Chapitre I. Le malaise christologique contemporain
p. 13-49
Texte intégral
1Une chose est certaine : la christologie traditionnelle de l’Eglise passe en ce moment par une crise et cela à l’heure même où, parmi les événements majeurs qui jalonnent l’histoire de l’humanité, l’événement « Jésus de Nazareth » connaît un regain d’intérêt sans précédent.
2L’on ne peut nier, en effet, que le malaise christologique actuel, qui est d’abord un événement intra-ecclésial, est contemporain d’un autre événement qui, lui, se situe au plan mondial : à savoir une redécouverte du fait « Jésus » et de sa signification pour le monde. Il est caractéristique de cette redécouverte qu’elle attire surtout des gens qui, croyants ou incroyants, rêvent d’un monde meilleur, à un monde plus juste, plus humain. En ce disant, je pense entre autres au penseur marxiste, Roger Garaudy, et à son fameux défi lancé un jour aux chrétiens : « Rendez-nous Jésus », comme s’il voulait dire par là qu’en revendiquant le monopole de la foi en Christ, les chrétiens ont en réalité défiguré son image et obscurci la portée universelle de son message. Je pense aussi à cet autre marxiste notoire, Pasolini, et à son film : « L’Evangile selon saint Matthieu » : ce film n’est pas seulement un des sommets du septième art, mais aussi un cri d’espérance en l’évangile comme puissance de rénovation sociale. Je pense, enfin, à cet étrange foisonnement de communautés de jeunes, qui, travaillés par le besoin de donner un sens à leur vie et désirant se libérer de l’emprise de la drogue et du dévergondage sexuel, prétendent avoir trouvé en Jésus et dans la pratique des Béatitudes quelque chose de la liberté intérieure promise par l’évangile. Le fait que certains escrocs, tel le fameux pasteur Johnes, ont réussi à s’emparer de tel ou tel groupement de jeunes à des fins malhonnêtes et monstrueuses, ne diminue pas la signification positive de cette découverte de Jésus pour un nombre considérable de jeunes en mal de liberté authentique et de fraternité universelle.
3Il est évident que ce retour à Jésus, caractéristique d’une humanité en pleine crise culturelle, ne peut pas nous laisser indifférents, nous chrétiens, disciples du Christ et héritiers responsables de son message ; d’autant plus que nous sommes les premiers à reconnaître la portée universelle du salut qu’il apporte, en le proclamant « lumen gentium », lumière de toutes les nations.
4Or — et c’est ici que se montre la face tragique de la situation christologique actuelle —, au moment même où le monde entier a les yeux braqués sur le peuple chrétien, comme responsable du message de Jésus, ce même peuple chrétien se trouve secoué par une crise christologique grave, une mise en question de sa foi traditionnelle en Jésus-Christ. C’est dire toute l’importance de cette crise tant pour l’Eglise que pour le monde. Il convient dès lors de l’examiner avec soin, d’un œil critique, soucieux de distinguer le valable, le non-valable, le moins valable. Voici comment nous allons procéder. Notre analyse se fera en trois temps :
premier temps : puisqu’il s’agit d’une lecture critique du malaise et des faits qui le composent, une première chose à faire est d’élaborer une grille de lecture, c’est-à-dire un outillage conceptuel adapté et précis qui permet de faire les distinctions nécessaires ;
cette grille de lecture nous permettra, dans un second temps, de dégager et de situer à leur place respective les principaux facteurs générateurs du malaise. Par là nous entendons ce qui, au sein de la christologie traditionnelle, fait particulièrement problème pour l’homme moderne, rend sa foi moins aisée, nécessite une mise à jour de la pensée et du langage christologiques ;
enfin, dans un troisième temps, nous terminerons notre exposé par quelques réflexions en guise de conclusions. Le but de ces réflexions est de poser quelques jalons en vue d’une nécessaire mise à jour de la christologie.
I. Le caractère multidimensionnel du malaise Une grille de lecture
5Certes, le malaise christologique actuel n’est pas sans ressemblance avec la grande controverse christologique que traversa l’Eglise des IVe et Ve siècles. Cependant la différence entre les deux événements est grande. Alors qu’aux IVe et Ve siècles, il s’agissait d’une christologie en train de se constituer progressivement, il s’agit aujourd’hui de la mise en question d’une christologie déjà constituée : à savoir la christologie traditionnelle de l’Eglise. Cette christologie est une chose non seulement complexe mais multidimensionnelle. Qui dit « christologie » dit discours, logos, ayant trait au Christ et à la foi en Christ. Or, quand on examine de près ce discours, on remarque que les énoncés qui le composent ne se situent pas tous au même niveau, ne se réfèrent pas de la même manière ni au même titre à ce qui fait le thème ultime du discours : le Christ et la foi en Christ. Il s’ensuit que des expressions telles que « malaise christologique », « crise christologique », « mise en question de la christologie traditionnelle », ou encore « renouvellement » ou « mise à jour de la christologie », sont des expressions essentiellement équivoques. Elles se prêtent à des malentendus si l’on néglige de préciser sur quel énoncé ou type d’énoncé porte au juste la mise en question et quelle est la portée de cette mise en question pour la foi vécue. D’où l’importance d’une grille de lecture, permettant de distinguer et de classifier ce qui fait difficulté et est source de malaise. Autre chose est une mise en question qui porte sur l’essence de la foi en Christ ; autre chose celle qui se joue au niveau de la réflexion théologique au sens technique et scientifique de ce terme ; autre chose, enfin, celle qui affecte la formulation dogmatique, consacrée officiellement par l’Eglise. Compte tenu de cette triple distinction, l’on peut dire en bref que l’expression « malaise christologique », en tant que mise en question de la christologie traditionnelle, est susceptible de trois sens différents, qu’il importe de bien distinguer, encore que, dans le concret, ils puissent facilement s’enchevêtrer.
