deux questions peuvent être ici distinguées. D’abord cette question préalable : Jésus a-t-il prévu sa mort ? Il ne sera pas nécessaire de nous y arrêter longuement, sinon pour dissiper un malentendu que l’expérience révèle tenace. Les chrétiens sont accoutumés d’aborder cette question sous l’angle dogmatique de leur instruction religieuse. Puisque la mission de Jésus consistait essentiellement, ainsi leur disait-on, à sauver par sa mort les hommes de leurs péchés, il leur paraissait bien évident, non seulement que Jésus prévoyait sa mort, mais encore que celle-ci lui apparaissait d’entrée de jeu comme le but même de sa venue sur terre. D’ailleurs, puisqu’il était le Fils de Dieu dans une nature humaine, Jésus ne pouvait manquer de savoir, de science divine, ce que serait le terme de son existence terrestre et quelle en était la signification providentielle. Assurément. Mais l’exégète historien aborde la question sous un angle différent. A cette étape de sa démarche, il s’interdit de projeter sur l’existence terrestre de Jésus les lumières qui proviendraient de la foi pascale et des développements progressifs de la réflexion chrétienne sur la portée de la passion de Jésus et de sa mort en croix. A fortiori il se refuse à interpréter la pensée du Jésus de l’histoire en fonction d’une conception de la science du Christ qu’un certain raisonnement théologique croira pouvoir déduire, assez abstraitement, de la christologie des grands conciles. L’historien s’efforce de remonter à la source. Il s’essaie, autant que sa documentation le lui permette, à ressaisir ce que fut l’attitude concrète de Jésus devant sa mission et devant la mort qui en fut l’aboutissement. Et il est convaincu que, ce faisant, il contribuera à nuancer le statut théologique de certains énoncés traditionnels et à préparer la réflexion constructive du dogmaticien.
21Jésus a-t-il donc prévu sa mort ? L’historien avancerait volontiers une double proposition. Il croit pouvoir affirmer d’abord que la perspective de l’insuccès et de la mort ne s’est pas trouvée d’emblée à l'horizon du ministère de Jésus. Lorsqu’il inaugure l’annonce du Règne et commence à en proclamer les exigences, Jésus escompte sérieusement que le peuple juif lui fera un accueil favorable. Certes, dès l’origine, il étonne, il soulève des questions, provoque des objections. Mais il s’attend à toucher par ses explications le cœur d’auditeurs de bonne foi. A preuve, par exemple, ce que révèlent les paraboles sur l’évolution de son attitude envers les représentants du légalisme juif, les scribes et les pharisiens : l’image qu’il donne d’eux va de l’appréciation positive envers ceux qu’il invite à se découvrir « amis et voisins de Dieu », et dès lors à partager sa joie pour le pécheur converti (Le 15, 6), jusqu’à la sévère mise en garde qu’il adresse au « mauvais serviteur » de la parabole des mines/talents (Lc 19, 22 et par. Mt), dont il faudrait rapprocher les terribles invectives contre les pharisiens et les scribes (Le 11, 39-52 et par. Mt). De l’un à l’autre, il y a le passage de l’espoir confiant à la désillusion née d’une expérience négative. Telle est d’ailleurs la courbe que paraît dessiner le ministère de Jésus selon la présentation des Evangiles synoptiques : de l’accueil enthousiaste des foules galiléennes à leur indifférence déçue et à l’opposition grandissante des cercles dirigeants de la nation, Jésus s’est progressivement heurté à une fin de non-recevoir.
22Et c’est ici que l’historien croit pouvoir avancer sa deuxième proposition. Selon toute vraisemblance, la perspective de l’échec final et le risque d’une mort violente se sont imposés à l’esprit de Jésus moins comme la réalisation d’un programme préétabli d’en haut, mais bien plutôt à partir de l’expérience vécue, comme la conséquence prévisible des oppositions qu’il suscitait. De quelque manière qu’il faille historiquement les pondérer, ces oppositions sont bien établies. Plus elles s’affirmaient, plus Jésus a dû se persuader que la fidélité à sa mission le conduirait à sa perte. Plus tard, les narrations évangéliques ne craindront pas d’affirmer que la confrontation avec l’échec et la mort fut pour Jésus l’épreuve suprême de sa confiance en Dieu, la tentation messianique par excellence. Et elles suggèrent avec insistance que cette confrontation a conduit Jésus à des choix aussi décisifs que douloureux. C’est en ce sens qu’il faut comprendre le récit des tentations de Jésus au désert : dans la détresse, ne pas tout attendre de la fidélité vouée à Dieu, forcer la main de Dieu en le provoquant à intervenir, céder au mirage de la puissance et de l’efficacité terrestres, ç’auraient été pour Jésus autant de manières de contester l’agir de Dieu et d’échapper à l’apparent échec18. Jésus, sans hésiter, s’y refuse ; il n’en affronte pas moins une question réelle. Au témoignage de la tradition, la scène de Gethsémani ranime la même interrogation, mais cette fois dans la frayeur et l’angoisse de l’événement tout proche : la mort, est-ce vraiment inéluctable ? « Pourtant, Père, non pas ce que je veux, mais ce que tu veux » (Mc 14, 36 et par.). Enfin, d’après l’antique récit de la Passion que l’on peut deviner sous-jacent à la narration de Marc, le dernier cri de Jésus en croix répercute encore la question que lui posait la mort : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (Mc 15, 34 et par. Mt). Cri de détresse certes, dont il ne faut rien retrancher, mais aussi, aux termes du Fs 22 dont ce cri constitue l’exorde, suprême expression de la confiance en Dieu du juste injustement condamné19.
23B. Quel sens à cette mort ? Si Jésus a prévu sa mort, et si la perspective de cette mort lui a effectivement fait problème, il devient possible à l’historien de creuser plus avant et de se poser une deuxième question, cette fois vraiment centrale : dans quel esprit Jésus a-t-il fait face à la mort ? lui a-t-il reconnu un sens ? De manière plus précise : est-il critiquement possible d’entrevoir une réponse à cette question en se basant sur des paroles qui remonteraient authentiquement jusqu’à Jésus lui-même, ou encore en invoquant des traits significatifs de son comportement historique20 ? Les approches ici se diversifient, et toutes ne semblent pas également fondées. Certains estiment que Jésus a formellement référé sa mission à celle du Serviteur souffrant21, qu’il a donc compris historiquement sa mort à la lumière d’Es 53. Nous avons avoué plus haut notre réticence à admettre chez Jésus des références christologiques trop précises. D’autres privilégient le témoignage des annonces de la Passion22 et s’efforcent d’en reconstituer un noyau historique. Travail utile mais délicat, et dont les résultats pourraient s’avérer aléatoires. Ne faut-il pas en élargir la base : au lieu de tabler uniquement sur l’analyse critique des paroles de Jésus, s’appuyer surtout et d’abord sur ses comportements les plus assurés, sans négliger pour autant l’éclairage que leur apportent ses paroles ? H. Schürmann l’a pensé, et d’autres avec lui. Pour lui, l’existence de Jésus apparaît fondamentalement comme une existence-pour-les autres qui trouve sa source dans l’amour inconditionnel de Dieu pour tous les hommes : c’est en « perdant » sa vie qu’on la « trouve » véritablement. En bonne méthode, il est raisonnable également de conclure de ce que Jésus a demandé à ses disciples à ce qu’il a fait lui-même23. Or, il leur a demandé une fidélité radicale à la volonté de Dieu et une confiance absolue en ce « Père qui sait ce dont ils ont besoin ». Il leur a enjoint de « ne pas craindre ceux qui tuent le corps » et d’« aimer même leurs ennemis ». A travers ces exigences, on peut lire ce qu’a été l’inspiration centrale de la vie de Jésus. Mais il est un lieu privilégié où ces dispositions profondes ont trouvé à s’exprimer de manière plus concrète et manifeste, et précisément à ce moment où la mort était devenue pour Jésus imminente : il s’agit du dernier repas qu’il prit avec les siens quelques heures avant son arrestation. Il se trouve en effet que la tradition chrétienne a isolé dans le déroulement de ce repas d’adieu, comme particulièrement chargés de sens pour elle, certains faits et gestes de Jésus, certaines paroles, à la fois familiers et surprenants, qui sont devenus le cœur de ses célébrations liturgiques. Malgré les difficultés de l’entreprise et l’extraordinaire complexité de la discussion critique, H. Schürmann s’estime fondé à tenir que les actions eucharistiques de Jésus sont le lieu d’où s’éclairent par excellence l’attitude de Jésus devant la mort et le sens qu’il leur donne24. On peut lui donner raison, à condition de noter avec lui que les gestes du dernier repas doivent être compris à la lumière de tout ce que nous savons par ailleurs sur le comportement et la prédication de Jésus. A condition de bien remarquer aussi qu’il est essentiellement question des actions eucharistiques de Jésus : ce que Jésus a fait, plutôt que ce qu’il a exactement dit. Si essentielles qu’aient été ses paroles pour manifester le sens de ce qu’il faisait, on pourra faire abstraction de la possibilité critique d’en restituer la teneur historique littérale : il suffira d’en retenir la signification globale.
24Ainsi donc, au soir du Jeudi saint, ouvrant un repas qui avait bien le caractère d’un repas d’adieu, Jésus prit comme à l’accoutumée une galette de pain et il prononça au nom de tous l’action de grâces à Dieu pour le pain qu’il fait germer et qui nourrit la vie des hommes. Il le rompit et en tandit un morceau à chacun. Mais au geste, et ceci était inattendu, il joignit cette fois des paroles : « Ce pain, c’est mon corps pour vous ». Ainsi le geste de don et de partage prenait un sens plus profond. Il se trouvait référé à l’événement du lendemain. Il devenait symbolique (et à la fois effectivement porteur) du don que Jésus faisait de sa vie pour ses disciples. Et même, dans le mouvement de l’action de grâces à Dieu, Jésus désignait Dieu comme la source de ce don aux hommes. « Ce pain, c’est mon corps pour vous » : dans le rite de l’Eucharistie pour le pain, de la fraction et de la distribution aux convives, Jésus lit une parabole en acte de ce qu’il va vivre sur la croix, et par ses paroles il en livre le mystère aux disciples. Du même coup, il révèle comment et pourquoi il accepte la mort. C’est bien dans l’accueil de la mort, et de cette mort, que son existence-pour-les-autres trouve son accomplissement.
25Lorsqu’arriva la fin du repas, selon la coutume palestinienne des repas de fête, Jésus prit la coupe rituelle et prononça l’action de grâces à Dieu qui donne la nourriture au monde entier et qui, par l’alliance, a fait don de la Terre à Israël. Pourtant, au lieu de porter aussitôt la coupe aux lèvres et de donner ainsi à ses compagnons de table le signal d’en faire autant, Jésus fit circuler sa propre coupe, afin que tous boivent à cette coupe unique (comme ils avaient tous partagé le même pain)25. Et cette fois encore, il interpréta le geste par la parole : « Cette coupe est la nouvelle alliance en mon sang ». A travers le geste se trouvait à nouveau visée la mort prochaine et c’était pour signifier, d’une manière ou d’une autre, que par elle Dieu accomplissait son alliance. En bénissant Dieu pour cette coupe, Jésus manifestait par avance son acquiescement ; en l’offrant à ses disciples, il exprimait la réalité du don qu’il faisait pour eux de sa vie. Encadrant le repas d’adieu qu’elles inaugurent et qu’elles clôturent, les actions eucharistiques de Jésus convergent donc pour dire et sceller une unique réalité. Elles concrétisent déjà, en des actes symboliques interprétés par la parole26, ce qui se passera le lendemain ; elles signifient pour lors comment Jésus va vivre sa mort.
26Et c’est parce que cette mort concerne les disciples, qu’il les implique eux aussi dans l’action. Le don du pain et le don de la coupe, en ces circonstances exceptionnelles, ont d’abord une signification pour Jésus avec ses disciples à ce moment précis. C’est bien pourquoi ils pourront prendre tout leur sens lorsque les communautés chrétiennes en feront mémoire à leur tour. Cette signification est essentiellement référentielle : les gestes du dernier repas visent les événements que Jésus pressent venir, depuis Gethsémani jusqu’au Golgotha, mais ils disent silencieusement l’attitude profonde qu’assourdira ensuite la violence du drame. Oui, humainement parlant, la mort est bien pour Jésus la faillite de sa mission. La mort lui fait question : « Père, s’il est possible, que passe loin de moi cette coupe ». Elle est ressentie comme abandon par Dieu : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? ». Il est douloureusement vrai que Dieu n’est pas intervenu pour libérer le juste. Mais cette mort, Jésus ne la subit pas passivement. Il consent lucidement, par fidélité à Dieu et aux hommes, dans une confiance en Dieu que rien, même la mort, ne peut ébranler. Et même, sa confiance n’est pas soumission purement aveugle à la volonté de Dieu : les gestes du dernier repas disent la certitude de foi que le don de soi, vécu jusqu’au bout, jusqu’au don de la propre vie, est conformité à l’agir de Dieu lui-même dans son dessein d’amour pour les hommes. Que Dieu dise le dernier mot : « Père, en tes mains je remets mon esprit ».
27Avec la mort en croix et la mise au tombeau, le voile tombe sur le ministère terrestre de Jésus. Quelle parole Dieu, puis les hommes, vont-ils prononcer sur son destin ?
II. Après Pâques : la proclamation du Ressuscité
28De toute manière, la mort de Jésus inaugure une nouvelle étape dans la connaissance que nous pouvons avoir de lui. De son vivant déjà, les hommes et les femmes dont les chemins ont croisé le sien ont été amenés à se situer face à lui, et ils l’ont fait de multiples façons. Mais sa mort provoque une situation de crise. C’est désormais envers l’ensemble de sa destinée, cette mort y comprise, qu’il faudra prendre position. Et ici encore, bien des attitudes sont possibles. Nous pouvons imaginer celles des protagonistes du drame.
29Pour Pilate, pour l’autorité romaine, Jésus n’avait été qu’un juif obscur. Sa mort, décidée sans gloire, avait du moins mis un terme à l’agitation des foules et assuré la paix romaine : c’était assez pour la justifier et pour l’oublier. Pour les adversaires juifs de Jésus, les Sanhédrites, et plus spécialement les représentants des grandes familles sacerdotales et de l’aristocratie laïque. Jésus était mort sans que Dieu n’intervienne. Il n’était donc bien qu’un imposteur, au moins un gêneur — et leur action en sortait légitimée, puisque l’unité de la nation était sauve, et sauvegardée aussi l’autorité de Moïse et de ses interprètes. Mais des attitudes diverses ont aussi été possibles parmi les sympathisants et les disciples de Jésus. Ainsi celle qu’incarnent les disciples d’Emmaüs : « nous avions pensé que c’était lui le prophète qui libérerait Israël... ». L’espoir déçu, le désarroi, le vide. Quel sens donner encore à l’existence du Maître disparu ? Plus positive est l’attitude des saintes femmes qui se rendent au tombeau le matin de Pâques. Elles veulent oindre le corps de Jésus, lui rendre le dernier hommage qu’il soit loisible de rendre à un mort vénéré. En somme, elles restent fidèles à Jésus, ou plus exactement à son souvenir, et par leur fidélité elles veulent maintenir son souvenir vivace.