1. Dimension christique de la foi en Dieu
6L’expression « malaise christologique » peut désigner d’abord un malaise qui affecte directement l’essence et la spécificité de la foi chrétienne en Dieu, à savoir sa dimension christique. Par « dimension christique », j’entends le fait que, pour le chrétien, Jésus de Nazareth n’est pas simplement à l’origine historique du christianisme, comme Bouddha est à l’origine du Bouddhisme et Mohamet à l’origine de l’Islam. Jésus est aussi objet de la foi chrétienne. Il est lui-même l’Emmanuel, Dieu-avec-nous, celui en qui Dieu se fait proche de nous et, partant, celui en qui et par qui nous avons accès au Père : « Je suis la voie, la vérité et la vie. Personne ne vient au Père si ce n’est par moi » (Jn 14,6). Etre chrétien c’est, à la suite de l’Eglise apostolique et en communion avec elle, reconnaître, professer et invoquer Jésus comme Christ (l’Oint) de Dieu, comme Seigneur et Sauveur du monde, parce que Verbe de Dieu venu dans la chair, son Fils unique, mort et ressuscité. C’est pourquoi la confession de Jésus-Christ se trouve au centre du Credo chrétien. La proclamation de Dieu comme Père tout-puissant, par où commence le Credo, et l’espérance de la vie éternelle qui est vie auprès du Père, par quoi se termine le Credo, ces deux confessions se rejoignent dans la proclamation centrale concernant Jésus : « Je crois en Jésus-Christ, le Fils unique et bien-aimé du Père ». En ce sens l’on peut dire que la confession de Jésus, proclamé Christ et Fils de Dieu, représente la spécificité de la foi chrétienne, ou, comme dit Hans Küng, « son programme ». Cette confession de Jésus, proclamé Christ et Fils de Dieu, n’est pas simplement une pièce parmi d’autres de la christologie traditionnelle de l’Eglise. Elle fonde et constitue cette tradition. Etre chrétien, c’est entrer dans une tradition qui remonte aux premiers apôtres et, à travers eux, à l’événement christique, dont ils furent les témoins directs et les premiers bénéficiaires. Inutile de dire que l’expression « événement christique » ou encore « expérience de Jésus » est prise ici en son sens large et enveloppant, comprenant à la fois la vie et l’enseignement de Jésus de Nazareth, sa mort et sa résurrection et, enfin, l’expérience libératrice du Saint-Esprit qui accompagnait la foi en Christ et faisait du croyant « un homme nouveau, recréé selon Dieu dans la justice et la sainteté de la vérité » (Eph 4,24).
7Or, cette dimension christique de notre foi chrétienne en Dieu fait problème en ce moment pour nombre de chrétiens pour des raisons qu’il nous faudra examiner de plus près dans la seconde étape de notre analyse, consacrée aux facteurs générateurs du malaise. Pour le moment, contentons-nous de signaler que, parmi ces facteurs, il en est deux qui concernent directement la nature christique de notre foi. Il y a d’abord le fait que l’homme moderne s’interroge sur Dieu et sur la compatibilité de la foi en un Dieu tout-puissant avec la promotion de l’homme : d’où la tentation chez certains d’élaborer une christologie sans Dieu. Il y a ensuite l’affirmation de la divinté de Jésus qui, maintenant comme au temps des controverses christologiques des IVe et Ve siècles, continue toujours de faire problème. Comme écrit le Cardinal Ratzinger : « il s’agit de confesser l’homme Jésus, un homme particulier, exécuté vers l’an trente en Palestine, comme le Christ de Dieu, le propre Fils de Dieu, le centre et la mesure de toute l’humanité. N’est-ce pas tout ensemble prétention et folie ? »1. Pour le moment, retenons que les deux facteurs générateurs de malaise que nous venons de nommer, mettent en cause l’essentiel de la foi chrétienne. Il s’agit bel et bien d’un malaise qui affecte directement la dimension christique de notre foi, et cela pour des raisons qui relèvent de la structure même de la foi. C’est le premier sens de l’expression « malaise christologique ».
2. Science théologique et foi
8Mais cette même expression « malaise christologique » est susceptible d’un second sens : elle peut signifier un malaise qui affecte non plus directement la foi en Jésus-Christ, mais le travail de réflexion théologique au sens technique et scientifique de ce mot. Foi et théologie ne sont pas synonymes. L’on peut être un éminent théologien tout en étant un piètre croyant, de même que, inversement, l’on peut être un martyr de la foi et ne rien comprendre à certains débats qui occupent les théologiens. Qu’est-ce donc que la théologie ? Comment se rapporte-t-elle à la foi ?
9Il en est de la théologie comme de toutes les sciences humaines : s’il est difficile de la définir avec rigueur, il est plus facile de décrire ce qu’elle fait et ce qu’elle s’efforce de promouvoir. Comme disaient les anciens, ce que la science théologique se propose de promouvoir, n’est rien d’autre qu’une meilleure intelligence de la foi (fides quaerens intellectum)2, afin que la foi elle-même se fasse plus adulte, plus consciente d’elle-même, mieux outillée pour distinguer l’essentiel et le secondaire et se justifier devant les exigences légitimes de la raison humaine. Regardée de plus près, cette meilleure intelligence de la foi comprend plusieurs tâches qui s’enchevêtrent bien sûr, mais peuvent donner naissance à des recherches spécialisées, telles que :
l’élaboration, grâce à un travail incessant d’analyse et de synthèse, d’une meilleure intelligence du contenu du message chrétien et du langage dont le christianisme se sert pour le viser et l’exprimer (théologie dogmatique) ;
l’élucidation des raisons de croire, afin que, comme il est dit dans I Petr 3, 15, nous soyons « toujours prêts à justifier notre espérance devant ceux qui nous en demandent compte » (traité de la justification de la foi, ce qui nous manque le plus en ce moment) ;
ultérieurement, une meilleure reconnaissance de l’impact de la foi sur la praxis humaine, tant individuelle que collective, ou, en d’autres mots, sur l’existence humaine concrète comme être-avec autrui-au-monde. Il est caractéristique de cette existence qu’elle est historique, c’est-à-dire non seulement située dans le temps, mais appelée à construire un avenir toujours meilleur, grâce à l’édification d’un monde plus juste, plus humain (théologie morale) ;
enfin, il y a la mise à jour d’un langage qui, tout en restant fidèle au message, soit à l’écoute des plus secrets mouvements de la sensibilité humaine, « des joies et des espérances, des tristesses et des angoisses des hommes de notre temps, des pauvres surtout »3 (ce qui représente l’une des tâches principales de la théologie pastorale).
10Mais, si foi et théologie ne sont pas synonymes, elles sont par ailleurs intimement liées. Comme il ressort de ce que nous venons de dire, la foi a besoin de la théologie non seulement pour rester fidèle à elle-même dans la transmission du message au travers des âges, mais aussi pour se prémunir contre la superstition, la mystification, l’illuminisme religieux, le verbiage grandiloquent et vide. Si l’on peut dire avec P. Ricœur que le mythe donne à penser, l’on peut affirmer a fortiori que le message chrétien donne à penser, oblige à réfléchir, aux fins de se purifier, de s’approfondir et de se rendre crédible aux yeux d’une humanité toujours plus exigente qand il s’agit de s’engager religieusement. La responsabilité de la théologie scientifique est immense au sein de l’univers de la foi : si elle a pour mission de servir la foi, elle peut aussi la desservir et la corrompre.
11Inutile de dire que, pour être fécond et servir la foi, le travail théologique doit se faire dans un climat de grande probité intellectuelle, de libre recherche, d’ouverture à toutes les vérités d’où qu’elles viennent. Il est essentiellement multidisciplinaire et interdisciplinaire : il suppose le concours de l’historien, de l’exégète, du linguiste, du psychologue, du phénoménologue et du philosophe. Inutile également de souligner que ce travail de recherche et de réflexion ne sera jamais achevé. Le mot de Shakespeare — « Il y a plus de réalité dans le ciel et sur la terre que dans toutes vos philosophies » — vaut aussi pour l’univers de la foi religieuse. La dimension christique de la foi chrétienne en Dieu est assez riche et suscite des problèmes suffisamment nombreux et difficiles pour donner naissance à des approches, des systématisations nombreuses, les unes meilleures que les autres. C’est dire que la christologie, comme science théologique, n’existe qu’au pluriel, ce qui ne veut pas forcément dire que la foi en Christ soit divisée. Ainsi, pour nous en tenir au temps présent et laisser de côté la christologie de la primitive église ainsi que les christologies patristiques, l’univers actuel de la christologie paraît profondément différencié. Par opposition à la christologie occidentale, on parle de christologie africaine et de christologie d’inspiration hindoue. A côté d’une christologie de la Parole, l’on voit apparaître en ce moment des christologies de la Liberté et de la libération. On distingue christologie descendante et christologie ascendante, christologie ontologique et christologie fonctionnelle.
12Il est évident que ce pluralisme christologique et surtout une condamnation sans merci de la christologie « traditionnelle » peuvent facilement donner le change et devenir source de malaise. Faute de distinguer les différents sens de l’expression « christologie traditionnelle », le croyant non averti ne remarque pas qu’il y a place, au sein de la théologie scientifique, pour un pluralisme légitime et fécond. Il craint que la mise en question d’un certain style de réflexion et de conceptualisation christologique, réputé insuffisant et dépassé, n’entraîne forcément une mise en question, voire l’effondrement de ce que nous avons appelé la dimension christique de la foi, c’est-à-dire la confession de Jésus-Christ, Verbe de Dieu et Fils unique de Dieu.
3. Formulations dogmatiques
13Il est, enfin, un troisième sens possible de l’expression « malaise christologique » ou « mise en question de la christologie traditionnelle ». Elle vise alors une mise en question de la formulation dogmatique traditionnelle, prônée par l’Eglise comme officielle. Cette formulation dogmatique remonte aux Conciles de Nicée (325), d’Ephèse (431) et de Chalcédoine (431). Voulant mettre fin aux controverses christologiques concernant la question : « qu’en est-il finalement du Christ ? », « qui est-il ? », « comment faut-il en parler dans la catéchèse et la prédication ? », l’Eglise, réunie en Concile, a finalement opté pour la formule bien connue : le Christ est « vraiment Dieu et vraiment homme », « personne unique (une hypostase unique) en deux natures ». Ce qui a donné naissance au concept d’« union hypostatique ».
14Or, comme nous verrons plus loin, c’est surtout ce concept d’union hypostatique qui est mis en question aujourd’hui par un nombre important de croyants, voire de théologiens de marque. Pour le moment, l’important est de noter que cette troisième source de malaise (la mise en question de tel ou tel énoncé dogmatique), ne peut pas être confondue ou identifiée avec les deux précédentes.
15En effet, d’une part, le mystère christique auquel nous adhérons dans la foi, ne se réduit pas à son énoncé dogmatique. Comme disait saint Thomas, actus credentis non terminatur ad enuntiabile sed ad rem : ce à quoi le croyant adhère dans l’acte de croire, ce n’est pas l’énoncé comme tel, mais la réalité visée à travers l’énoncé. L’énoncé dogmatique n’est pas une photocopie, une représentation adéquate de la réalité christique. Celle-ci dépasse infiniment toute représentation, toute formulation quelconque. Non pas qu’on en puisse parler n’importe comment, comme si tous les langages étaient équivalents. Il existe des langages que l’Eglise considère à juste titre comme dangereux pour la foi, voire comme destructeurs de la foi, incompatibles avec une transmission fidèle du message. Mais aucun langage, même le plus correct, ne peut être considéré comme exhaustif. Il reste toujours perfectible, traduisible en un langage meilleur, plus nuancé et plus précis. Comme nous verrons plus loin, même une formule à première vue aussi simple et claire que l’énoncé « Jésus est Dieu » demande à être précisée ultérieurement, vu l’ambiguïté inhérente au verbe « être » utilisé comme copule »4. Cela vaut a fortiori du concept combien difficile d’union hypostatique (= une hypostase en deux natures »). Aussi, une mise en question de telle ou telle formulation dogmatique traditionnelle ne signifie pas nécessairement une mise en doute de la foi traditionnelle en Christ. Certes, il pourrait en être ainsi, mais ce n’est pas forcément le cas. Il faut examiner chaque cas en particulier.
16Mais, s’il faut éviter de confondre la foi en acte de croire avec son énoncé dogmatique, il ne s’agit pas non plus, d’autre part, de réduire la recherche théologique à l’élucidation spéculative de l’énoncé dogmatique, comme si la théologie n’avait rien d’autre à faire que de se pencher sur des énoncés abstraits aux fins d’en déduire more geometrico un vaste système de pensée. Ce serait la mort de la théologie comme recherche jamais achevée et, finalement, la mort de la foi elle-même, qui est adhésion non pas à une idéologie grandiloquente, mais à une personne toujours vivante, Jésus, invoqué comme Christ, Seigneur et Sauveur. Sans cloute, la réflexion théologique doit tenir compte de l’énoncé dogmatique, le prendre très au sérieux, mais elle se doit de le situer à sa place dans l’histoire de la foi de l’Eglise. Le situer à sa place, cela veut dire : préciser son sens, élucider sa genèse, marquer ses limites. D’où l’importance de ce qui en théologie s’appelle « l’histoire du dogme »5.
17Arrivé au terme de la première partie de notre analyse, nous pouvons provisoirement adopter cette conclusion : le malaise christologique contemporain est, certes, un événement ecclésial fort important, mais il est aussi une réalité extrêmement complexe, multidimensionnelle et, par conséquent, confuse, embrouillée et difficile à juger. Si nous voulons y voir clair et porter un jugement de valeur correct, il importe au plus haut point de distinguer avec soin :
ce qui concerne l’essence même de la foi, ce que nous avons appelé la dimension christique de la foi chrétienne en Dieu ;
ce qui, dans le dit malaise, relève de la réflexion et de la systématisation théologiques, au sens technique et scientifique de ces termes ;
enfin, ce qui a trait à l’énoncé dogmatique.
18Il est vrai que, dans le concret, ces trois dimensions du malaise s’enchevêtrent le plus souvent : raison de plus pour bien les distinguer quand il s’agit de dégager et de juger à leur véritable portée les facteurs générateurs du malaise.
II. Facteurs générateurs du malaise
19Par « facteurs générateurs de malaise », nous entendons tout ce qui, à l’intérieur de la christologie traditionnelle de l’Eglise6, fait spécialement problème pour l’homme moderne, est cause de malaise.