30Ce dernier type de réaction mérite un instant de réflexion, car il symbolise assez bien l’état d’esprit de beaucoup qui aujourd’hui se réclament du Christ et du christianisme. Après tout, la mort n’enlève pas toute valeur à l’existence de Jésus. Malgré l’échec de sa mission, on peut continuer à éprouver de l’admiration pour sa personne et rester frappé par l’élévation de son enseignement. Jésus demeure l’un des plus grands génies religieux de l’humanité. On peut donc faire sienne sa doctrine de l’amour de Dieu et du prochain, s’organiser même en groupes de fidèles pour maintenir vivante sa mémoire. Ainsi Jésus se survivra dans l’esprit, le cœur, la vie même de ceux qui se feront ses disciples et seront prêts à tout risquer à leur tour pour aimer jusqu’au bout, à l’exemple de leur Maître. La survie de Jésus est ici à l’image de celle de tous les hommes remarquables : elle se mesure à l’intensité du rayonnement de leur carrière terrestre et à l’extension de leur postérité historique. Concevoir sur ce type sa relation à Jésus, c’est en quelque sorte faire l’économie de la Résurrection, — et c’est courir grand risque de réduire le christianisme à une morale. Un christianisme sans Résurrection : la tentation est grande, en effet, de s’en contenter, car l’événement pascal se conçoit difficilement et il est plus facile d’en relativiser la portée. Ajoutons que la christologie occidentale classique favorise paradoxalement cette tendance : en accentuant le thème de l’Incarnation rédemptrice, elle risque de présenter l’événement du Vendredi saint comme un point d’aboutissement. Par la mort de Jésus-Christ en croix, notre salut se trouve accompli. La suite n’intéresse plus que lui, car, sans conteste, il convenait suprêmement que Dieu ne l’abandonnât pas dans la mort. En ce qui nous concerne, sa Résurrection risque d’apparaître au mieux comme un argument apologétique supplémentaire, si difficile toutefois à manier qu’on préférera ne pas s’y attarder. — Et effectivement, l’héritage de Jésus tend alors à se réduire à son enseignement moral : sa trace continue à s’inscrire dans l’histoire grâce à ceux qui, collectivement ou individuellement, s’inspirent de son exemple et de sa parole ; et l’on ajoutera peut-être : grâce à ceux qui par sa mort ont été libérés de l’emprise du péché. Maître de sagesse extraordinaire, Jésus le demeure même si sa vie aboutit à une mort absurde : ses disciples, sans se dissimuler cet apparent échec, peuvent y lire du moins le modèle d’une fidélité exemplaire jusqu’à l’extrême et entrevoir la fécondité contagieuse d’un tel geste, ou simplement sa noblesse.
31Bien entendu, la foi chrétienne n’invalide aucunement de telles considérations, autre chose est de savoir si elle s’y réduit. Etre chrétien, est-ce vénérer un Disparu incomparable, et rendre impérissable sa mémoire en mettant sa doctrine en pratique ? Cette attitude s’apparenterait à celle des saintes femmes qui cherchent Jésus dans son tombeau et souhaitent embaumer son corps. Embaumer Jésus ! Précisément, dans le tombeau une autre réalité les attend : « Vous cherchez Jésus de Nazareth, le crucifié : il est ressuscité, il n’est pas ici ! » (Mc 16, 6). Dans la bouche d’un envoyé céleste, le message dit l’imprévisible événement qui, d’en haut, modifie radicalement les perspectives. « Pourquoi cherchez-vous le Vivant parmi les morts ? » (Lc 24, 5). Accueillir cette lumière, s’ouvrir à cet événement, c’est accéder à la foi chrétienne. Celle-ci surgit, dans l’éventail des attitudes possibles envers Jésus de Nazareth, comme une interprétation spécifique : elle est foi au Ressuscité. C’est une nouvelle manière de donner sens à la vie et la mort de Jésus en se laissant éclairer par l’action de Dieu qui a ressuscité Jésus, et, par là, c’est une façon de découvrir avec des yeux nouveaux le monde, l’homme et l’histoire. Devenir chrétien, c’est naître dans la lumière de Pâques à une attitude neuve envers Jésus et son histoire parce que, d’une manière ou d’une autre, c’est faire la rencontre du Ressuscité.
32Ainsi se précise notre tâche. Comment le mystère de Jésus se donne-t-il à appréhender en cette situation nouvelle ? Concrètement nous voudrions : 1. rappeler sommairement comment s’engendre selon l’attestation du Nouveau Testament cette relation nouvelle à Jésus qu’est la foi au Ressuscité ; 2. en spécifier surtout le contenu, à partir des formules anciennes qui en témoignent, afin de découvrir dans la mesure du possible quel regard les premiers croyants ont porté sur la personne de Jésus ; enfin 3., prolonger notre enquête par quelques réflexions d’ordre théologique.
331. Genèse de la foi au Ressuscité. Situons notre propos. Il n’est pas de rendre compte de la genèse historique de la foi pascale, en recomposant le cours des événements d’où est né et s’est développé le premier groupe de croyants ; il se situe plutôt au niveau de la théologie biblique sur un point précis. Le Nouveau Testament nous l’atteste : des hommes ont cru en Jésus ressuscité ; aujourd’hui encore des multitudes de croyants professent leur foi dans le Ressuscité. Peut-on discerner dans le donné biblique comment s’opère en un cœur d’homme le passage de la connaissance de Jésus, entendons du Jésus de l’histoire, à cette vision nouvelle qui permet de reconnaître le Ressuscité ? Puisqu’émerge ici un nouveau type de relation à Jésus, quel jeu de facteurs concrets le rend possible ? Trois scènes évangéliques sont plus particulièrement susceptibles d’orienter notre réflexion puisqu’elles ont précisément pour thème l’éveil de la foi en Jésus ressuscité. Il s’agit du récit des disciples d’Emmaüs (Lc 24, 13-35), de l’apparition à Marie-Madeleine au tombeau (Jn 20, 11-18) et de la pêche miraculeuse (Jn 21, 1-14). Ces récits décrivent bien entendu l’expérience particulière des deux disciples qui se rendaient à Emmaüs, de Marie-Madeleine qui cherchait le corps de Jésus, des sept disciples au lac de Tibériade après une nuit de pêche infructueuse. Mais ils la décrivent, semble-t-il, avec le souci d’évoquer en filigrane l’expérience chrétienne commune27. C’est bien pourquoi nous pouvons si aisément les transposer dans le champ de notre propre situation de croyants-en-devenir. De quoi est-il question ? De Jésus qui est là, mais que l’on ne reconnaît pas. D’yeux incapables de voir, tant qu’ils restent encombrés de vues trop humaines, puis qui s’ouvrent aux merveilles de l’action divine. De signes qui opèrent le retournement : l’interprétation des Ecritures menant à la fraction du pain, l’appel par le nom propre, la pêche inespérée... A tout prendre, en ces récits, trois motifs étroitement liés paraissent désigner autant de facteurs qui, une fois conjoints, rendent possible la foi au Ressuscité.
34A. Re-connaissance. D’abord, observons-le, il s’agit bien à propos de Jésus d’une re-connaissance. Connaître le Ressuscité, c’est reconnaître en lui Jésus de Nazareth, le crucifié qui peut encore montrer ses plaies. Pas de connaissance du Ressuscité sans cette condition préalable : être au fait de ce qui concerne Jésus et son histoire et le prendre en compte. C’est ce que confirment à leur manière les discours missionnaires du livre des Actes, puisqu’ils ouvrent le message pascal par un rappel des événements qui ont marqué la carrière terrestre de Jésus (surtout : Ac 2, 22ss. ; 10, 27ss. ; 13, 23ss.). Quoi qu’il puisse paraître, il n’en a pas été autrement pour Paul. Il a appris à connaître Jésus comme l’instigateur d’une secte abhorrée dont il persécutait les fidèles (1 Co 15, 9 ; Ga 1, 13 ; Ph 3, 6). Pour lui, c’était encore « connaître le Christ à vues humaines » (2 Co 5, 16)28. Mais lorsque Dieu « eut révélé en lui son Fils » (Ga 1, 16), il accéda à « ce bien suprême qu’est la connaissance de Jésus-Christ (son) Seigneur » (Ph 3, 8) : même passage, mais ici dans le contraste des extrêmes, de la méconnaissance du personnage du passé à la connaissance du Ressuscité vivant. Le même Jésus, mais que Paul apprend soudainement à connaître en vérité dans l’illumination de l’événement de Damas. Ainsi, nul n’arrivera à le reconnaître, qui ne se sera d’abord familiarisé avec son visage humain ; nul n’en aidera d’autres à le découvrir qui ne leur aura enseigné à fréquenter assidûment son histoire, à se nourrir de son souvenir.
35B. Des signes. Il est remarquable ensuite que la transformation du regard n’a pas pour terme l’acquisition d’un nouveau savoir sur Jésus, mais la découverte de sa présence. Jésus était là, mais on ne savait pas que c’était lui. Au terme, les yeux s’ouvrent et on le reconnaît. Assurément, aussitôt reconnu, Jésus disparaît (Lc), ou encore il enjoint à Marie-Madeleine de ne pas le retenir « parce qu’il n’est pas encore remonté vers le Père » (Jn). L’apparition est de soi une expérience fugitive. Mais l’essentiel n’est pas dans l’apparition. Sa fonction est de conduire à une réalité nouvelle, à savoir : Jésus n’est pas enseveli dans le passé, il appartient à notre présent. Le connaître, c’est plus que rassembler des souvenirs, c’est le rencontrer vivant. La vraie question, c’est le comment de cette rencontre. Et la réponse se dégage aisément des textes : la présence du Ressuscité se donne à percevoir dans un langage de signes. A Emmaüs, les yeux des deux disciples s’ouvrent parce que leur compagnon de route leur a expliqué quel devait être selon les Ecritures le chemin du Messie, et parce que l’étranger, retenu à leur table, a pris le pain, a prononcé la bénédiction, l’a rompu et le leur tendait. Au tombeau, Marie-Madeleine s’est entendue appelée par son nom. Au lac de Tibériade, les sept, sur l’ordre de l’inconnu, ont jeté le filet à droite de la barque et pris une telle quantité de poissons qu’ils ne pouvaient plus le ramener.
36Signes appartenant à un passé irrémédiablement révolu, de toute manière liés à des occurrences fortuites ? Non pas sans plus, et c’est une première remarque. Chacun des événements décrits, par la force même du récit qui en est fait, évoque quelque expérience chrétienne plus familière : l’exégèse inspirée des Ecritures qui sous-tend la proclamation de la Bonne Nouvelle, et les gestes hiératisés des célébrations eucharistiques ; le retentissement de l’appel personnel du Seigneur dans le secret du cœur ; les fruits inattendus récoltés dans l’exercice des responsabilités missionnaires. Signes donc toujours offerts à tous dans l’aujourd’hui de l’Eglise.
37Mais précisément, deuxième remarque, signes et non pas preuves : entendant par là qu’il s’agit d’invites à la foi et non de contraintes imposées de l’extérieur. Jamais l’intervention de Jésus ne rend l’ouverture des yeux nécessaire et inévitable, c’est bien la foi qui transforme le regard et permet de saisir la présence. Car Jésus est dans une condition nouvelle. A la fois, c’est bien lui, et pourtant tout est différent, suivant l’admirable notation de l’Evangéliste après la pêche miraculeuse : « Aucun des disciples n’osait lui demander : qui es-tu ? Ils savaient bien que c’était le Seigneur » (Jn 21, 12). Pour reconnaître sa présence, il faut que les yeux de la chair s’illuminent et deviennent les yeux de la foi. Mais la foi est appelée, conviée, suscitée par le signe dont elle est seule précisément à discerner le sens. Les signes s’offrent donc à la liberté tout en la motivant. Car Jésus ne s’impose pas. Arrivé à Emmaüs, il s’apprête à poursuivre son chemin. Aux disciples de réagir. Le laissent-ils aller, c’est qu’en eux l’indifférence a pris le dessus. Mais eux, le cœur déjà tout brûlant à l’écoute des Ecritures, le pressent de rester. Luc dit même : le forcent (Lc 24, 28-29). Libre et bienheureuse insistance, puisqu’elle va permettre à la lumière de jaillir enfin. Ainsi nul ne rencontrera le Ressuscité qui n’ait été capable de déchiffrer les événements où il signale sa présence. Et celui qui aura mission d’accompagner des frères sur le chemin de la rencontre, pourra seulement — mais quelle tâche ! — provoquer leur libre désir et donner parole et vie aux événements significatifs qui révèlent la présence insoupçonnée.
38Quels événements au juste ? En élargissant la perspective des signes évoqués à l’instant, il est utile sans doute d’indiquer rapidement en quels types de lieux privilégiés ils surgissent. Ce serait une troisième remarque. En effet, si nous dépassons l’optique particulière de nos trois récits et interrogeons plus largement le Nouveau Testament, nous voyons se dégager trois lieux, semble-t-il, où le Ressuscité manifeste plus spécifiquement son action, et dès lors sa présence vivante. Interrogeons donc ses témoins, les Douze, Paul et les autres, et demandons-leur sur quoi ils fondent l’authenticité de leur annonce de Jésus Ressuscité. Ils répondent : nous avons vu le Ressuscité, il nous est apparu ; et s’il nous est apparu, c’est pour nous envoyer ; mais si vous, les chrétiens, vous doutez de notre mission et de sa source, voyez du moins les fruits de l’Esprit en vous et dans vos communautés. Les apparitions, la mission, la vie des Eglises. L’apôtre authentique a rencontré le Ressuscité et cette rencontre a bouleversé sa vie (Ph ; 3, 7ss.) ; c’est du Ressuscité qu’il tient sa mission et il se sent pressé par l’amour du Christ pour tous les hommes (2 Co 5, 14ss.) ; et enfin, l’arbre se juge à ses fruits : des vies, grâce à lui transformées par l’Esprit du Christ. Ainsi Paul écrivant aux Corinthiens et légitimant en trois phrases l’autorité de sa parole : « ne suis-je pas apôtre ? », c’est-à-dire : ne suis-je pas l’envoyé du Ressuscité ? (la mission) ; puis, remontant à la source : « n’ai-je pas vu Jésus, notre Seigneur ? » (l’apparition) ; enfin, déroulant les conséquences : « n’êtes-vous pas mon œuvre dans le Seigneur ? » (la vie d’une communauté chrétienne) (1 Co 9, 1-2). Transposons. Ce qui authentifie la mission apostolique est aussi manifestation visible de sa source. Comment s’opère l’épiphanie du Ressuscité dans l’histoire des hommes ? Par la médiation de trois ordres d’événements significatifs, distincts mais indissociables. Dans l’expérience pascale des premiers témoins, que prolonge l’expérience spirituelle des chrétiens. Dans le dynamisme missionnaire de l’Eglise, dans ce zèle qui rend « prêt pour la proclamation de l’Evangile à aller jusqu’au bout du monde et à vivre jusqu’à la fin des temps » (Ch. de Foucauld), dans cette inventivité sans cesse jaillissante à la recherche de voies nouvelles pour annoncer la Bonne Nouvelle et susciter l’Eglise de Jésus-Christ. Enfin, dans le témoignage évangélique de communautés chrétiennes qui s’efforcent de vivre dans le monde la nouveauté de l’Esprit. En chacun de ces trois domaines le Ressuscité se montre plus spécialement à l’œuvre, il y a donc chance de l’y découvrir vivant derrière les signes qui le cachent à la fois et le révèlent. Ces signes restent bien offerts aujourd’hui, comme hier et toujours, à nos libres déchiffrements de foi. Et c’est notre quotidienne responsabilité de chrétiens d’œuvrer en sorte qu’ils demeurent, dans nos propres vies transfigurées, déchiffrables pour nos contemporains, transparents à la Présence qui les habite.
39C. Le don de Dieu. Dans nos récits d’apparition, un dernier motif doit retenir encore notre attention. C’est Jésus qui conduit l’action. Il prend l’initiative de se manifester, il pose les gestes, prononce les paroles, commande les actions qui rendront possible l’illumination du regard intérieur. Les bénéficiaires eux-mêmes ne manquent pas de s’en apercevoir, puisqu’ils reconnaissent Jésus en cela même qu’ils le découvrent à la source des événements qu’ils vivaient : tout vient de lui, il est donc bien vivant, présent dans l’absence. L’illumination des yeux par la foi, c’est donc l’action du Ressuscité et l’œuvre de son Esprit, en un mot c’est don de Dieu et grâce. C’est de cela que les disciples d’Emmaüs prendront effectivement conscience lorsque leurs yeux se seront ouverts : « notre cœur n’était-il pas tout brûlant en nous, lorsqu’il nous parlait sur le chemin ? » (Lc 24, 32). Maintenant tout leur devenait évident : alors déjà l’Esprit du Seigneur agissait en eux et c’est bien lui qui leur avait ouvert les yeux. A cette grâce, ils répondent par l’action de grâces, le retour à Jérusalem pour partager avec les autres. Nous touchons ainsi au facteur qui, en dernier ressort, rend compte de l’éveil de la foi au Ressuscité : l’action de Dieu par Jésus ressuscité. A vrai dire, ce facteur ultime ne fait pas nombre avec les autres, bien plutôt il leur est intérieur et les dynamise. Le souvenir de Jésus et de son histoire d’une part, et d’autre part la découverte de la présence active du Ressuscité dans les événements qui la signalent, ne s’accomplissent et ne s’achèvent en définitive que par la puissance de la grâce de Dieu (1 Co 15, 10). Grâce à coup sûr imméritée, qui fait pénétrer dans les arcanes de l’agir de Dieu au cœur de l’histoire humaine. Mais grâce qui implique responsabilité, puisqu’elle est simultanément envoi en mission, mise à part pour annoncer l’Evangile de Dieu (Rm 1, 1). Nul ne peut s’en prévaloir, sinon pour y puiser l’audace et le courage d’assumer la tâche qu’elle lui confie.