20Nous savons déjà que ces facteurs sont multiples et ne se situent pas tous au même niveau. Nous référant à la grille de lecture que nous venons d’établir, nous constatons que les deux premiers concernent directement la dimension christique de la foi, tandis que le troisième affecte plutôt la formulation dogmatique traditionnelle ; quant au quatrième, il se situe au niveau des spéculations et systématisations théologiques au sens scientifique de ces mots.
1. Première source de malaise : la problématique théologique de « la mort de Dieu »
21Etre chrétien, c’est confesser qu’en Jésus de Nazareth, mort et ressuscité, Dieu lui-même se constitue Seigneur et Sauveur pour l’humanité. Comme il est dit dans l’épître à Tite : en Jésus « se sont manifestés la bonté de Dieu notre Sauveur et son amour pour les hommes » (Tit 3, 4). Or, il faut bien le dire, aux yeux de l’homme moderne, la foi en un Dieu Créateur, Seigneur et Sauveur, fait problème, n’a plus le caractère d’allant de soi qu’elle possédait jadis. Et nous voilà en présence de cet étrange événement, absolument neuf dans l’histoire religieuse de l’Occident : alors que, vers la fin du siècle passé, la vogue était à un certain déisme rationaliste excluant toute référence au Christ, certains chrétiens voudraient maintenant un christianisme sans Dieu. C’est le cas des soi-disant « théologies de la mort de Dieu », qui prétendent que la notion de Dieu impliquée dans le « théisme » traditionnel du christianisme est inconciliable avec une véritable promotion de l’homme dans un monde sécularisé.
22Bien sûr, cette théologie dite « de la mort de Dieu » n’est plus fort à la mode en ce moment, mais elle n’est pas morte. Elle continue de nous interpeller, du moins en tant que problème. Elle sous-tend l’interprétation horizontaliste ou horizontalisante du christianisme. Par « horizontalisme », on entend une relecture de la foi en Christ, qui tend à minimiser la dimension théologale (dite aussi verticale) de l’existence chrétienne (la vie chrétienne comme rapport personnel avec Dieu), pour donner le primat à la dimension horizontale, c’est-à-dire la vie chrétienne comme amour des frères et souci d’un monde plus humain. Poussé à bout, l’horizontalisme finit par réduire le christianisme à une simple éthique d’inspiration évangélique, voire à un engagement social et politique de tendance marxiste. L’image qu’on y présente du Christ est celle d’un révolutionnaire social, voire d’un marxiste avant la lettre. Caractéristique à cet égard est l’étude de Fernando Belo, intitulée Lecture matérialiste de l’évangile de Marc. Elle veut être une histoire des origines du christianisme, élaborée à la lumière d’une exégèse d’inspiration marxiste et structuraliste de l’évangile de Marc. L’auteur présente son ouvrage au public comme « un premier discours théorique permettant de fonder la pratique politique des chrétiens d’extrême gauche »7.
23Inutile de dire que pareille « re-lecture » ou « ré-interprétation » du christianisme représente une suppression pure et simple de ce qui fait la spécificité de la foi chrétienne, à savoir la reconnaissance de Jésus comme Verbe et Fils de Dieu. Comme l’écrit le Père Christian Ducocq dans un livre récent, « les théologiens de la mort de Dieu ont omis ou sous-estimé une donnée fondamentale du christianisme : Jésus ne peut être reconnu dans ce qu’il fut sans que le positif de son lien à Dieu ne soit évoqué »8. Un christianisme sans Dieu ne peut être, aux yeux du chrétien, qu’un non-sens christologique.
24Cependant, le théologien d’aujourd’hui aurait tort de croire, qu’en ce disant, tout est dit. Reste le problème du rapport qui se joue entre la libération de l’homme et la foi en un Dieu, invoqué comme Créateur, Seigneur et Sauveur. Ce problème est d’une extrême actualité. Il sous-tend l’athéisme moderne, qui se veut un humanisme athée, rejet de Dieu pour mieux sauver l’homme. L’on comprend dès lors qu’il est au centre de la pensée religieuse d’aujourd’hui ; il décide de l’avenir du christianisme dans un monde sécularisé où l’homme prend de plus en plus conscience de sa créativité, de son autonomie, et, comme dit Vatican II, de « sa responsabilité à l’égard des frères et devant l’histoire »9.
25En effet, dans un monde sécularisé, il n’y a plus guère de place pour certaines conceptions par trop populaires de Dieu (Dieu bouche-trou, Dieu consolation et refuge, Dieu opium du peuple) ; il n’y a pas de place non plus pour le dieu de la philosophie hellénistique (moteur immobile et impassible), lequel a joué un rôle si important dans la théologie traditionnelle de l’Occident. C’est le mérite de « la théologie de la mort de Dieu » de nous l’avoir rappelé avec insistance et d’avoir puissamment contribué à détruire ces idoles. Mais c’est la tâche de la christologie d’aujourd’hui — entre autres de l’exégèse, de la psychologie religieuse et de la théologie spéculative — de montrer que ces conceptions populaires ou hellénistiques de Dieu ne sont pas le Dieu de Jésus-Christ, c’est-à-dire Dieu tel que, dans l’événement « Jésus », il s’est manifesté aux hommes comme un Dieu libérateur, une « force de salut » (Rm I, 16) qui nous libère d’un seul et même mouvement pour l’amour de Dieu et le souci des frères sans distinction de personne. C’est dire qu’une christologie pour notre temps doit être simultanément ontologique et sotériologique ou, comme on dit, fonctionnelle. Nous reprendrons cette idée dans nos conclusions.
2. Seconde source de malaise : l’affirmation de la divinité de Jésus
26Un second facteur générateur de malaise est évidemment la proclamation de la divinité de Jésus, c’est-à-dire l’affirmation que cet homme, Jésus de Nazareth, est vraiment Dieu, Fils unique du Père, ou, comme il est dit dans le Credo de la Messe, « de même nature que le Père » (consubstantialis Patri).
27Que la confession de la divinité de Jésus fasse problème pour l’homme moderne, n’a rien d’étonnant et n’est pas un événement nouveau. Elle faisait déjà l’enjeu des grandes controverses christologiques des IVe et Ve siècles, à telle enseigne que l’Eglise a trouvé nécessaire de lui consacrer plusieurs synodes aux fins de clore le débat. Aussi, l’on pourrait croire que, dorénavant, il ne nous reste plus qu’à nous incliner humblement devant le mystère et, au besoin, reprendre à notre compte la parole de Kierkegaard : Credo quia absurdum. C’est absurde, tant mieux pour la foi !