40Rencontrer le Ressuscité, c’est accéder par la grâce de Dieu à une nouvelle manière de connaître Jésus. C’est dès lors regarder d’un regard nouveau ce que furent sa vie et sa mort. Nous venons de voir de quelle manière pouvait s’accomplir le passage des vues humaines aux vues de Dieu sur la destinée de Jésus. Il nous faut envisager maintenant ce que Dieu nous invite à dire dans la foi sur Jésus ressuscité.
412. Connaissance du Ressuscité. Nous voudrions saisir à grands traits comment la foi chrétienne des origines a exprimé sa connaissance du Ressuscité. Que dit-elle désormais, à la lumière de l’événement pascal, de ce Jésus qui est mort et a été enseveli ?
42A. En quête d’attestations. Une question préalable se pose : où et comment trouver, s’il est possible, le jaillissement premier de la pensée chrétienne à propos de Jésus ? L’idéal serait de pouvoir retrouver l’écho des formulations les plus anciennes. En quels termes les missionnaires des premiers temps ont-ils proclamé le message pascal ? Comment les premières communautés chrétiennes ont-elles confessé leur foi, dans quels hymnes, quelles acclamations liturgiques l'ont-elles célébrée ? A l’évidence, les pièces littéraires de ces différents types ne manquent pas dans le Nouveau Testament, mais la difficulté provient de leur datation relativement tardive : nous renvoient-elles encore l’image de la pensée originelle ou sont-elles le fruit d’une réflexion déjà plus élaborée ? De l’avis assez général, cette difficulté n’est pas sans solution. La liturgie est par nature conservatrice. Les hymnes, les confessions de foi contribuent à fixer des formules qui deviendront traditionnelles, et celles-ci répercuteront la terminologie de la proclamation missionnaire. Il paraît donc possible de déceler, sous-jacents aux textes actuels, des matériaux plus anciens qui peuvent utilement nous renseigner. Effectivement, les critiques se sont mis au travail sur plusieurs chantiers. D’abord celui des grands discours missionnaires, de Pierre, d’Etienne, de Paul, qui jalonnent le livre des Actes29. Dans leur forme actuelle, il s’agit, il est vrai, de compositions lucaniennes. Mais l’auteur a su, avec un tact historique indubitable, refléter des thématiques et des formulations nettement plus anciennes. A preuve la convergence de ces matériaux avec ceux que l’on peut isoler dans le chantier paulinien. Car Paul ne s’est pas coupé du christianisme primitif. Sur plus d’un point, et des plus essentiels, il « transmet ce qu’il a lui-même reçu ». On devine donc dans ses épîtres des références implicites à la langue et à la théologie chrétiennes communes30. Enfin, les Evangiles synoptiques eux aussi peuvent être un champ d’investigations fécondes. Ils ont une préhistoire. Marc a travaillé à partir des traditions orales que les communautés chrétiennes se transmettaient tout en les marquant de leur empreinte ; en particulier, il paraît bien avoir un antique récit de la Passion qui ne devait pas être pure évocation historique, mais aussi réflexion théologique. Quant à Matthieu et Luc, ils semblent se référer indépendamment l’un de l’autre à une importante collection de paroles du Seigneur qu’ils n’ont pas trouvées chez Marc : la « source Q » (comme on l’appelle), si elle a sa consistance propre, doit être elle aussi porteuse d’un certain poids théologique31. Bien plus, même si la réflexion de foi que les trois synoptiques développent sur la personne de Jésus se révèle nettement plus élaborée, elle n’en dévoile pas moins les bases sur lesquelles elle s’édifie. En somme, si les résultats du travail critique en ces différents domaines en viennent à se recouper suffisamment, ils pourront dessiner l’image d’une première prise de conscience réflexive de ce que signifie Jésus pour la foi chrétienne.
43Sur ces bases, on peut effectivement parler d’une christologie primitive, que l’on dénomme parfois aussi archaïque. Quoi qu’il en soit de ces qualifications, qui risquent de paraître péjoratives et sur lesquelles nous reviendrons, nous avons affaire ici à un ensemble de représentations parfaitement cohérentes et relativement homogènes sous la diversité des formes. L’intérêt qu’elles présentent réside dans leur caractère fondateur et pour ainsi dire instituant. C’est ici que se dit pour la première fois le mystère de Jésus et que s’inaugure une manière spécifiquement chrétienne de parler de lui.
44B. Une première christologie. Essayons de donner une idée de cette première christologie. Pour en exposer valablement le contenu, nous devrions en rassembler les multiples expressions et les soumettre à l’analyse. Nous pourrions ainsi voir se dégager les axes principaux et une synthèse deviendrait possible. Pour nous limiter, nous laisserons de côté la christologie du Fils de l’homme qui joue un rôle si important dans la source Q, qui continue à influencer profondément les trois synoptiques et s’étend jusqu’au IV e Evangile. Ses origines, sa portée et ses développements continuent en effet à poser des questions si complexes que les avis ne sont pas près de s’accorder32. Nous prendrons plutôt appui sur un certain nombre de formules anciennes et caractéristiques qui nous ont été conservées par les discours du livre des Actes et sur lesquelles les Epîtres pauliniennes fournissent des recoupements intéressants. L’aperçu n’aura pas la prétention d’être exhaustif mais il s’efforcera d’apporter un éclairage suffisant sur le sens et la portée des affirmations proprement christologiques. Le genre littéraire du kérygme, — entendons : de l’annonce missionnaire de la Bonne Nouvelle —, est ici particulièrement évocateur puisqu’il pointe précisément sur la nouveauté essentielle qu’il s’agit de proclamer pour qu’elle recueille l’assentiment des auditeurs.
45Relevons donc quelques-unes de ces formules. Nous en analyserons ensuite le contenu.
46Ac 2, 36, 38 : « Que toute la maison d’Israël le sache avec certitude : Dieu l’ai fait et Seigneur et Messie, ce Jésus que vous, vous aviez crucifié... Convertissez-vous donc... pour la rémission de vos péchés ». Cf. Rm 10, 9 ; Ph 2,11.
47Ac 3, 13, 19-20 :« Le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, le Dieu de nos pères, a glorifié son Serviteur Jésus, que vous, vous aviez livré... Convertissez-vous donc... pour qu’il vous envoie le Messie qui vous est destiné, Jésus ».
48Ac 4, 12 : « Pas d’autre Nom (que celui qu’a reçu Jésus) n’a sous le ciel été donné aux hommes, par lequel nous puissions être sauvés ». Cf. Ph 2, 9.
49Ac 5, 31 : « Par sa droite, Dieu a exalté Jésus comme Prince et Sauveur, afin de donner à Israël la conversion et la rémission des péchés ». Cf. Ph 2, 9.
50Ac 10, 41 : « C’est lui (Jésus, que les Juifs ont supprimé, mais que Dieu a ressuscité) que Dieu a désigné comme juge des vivants et des morts ». Cf. Ac 17, 31 ; I Th 1, 10.
51En simplifiant beaucoup et en négligeant les nuances, nous pourrions ramener la partie christologique de ces formules (et d’autres analogues) à une phrase dont le sujet est Dieu et qui proclame son action : Dieu a fait, il a glorifié, donné le Nom qui sauve, il a exalté, désigné etc. De cette action, Jésus est l’objet direct : il a fait Jésus, glorifié Jésus, etc. Et le terme de cette action est toujours d’établir Jésus dans une dignité, un rôle, une fonction qui nous concernent : Dieu a fait Jésus Seigneur et Messie, il lui a donné le Nom qui nous sauve, il l’a désigné comme juge des vivants et des morts, etc. Par ailleurs, sur la base de cette action divine, une deuxième partie, à portée pratique, consiste à inviter les auditeurs à la conversion. Trois pôles sont donc mis en connexion : Dieu, Jésus et nous. Quelque chose vient de Dieu, qui concerne Jésus, à cause de nous. Nous pouvons donc organiser synthétiquement notre commentaire autour de ces trois points.
52Le message chrétien est d’abord une parole sur Dieu. Le Dieu de la révélation judéo-chrétienne est fondamentalement un Dieu qui agit, et qui agit en faveur de tous les hommes. Un Dieu qui pour atteindre tous les peuples s’en choisit un, qu’il rend responsable avec lui de tous les autres. Un Dieu qui, à l’intérieur de son peuple, en choisit certains, pour leur confier une mission envers les autres. Le Dieu du message chrétien est aussi un Dieu qui agit. Que fait-il ? Dans toutes les formules que nous avons évoquées plus haut, son action s’identifie concrètement avec la résurrection de Jésus. Les différents contextes ne permettent aucun doute à ce sujet. Si le Dieu d’Israël est celui qui a sauvé son peuple d’Egypte, le Dieu des chrétiens est celui qui n’a sauvé son peuple d’Egypte que pour ressusciter Jésus d’entre les morts. Dieu n’est le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob que pour devenir le Dieu de Jésus-Christ. Et il est le Dieu de Jésus-Christ parce qu’il a libéré Jésus des griffes de la mort. Bien sûr, Dieu ne cesse d’agir dans l’histoire, et il n’a cessé d’agir dans l’histoire de Jésus. Mais la pointe du message chrétien, c’est l’événement pascal, ce que Dieu a fait lorsqu’il a ressuscité Jésus. C’est donc ici la révélation de Dieu par excellence, celle à laquelle tout le reste est ordonné. Ici Dieu dévoile en plénitude et de manière définitive son visage véritable. Il a glorifié son Serviteur, il a répondu à la détresse du Juste qui, dans l’extrême abandon, continuait à mettre en lui sa confiance ; il a infirmé la sagesse des puissants de ce monde et donné tort à ceux qui avaient condamné l’Innocent ; en se livrant en Jésus au péché des hommes, il a manifesté comment Dieu triomphe du mal. La résurrection de Jésus, parce qu’elle est l’œuvre de Dieu, et pour Dieu l’œuvre des œuvres — par ce qu’elle réalise dans l’immédiat et par la promesse qu’elle fonde —, est donc révélation de Dieu sur Dieu.
53Elle est aussi, indissociablement, parole sur Jésus. Elle est même cela avant tout. L’action divine qui ressuscite Jésus d’entre les morts ne le ramène pas à son existence terrestre : elle le fait Seigneur et Messie, elle le glorifie, l’exalte souverainement au-dessus de toutes choses, le fait siéger à la droite de la Puissance dans les cieux jusqu’au moment de faire de ses ennemis le marchepied de son trône (Ps 110, 1 ; cf. Ac 2, 34-35, etc.), lui confère le Nom qui est au-dessus de tout nom (la suprématie qui repousse dans l’ombre tout ce qui s’est fait un nom). Bref, la résurrection inaugure pour Jésus une situation que l’on peut dire radicalement nouvelle. Pour lui commence, par l’exaltation pascale, ce qui n’existait pas encore auparavant. Il entre dans le temps de la fin et dans le monde de Dieu. Pour lui le tout premier, l’eschatologie est déjà réalisée. Remarquons-le soigneusement, pour éviter de graves méprises : dans le type de pensée que développe le kérygme primitif, la nouveauté qui qualifie la condition de Jésus ressuscité s’apprécie par rapport à son existence terrestre, et elle se définit en fonction de la fin, comme avènement pour lui de la gloire eschatologique. Selon cette vision des choses, il entre dans la gloire, il n’y retourne pas. A ce stade de la pensée (« christologie primitive » !), une éventuelle préexistence est totalement hors du champ de la pensée, et, la question n’étant pas (encore) posée, il n’y est évidemment pas répondu. Peut-être est-il important de constater, mais nous devrons y revenir, qu’une première christologie a pu se constituer dans l’attente de ces futurs développements. Car le fait est là et il montre à tout le moins où se trouve le centre de gravité de cette christologie et à partir d’où elle se structurera progressivement.
54Constatons ensuite que le kérygme primitif pose une véritable discontinuité entre l’existence terrestre de Jésus d’une part, et d’autre part la condition du Ressuscité, le Seigneur et Christ de la foi chrétienne. Sur ce point, il faut donner complètement raison à Bultmann : Pâques creuse la distance entre le Jésus de l’histoire et le Christ du kérygme. Nous dirions que pour Jésus un seuil est irréversiblement franchi ; en un sens, il est enfin devenu vraiment lui-même, il a atteint son accomplissement, ou encore : sa perfection (He 5, 9). Et Bultmann a encore raison de proclamer fermement que la foi chrétienne est adhésion à ce Jésus que Dieu a ressuscité, et précisément en tant qu’il l’a ressuscité. C’est simple fidélité au kérygme apostolique. Toutefois il comprend cette affirmation de manière si radicale qu’il la formule en termes d’opposition : selon lui, la foi chrétienne porterait sur l’œuvre de Dieu dans le Ressuscité, et non sur le Jésus de l’histoire. La discontinuité serait donc totale. Mais l’événement pascal est-il pur commencement ? N’y a-t-il aucun lien entre l’histoire de Jésus et la foi chrétienne ? Bultmann ne nie évidemment pas une certaine forme de continuité, mais il la limite au simple fait que l’existence terrestre de Jésus a servi de support à l’action divine de salut. En devenant l’objet du kérygme pascal, Jésus de Nazareth serait en quelque sorte devenu l’instrument dont Dieu se sert pour le salut des hommes. Mais ce que Jésus aurait pu dire, faire ou penser, si c’est objet de curiosité pour l’historien, ce n’aurait aucun intérêt et nulle signification pour la foi proprement dite33.
55Est-ce là interpréter correctement la parole sur Jésus que proclame le kérygme primitif ? A la suite de Käsemann, de nombreux disciples de Bultmann l’ont contesté et ils ont rejeté le radicalisme de leur maître au nom même de la fidélité au Nouveau Testament. Certes, la discontinuité est première, il n’y a rien à retirer à la nouveauté pascale. Mais elle implique une réelle continuité, la nouveauté n’est pas absolue. Expliquons-nous. Aux yeux des premiers chrétiens, lorsque Dieu ressuscite Jésus, cet acte a d’abord valeur de ratification de sa vie et de sa mission. Au lieu de vider de tout sens son existence terrestre, bien au contraire elle l’authentifie. Dieu signifie par là qu’il était déjà à l’œuvre dans ce que Jésus disait et faisait. Dans l’événement pascal, se trouve donc réassumée toute l’œuvre de Jésus de Nazareth, son enseignement, ses miracles, sa vie et sa mort, comme sa personne elle-même. Tout est assumé, mais tout est aussi transposé sur un registre supérieur, cette assomption est une consécration. Ici s’opère une sorte de « saut qualitatif ». Jusque là, tout n’était que prélude ; maintenant s’inaugure la réalité dernière et véritable. En ressuscitant Jésus, Dieu manifeste qu’il le fait entrer lui, avec l’œuvre, la vie et la mort qui l’ont fait ce qu’il est, dans le monde divin de l’ultime, du définitif, de l’universellement valable. En ce sens on peut dire, avec Käsemann, que l’événement pascal à la fois sépare et fait le lien entre Jésus et le kérygme apostolique34. Ainsi se trouvent étroitement nouées la nouveauté radicale de Pâques et tout autant la continuité réelle qui fait que le Ressuscité n’est personne autre que Jésus le Nazaréen, le crucifié (Mc 16, 6).
56Enfin, le message chrétien, l’annonce que Dieu a ressuscité Jésus, est en dernier ressort une parole pour nous. Ce que Dieu a fait concerne Jésus, mais ne concerne Jésus que pour nous atteindre nous. Si Dieu a fait Jésus Seigneur et Messie, alors, comme les auditeurs de Pierre au jour de la Pentecôte, tous les hommes doivent se poser la question : « que ferons-nous (Ac 2, 36 et 37) pour saisir la main qui nous est tendue ? ». A tous est adressé l’appel à la conversion en vue de la rémission des péchés (ibid., 38-39). L’œuvre de Dieu en Jésus-Christ qu’est la résurrection vise donc à libérer les hommes du mal. C’est bien pourquoi les titres qui transcrivent la dignité pascale de Jésus, le mettent tous en relation avec l’humanité. Dieu le fait, proclame-t-on, Messie (le Messie promis au peuple juif) et Seigneur (le Seigneur de tous les hommes, Ac 10, 36, qui accèdent à la « paix » en vivant envers lui leur allégeance) ; Dieu l’exalte comme Prince et Sauveur ; c’est à lui seul, parmi les hommes, qu’il donne le Nom suprême, c’est-à-dire la puissance par laquelle nous sommes sauvés ; c’est lui encore qu’il désigne comme le juge des vivants et des morts, celui qui nous arrache à la colère qui vient (1 Th 1, 10), etc. Ce qui arrive à Jésus est envisagé en fonction des hommes et de leur accès à la paix, au salut, à la libération du mal. C’est pourquoi également, dans l’optique du christianisme primitif, la résurrection de Jésus marque la véritable inauguration du salut. Ici aussi, évidemment, la discontinuité est première. C’est Pâques qui fait Jésus Seigneur et Messie. Non pas que ce qui précède soit insignifiant, mais c’est tout au plus le présage de la nouveauté qui surgit en fait à Pâques. C’est maintenant l’investiture royale de Jésus (Lc 19, 12), son intronisation (Ps 110, 1) et réellement son entrée en fonction. La mission terrestre de Jésus n’en sort nullement invalidée, mais c’est ici qu’elle accède au registre de ce qui est divinement décisif et définitif, qu’elle accède désormais à l’universalité. Et ainsi tout est cohérent : le ministère de Jésus s’était limité à Israël, mais les envoyés du Ressuscité proclament dorénavant l’Evangile à toutes les nations. Et on comprend pourquoi le dynamisme missionnaire des communautés chrétiennes devient un signe de la résurrection.
57Ce qui vient d’être dit ne supprime pas pour autant une réelle continuité entre la mission du Ressuscité et la mission historique de Jésus de Nazareth. Une nouvelle fois, Pâques n’est pas un commencement absolu. L’activité de Jésus durant son existence terrestre avait déjà un caractère messianique. C’est du moins ce dont les premiers chrétiens se rendent compte maintenant avec certitude, dans la lumière de Pâques. Pour eux, l’expérience pascale n’annule pas le passé, au contraire elle est une raison déterminante pour le réinterroger. En effet, dans cette rétrospection, c’est à la fois le passé qui trouve son sens grâce à l’éclairage nouveau que lui donne l’action divine, et le présent qui prend un visage grâce à la réactualisation du passé. L’activité salutaire du Ressuscité apparaît préfigurée déjà dans l’attitude de Jésus envers la Loi, dans les guérisons qu’il opère, ou dans l’accueil qu’il réserve aux pécheurs et aux païens. En revanche, le ministère terrestre de Jésus devient comme la parabole visible du mystère caché, perceptible à la foi seule, du salut offert par le Ressuscité à l’humanité tout entière. En tout cas, si les premières communautés chrétiennes n’avaient pas eu la conviction profonde de cette interaction, qui implique une réelle continuité, nous n’aurions jamais eu de tradition évangélique.
58C. Traits distinctifs. Nous nous étions demandé s’il était possible de retrouver des traces de la première pensée chrétienne sur Jésus ressuscité, et nous nous sommes attachés à analyser de ce point de vue les formulations anciennes du kérygme : parole de Dieu, sur Jésus, pour nous. Le moment est venu de dégager les axes principaux de la réflexion christologique qui s’y atteste. Trois points surtout nous paraissent importants.
59Premièrement, il faut remarquer qu’en rigueur de termes le kérygme primitif marque exactement l’avènement de la christologie, si Ton entend par là un discours réfléchi et organisé qui vise à rendre compte de ce qu’est Jésus pour la foi. En effet, la prédication de Jésus a été, nous l’avons vu, résolument théocentrique. Il ne se place pas lui-même au centre. Sa mission le met au service de Dieu et de son Règne, dans l’annonce et l’accomplissement de sa volonté. Jésus, pensions-nous, n’a revendiqué pour lui-même aucun des titres christologiques par lesquels le christianisme primitif s’efforcera de cerner sa dignité pascale. Ce qui n’empêche d’ailleurs pas que son comportement ait été lourd de toute une christologie implicite, plus vécue que thématisée. Pâques modifie profondément cette perspective. D’annonceur, Jésus devient l’annoncé. Au théocentrisme de son ministère succède le christocentrisme de la prédication chrétienne. La discontinuité est frappante : elle n’est que le reflet de la nouveauté qu’introduit l’événement pascal. Encore faut-il la bien comprendre. D’un double point de vue. D’abord, et très évidemment, le message chrétien ne substitue pas le Christ à Dieu ! Il n’est une parole sur Jésus que parce qu’il est d’abord une parole sur Dieu. Dieu ressuscite Jésus. Dieu lui-même, en le ressuscitant, le pose en quelque sorte au centre de l’histoire humaine. Il lie son sort au sien et choisit d’être le Dieu de Jésus-Christ. Ainsi, c’est Dieu qui fait don de Jésus-Christ à l’humanité, pour qu’une fois exalté il attire tous les hommes à lui (Jn 12, 32). Jésus est au centre, mais Dieu reste le terme, puisqu’il était, est et reste la visée de Jésus. C’est Dieu qui doit être tout en tous (1 Co 15, 24-28). — Ensuite, la nouveauté que représente l’émergence de la christologie dans le christianisme primitif ne peut faire perdre de vue qu’elle plonge objectivement ses racines dans le vécu de Jésus et dans la christologie implicite qui s’y révèle. De ce point de vue, le message chrétien ne fait que tirer au clair, dans la lumière de Pâques, ce qui s’annonçait déjà en vérité dans le comportement historique de Jésus. En proclamant Jésus Messie et Seigneur, il dit ce que Jésus vivait réellement, fût-ce dans les limites de la situation prépascale, et même s’il n’en faisait pas la théorie35 (Cette conviction est si profondément ancrée dans la pensée chrétienne primitive que la tradition évangélique n’a pas craint d’en tirer les conséquences et de faire affleurer, tout au long de sa narration, ce qui du vivant de Jésus était apparemment resté dans l’ombre. Il lui semblait désormais possible et nécessaire d’exprimer le sens caché de ce que Jésus avait dit ou vécu. C’est qu’en réalité la problématique messianique, avec le recours aux titres christologiques, se nouait déjà au niveau de l’histoire de Jésus. Affirmons donc que de ce double point de vue, aussi bien du théocentrisme que du christocentrisme, la continuité a des droits à faire valoir. Il n’en reste pas moins que c’est l’événement pascal qui a provoqué l’apparition de la christologie comme discours articulé.
60Deuxièmement, cette christologie apparaît essentiellement pascale. Elle se bâtit sur le contraste, et cependant sur l’unité, de l’existence terrestre de Jésus et de son exaltation pascale. La résurrection de Jésus est la charnière qui articule ces deux moments qualitativement distincts, le second accomplissant par la surabondante générosité divine la promesse contenue dans le premier. Pâques est donc le point focal de la réflexion. Et la signification théologique de l’événement s’évalue, non en considération du commencement, mais par référence à la fin de l’histoire. Elle est toute tournée vers l’avenir et gonflée d’espérance. Cette christologie n’est donc encore en rien une christologie de la préexistence et de l’Incarnation. Si nécessaires que ces développements futurs soient à l’équilibre de la réflexion sur Jésus, ils ne sont pas premiers, et ils sont effectivement des développements. En christologie, historiquement sinon logiquement, tout se construit à partir de Pâques.
61Enfin troisièmement, cette christologie pascale s’avère tournée fondamentalement vers l’annonce du salut pour les hommes. Elle est sotériologique. Elle ne proclame pas qui est Jésus, dans le mystère unique de sa personnalité, mais ce que Dieu le fait pour nous : Seigneur, Sauveur, Juge qui arrache à la colère ou sauve ceux qui invoquent en vérité son nom (Rm 10, 12-13, etc.). La personne de Jésus est donc caractérisée par la mission que Dieu lui assigne, par le rôle qu’il assume désormais envers l’humanité et envers le monde, bref, par sa fonction. C’est pourquoi nous pourrions, à notre manière, appeler aussi cette christologie fonctionnelle36. Elle ne dit pas (encore) ce que Jésus est en lui-même, mais ce qu’il est pour nous, c’est-à-dire, non seulement ce qu’il est pour les hommes pris en particulier, dans leur recherche individuelle du bonheur, mais aussi ce qu’il est pour les sociétés humaines et pour leur avenir collectif, et dans une perspective plus cosmique pour le devenir du monde. Nous ne devrions pas nous étonner que cette christologie ne présente pas Jésus comme le Fils de Dieu, puisque ce fait illustre simplement ce que nous venons de dire. Et pourtant cette constatation est fort déconcertante si on la met en regard de la place dominante que le thème de la filiation divine de Jésus va prendre en christologie. Et elle ne laisse pas de poser un problème grave, comme nous allons le vérifier en abordant la troisième étape de notre itinéraire. Qu’il suffise pour l’instant de noter que la première christologie ne s’arrête pas encore à ce point et se structure sans le proposer comme central pour la foi. Cela vaut aussi bien pour les formulations du kérygme primitif que pour les références des Epîtres pauliniennes au christianisme commun37, ou encore pour la christologie sous-jacente aux Evangiles synoptiques. Ajoutons que cette constatation s’accorde avec le fait que Pâques, et non Noël, est au centre de cette christologie. Et puisque l’orientation sotériologique est première à s’exprimer, suggérons qu’elle pourrait bien fournir le test de toute christologie adéquate à son objet. En définitive, s’il est vrai que nous, nous sommes au Christ, et que le Christ est à Dieu (1 Co 3, 23), la raison profonde pourrait bien en être que Dieu est pour le Christ (du théocentrisme de Jésus au christocentrisme du kérygme), et que le Christ est pour nous : un sain anthropocentrisme y trouverait sans doute son compte.
623. Réflexions théologiques sous forme de corollaires
- Une première question se pose en filigrane de nos observations. Elle mérite d’être explicitée. Quelle signification théologique faut-il reconnaître à la christologie que nous venons de caractériser ? On a coutume de l’appeler primitive, on la dit aussi archaïque. Comment comprendre ces qualifications ? Simple manière d’énoncer l’antériorité chronologique de ce type de réflexion, ou aussi aveu de ses maladresses et de ses insuffisances ? On peut en effet regarder ces premiers essais avec une certaine condescendance, leur faire grief de leurs silences, considérer qu’ils sont maintenant périmés puisque des formes plus adéquates les ont relayés. Ils n’auraient alors plus d’intérêt qu’historique. Mais on peut aussi leur reconnaître la vertu de mettre d’emblée l’accent sur ce qui est primordial. Le moment initial est un moment de grâce ; il y a chance que l’on y aille droit à l’essentiel. En ce cas, les premières formulations ont valeur instituante. Elles donnent le ton de manière définitive, même si, encore embryonnaires, elles ont besoin de se développer, d’organiser progressivement leurs défenses contre les agressions extérieures, et si elles ne révéleront que petit à petit leurs virtualités. Cette seconde interprétation nous paraît la bonne. Elle peut se recommander de l’influence persistante des schèmes et des formulations de la christologie primitive sur les formes plus évoluées. Manifestement, les christologies synoptiques, la christologie paulinienne ou johannique, ou encore la réflexion si puissante et personnelle de l’épître aux Hébreux, n’invalident nullement les expressions archaïques, au contraire elles en déroulent les implications, les enrichissent, les intègrent dans des synthèses plus compréhensives ou même différemment orientées. Des unes aux autres, il n’y a pas rupture, mais croissance organique. Il n’est pas jusqu’à nos confessions de foi les plus traditionnelles, Symbole des Apôtres ou de Nicée-Constantinople, ou nos pièces liturgiques les plus familières, pour ne pas attester durablement cette filiation. Nous aurons d’ailleurs à confirmer cette interprétation sur un point particulièrement crucial : la filiation divine de Jésus. N’y a-t-il pas là au moins une rupture caractérisée ? Peut-on parler à ce propos de croissance organique ? La question est posée. Mais si notre point de vue est exact, il impose à toute christologie de mettre en valeur les apports essentiels de la première christologie : son caractère pascal et sa visée prioritairement sotériologique.
- Nous voudrions acter une deuxième réflexion concernant la question si débattue en exégèse et en théologie des rapports entre le Jésus de l’histoire et le Christ de la foi. La christologie primitive, tout axée sur l’événement pascal, permet de formuler les consignes suivantes : ne pas choisir le Jésus de l’histoire contre le Christ du dogme et de la foi (protestantisme libéral), ni inversement le kérygme pascal contre l’histoire de Jésus (R. Bultmann), mais maintenir les deux pôles en relation dialectique. Laquelle ? Ne pas privilégier le ministère terrestre de Jésus aux dépens de sa résurrection (J. Jeremias, historicisme catholique classique), mais, en accord avec le kérygme primitif, donner tout son relief à la discontinuité qu’introduit l’événement pascal et placer au cœur de la foi la nouveauté du Ressuscité. Honorer ensuite la continuité en vertu de laquelle le Ressuscité n’est autre que Jésus de Nazareth, le crucifié (E. Käsemann)38. C’est en effet au regard de la foi pascale que l’histoire de Jésus prend sens, parabole réellement vécue du ministère céleste du Seigneur glorifié.
- Enfin, une troisième réflexion voudrait revenir sur la question du statut historique de nos Evangiles, telle que nous l’évoquions au début de notre première partie. Ils ne sont pas, disions-nous, de l’histoire à l’état pur, ils portent sur cette histoire un témoignage de foi. L’historien peut le déplorer. Est-il sage pour le croyant de lui emboîter le pas ? Certes, celui-ci peut s’y résigner, faute de mieux. Mais est-ce l’attitude adéquate ? Il doit apparaître maintenant, sous l’éclairage de la christologie primitive, que cette structure fondamentale de la tradition évangélique, d’être de l’histoire lue et dite dans la foi, ne mérite pas d’être subie comme un pis aller, mais qu’elle est exigée au contraire par l’objet qu’elle se donne. Elle n’est pas perte, mais gain. Que les Evangiles écrivent ainsi l’histoire, ce n’est pas de la part de leurs auteurs incapacité d’agir autrement et mieux, mais c’est pour eux nécessité théologique39. En effet, quel Jésus les intéresse au premier chef ? Leur Seigneur glorifié, le Christ pascal, le Ressuscité. Mais qu’ils ne peuvent atteindre visiblement sinon sous les espèces de l’histoire évangélique qu’il a réellement vécue. C’est pourquoi naît une tradition évangélique : parce que les premières communautés chrétiennes, animées par les divers ministères de la parole, se sont effectivement référées à ce que Jésus avait dit et fait. Mais inversement à quelle histoire se réfèrent-elles ? A une histoire comprise de l’intérieur, lue dans la lumière de sa signification dernière, telle qu’elle lui vient de l’événement pascal, et donc chargée de signification actuelle pour le présent de ceux qui l’interrogent. Car l’essentiel est invisible aux yeux. L’histoire réduite à elle-même est aveugle. On ne voit bien qu’avec les yeux que donne la foi pascale (2 Co 3, 14). Au fond l’histoire ne voit que Jésus de Nazareth, mais Jésus de Nazareth n’est pas encore le Seigneur glorifié, il n’a pas encore atteint sa stature définitive. Or celle-ci seule est en dernier ressort déterminante pour la foi ; c’est donc elle qui est visée à travers les faits et gestes, et les paroles de Jésus, et qui à son tour en auréole la relation. Ainsi la structure fondamentale de nos évangiles découle de la foi pascale en même temps qu’elle l’illustre.