28Seulement, ce Credo quia absurdum n’est pas longtemps tenable. Et d’abord pour la raison générale que l’adhésion existentielle au mystère de Jésus dans l’oboedientia fidei est elle-même un acte de pensée qui interpelle l’homme comme « être-pensant ». « Etre-pensant » au sens large de ce mot : c’est-à-dire l’homme en tant que capable de s’interroger sur le sens de sa vie. Mais il est encore une autre raison pour ne pas considérer le débat sur la divinité de Jésus comme définitivement clos : depuis Chalcédoine, plusieurs choses se sont passées qui donnent aux vieilles controverses christologiques un regain d’actualité. Il en est surtout deux.
29Il y a d’abord les progrès de l’exégèse moderne qui s’est faite toujours plus historique, plus critique. Le résultat général en est qu’une distance s’est creusée entre ce qu’on appelle « le Christ de l’histoire » (ou encore le Christ prépascal) et « le Christ de la foi ». Les exégètes sont pratiquement d’accord aujourd’hui pour dire que le Christ de l’histoire ne s’est jamais dit Dieu. Il a d’ailleurs peu parlé de lui-même, sa prédication étant centrée avant tout sur l’avènement du Royaume. Ce n’est même que progressivement qu’il a pris conscience de sa vocation messianique, de même que ce n’est que progressivement que ses disciples en sont arrivés, après l’événement pascal, à la plénitude de leur foi en Jésus Fils de Dieu. En tout cas, l’exégèse moderne aime insister sur le fait que le Jésus de l’histoire fut un homme comme nous, historiquement situé, homme de son temps, partageant les conceptions de son temps, conceptions dont quelques-unes se sont avérées inconsistantes, telles par exemple son interprétation de certaines maladies et surtout l’idée que la fin du monde était proche, pour ne pas dire imminente. Comme on voit, alors que l’enjeu de l’ancien débat christologique était principalement ontologique, il est en ce moment beaucoup plus exégétique et historique.
30Mais il s’est encore passé autre chose depuis Chalcédoine, à savoir l’unification de notre planète. En supprimant les distances géographiques qui séparaient autrefois peuples et cultures, elle nous a rapprochés affectivement des hommes les plus éloignés de nous. L’idée que Jésus de Nazareth représente le seul accès à Dieu, l’unique Sauveur, comme si les autres religions n’étaient qu’illusions et fausses voies, nous paraît exorbitante, voire scandaleuse.
31Si l’on tient compte de ce double événement (les progrès de l’exégèse et l’élargissement de notre sensibilité aux dimensions planétaires), l’on comprend que la divinité de Jésus fasse plus que jamais problème pour l’homme moderne. C’est ce que le Cardinal-archevêque Ratzinger exprime fort bien dans un texte souvent cité et auquel nous avons déjà fait allusion plus haut : « C’est dans la seconde partie du Credo, écrit-il, à savoir je crois en Jésus-Christ, Fils de Dieu, que nous arrivons au véritable scandale du christianisme. Il s’agit de confesser l’homme Jésus, un homme particulier, exécuté vers l’an trente en Palestine, comme le Christ de Dieu, le propre Fils de Dieu, le centre et la mesure de toute l’humanité. N’est-ce pas tout ensemble prétention et folie ? »10.
32Ce que Ratzinger appelle ici scandale, devient chez certains, tel Georges Morel dans son récent ouvrage, Jésus dans la théorie chrétienne, le thème central d’une critique virulente du christianisme. « Le concept de l’incarnation de Dieu, écrit-il, est contradictoire à l’essence de l’homme et de Dieu : une altération de l’amour »11, et encore ; « un affadissement de l’amour »12. Contraire à l’essence de Dieu : car c’est « présupposer qu’avant le judéo-christianisme, Dieu ne se révélait — et ainsi n’aimait — que de façon abstraite »13. Mais c’est aussi contraire à tout amour quel qu’il soit : en effet, « l’idéologie chrétienne croit que, pour aimer l’autre, il faut devenir cet autre et revêtir son identité. Or, nous venons de montrer comment une telle croyance s’achève dans l’abolition de ce qui est le cœur de cette identité, le sujet, non pas certes le sujet de type cartésien ou assimilé, mais le sujet que nous avons déterminé comme cette autonomie déprise de soi-même et tournée vers l’autre »14. Et G. Morel de conclure : « Que Dieu ne puisse pas devenir homme est l’éclatant confirmatur de ce qui est l’essence de l’amour, le rapport dans la reconnaissance des différences réelles, celles par quoi précisément l’un n’est jamais ontologiquement l’autre. Désirer l’autre, c’est désirer que l’autre soit vraiment tel et se communiquer ce désir, sans chercher à le faire disparaître dans la même entité »15. Selon notre auteur, « l’image de l’homme-Dieu ou du Dieu-homme est la plus haute expression, sublimée au suprême degré, du mythe millénaire de l’identification »16. Aussi, la théorie chrétienne de l’Incarnation n’est qu’une interprétation fantasmagorique du Jésus de l’histoire, à partir d’une mauvaise philosophie de l’amour, ce dernier étant conçu comme « identification » de l’aimant et de l’aimé.
33Comme on voit, ce qui est en question ici, c’est bien le dogme chrétien de l’Incarnation ou, ce qui revient au même, la confession chrétienne de Jésus, homme-Dieu. Nous sommes maintenant en pleine christologie dogmatique. Le propos de ce chapitre introductif n’étant autre que d’analyser le malaise, je laisse aux dogmaticiens le soin d’examiner et de juger si la critique de Morel, que nous venons d’entendre, est, oui ou non, pertinente. Qu’il me soit permis de faire trois brèves remarques :
Et, d’abord, je ne peux me défaire de l’impression qu’il s’agit là d’une critique importante qu’il faudra prendre très au sérieux. Elle a le mérite de mettre à nu ce qui, selon l’expression de Ratzinger lui-même, fait principalement « scandale » pour l’homme moderne : à savoir, d’une part, la prétention d’universalité inhérente à la confession de Jésus comme unique Sauveur du monde ; d’autre part, l’affirmation que « cet homme historique Jésus est le Fils de Dieu et le Fils de Dieu est l’homme Jésus »17. Seulement, je me demande si la critique de Morel est vraiment pertinente. Ne part-elle pas d’une interprétation du dogme de l’incarnation qui n’est pas celle du christianisme, mais plutôt une représentation populaire et défectueuse du mystère de Jésus, homme-Dieu ? C’est ce que nous allons examiner maintenant de plus près dans notre seconde et notre troisième remarque.