III. De la rencontre du Ressuscité à la confession du Fils de Dieu
63Si la foi pascale des origines a donné lieu à une expression christologique cohérente, il n’en reste pas moins que celle-ci est en évident retrait par rapport aux convictions du corpus néotestamentaire pris dans son ensemble. La christologie primitive offre à notre regard un Christ en majesté particulièrement fascinant, le Seigneur ressuscité que Dieu fait asseoir à sa droite dans la gloire, qui appelle les hommes à se réconcilier avec Dieu et entre eux, dans la justice et dans l’amour, et qui en son jour viendra sur les nuées du ciel, entouré de ses anges, au-devant de ceux qui invoquent son nom, pour les rassembler des quatre points de l’horizon dans le Royaume. Sous le langage symbolique s’affirment des réalités fondamentales. Mais ce qui ne manque pas d’étonner, nous l’avons déjà remarqué, c’est que ces premières affirmations laissent dans l’ombre le mystère de la filiation divine de Jésus, et donc de ses origines et de sa préexistence. Or, c’est un fait absolument remarquable que le Nouveau Testament, en sa forme achevée, atteste une avancée massive de la christologie du Fils de Dieu. C’est celle-ci, de plus en plus, qui donne le ton, et pas seulement en quelques passages isolés qui constitueraient autant de pointes avancées exceptionnelles, mais plus globalement, selon toutes les lignes des christologies particulières à chacun des auteurs ou chacune des traditions néotestamentaires. Nous pensons bien sûr à saint Paul et à sa postérité littéraire, ainsi qu’à la tradition johannique, et dans sa sphère d’influence à l’auteur de l’Apocalypse, mais nous visons aussi l’auteur de l’épître aux Hébreux ; au risque de surprendre, prenant même s’il est nécessaire le parti de contredire, nous ne craignons pas d’étendre la liste jusqu’aux trois évangélistes synoptiques. Partout se manifeste une attention particulière à la personne même de Jésus, et non plus seulement à son rôle unique dans l’économie salutaire, et le signe de cet intérêt est la situation privilégiée qui tend à être faite au titre de Fils de Dieu.
64Bien entendu, ce serait un anachronisme impardonnable de faire porter dès ce moment à cette formule les précisions théologiques que des siècles de débats théologiques mettront à dégager. Et, du point de vue de l’exégète, ce serait une faute tout aussi grave de lui attribuer une signification univoque dans chacune des traditions particulières que nous venons d’évoquer. Il faut se souvenir d’abord que le titre de Fils de Dieu joue déjà un rôle dans le contexte de la christologie primitive, sans sortir pour autant du cadre fonctionnel qui la caractérise40. Il y a ensuite, pour ne prendre que cet exemple, des nuances appréciables entre la conception de Marc et de Matthieu, ne fût-ce que parce que ce dernier intègre à sa perspective, comme le fait d’ailleurs Luc à sa manière, la réflexion théologique qui avait abouti à l’affirmation de la conception virginale. De même, il est impossible de mettre sur le même pied la christologie des grandes épîtres pauliniennes et la réflexion théologique qu’atteste l’hymne christologique de l’épître aux Colossiens. Et comment, d’un point de vue historique, projeter indistinctement sur l’ensemble du Nouveau Testament les fulgurances du prologue de l’Evangile johannique ? Pour n’insister que sur un seul point, il faudrait, nous semble-t-il, distinguer soigneusement entre les christologies du Fils de Dieu qui s’interrogent simplement sur la condition divine de Jésus en son existence terrestre qu’éclaire la gloire pascale (ainsi entre autres les christologies de la conception virginale), et celles qui thématisent sa préexistence divine et son intervention aux origines du monde41. On pourrait risquer ici une remarque similaire à celle que nous faisions plus haut à propos du statut de la christologie primitive : n’y a-t-il pas lieu de se demander si les christologies de la condition divine (de la filiation divine) du Jésus de l’histoire devenu le Seigneur glorifié, ne méritent pas que soient reconnues leur pertinence théologique propre et leur valeur pédagogique même provisoire, et si elles ne peuvent prétendre à être tenues pour authentiquement chrétiennes (comme elles l’ont été historiquement) à la condition évidente de ne pas exclure formellement les développements ultérieurs qu’elles pourraient appeler ?
65Mais notre propos n’est pas d’insister sur ces différences, si dignes soient-elles de considération. Il est plutôt de relever globalement le phénomène d’une transformation de la christologie néotestamentaire par rapport aux préoccupations de la christologie primitive. Et cela parce que l’accentuation générale de la filiation divine de Jésus pose à l’évidence une grosse question : d’où viennent ces développements et comment se justifient-ils ? Ne creusent-ils pas un fossé entre ces christologies plus évoluées et la première réflexion née du choc de l’événement pascal ? Pis encore, ne consacrent-ils pas la rupture entre la dogmatique naissante des Eglises et la réalité historique vécue par Jésus ? Questions décisives auxquelles ont été apportées les réponses les plus extrêmes. Nous voudrions 1. en prendre d’abord la mesure approximative, avant de tenter 2. d’en creuser le point névralgique. Il ne restera plus qu’à esquisser enfin 3. quelques prolongements possibles à nos réflexions.
661. L’évolution de la christologie du Nouveau Testament. Enjeux et orientations
67A. Thèses radicales. Au tournant de notre siècle, le protestantisme libéral dénonçait dans les développements christologiques des origines chrétiennes une invasion des spéculations philosophiques grecques et une sorte de perversion des schèmes du messianisme juif, en fait beaucoup plus simples, qui avaient été appliqués d’abord à Jésus par le christianisme primitif. Il y avait là le risque d’une cassure. Harnack estimait que la christologie paulinienne avait réussi à ne pas rompre ses liens avec la première réflexion chrétienne, qu’elle avait pourtant dangereusement ouvert la porte par laquelle la dogmatique postérieure allait s’engouffer42. Avec moins de mesure, certains iront jusqu’à voir en Paul le véritable fondateur du christianisme. Ici, c’est la philosophie grecque qui produit un Jésus-être-céleste, de nature divine, bien étranger aux conceptions des communautés primitives en Palestine, et plus éloigné encore de ce que Jésus lui-même avait jamais pu dire ou penser. Cette « crise aiguë d’hellénisation du christianisme » que Harnack situait au siècle suivant, dans l’affrontement avec la gnose, certains voudraient la voir contaminer déjà le Nouveau Testament.
68Bultmann s’efforce pour sa part de replacer la naissance du christianisme dans le cadre des religions antiques, et, dans le sillage de l’Ecole de l’histoire des religions, il rattache l’attribution à Jésus de la qualité divine à l’influence, non plus de la philosophie, mais de la religiosité hellénistique. Sous l’influence des religions à mystère, le christianisme hellénistique est devenu, lui aussi, une religion cultuelle, vouée dans le cadre du syncrétisme ambiant, à l’adoration du Seigneur Jésus, présent dans sa communauté et agissant spirituellement en elle par des sacrements. Résumant l’impression que lui fait sur ce point la « piété » du Nouveau Testament, Bultmann estime effectivement qu’il s’agit au fond, par rapport au christianisme palestinien, d’une religion entièrement nouvelle43.
69Ces conceptions outrancières continuent d’avoir un rayonnement certain. Auréolées du prestige de leurs illustres promoteurs et favorisées par leur spécieuse simplicité, elles présentent en outre l’avantage de fournir une explication aseptisée du paradoxe de la foi chrétienne : l’affirmation de la filiation divine de Jésus se trouve ainsi ramenée dans la sphère des spéculations humaines ou de la mystique religieuse commune. Mais l’histoire ne proteste-t-elle pas contre un tel traitement ? Trop de vulgarisateurs, aujourd’hui encore, cèdent à la contagion et se laissent séduire par ce qui est devenu pour certaine critique une sorte d’axiome. Trop souvent encore, l’évolution de la christologie néotestamentaire est envisagée en deux phases dont la seconde, celle de l’hellénisation, si même elle ne marque pas une rupture, ferait cependant basculer la réflexion chrétienne sur des pentes entièrement nouvelles. L’affirmation de la divinité du Seigneur Jésus caractériserait évidemment cette seconde étape. Comment éviter de parler, si les choses sont bien ainsi, d’un processus de divinisation ?
70B. Réflexions critiques. Il ne peut être question, cela va de soi, de nier le phénomène d’acculturation du christianisme dans le monde païen. Mais d’abord il faut le ramener à ses proportions véritables. La Palestine du Ier siècle appartenait depuis plus de trois siècles au monde hellénistique. Le judaïsme de langue grecque n’avait pas laissé de confronter très tôt sa foi avec l’idolâtrie païenne, et sans adultérer sa propre spécificité, bien au contraire, il avait forgé les instruments d’un véritable dialogue missionnaire. Les frontières du judaïsme et de l’hellénisme étaient devenues perméables bien avant les origines chrétiennes. La confrontation du judaïsme avec la culture grecque n’était donc aucunement une nouveauté. A ce niveau la vraie question qui se pose à propos du christianisme néotestamentaire, et en particulier au sujet de sa christologie, est la suivante : les missionnaires chrétiens ont-ils accommodé leur foi au goût de leurs auditeurs païens, en ont-ils laissé subvertir le contenu par les schèmes philosophiques et religieux du monde ambiant ? Ont-ils su exprimer, au contraire, dans le langage de leurs interlocuteurs, et en se servant à l’occasion de leurs schèmes culturels, une pensée suffisamment vigoureuse pour demeurer fidèle à elle-même ? Les formules se teintent du sens qu’on veut leur donner. Apparaissent-elles lourdes de toute la nouveauté chrétienne, la revendiquant au besoin contre les malentendus qu’elle aurait engendré, ou trahissent-elles la réalité chrétienne en l’engageant dans un syncrétisme confus ?
71A un niveau plus profond, ceci nous ramène donc à la question fondamentale : l’affirmation de la filiation divine de Jésus est-elle vraiment le fruit de la rencontre avec le paganisme hellénistique ? Trouve-t-elle alors seulement, et dans ce terrain-là précisément, l’enracinement qui permettra son essor, et les conditions nécessaires à son développement ? N’appartient-elle pas plutôt déjà au fonds du christianisme primitif, même si elle n’en est qu’un développement second, que nous pourrions dire légitime et nécessaire ? Des études nombreuses et convergentes montrent de plus en plus nettement que les christologies du Nouveau Testament ont gardé des attaches solides dans le terreau palestinien des origines. Elles nourrissent leurs développements par des relectures bibliques, elles puisent leurs instruments d’expression dans les écrits du judaïsme contemporain, palestinien et bien sûr hellénistique. Au fond, même si elles empruntent des éléments à la culture païenne, elles restent fondamentalement cohérentes avec l’inspiration biblique et la tradition vivante du judaïsme, grâce auxquelles le christianisme naissant avait pu formuler sa propre foi. Mgr Cerfaux le montrait naguère avec autorité en ce qui concerne la christologie paulinienne44. Les études johanniques aussi prennent leurs distances par rapport aux interprétations gnosticisantes : la christologie du IVe Evangile s’enracine dans le milieu palestinien et ses prolongements les plus audacieux ne lui font pas renier ses origines. Même s’il reste difficile d’identifier avec précision les influences qu’elle a subies et les milieux successifs dans lesquels leur intégration s’est faite, elle se présente comme un génial approfondissement des traditions primitives, nullement comme leur dissolution45. Dans un livre récent, M. Hengel a mis son étonnante érudition au service d’une étude de l’expression « Fils de Dieu » dans le monde hellénistique et dans le monde juif46. Il montre de manière convaincante que ce n’est pas dans le paganisme grec, mais dans la tradition juive que l’on trouve les meilleurs antécédents aux grandes affirmations de la foi christologique : la thématique même de la filiation divine, l’exaltation dans la gloire divine, l’affirmation de la préexistence, la participation médiatrice à la création, l’envoi sur terre... C’est l’apport positif et salutaire d’un travail qui par ailleurs, et nous y reviendrons, pourra paraître moins heureux dans sa partie constructive, là où il s’efforce de dessiner à partir de ces matériaux le processus de formation de la christologie primitive. Bref, tout indique qu’il faut résister avec fermeté à la théorie d’un clivage fatal entre le christianisme dit hellénistique, et le christianisme primitif.
72C. Le cœur du débat. Ces conclusions ne font pas l’unanimité, il semble pourtant qu’elles peuvent affronter l’avenir avec confiance. Aussi bien n’avons-nous pas l’intention de les étayer davantage, ni de les illustrer en détail. Il paraît plus important d’en venir au point névralgique qu’elles contribuent à mettre en pleine lumière. Ce sera aussi une manière de les confirmer. S’il est vrai que l’évolution de la christologie néotestamentaire ne s’explique pas essentiellement par un jeu d’influences extérieures, plus ou moins responsables d’une sorte de mutation de la foi primitive, mais qu’elle se présente comme un développement endogène, répondant à quelque nécessité interne inéluctable, il devient impossible d’éluder la question : comment s’est opéré ce développement ? On devrait pouvoir montrer quels facteurs ont enclenché le mouvement et rendre plausible le terme vers lequel il tend : la confession de Jésus, Fils de Dieu.
73Il ne suffit pas de rejeter la thèse de l’hellénisation, il faut encore relever le défi de fournir une explication alternative, qui respecte aussi bien ce que l’histoire nous apprend sur Jésus de Nazareth que la physionomie propre de la christologie pascale primitive. Il est évident par ailleurs que l’élucidation de ce processus historique est elle-même riche de sens : elle doit manifester le ressort caché du mouvement qui a porté les communautés chrétiennes du I er siècle à célébrer leur Seigneur ressuscité, dans l’émerveillement de l’adoration et de l’action de grâces, comme le propre Fils de Dieu.
742. Mécanisme d’un développement. Tout commence par une question : il faudra montrer en quel lieu elle est formulée. Il faudra indiquer ensuite de quel horizon une réponse appropriée pouvait surgir. Et entendre enfin quelle réponse fut effectivement donnée et dans quel sens.
75A. La question. Etudiant les plus anciennes confessions de foi chrétiennes, O. Cullmann remarquait déjà : « Ce n’est pas la filialité divine (du Christ) qui sert à expliquer l’élévation du Kyrios ressuscité, mais c’est à partir de la dignité de Kyrios ressuscité du Christ que le chrétien du premier siècle parle de son origine divine »47. La question qui mènera à la confession de la filiation divine de Jésus se pose en effet au cœur même de la christologie pascale. Elle jaillit dans la contemplation de la gloire du Ressuscité exalté à la droite de Dieu dans les deux, elle découle de la considération des privilèges que la foi chrétienne lui reconnaît comme l’enjeu même de la Résurrection : des privilèges à proprement parler divins, si l’on se réfère aux conceptions de la tradition biblique, comme d’être le juge du jugement eschatologique (Dieu seul est juge !), de remettre les péchés à ceux qui invoquent son nom (qui peut remettre les péchés sinon Dieu seul ?), d’avoir reçu le Nom ineffable, « le Nom qui est au-dessus de tout nom ». Cette question peut se formuler : qui donc est Jésus ressuscité, pour faire ce qu’il fait ? La christologie fonctionnelle débouche dans une interrogation sur la personne. Qui est Jésus pour que le Dieu unique ait à un tel point identifié sa cause à la sienne ? C’est de l’intérieur de la foi pascale, et en vertu de sa dynamique propre, que naît le besoin d’exprimer quels liens mystérieux unissent Jésus à Dieu, et Dieu à Jésus.
76Cette question, nous ne nous contentons pas de la postuler. Nous la voyons attestée par les Evangiles, à leur manière, mais explicitement et à de multiples reprises, si du moins nous entendons leur message au niveau où il semble se situer. Marc ici ouvre la voie. La question est formulée d’entrée de jeu, dès l’intervention de Jésus dans la synagogue de Capharnaüm (Mc 1, 27) ; elle fait l’objet du secret imposé aux démons (1, 34 ; 3, 12) ; elle reparaît dans la bouche des disciples après l’apaisement de la tempête (4, 41) et dans celle des assistants à la synagogue de Nazareth (6, 2-3) ; elle est évoquée à propos des supputations d’Hérode (6, 14-16) avant de déboucher dans l’interrogatoire de Césarée de Philippe (8, 27-29). Bien sûr ces questions se manifestent ici au niveau du ministère terrestre de Jésus. Il ne s’agit nullement de nier, évidemment, que des questions soient nées dans le cœur des contemporains de Jésus et qu’ils les aient formulées au gré des réactions d’étonnement, d’admiration ou d’hostilité qui étaient les leurs. N’empêche que, dans leur présentation actuelle, elles se rattachent plutôt au cadre dramatique de l’Evangile et relèvent davantage de la rédaction marcienne que de la tradition. Elles reflètent donc en première instance le questionnement que l’Evangéliste veut susciter chez ses lecteurs pour pouvoir mieux y répondre. Et, dans ce cas, elles traduisent effectivement cette sensibilité nouvelle qui apparut dans la conscience chrétienne à partir de la christologie pascale et l’amena à s’interroger sur l’identité mystérieuse de Jésus. Observons d’ailleurs quelle réponse l’Evangile de Marc suggère être la vraie. Pas pleinement celle de Pierre (« le Messie »), même pas celle qu’implique le langage utilisé par Jésus (« le Fils de l’homme »), mais celle que la voix céleste révèle sur la montagne de la Transfiguration, en la liant à l’apparent échec de la Passion (« celui-ci est mon Fils bienaimé ») et à laquelle fait écho la confession du centurion au pied de la croix (« vraiment, cet homme était Fils de Dieu »). Lorsque la question de l’identité de Jésus se trouve explicitement posée, elle ne se termine pas vraiment sur des énoncés de type fonctionnel, mais précisément sur l’affirmation de la filiation divine ! En l’occurrence, la condition filiale de Jésus (à la fois cachée et signalée par le secret messianique), Marc la voit révélée sur la croix, dans la fidélité radicale de Jésus jusqu’à la mort. La gloire du Ressuscité se lit dans l’abaissement du Crucifié, et nulle part ailleurs. Et c’est bien dans le déploiement du mystère pascal que le mystère de Jésus se donne à découvrir. Dans la dépendance de Marc, mais sur les chemins qui leur sont propres, Matthieu et Luc appelleraient des considérations analogues. Nous ne pouvons nous y attarder.