Notre seconde remarque concerne précisément la prétention d’universalité impliquée dans la confession de Jésus comme l’unique Sauveur du monde. S’il faut en croire G. Morel, « l’idéologie chrétienne de l’Incarnation est un affadissement de l’amour », puisqu’il « lui faut toujours présupposer qu’avant le judéo-christianisme, Dieu ne se révélait — et ainsi n’aimait — que de manière abstraite ». Or, poursuit notre auteur, cela est contraire à l’amour de Dieu, car « Dieu a tellement aimé le monde qu’il n’a cessé de l’aimer à chaque instant, pour chaque individu, de façon absolue »18. Mais n’est-ce pas précisément ce que l’Eglise, en proclamant la bonne nouvelle du Christ, prétend annoncer : à savoir que l’amour de Dieu, devenu manifeste en Jésus-Christ, s’étend à tous les hommes, « sans privilèges et sans acception de peuple et de personne »19 ? Saint Jean ne dit-il pas qu’avant le Judéo-Christianisme, le Verbe était déjà dans le monde, que « tout fut par lui » et que « rien de ce qui fut, ne fut sans lui » ; « qu’en lui était la vie et que la vie était la lumière des hommes » (Jn 1, 3-4) ? Comme on sait, c’est une idée chère aux Pères grecs — notamment à saint Justin et à saint Irénée — qu’avant la naissance de Jésus, le Verbe de Dieu, son Logos, était déjà à l’oeuvre dans le monde, non seulement dans l’ordre cosmique, mais plus encore dans la recherche désintéressée de la vérité et de la sagesse, telle qu’elle avait été pratiquée par les philosophes et les sages de l’Antiquité, en particulier par Platon et ses disciples. Que la présence du Verbe dans l’histoire de l’humanité ne commence pas avec l’incarnation de Jésus, est une idée qui mériterait d’occuper une place centrale dans la catéchèse moderne et la réflexion christologique contemporaine.
Reste une troisième remarque à faire. Elle concerne la critique que G. Morel adresse à toute philosophie de l’amour qui conçoit celui-ci comme « identification » de l’aimant et de l’aimé. L’amour selon lui, est essentiellement « rapport dans la reconnaissance des différences réelles, celles par quoi précisément l’un n’est jamais ontologiquement l’autre »20. Que penser de cette critique ?
34Personnellement, je pense que G. Morel a raison quand il dit que la réduction de l’amour à un processus d’identification est contraire à l’essence même de l’amour, qui est reconnaissance mutuelle de l’autre dans son altérité, désir de ce que l’autre désire. Comme notre auteur le fait remarquer très justement, ce mythe millénaire de l’amour-identité conduit finalement à l’abolition de la véritable subjectivité. Etre sujet, pouvoir dire « je » et s’engager comme « je », ce n’est pas vivre replié sur soi-même. Le Cogito ergo sum de Descartes et le Ich bin ich de Fichte traduisent très mal l’essence de l’être-sujet. Comme la psychologie et la philosophie modernes ne cessent de nous le rappeler, exister comme sujet, c’est éprouver et assumer son existence comme ouverture, comme reconnaissance inépuisable de l’autre comme autre ; c’est être quelqu’un l’un pour l’autre. Bien sûr, être-sujet, c’est être autonome, mais d’une « autonomie déprise de soi-même et tournée vers l’autre »21.
35Seulement, où je ne suis plus du tout d’accord avec G. Morel, c’est quand il prétend que le dogme chrétien de l’Incarnation est tout entier suspendu à cette fausse philosophie de l’amour-identification et n’est pensable qu’à partir de cette philosophie.
36N’est-ce pas plutôt le contraire qui est vrai ? Ne pourrait-on pas montrer que l’interprétation moderne et morélienne de l’amour nous permet de mieux viser et de mieux penser le mystère chrétien du Verbe incarné, du fait qu’elle nous habitue à l’idée, paradoxale à première vue mais combien féconde, d’un « je » qui n’est pas identité translucide de soi avec soi, mais ontologiquement décentré par rapport à soi, « autonomie déprise de soi-même et tournée vers l’autre » (Morel) ; autrement dit, espace d’ouverture et de rencontre, capacité d’écouter l’autre, de répondre et de correspondre à son appel, et, finalement, capacité de s’ouvrir à l’absolument Autre, Dieu, transcendance au plus profond de l’immanence, intimius intimo meo (comme dit Augustin). Bref, me référant à la distinction faite par Emmanuel Levinas entre une « ontologie du Même » et une « métaphysique de l’Extériorité »22, je dirais volontiers que, lorsque nous entrons en christologie, une ontologie du Même ou de l’Identité doit conduire forcément à des impasses, tandis que, par contre, une philosophie de l’Extériorité, de la Différence, de la Parole instauratrice de dialogue, pourrait nous être d’un grand secours. Nous retrouverons cette idée dans notre prochain paragraphe.
3. Troisième source de malaise : les énoncés dogmatiques
37Contrairement aux deux précédents, il s’agit maintenant d’un facteur de malaise qui se situe d’abord et directement au niveau de la formulation dogmatique, prônée par l’Eglise comme officielle ; cela veut dire : comme une norme sûre pour la catéchèse et la prédication, parce que traduisant correctement la foi christologique de la communauté chrétienne primitive. Comme on sait, cette formulation dogmatique touchant le Christ a reçu sa forme la plus explicite et la plus stable dans la confession christologique de Chalcédoine : « Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai homme [...], un et le même Christ [...], une hypostase ou personne unique en deux natures ». Or, que constatons-nous en ce moment ? En bref, ceci : quand bien même cette formulation a-t-elle été adoptée par l’Eglise, réunie en concile, pour apaiser les esprits et fournir à la catéchèse un vocabulaire stable et précis, voilà que de nos jours cette même formulation est devenue source de malaise et de discorde. Un nombre impressionnant de croyants bien intentionnés prétendent que les énoncés traditionnels ne leur disent plus rien, les laissent absolument indifférents, n’affectent aucunement leur foi en Christ, ni en positif ni en négatif. Mais, ce qui est plus étonnant encore, la formulation dogmatique de Chalcédoine se trouve mise en question, sinon dans son entièreté du moins en certains de ses éléments, par un groupe imposant de théologiens sérieux, sincèrement préoccupés de sauvegarder la foi traditionnelle de l’Eglise en la divinité du Christ et, mieux encore, soucieux de rendre cette foi plus crédible aux yeux de l’homme moderne. D’où la question : qu’y a-t-il derrière cette étrange désaffection à l’égard de certains énoncés dogmatiques traditionnels ? En quel sens peut-on parler ici d’une mise en question du dogme : s’agit-il du « contenu » du dogme ou plutôt de son « expression langagière » ? Autrement dit, quelle est la portée de cette mise en question pour la foi vécue du chrétien, sa fidélité à la foi de l’Eglise apostolique ?
38Inutile de dire que nous touchons ici l’un des points les plus difficiles et les plus délicats de notre analyse du malaise christologique actuel. Bien sûr, la distinction classique du contenu du dogme et de son expression reste toujours valable. Seulement, étant donné l’étroite liaison qui existe entre pensée et langage, son application à des cas concrets est plus difficile qu’il ne semble à première vue. Il faudrait, écrivions-nous plus haut, examiner chaque cas en particulier, ce qui n’est certes pas notre propos, vu l’allure générale et le caractère introductif de notre analyse. Contentons-nous donc de quelques réflexions d’ordre général : question de déblayer le terrain.