77Pour sa part, le IVe Evangile va plus loin encore. D’une certaine façon, il inverse les perspectives : ce ne sont plus tant les hommes qui partent à la recherche de l’identité de Jésus, c’est Jésus lui-même qui prend en mains la tâche de révéler qui il est (« Je suis »). Il le fait à travers les signes qui manifestent sa gloire et dans les œuvres que lui montre le Père ; par les nombreux discours aussi où il explicite le sens de ses actes, polémique avec ses adversaires ou instruit ses disciples. A nouveau, c’est dans ce qu’il fait que se manifeste qui il est. Les titres et les images messianiques, dont la palette est particulièrement riche, et aussi la manière qu’il a d’identifier à sa personne les dons du salut (le pain de vie, la lumière, la résurrection, etc.), tout conduit à cette source ultime, au cœur de son unité avec le Père. Le chemin est toujours le même : l’œuvre révèle la personne. Et le moment où l’œuvre s’accomplit, l’heure unique, c’est celle de l’exaltation du Fils de l’homme, qui est aussi la glorification du Fils, celle de Pâques. Notons-le pourtant : à l’occasion, nous percevons encore, à travers le chassé-croisé de leurs questions, l’écho des perplexités des interlocuteurs de Jésus (Jn 7, etc.), c’est-à-dire des groupes dont la tradition johannique voulait faire entendre la voix pour mieux illustrer la spécificité de la réponse chrétienne. L’affirmation de la filiation divine de Jésus n’allait décidément pas sans soulever des questions !
78Tel est donc, dans l’Eglise apostolique, le lieu d’une interrogation nouvelle. Le questionnement porte sur l’élucidation des rapports de Jésus à Dieu. Il se nourrit de la richesse même des christologies pascales. C’est à ce niveau que s’enracine la réflexion christologique des Evangiles, qui y trouve donc comme telle son Sitz im Leben, sans renier pour autant les traditions plus archaïques sur la trame desquelles elle se construit. C’est donc ici qu’on est en droit de chercher l’amorce des progrès que vont faire les christologies néotestamentaires dans leur ensemble. Encore est-il nécessaire de préciser sur quelles bases et selon quel processus les réponses vont pouvoir s’élaborer.
79B. Principes d’une réponse. Quelques auteurs ont tenté récemment de rendre compte du processus qui mène à la christologie du Fils de Dieu. Comment expliquer que cette affirmation-là précisément se soit imposée, de manière généralisée et si rapide, venant en quelque sorte chapeauter, sans les supplanter, celles qui l’avaient précédée ? La réponse à cette question est importante, puisque d’elle dépend le sens qu’il convient d’assigner à cette nouvelle confession de la foi chrétienne. Nous avons déjà parlé de l’essai de M. Hengel48. Pour lui, le développement de la christologie primitive répond à une « nécessité intrinsèque » (p. 117), il se fait suivant une « logique interne » (p. 111). Il se reconstitue à partir des sources juives (de manière certes hypothétique) comme on assemble les pièces d’une mosaïque (p. 97). Nous n’avons pas à reproduire et à discuter le cheminement logique qu’il propose. Sans doute, il laissera l’exégète plus d’une fois fort perplexe, mais ce qui nous intéresse ici, c’est plutôt le type de démarche que l’auteur semble suggérer pour la pensée chrétienne des origines : une sorte d’enchaînement logique de propositions, toutes empruntées à la tradition juive, se reliant les unes aux autres jusqu’à recomposer l’image complète du Fils de Dieu suivant le Nouveau Testament. Une telle démarche fait doublement difficulté. 1. Ne faut-il pas qu’un principe directeur préside à l’assemblage des matériaux ? S’agit-il d’une simple logique abstraite, évoquant certain « développement homogène du dogme » conçu de manière purement rationnelle ? Les communautés chrétiennes des origines ne paraissent pas avoir développé une théorie à partir de leur foi pascale. 2. L’originalité de la foi chrétienne est-elle seulement dans l’assemblage nouveau de thèmes préexistant à l'état isolé ? Rend-on vraiment compte ainsi de la radicale nouveauté que les chrétiens paraissent avoir en vue lorsqu’ils confessent Jésus comme Fils de Dieu ?
80La communication faite par Fr. Mussner à la rencontre des dogmaticiens et fondamentalistes catholiques à Lucerne, en janvier 1975, est remarquable à plusieurs égards. Il étudie lui aussi les origines et le développement de la christologie néotestamentaire du Fils de Dieu et en tente une reconstruction historique49. Il la voit enracinée dans une thématique du Prophète eschatologique, qu’attesteraient très largement les quatre Evangiles et dont il déploie toutes les étonnantes virtualités à la lumière du modèle que fournit l’Ancien Testament. Il envisage donc « la possibilité d’une transposition organique de la christologie du Prophète en celle du Fils » (p. 90). Dans la réflexion théologique de l’Eglise primitive, précise-t-il, cette christologie du Prophète conduisait logiquement, par sa nature même, à la christologie du Fils » (p. 97)50. Malgré ces affirmations, l’auteur est conscient que la christologie du Prophète n’explique pas tout. Elle laisse dans l’ombre un « reste significatif » (p. 99). En effet. Et ce surplus qu’apporte précisément la christologie du Fils demande aussi à être motivé. Il concerne, comme l’auteur le dit très bien, le sens exclusif que prend l’expression Fils de Dieu lorsque le Nouveau Testament l’applique à Jésus ; également, le thème de la préexistence qui s’y rattache ; et déjà tout simplement la préférence donnée à Fils plutôt qu’à Prophète (p. 99-100). Comment s’explique le passage, tel est bien notre problème. L’auteur en énumère quatre raisons possibles (p. 100-101), évoquant entre autres ce qu’il avait dit en commençant de l’expérience de la rencontre avec Jésus qu’avaient vécue les disciples durant sa vie terrestre (p. 79-87). C’est dans cette direction que nous aimerions creuser, car c’est là que nous paraît se situer l’élément déterminant.
81Quoi qu’il en soit des pierres d’attente — que l’on peut effectivement trouver plus significatives dans la thématique du Prophète eschatologique que dans celle du Messie davidique51 —, il reste qu’un seuil est franchi dès lors qu’on commence à entrer dans le mystère de la filiation divine de Jésus. En quoi se fonde la légitimité de cette démarche ? Non dans la logique d’une sorte de développement linéaire. Mais dans un retour à Jésus et à son histoire. La réponse à la question posée (qui est Jésus pour faire ce qu’il fait ?), un seul peut la donner, Jésus lui-même. Et il l’a donnée sans la formuler, mais en la vivant. L’interrogation christologique du christianisme primitif devient le Sitz im Leben, le lieu d’enracinement dans la vie des communautés chrétiennes, d’un nouvel approfondissement de la tradition évangélique. Car le dogme progresse toujours en revenant à ses sources. Sensibilisée par l’événement pascal et par les formulations christologiques qu’il a suscitées, la foi chrétienne a pu commencer à découvrir dans les paroles de Jésus, et à comprendre dans son comportement, des harmoniques qu’elle n’avait pas soupçonnées d’abord. La réponse aux questions posées se dégagera progressivement comme la découverte de ce que l’on avait toujours su sans pouvoir encore le dire52.
82Ici encore, les Evangiles paraissent garantir que telle a bien été la démarche de foi des premiers chrétiens. S’il est vrai que la tradition évangélique est née, et que les Evangiles ont été écrits, à partir de la foi pascale et pour rencontrer le Ressuscité à travers l’histoire de Jésus, il est significatif de voir se développer, précisément à propos de la personne historique de Jésus, un processus de valorisation de tout ce qui évoque sa condition filiale. L’intention est donc bien d’exprimer ce qu’a été effectivement Jésus. Il est significatif aussi que cette valorisation se fasse sur la toile de fond des titres messianiques et fonctionnels que l’événement pascal a désormais permis de lui attribuer expressément. Prenons l’exemple des théophanies du Baptême et de la Transfiguration. L’exégèse s’accorde à reconnaître que la voix céleste qui proclame Jésus « Fils bien-aimé » évoque les figures traditionnelles du Serviteur de Dieu (Es 42, 1), du Roi davidique (Ps 2, 7), du Prophète semblable à Moïse (Dt 18, 15) et même d’Isaac (Gn 22, 2, 12, 16). Une interprétation de type historicisant en déduirait que ce contexte fonctionnel affecte la désignation de « Fils » et empêche d’y reconnaître une allusion au mystère de la filiation divine. Ne faut-il pas inverser les perspectives ? Du point de vue de l’interrogation qui était née dans les communautés chrétiennes à propos de la relation de Jésus à Dieu, n’est-il pas significatif de voir se détacher littérairement l’appellation de « Fils » et de constater qu’une situation privilégiée lui est faite lorsqu’il s’agit de parler du Jésus de l’histoire ? Et n’est-il pas significatif qu’elle émerge précisément du contexte des titres fonctionnels, et d’ailleurs en ce cas comme une révélation de Dieu lui-même ? Il ne faut pas opposer la christologie fonctionnelle à la christologie de la relation filiale à Dieu53. La première sert de support à la seconde, ou, mieux, de chemin vers la seconde. La relation filiale de Jésus à Dieu se découvre dans l’exercice de sa mission. Elle fonde sa mission.
83Avec l’Evangile de Marc, nous faisons un pas de plus. On convient largement aujourd’hui que le thème du secret messianique relève de la rédaction de l’Evangéliste54. Aux chrétiens que tente une sorte de triomphalisme pascal et que scandalisent les dures conditions de l’annonce de l’Evangile dans le monde, il doit faire découvrir le mystère du Fils de Dieu, le crucifié ressuscité, dont la gloire ne se donne à reconnaître que dans l’impuissance de la croix. Car c’est devant ce mystère que les cœurs sont durablement endurcis et les esprits aveuglés. En fait, cette thématique reflète la conviction profonde que la véritable identité de Jésus, et justement son identité de Fils de Dieu, ne se révèle pas du premier coup, et certainement pas aux regards qui en resteraient à la surface des choses. Bien plus, elle indique que le lieu de cette révélation est paradoxalement ce qui paraît l’occulter le plus : le scandale de la croix.
84Enfin, dans le IVe Evangile, la démarche du « retour à Jésus » se trouve explicitement thématisée dans le motif de la réminiscence. Au moment de l’expulsion des vendeurs du Temple et à celui de l’entrée triomphale à Jérusalem, les disciples n’avaient pas compris le sens de ce que Jésus avait fait et dit. Mais après qu’il ait été glorifié par sa résurrection d’entre les morts, ils se souvinrent et ils crurent (Jn 2, 22 ; 12, 16). Ici l’accent porte encore principalement sur la portée messianique des événements. Les discours d’adieu vont plus loin. Ils posent en principe que les disciples n’ont pu, de son vivant, comprendre la portée de ses paroles, par exemple lorsqu’il parlait d’aller vers le Père, ou affirmait qu’il était dans le Père et que le Père était en lui. Mais viendrait le Paraclet, l’Esprit Saint, qui leur enseignerait toutes choses et les ferait se ressouvenir de tout ce qu’il avait dit (Jn 14, 26). Comprendre qui est Jésus, entrer dans le mystère de son unité avec le Père, ne peut donc se faire que par un retour aux paroles de Jésus, par un « ressouvenir ». Il n’y a pas d’autre révélation que celle-là. Mais seule la rend effective l’action de l’Esprit : « J’ai encore bien des choses à vous dire mais, actuellement, vous n’êtes pas à même de les supporter ; lorsque viendra l’Esprit de vérité, il vous fera accéder à la vérité tout entière » (Jn 16, 12-13). Qui est Jésus pour faire ce qu’il fait ? L’auteur du IVe Evangile atteste lui aussi qu’il n’y a pas d’authentique réponse à cette question sans un retour à Jésus. Mais dans cette démarche de la réflexion chrétienne, il discerne l’action de l’Esprit Paraclet. Avec ce qu’elle a d’imprévisible et de déconcertant : nous sommes loin des déductions abstraites d’une logique rationnelle. Ajoutons que la démarche du « ressouvenir », en affichant la volonté de découvrir et de proclamer qui est réellement Jésus dans sa relation à Dieu, est seule susceptible d’éviter à l’affirmation de la filiation divine d’apparaître, soit comme une répétition vide de toute réelle nouveauté, soit comme une super-structure mythologique de l’attitude de confiance en Jésus.
85C. La réponse. C’est donc dans un constant va-et-vient entre les interrogations de la réflexion chrétienne d’une part, et l’histoire de Jésus d’autre part, que s’élaborent les réponses de la foi. Au niveau qui nous occupe, cette dialectique conduisait à la confession de Jésus Fils de Dieu. Ce qui arrive maintenant au langage, sous la poussée de la christologie pascale, c’est la réalité que vivait Jésus, pressentie dans ses paroles les plus profondes, cernée dans ses comportements les plus déconcertants. Ici se poursuit le mouvement déjà amorcé par la christologie pascale. Il s’agissait alors de manifester comment l’action divine qui ressuscitait Jésus, dans la discontinuité de sa nouveauté imprévisible, trouvait un point d’appui dans la continuité de la réalité messianique déjà vécue par Jésus. En faisant Jésus Messie et Seigneur dans l’acte de le ressusciter, Dieu consacrait alors dans la plénitude de son exercice eschatologique l’agir de Jésus en son ministère terrestre, un agir qui débordait sans doute les catégories usuelles, mais que l’événement pascal permettait désormais de nommer de manière correcte à défaut d’être exhaustive. Maintenant, le secret que la tradition évangélique est invitée à livrer ne concerne plus seulement le caractère messianique de l'activité de Jésus, mais plus profondément ce qui en constitue le ressort : sa relation à Dieu.
86Or précisément, comme nous avons essayé de le mettre en lumière dans notre première partie, la tradition chrétienne sur Jésus transmettait suffisamment d’éléments que la critique moderne peut considérer comme historiques, pour suggérer la réponse qu’il convenait d’articuler. Quels éléments ? Souvenons-nous de l’autorité avec laquelle Jésus édictait la volonté dernière de Dieu, ne fondant son assurance sur aucun intermédiaire humain, comme s’il lisait directement dans le cœur de Dieu. Rappelons-nous, telle qu’elle se dégageait de ses paraboles, sa conviction que le Règne de Dieu surgissait déjà là même où il parlait et agissait, que son comportement transposait visiblement celui-même de Dieu, ou encore que c’était envers lui, dans le temps présent et face à son appel, que se jouait la réponse des hommes à l’appel de Dieu. Etonnante proximité de Jésus à l’égard de Dieu55 ! Ce Dieu, Jésus l’invoquait spontanément dans une transparence et une intimité incomparable : Abba, Père ! Comment expliciter la christologie que véhiculaient ces comportements et ce langage, sinon en parlant d’une relation filiale à Dieu ? La foi chrétienne pouvait réassumer l’expression biblique traditionnelle et proclamer Jésus Fils de Dieu, mais ce faisant elle lestait l’expression de toute la réflexion qui y avait conduit, elle l’investissait de tout le poids d’expérience concrète qu’avait dégagé la fréquentation croyante du Ressuscité.
87Proclamer Jésus Fils de Dieu, ce n’est donc pas attribuer au sujet Jésus un prédicat dont le sens puisse être défini préalablement par un dictionnaire, fût-il de théologie biblique. L’expression ne peut prétendre nous dire adéquatement ce que c’est pour Jésus que d’être le Fils de Dieu, elle vise une réalité proprement unique et indicible : l’être-devant-Dieu de Celui qui fut et qui demeure Jésus de Nazareth, le crucifié ressuscité. Cette réalité, elle la dit en vérité, mais seulement le moins mal possible. La réalité est première, et c’est elle qui remplit l’expression d’un contenu nouveau. Ici se dit d’abord l’imprévisible de l’apparition historique de Jésus et de son ministère terrestre tel qu’il s’est concrètement déroulé ; ici résonne aussi la joie de Pâques, l’incroyable nouvelle du jour que Dieu a fait pour qu’en son Seigneur le monde ait la vie en abondance ; ici enfin est soulevé un coin du voile sur le dialogue secret du Père avec son Fils, ici est révélé ce que ne peuvent révéler la chair et le sang mais qu’entrevoient seuls ceux qui se sont laissés attirer par le Père : Tu est le Fils du Dieu vivant ! C’est pourquoi il est si important de tracer correctement le chemin qui conduit à cette affirmation. Le chemin dit le sens.
88Mais aussi bien : si Jésus fait ce qu’il fait, et s’il le fait comme il le fait, c’est parce qu’il est le Fils de Dieu. Arrivée à ce point de son cheminement, la réflexion chrétienne ne peut plus oublier ce qu’elle découvre être le fondement de la Bonne Nouvelle. La confession de Jésus Fils de Dieu devient une des pierres de touche de la foi véritable. L’Evangile annoncé au monde ne serait plus l’Evangile de Jésus-Christ s’il ne conduisait jusqu’au seuil de ce mystère. A moins que, retournant les perspectives, il en fasse son point de départ...
893. Prolongements. A vrai dire, tout ce qui précède ayant été dit, il s’en faut que tout soit dit sur le développement de la christologie dans le Nouveau Testament56. Nous croyons seulement en avoir suivi la maturation jusqu’au point nécessaire, mais suffisant pour que se justifient les fruits qu’elle portera. Ces fruits, on peut les voir s’épanouir en trois directions essentielles, que nous allons nous contenter d’évoquer maintenant.
90Et d’abord, si l’homme Jésus de Nazareth est vraiment le propre Fils de Dieu, il faut bien qu’il ne le soit pas devenu, ni en sa glorification pascale, ni dans l’inauguration baptismale au Jourdain, mais qu’il l’ait toujours été, dès le premier instant de son existence humaine, dès sa conception dans le sein de sa Mère. C’est ce que veut garantir l’affirmation de la conception virginale. Dès que cet homme vient à l’existence, par l’action souveraine de l’Esprit de Dieu, il est réellement et pleinement le Fils de Dieu. Cet enfant a Dieu pour Père.
91A un autre niveau aussi, le terme engage et éclaire les origines. Lorsque le kérygme pascal proclame le rôle eschatologique de Jésus ressuscité, il comprend bien que c’est face à lui que se mesurent en définitive le sens de l’histoire humaine et la destinée de l’univers. Mais si, dans les vues de Dieu, c’est bien lui la fin de toutes choses, alors il en est déjà le commencement. C’est lui « l’Alpha et l’Omega, le Premier et le Dernier, le commencement et la fin » (Ap 22, 13). Il n’est « le Premier-né d’entre les morts », que parce qu’il est d’abord « le Premier-né de toute créature ». Et si c’est « pour lui » que toutes choses furent créées, alors c’est aussi « par lui » (cf. Col 1, 15-20). Semblable à la Sagesse de l’Ancien Testament, lorsque Dieu formait l’univers, il « était à ses côtés tel le maître d’œuvre et il faisait ses délices, jour après jour, jouant devant lui en tout temps, jouant sur le sol de sa terre, et trouvant ses délices parmi les enfants des hommes » (Pr 8, 30-31).
92Et enfin, dans cette Genèse qui fait face à l’Apocalypse, dans ce Commencement qui hante nos imaginations, la réflexion des premiers théologiens chrétiens — s’inspirant à nouveau de la méditation vétérotestamentaire sur la Sagesse de Dieu — pourra s’abîmer dans la contemplation de l’être du Fils face à son Père, « resplendissement de sa gloire et effigie de sa substance » (He 1, 3), dans la contemplation du Verbe qui était au commencement auprès de Dieu et tout tourné vers Dieu, et qui était Dieu. Puisque le Verbe se fit chair et eut sa demeure au milieu de nous, Jean peut nous donner à voir dans la gloire pascale du Fils de l’homme exalté sur la croix, la gloire qu’il tient en fait de son Père comme Fils unique, plein de grâce et de vérité (cf. Jn 1, 1, 14). Plus encore, l’événement pascal donne accès au plus profond du mystère de Dieu et de son être. En effet, après que l’Heure soit venue, lorsque le Fils a été glorifié auprès de son Père de la gloire qui était la sienne avant que le monde fût, il ne laisse pas les siens orphelins mais il vient à eux et il leur envoie d’auprès du Père le Paraclet, l’Esprit Saint, qui demeurera avec eux pour toujours. Père, Fils, Esprit Saint. C’est dans l’œuvre de son amour pour les hommes que Dieu se révèle en vérité Père, en glorifiant son Fils et en suscitant en lui et par lui des fils par le don de l’Esprit. Ici aussi, ce que Dieu fait manifeste qui il est. Pâques dévoile le vrai visage de Dieu, l’histoire du salut est le miroir où se reflète la vie la plus profonde de Dieu. L’Economie révèle la Théologie.
93Lorsque le Nouveau Testament nous apprend à confesser Jésus-Christ notre Seigneur comme le Fils de Dieu, il nous ouvre de larges perspectives que la vie du peuple chrétien à travers les âges, l’expérience des spirituels et la réflexion des théologiens ne peuvent achever d’explorer. Chacun y trace son itinéraire personnel, dans la liberté de sa foi, par le don de Dieu. Et solidaire du témoignage des autres, il leur apporte à eux comme il reçoit d’eux à son tour. Simplement, jetant un regard rétrospectif sur ce que fut l’itinéraire de la génération apostolique, nous voudrions risquer deux réflexions qui peuvent peut-être éclairer nos itinéraires d’aujourd’hui.
94Dans le chemin parcouru par la foi des disciples, un point apparaît tout à fait remarquable : c’est que, ni avant Pâques, ni après Pâques, la divinité du Christ n’a le statut de « premier mot » de la foi en Jésus. Ce n’est pas, et de loin, le premier mot de la prédication, en parole et en acte, de Jésus en son ministère terrestre, — et ceci mérite déjà réflexion. Mais ce ne fut pas davantage le premier mot de la prédication apostolique, lorsque la christologie put prendre son essor véritable dans le rayonnement de l’événement pascal. Les profondeurs de la relation filiale de Jésus le Nazaréen, le Seigneur ressuscité, à Dieu son Père, ne se sont dévoilées qu’à travers une initiation progressive à laquelle, selon Jean, l’action de l’Esprit n’était pas étrangère. C’est dans la fréquentation du Ressuscité, dans l’assiduité à l’enseignement des apôtres et à la communion fraternelle, à la fraction du pain et aux prières (Ac 2, 42), qu'ont pu conjointement arriver à la parole ce qui avait été le ressort caché de la mission de Jésus, et ce secret que le Père murmurait déjà en le ressuscitant. Bref, la filiation divine de Jésus a plutôt le statut de « parole ultime », d’un « dernier mot » sur Jésus. Parce qu’il touche au cœur, parce qu’il va à l’essentiel, parce qu’il dit la personne révélée en son œuvre, ce dernier mot fait accéder à une vérité qui ne pourra plus être celée, moins encore niée, sans trahir la foi chrétienne. En rester aux schèmes de la christologie fonctionnelle des origines et barrer la route qui la pousse vers l’approfondissement de son mystère dans l’énonciation de la relation filiale de Jésus à Dieu, c’est très certainement priver la christologie de ses véritables fondations. Mais inversement, et c’est là-dessus que nous voudrions insister, oublier que la confession de Jésus comme Fils de Dieu est un point d’aboutissement, c’est courir le risque de la vider de sa substance la plus significative. Car la formule n’est que le couronnement d’un cheminement qui va de la réalité vécue par Jésus à l’expérience pascale de l’Eglise, et de la rencontre du Ressuscité au déchiffrement de son vis-à-vis de Fils au Père, — exemplaire de celui auquel nous sommes appelés par grâce. Une christologie du Fils de Dieu qui oublie le théocentrisme de la mission de Jésus, ou qui se coupe du kérygme pascal et ainsi de ses racines fonctionnelles, se condamne tôt ou tard à répéter des formules abstraites, vidées de leur contenu existentiel. N’est-ce pas ce qui est trop souvent arrivé ? Par contre, c’est la chance d’un retour de la christologie à ses sources bibliques que d’y retrouver sa sève et sa saveur traditionnelles. Le dogme christologique n’est-il pas occupé à acquérir une vigueur charnelle et spirituelle qu’il n’avait plus connue depuis des siècles ?
95Une seconde réflexion se rattache de près à la première. Elle concerne la pédagogie de la foi christologique. Dire que l’affirmation de la filiation divine de Jésus a été, historiquement parlant, un point d’aboutissement, n’interdit nullement, bien au contraire, une présentation de la foi qui en fasse son point de départ. Si l’on veut appeler « christologie d’en bas » le cheminement dont nous avons décrit les étapes, on voit bien qu’à partir de l’histoire de Jésus il fait aboutir le kérygme pascal, en sa ligne la plus explicite, jusqu’au prologue du IVe Evangile, et donc à l’existence du Verbe au commencement auprès de Dieu. Il fonde donc la légitimité de la « christologie d’en haut », qu’esquisse en fait le prologue johannique : du Verbe auprès de Dieu au Verbe fait chair, lequel manifeste sa gloire d’abord en signes et en paraboles, puis en plénitude lorsque vient l’Heure de Pâques. Trinité, Incarnation, Rédemption : ce plan, à la fois logique et chronologique, a toute raison de continuer à séduire, tant il répond harmonieusement à un certain type de rationalité théologique. Il fut celui de saint Thomas dans sa Somme. Il n’est aucunement question de le disqualifier. Il faut seulement lui contester fermement le monopole de l’orthodoxie. Et ceci a d’importantes conséquences pratiques, théologiques et pastorales. Les trois étapes du cheminement christologique des premiers disciples de Jésus peuvent en effet suggérer une pédagogie concrète de la foi en Jésus Fils de Dieu, dont il n’est pas difficile de voir qu’elle sous-tend la plupart des recherches d’aujourd’hui. La nouveauté qu’on lui reproche est en définitive beaucoup plus traditionnelle que la tradition qu’on lui oppose. Trois tâches alors s’enchaînent l’une à l’autre, qui peuvent partiellement se recouvrir. 1. Apprendre à fréquenter l’homme qu’a été Jésus de Nazareth, dans son milieu culturel, social et religieux, à travers le comportement et l’enseignement que peut sérieusement restituer l’historien (croyant). Ici l’on découvre un homme concret, ses amours et ses haines, son combat, sa fidélité sans faille. Ici peuvent s’engendrer des sentiments de sympathie, de respect, d’admiration, et naître une fascination qui en rigueur de termes n’est pas encore la foi, mais qui en est l’assise indispensable, car c’est bien en cet homme et dans sa destinée que Dieu révèle la proximité et la nature de son Règne. 2. Se laisser rencontrer par Jésus vivant, en s’exerçant patiemment à lire les traces de sa présence, et découvrir qu’en nous le renvoyant vivant de la plénitude de la vraie vie, Dieu nous le désigne comme celui vers qui tend l’obscur désir des hommes, des sociétés et de l’univers, et en qui il donne de l’accomplir. 3. Entrevoir l’intimité du Fils avec le Père, parce qu’il invite à la partager, et entrer dans le dynamisme de vie filiale qu’engage la confession du Fils de Dieu comme déjà il y a conduit. Fe progressif cheminement de la foi christologique dans le Nouveau Testament devient une incitation à habiter chacune des certitudes intermédiaires. Une incitation et un apprentissage. Sans doute est-il le chemin d’une foi tendant vers sa maturité. Mais il invite aussi à reconnaître dans la tâtonnante quête des hommes l’authentique valeur de chaque certitude partielle. « Nul ne vient à moi, disait Jésus, si mon Père ne l’attire » (Jn 6, 44, 65). En ceux que fascine la figure humaine de Jésus-Christ, Dieu est déjà à l’œuvre, attirant à son Fils et rappelant à chaque croyant que sa foi doit assumer l’humanité entière de son Fils, sous peine de se faire illusion. Ceux qui sont prêts à miser leur vie sur Jésus, parce qu’en lui elle leur paraît prendre son sens, commencent à professer authentiquement la foi pascale, même s’ils ne peuvent encore assumer en vérité cette parole ultime que leur Seigneur est le Fils de Dieu. Il n’est pas nécessaire de faire en rien silence sur la plénitude de la foi et de son expression, mais il faut faire confiance à son dynamisme interne, puisque au-delà des perceptions diverses, il n’y a qu’un seul Jésus-Christ, hier, aujourd’hui et demain, jusque dans l’éternité. Fa christologie pascale tend de soi à la confession du Fils de Dieu. Respecter les certitudes intermédiaires, en bonne pédagogie de la foi et sans transiger sur son contenu, c’est donc reconnaître qu’elle comporte de nécessaires étapes, et c’est laisser à Dieu le temps de faire accéder chacun à ce que ne peuvent en effet révéler la chair et le sang (Mt 16, 17). Il n’est que d’espérer, par un engagement actif, qu’il plaise enfin au Père de révéler en nous son Fils, d’une vision qui est aussi envoi en mission et mise en responsabilité (Ga 1, 15-16), jusqu’au jour où il nous sera donné de le voir tel qu’il est (1 Jn 3, 2).
Notes de bas de page
1 R. MARLÉ, Chalcédoine réinterrogé, dans Recherches de science religieuse, 1977 (t. 65), p. 15-44.
2 H. MIESSEN, Nouveaux chemins en christologie, dans La Foi et le Temps, 1978 (t. 8), p. 101-132.
3 B. SESBOÜÉ, Le mouvement de la christologie, dans Etudes, 1976 (t. 344), p. 257-281.
4 E. KAESEMANN, Le problème du Jésus historique, dans ID., Essais exégétiques, Neuchâtel, 1972, p. 145-173.
5 G. BORNKAMM, Qui est Jésus de Nazareth ? (Coll. Parole de Dieu, 9), Paris, 1973 ; C.-H. DODD, Le fondateur du christianisme, Paris, 1972 ; Jésus aux origines de la christologie, éd. J. DUPONT (Bibl. Ephem. Theol. Lovan., 40), Gembloux, 1975 ; Ch. PERROT, Jésus et l’histoire (Coll. Jésus et Jésus-Christ, 11), Paris, 1979.
6 R. SCHNACKENBURG, Règne et Royaume de Dieu. Essai de théologie biblique (Etudes théol., 2), Paris, 1965.
7 Voir l’étude recente et suggestive, sans doute trop dogmatisante, de H. SCHUERMANN, Le problème fondamental posé à l’herméneutique de la prédication de Jésus. Eschato-logie et théo-logie dans leur rapport mutuel, dans Le message de Jésus et l’interprétation moderne. Mélanges K. Rahner (Cogitatio Fidei, 37), Paris, 1969, p. 115-149, — et la critique, sympathique mais vigoureuse, qu’en institue à bon droit A. VOEGTLE, « Theo-logie » und « Eschatologie » in der Vèrkündigung Jesu ?, dans Nettes Testament und Kirche. Festschrift für R. Schnackenburg, Freiburg, 1974, p. 371-398.
8 P. ex. G. BORNKAMM, Jésus (cf. n. 5), p. 193-204 ; E. SCHWEIZER, La foi en Jésus-Christ. Perspectives et langages du Nouveau Testament (Coll. Parole de Dieu, 11), Paris, 1975, p. 25-36.