391. Un premier groupe de réflexions concerne la structure même de la confession christologique de Chalcédoine. Comme tout le monde sait, elle contient trois énoncés qui se complètent. Il y a, en premier lieu, une reprise de ce qui était le point crucial du Credo de Nicée (325), à savoir la foi en la divinité de Jésus-Christ, exprimée par la formule bien connue « vraiment homme et vraiment Dieu ». Il y a, en second lieu, l’affirmation plusieurs fois répétée de l’unité substantielle du Christ : « Le Christ un et le même » ; unité que le Concile d’Ephèse (431) avait déjà soulignée contre les Nestoriens qui risquaient de diviser le Christ en deux. Enfin, pour sauvegarder cette unité substantielle sans mettre en danger la différence spécifique de la divinité et de l’humanité, il y a, en troisième lieu, le recours au concept d’« union hypostatique », c’est-à-dire l’affirmation que dans le Christ un et le même, il n’y a qu’« une seule hypostase ou personne », mais existant « en deux natures ». Comme on voit, ces trois énoncés forment un tout. Ils se complètent mutuellement, mais il ne se situent pas au même plan. Tandis que les deux premiers concernent directement la foi en Jésus, vraiment Dieu et vraiment homme et néanmoins un seul et le même, le troisième énoncé, par contre, est comme « une précision secondaire, corollaire de l’affirmation de l’unité fondamentale »23. Sa mission est de souligner que « dans le Christ, les deux natures, la divinité et l’humanité, conservent leur différence spécifique, bien que celle-ci se rejoigne en celui qui est un seul et le même, non seulement dans sa manifestation extérieure (prosopon), mais aussi dans son être profond (hypostasis) »24. S’il en est ainsi, l’on comprend que, lorsqu’il s’agit d’interpréter et de juger à sa véritable portée la méfiance de certains théologiens modernes à l’égard de la formulation chalcédonienne, il importe avant tout de préciser lequel des trois énoncés sus-nommés est mis en question et de tenir compte des intentions qui sous-tendent cette mise en question.
40Or, comme on sait, c’est surtout le troisième énoncé, c’est-à-dire le concept d’union hypostatique, qui fait aujourd’hui l’objet de virulentes critiques dans certains milieux théologiques. On lui reproche de recourir à un vocabulaire hellénistique qui non seulement est étranger à la Bible mais, surtout, ne dit plus rien à l’homme d’aujourd’hui, pour la raison bien simple que, dans le langage moderne, le terme « personne » traduit mal l’idée chalcédonienne d’hypostasis. « Personne » dans le langage actuel, désigne la réalité humaine en tant que sujet d’un comportement libre et responsable. Dire que l’humanité du Christ n’est pas une personne, c’est donner l’impression que le Christ n’est pas pleinement homme, ce qui est contraire à la foi.
41Que penser de ce reproche ? Il contient certes un fonds de vérité précieux et fécond. Néanmoins, il serait exagéré de prétendre, comme certains le font, que ce concept chalcédonien d’unité hypostatique est le grand responsable de la crise du christianisme dans, le monde d’aujourd’hui. C’est vraiment lui faire trop d’honneur ; mais c’est surtout donner l’impression que la foi traditionnelle en Christ est suspendue tout entière au vocable « union hypostatique ». Comme nous l’avons noté dans la première partie de notre analyse, s’il ne faut pas sous-estimer l’importance de telle ou telle formulation dogmatique, il ne faut pas non plus la surestimer, comme si l’énoncé dogmatique était l’équivalent de la foi. Si une certaine manière de parler ne dit plus rien ou risque d’être mal comprise, il faut en inventer une meilleure.
422. Second groupe de réflexions. — Mais que penser de ceux — ils ne sont pas rares en ce moment — qui, tout en prétendant vouloir garder intacte la foi de l’Eglise en la divinité du Christ, ne manquent pas de marquer leur hostilité à l’égard de certaines formulations courantes, telles l’expression « homme-Dieu » et « Dieu-homme », ou encore le concept « d’incarnation », voire la proposition : « Jésus est Dieu ». Ce qui est mis en cause maintenant, ce n’est plus seulement l’apport spécifique de Chalcédoine, à savoir la distinction entre « hypostase » et « nature », mais, semble-t-il, l’essentiel du Credo de Nicée, à savoir la divinité de Jésus. Aussi, la question ne peut manquer de surgir : y a-t-il lieu de distinguer ici le « contenu » du dogme et son « expression langagière » ? Toucher à la formule dogmatique n’est-ce pas ipso facto toucher au contenu du dogme, au mystère visé par la formule ?
43Je me rends bien compte qu’il n’est pas facile de donner en quelques lignes une réponse nuancée à cette difficile question. Pour ne m’en tenir qu’à l’essentiel, je pense qu’on peut dire ceci.
44D’une part, jeter le discrédit sur ces vénérables formules, c’est évidemment mettre en danger la foi de l’Eglise en la divinité de Jésus ; c’est donner l’impression qu’il ne reste pas grand-chose de la dimension christique de notre Credo traditionnel. Mais, d’autre part, cela n’est pas une raison pour croire ou faire croire aux chrétiens que ces formules sont d’une clarté et d’une précision extrêmes, comme si elles étaient « intouchables » et allant de soi. Cela non plus n’est pas sans péril pour la foi. Pour qui les prend au sérieux — et c’est ce que l’homme moderne veut faire — elles ne sont rien moins que des « idées claires et distinctes ». Elles font problème et demandent des précisions ultérieures.
45Ainsi, pour ce qui est de l’expression « homme-Dieu » ou « Dieu-homme », il est évident que le trait d’union qui relie les deux termes insinue qu’en Jésus l’humanité et la divinité se rejoignent jusque dans son être profond, pour faire un seul et même Christ. Mais comment concevoir pareille union ? Elle ne consiste certes pas en une simple juxtaposition. Elle ne désigne pas non plus une identité pure et simple : ce serait verser dans un monophysisme intenable, qui fait du Christ une fusion de deux natures, où ni l’une ni l’autre ne garde sa spécificité. Pour désigner l’unité hypostatique, les théologiens du moyen âge parlaient de « grâce d’union » (gratia unionis), prototype de toute union avec Dieu : ce qui fait penser non pas à un processus d’identification mais à un don gratuit de Dieu se donnant à l’homme.