9 P. GRELOT, L’espérance juive à l’heure de Jésus (Coll. Jésus et Jésus-Christ, 6), Paris, 1978 ; H. CAZELLES, Le Messie de la Bible. Christologie de de l’Ancien Testament (même coll., 7), Paris, 1978.
10 Citons O. CULLMANN, Christologie du Nouveau Testament (Biblioth. théol.), Neuchâtel, 1958, p. 48-73 ; p. 118-166 (138-139) ; J. JEREMIAS, Théologie du Nouveau Testament, I. La prédication de Jésus (Coll. Lectio divina, 76), Paris, 1973, p. 321-345 ; p. 345-373 (345). En faveur de la thèse que Jésus a défini sa mission en référence au Serviteur d’Esaïe, voir le récent plaidoyer très documenté de P. BENOIT, Jésus et le Serviteur de Dieu, dans Jésus aux origines... (cf n. 5), p. 110-140.
11 Sur les problèmes très controversés que continue à poser le titre de Fils de l’homme, voir l’état de la question dressé par S. LEGASSE, Jésus historique et le Fils de l’homme. Aperçu sur les opinions contemporaines, dans Apocalypses et théologie de l’espérance. Congrès de l’Assoc. cath. franç. pour l’étude de la Bible, Toulouse, 1975 (Coll. Lectio divina, 95), Paris, 1977, p. 271-298.
12 E. KAESEMANN, Le problème (cf. n. 4), p. 165-171 (« la spécificité de la mission de Jésus ») ; G. BORNKAMM, Jésus (cf. n. 5), p. 63-74 ; J. DUPONT, Les énigmes de l’histoire de Jésus, dans Jésus aux origines (cf. n. 5), p. 351-356.
13 G. EBELING, L’essence de la foi chrétienne, Paris, 1970, p. 61-62. Voir aussi J. JEREMIAS, Théologie (cf. n. 10), p. 312-317. Sur la remise en question de l’authenticité littérale de cette formule, voir J. DUPONT, dans Jésus aux origines (cf. n. 5), p. 19, n. 29, qui note cependant avec raison que « la possibilité de déterminer l’attitude de Jésus à l’égard de la Loi ne dépend pas uniquement de cette formule ».
14 E. KAESEMANN, Le problème (cf. n. 4), p. 168-169 ; J. JEREMIAS, Abba. Jésus et son Père (Coll. Parole de Dieu, 8), Paris, 1972, p. 96-99 ; p. 100-102 ; ID., Théologie (cf. n. 10), p. 47-48).
15 Voir, de manière synthétique, J. DUPONT, Pourquoi des paraboles ? La méthode parabolique de Jésus (Coll. Lire la Bible, 46), Paris, 1977, p. 38-40, où l’on trouvera la référence aux études particulières. Y ajouter depuis lors : id., La parabola degli invitati al banchetto nel ministero di Gesù, dans La parabola degli invitati al banchetto. Dagli evangelisti a Gesù (Testi e ricerche di Scienze religiose, 14), Brescia, 1978, p. 279-329 (327-329).
16 J. DUPONT, Les implications christologiques de la parabole de la brebis perdue, dans Jésus aux origines (cf. n. 5), p. 331-350. Du même auteur, dans le même recueil, voir déjà l’introduction p. 21, n. 37. Et encore, ID., Pourquoi des paraboles (cf. n. 15), p. 35-38, avec les références.
17 J. JEREMIAS, Le message central du Nouveau Testament (Coll. Lire la Bible, 8), Paris, 1966, p. 9-29 ; sous une forme plus élaborée, ID., Abba (cf. n. 14), p. 61-72 ; et plus récemment ID., Théologie (cf. n. 10), p. 81-88.
18 Cf. C. DUQUOC, La tentation du Christ, dans Lumière et Vie, 1961 (t. 10) no 53, p. 21-41 (40).
19 Voir à ce sujet l’appréciation de E. SCHILLEBEECKX, Jésus et l’échec humain, dans Concilium, 1976 (t. 12) no 113, p. 115-127, plutôt que la thèse défendue récemment par X. LÉON-DUFOUR, Face à la mort. Jésus et Paul (Coll. Parole de Dieu, 18), Paris, 1979, p. 145-167 (avec la bibliographie), et, (sous une forme légèrement allégée) Le dernier cri de Jésus, dans Etudes, 1978 (t. 348), p. 667-682.
20 Quelques présentations d’ensemble récentes et accessibles : en tête, le remarquable essai de H. SCHUERMANN, Comment Jésus a-t-il vécu sa mort. Exégèse et théologie (Coll. Lectio divina, 93), Paris, 1977 (le lecteur d’expression française est malheureusement desservi par une traduction qui le laissera plus d’une fois perplexe sur la pensée, tout en nuances, de l’auteur) ; ensuite, les travaux de X. LÉON-DUFOUR, Jésus devant sa mort à la lumière des textes de l’institution eucharistique et des discours d’adieu, dans Jésus aux origines (cf. n. 5), p. 141-168 ; ID., La mort rédemptrice du Christ selon le Nouveau Testament, dans Mort pour nos péchés. Recherche pluridisciplinaire sur la signification rédemptrice de la mort du Christ (Public, des Fac. Univ. Saint-Louis, 4), Bruxelles, 1976, p. 11-44 ; ID., Face à la mort (cf. n. 19), p. 73-167 ; un chapitre de ce livre a inspiré l’article : Jésus face à la mort menaçante, dans Nouvelle Revue Théologique, 1978 (t. 100), p. 802-821 ; voir également M. BASTIN, Jésus devant sa passion (Coll. Lectio divina, 92), Paris, 1976 ; et enfin l’excellente vulgarisation, bien informée, de M. GOURGUES, Jésus devant sa passion et sa mort, dans Cahiers Evangile, no 30, Paris, 1979.
21 Voir les auteurs cités à la n. 10.
22 Ainsi M. BASTIN, L’annonce de la passion et les critères de l’historicité, dans Revue des Sciences Religieuses, 1976 (t. 50), p. 289-329 ; 1977 (t. 51), p. 187-213. Voir aussi, du même auteur, mais dans une perspective plus large, l’ouvrage cité n. 20.
23 H. SCHUERMANN, Comment Jésus (cf. n. 20), p. 26-33.
24 H. SCHUERMANN, Comment Jésus (cf. n. 20), p. 70-78 ; p. 83-116. Aussi X. LÉON-DUFOUR, Jésus devant sa mort (cf. n. 20) ; ID., Face à la mort (cf. n. 19), p. 102-113.
25 Ce point est fortement mis en relief par H. SCHUERMANN, Comment Jésus (cf. n. 20), p. 91 et 95.
26 Actions symboliques ou paraboles en acte, plutôt que « prophéties en action », « actions prophétiques » comme le suggérait J. Dupont dans un article qui reste éclairant : J. DUPONT, « Ceci est mon corps », « ceci est mon sang », dans Nouvelle Revue Théologique, 1958 (t. 80), p. 1025-1041 (1033-1036), car il s’agit moins d’annoncer symboliquement que de manifester symboliquement le sens ; et non pas tant non plus « signes de l’accomplissement eschatologique » comme le propose H. SCHUERMANN, Comment Jésus (cf. n. 20), p. 110-115, car le sens directement visé n’est apparemment pas que Jésus renouvelle face à la mort sa promesse eschatologique, en l’incarnant dans des gestes de don, mais plutôt qu’il vit sa mort imminente comme don de soi aux hommes dans l’action de grâces au Père.
27 Pour fonder les interprétations proposées, voir J. MOUSON, Présence du Ressuscité. Les récits évangéliques d’apparition, dans Collectanea Mechliniensia, 1969 (t. 54), p. 178-220.
28 Voir la note de la Traduction oecuménique de la Bible sur ce verset, p. 534, n. y.
29 J. DUPONT, Les problèmes du livre des Actes entre 1940 et 1950, dans ID., Etudes sur les Actes des Apôtres (Coll. Lectio divina, 45), Paris, 1967, p. 11-124 (41-50) ; ID., Les discours missionnaires des Actes des Apôtres d’après un ouvrage récent, ibid., p. 133-155 = Rev. Bibl., 1962 (t. 69), p. 37-60.
30 Cf. L. CERFAUX, Le Christ dans la théologie de saint Paul (Coll. Lectio divina, 6), Paris, 1951, p. 17-27.
31 Cf. P. HOFFMANN, La prédication de Jésus dans la source des Logia, dans Jésus dans les Evangiles (Coll. Lire la Bible, 29), Paris, 1971, p. 25-49.
32 Rappelons S. LEGASSE, Jésus historique (cf. n. 11).
33 Sur les dernières prises de position de Bultmann en la matière, voir une brève analyse de la communication à l’Académie de Heidelberg en 1960 dans M. BOUTTIER, Du Christ de l’histoire au Jésus des Evangiles (Coll. Avenir de la théol., 7), Paris, 1969, p. 31-38. Sur le kérygme pascal : J. HAMER, « Le Christ est ressuscité ». Un important débat dans le protestantisme contemporain (Rudolf Bultmann et Karl Barth), dans 1054-1954. L’Eglise et les Eglises. Etudes et travaux offerts à Dom L. Beauduin, Chevetogne, 1955, t. II, p. 437-468 ; G. KLINGER, La doctrine de la Croix et de la Résurrection de Rudolf Bultmann en confrontation avec la théologie de l’Eglise d’Orient, dans Istina, 1980 (t. 25), p. 176-211.
34 D’après la traduction de R. MARLÉ, Chalcédoine (cf. n. 1), p. 40.
35 C’est la position de l’Ecole post-bultmannienne. La communauté chrétienne a « précisément attesté qu’elle avait compris le caractère spécifique de la mission (de Jésus) en répondant à sa prédication par la confession qu’il était Messie et Fils de Dieu ». Elle le confesse « comme celui qu’il n’a pas revendiqué d’être sur terre et qu’il a cependant déjà été » : E. KAESEMANN, Le problème (cf. n. 4), p. 170, p. 173.
36 Il ne s’agit pas de faire de cette désignation une affirmation de combat contre l’interprétation ontologique des énoncés christologiques, comme ce fut le cas chez les premiers utilisateurs de cette formule. L’appellation ne veut nullement exclure des développements ontologiques, comme la suite le justifiera, nous l’espérons. Ici nous voulons seulement suggérer que cette christologie aborde la personne de Jésus par sa fonction envers nous.
37 La formule citée par Rm 1, 3-4, ne fait exception qu’en apparence. Il y est question de Jésus-Christ, notre Seigneur « qui selon la chair est né de la race de David et qui, selon l’Esprit de sainteté, a été désigné comme Fils de Dieu revêtu de puissance de par sa résurrection d’entre les morts ». Le contexte qui énonce l’exaltation pascale de Jésus montre clairement que le titre « Fils de Dieu » ne doit pas être compris au sens ontologique, mais au sens fonctionnel que lui donne par exemple Ps 2, 7. Le titre s’applique au roi davidique et donc au Messie ; il ne connote nullement de lui-même l’origine divine. Cf. aussi Ac 13, 33.
38 A ce propos, R. MARLÉ parle d’« une nouvelle orthodoxie, au meilleur sens du mot, (qui lui) semble se chercher » : Chalcédoine (cf. n. 1), p. 41. Lire la plaquette suggestive de M. BOUTTIER, Du Christ (cf. n. 33). Pour approfondir la position de Käsemann, le maître-ouvrage de P. GISEL, Vérité et histoire. La théologie dans la modernité : Ernst Käsemann (Coll. Théologie historique, 41), Paris-Genève, 1977, p. 39-132.
39 E. KAESEMANN, Le problème (cf. n. 4), p. 153-154.
40 Voir plus haut, n. 37.
41 Il est bien clair en effet, malgré tant de considérations dogmatiques a posteriori, que l’affirmation de la conception virginale ne s’aborde pas historiquement en fonction de la préexistence divine, mais à partir de l'événement pascal et de ce qu’il laisse entrevoir sur la filiation divine du Seigneur ressuscité.
42 A. HARNACK, Das Wesen des Christentums, Leipzig, 1906, p. 114-116 ; p. 125-130 (trad. L’essence du christianisme, Paris, 1902).
43 R. BULTMANN, La christologie du Nouveau Testament, dans ID., Foi et compréhension, t. I, Paris, 1970, p. 276-299 (284-285).
44 L. CERFAUX, Le Christ (cf. n. 30).
45 Pour une orientation récente, voir Le Quatrième Evangile. Une parole dans le temps, dans Lumière et Vie, 1980 (t. 29) no 149, entre autres la chronique d’Ecriture sainte de J. P. LEMONON, Repères dans l’exégèse johannique, p. 104-112 (108-110).
46 M. HENGEL, Jésus, Fils de Dieu (Coll. Lectio divina, 94), Paris, 1977.
47 O. CULLMANN, Les premières confessions de foi chrétiennes (Cahiers de la Revue d’Histoire et de Philosophie Religieuses, 30), Paris, 1948, p. 47. Il est approuvé par Mgr CERFAUX, Le Christ (cf. n. 30) en ce qui concerne la divinité du Christ d’après saint Paul : « La foi chrétienne a vu le Christ glorifié avec son humanité avant de le considérer dans l’isolement de sa divinité » (p. 384 et n. 1).
48 H. HENGEL, Jésus (cf. n. 46).
49 Fr. MUSSNER, Ursprünge und Entfaltung der neutestamentlichen Sohneschristologie. Versuch einer Rekonstruktion, dans Grundfragen der Christologie heute, hrsg. v. L. SCHEFFCZYK (Quaestiones disputatae, 72), Freiburg, 1975, p. 77-113.
50 C’est nous qui soulignons. La figure du Prophète eschatologique joue également un grand rôle dans la synthèse de E. SCHILLEBEECKX, Jezus, het verhaal van een levende, Brugge-Bloemendaal, 1974. Pour des raisons qui paraissent plus systématiques que proprement exégétiques, il en fait le pivot d’une construction dont le résultat, inconscient ou voulu, est d’atténuer la discontinuité qu’introduit l’événement pascal entre l’histoire de Jésus et la confession du Ressuscité (cf. p. 358-359).
51 Encore que le modèle du Prophète eschatologique n’aboutisse au maximum qu’au vocable pais, serviteur ou enfant (Mussner, p. 99), tandis que la thématique du Messie davidique fournissait directement le support « fils » (Ps 2, 7 ; 2 S 7, 14). Nous croirions que ce débat est secondaire. Le vrai problème n’est pas celui du passage de tel ou tel modèle vétérotestamentaire privilégié à la titulature « Fils de Dieu », mais celui du passage d’une christologie fonctionnelle, prise globalement, à une christologie de la relation du Messie à Dieu, — on pourrait dire, le passage de l’agir à l’être.
52 S’inspirant de la description de l’expérience de Disclosure que lui suggère I. T. Ramsey, Fr. Mussner développe des considérations analogues, différentes pourtant, parce qu’il prend appui, si nous le comprenons bien, sur l’expérience des disciples avant Pâques (p. 100-101 et n. 83) ; nous envisagerions plutôt la manière dont les premiers chrétiens ont réagi sur la tradition évangélique et sur l’image de Jésus qu’elle transmettait authentiquement. La tradition vivante intègre évidemment la mémoire de l’expérience des premiers disciples.
53 De même, Fr. MUSSNER, Ursprünge (cf. n. 49), p. 113.
54 G. MINETTE de TILLESSE, Le secret messianique dans l’Evangile de Marc (Coll. Lectio divina, 47), Paris, 1968.
55 Dans la ligne du thème du Prophète eschatologique, Fr. MUSSNER, Ursprünge (cf. n. 49), p. 97, parle de « eine bis zur Deckungsgleichheit gehende Aktionseinheit Jesu mit Jahwe » : une unité d’action entre Jésus et Dieu allant jusqu’à la coïncidence parfaite de leurs champs respectifs.
56 Renvoyons à l’excellente série d’articles publiés par J. N. BEZANÇON dans la revue Croire aujourd’hui, de juillet 1977 à septembre 1978 (Série : Jésus, Fils de Dieu) et rassemblés en volume sous le titre Le Christ de Dieu. Jésus Fils de Dieu, comment réaffirmer sa divinité, un chemin pour aujourd’hui (Coll. Croire aujourd’hui), Paris, 1980.
Auteur
Exégète, professeur au Centre d'études théologiques et pastorales de Bruxelles.
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