46Quant à l’idée d’incarnation, elle n’est pas non plus sans poser des problèmes. Dire que, en Jésus, « le Verbe s’est fait chair » ou encore « Dieu est devenu homme », c’est une manière de parler qui peut donner le change. De quelle sorte de devenir s’agit-il ? Au sens courant de ce mot, « devenir » veut dire « changer », cesser d’être ce qu’on était auparavant pour devenir autre chose ou du moins revêtir une nouvelle manière d’être. Seulement, en devenant homme, le Verbe de Dieu ne cesse pas d’être Verbe, logos de Dieu, « celui par qui tout fut et sans qui rien ne fut ». Le vocable « devenir » ne sied donc pas fort bien ici. « Venir dans la chair » est peut-être une meilleure manière de parler. Quoi qu’il en soit, le concept d’incarnation n’est pas si clair que cela, et donne à son tour à penser.
47Or, la même chose peut se dire de l’affirmation : « Cet homme Jésus est Dieu ». Au premier abord, elle paraît très simple, claire et nette. En réalité il n’en est rien, vu l’ambiguïté inhérente au verbe « être », employé ici comme copule du jugement. Ici surtout, nous sommes facilement victimes de ce que nous avons appelé plus haut l’ontologie du « Même » ou de « l’Identité ». Il y a en l’homme un penchant quasi invincible à tout penser sous le signe de l’Un, à ramener la diversité à l’identité de l’Un. Aussi, quand nous entendons le verbe « être », utilisé comme copule dans un jugement prédicatif (S = P), pensons-nous spontanément à l’identité parfaite du Sujet et du Prédicat. En réalité cette identité ne se vérifie que dans le cas de l’équation mathématique : 1 = l ; 2 + 2 = 4. Quand je dis, par contre, « cette chaise est rouge », je sors déjà de l’égalité pure et simple : il y a beaucoup plus dans le sujet « chaise » que dans le prédicat « rouge », lequel ne représente qu’une qualité de la chaise parmi mille autres. « Etre rouge » signifie : faire partie de la classe des choses rouges. Quand je dis maintenant « je suis mon corps », le verbe « être » prend un sens bien différent des deux précédents. Il ne signifie certes pas une identité mathématique : je = corps, mais il désigne aussi beaucoup plus que ma simple appartenance à la classe des choses corporelles. Il exprime une manière étrange, sui generis, d’exister corporellement, caractérisée par ceci : pour que la proposition « je suis mon corps » soit vraie et valide, je dois la corriger par cette autre proposition : « j’ai un corps qui est corps mien », un corps que j’habite en quelque sorte et grâce auquel je me rends présent au monde et à autrui et me réalise comme « je », comme être agissant et parlant en première personne. Comme disait Merleau-Ponty, exister corporellement, c’est être au monde à travers un corps. Ou, pour parler avec Heidegger, dans l’idée d’être (esse), entendu comme verbe des verbes, il y a toujours l’idée de présence, d’événement ou d’avènement instaurateur de présence. « Etre », c’est apparaître, se montrer, se manifester, se constituer présent.
48Or ce que nous venons de dire du verbe « être » dans l’expression « je suis mon corps », vaut aussi et a fortiori — encore qu’en un sens autre, unique et suréminent — du verbe « être » dans la proposition : « cet homme Jésus est Dieu » ou, ce qui revient au même : « le Verbe de Dieu est cet homme Jésus ». Il va de soi qu’il ne s’agit pas ici d’une égalité mathématique : le Verbe de Dieu = cet homme-ci : il y a beaucoup plus en le Verbe de Dieu que dans l’humanité de Jésus. Mais le Verbe de Dieu s’est constitué présent pour nous (Emmanuel = Dieu avec nous) en et par cette humanité qui est sienne en vertu d’une unité mystérieuse, certes, mais profondément réelle. Nous rejoignons ainsi la manière de parler de saint Paul qui dit : « En Jésus se sont manifestés la bonté de Dieu notre Sauveur et son amour pour les hommes » (Tit 3, 4) ; et surtout lorsque, dans l’épître aux Colossiens, il écrit : « en lui [= Jésus] habite toute la plénitude de la divinité, corporellement » (Col 2, 9 et 1, 19). Comme on voit et comme nous l’avons déjà noté plus haut, quand on entre dans l’univers du langage christologique, l’ontologique rejoint toujours le sotériologique et inversement.
4. Quatrième source de malaise : le déclin de la science christologique traditionnelle
49Etant donné tout ce qui précède, on comprend que nous sommes les témoins d’une recrudescence de la recherche christologique, voire d’un véritable foisonnement de nouvelles synthèses christologiques, au sens technique et scientifique de ce vocable. Qui dit renouveau christologique dit conjointement, d’une part, critique d’un certain style christologique réputé insuffisant et dépassé, d’autre part, naissance d’un nouveau style de penser théologique.
50Pour ce qui est du côté « critique », que reproche-t-on à l’ancienne christologie, dite classique pour souligner qu’elle a longtemps servi de base à l’enseignement dans les séminaires et les écoles catéchétiques ? On lui reproche en général d’avoir été dominée par l’énoncé dogmatique de Chalcédoine, pris comme point de départ du discours christologique. Or, dit-on, élaborer une science christologique à partir de Chalcédoine, c’est s’engager dans une christologie « descendante ». Au lieu de partir de l’événement christique tel qu’il a été vécu et interprété par les premiers apôtres, pour remonter vers les définitions dogmatiques de plus en plus élaborées, on fait le chemin inverse : l’on part de ce qu’il y a de plus énigmatique et de plus obscur, à savoir le dogme trinitaire et la préexistence du Fils en Dieu avant son incarnation. Or, il faut bien l’avouer, partir du plus obscur (la préexistence du Christ) pour éclairer le moins obscur parce que plus proche de nous (à savoir l’événement christique), cela n’est pas une méthode à recommander. Mais il y a plus. Du fait même, on risque de trop séparer le sotériologique de l’ontologique et, finalement, de parler un langage qui, loin de servir la foi vécue, se perd dans des spéculations abstraites, qui souvent ne disent plus rien à l’homme moderne.
51Ce que nous venons de dire du côté « critique », nous permet déjà de comprendre en quel sens les nouvelles christologies s’orientent généralement. Elles suivent le chemin inverse et se disent dès lors « ascendantes » : au lieu de partir du dogme trinitaire, elles préfèrent partir de « l’événement christique » qui est à l’origine du christianisme et qui a été vécu par la primitive église comme un événement salvifique, une victoire décisive sur le péché et la mort. Il s’ensuit que les nouvelles christologies donnent généralement le primat à la signification salvifique de la venue du Christ et s’appellent pour cette raison « fonctionnelles ». Il est vrai que cela se fait parfois au détriment de l’ontologique, mais pas nécessairement ni toujours : insister sur le sotériologique ne diminue pas forcément l’ontologique, puisque c’est à travers le salut apporté par Jésus que les premiers chrétiens l’ont reconnu comme Christ, comme l’envoyé d’auprès du Père, son Fils bien-aimé. En tous cas, il est caractéristique du renouveau christologique actuel que l’accent soit mis sur l’événement christique comme événement de saint, opérant une libération de l’homme radicale et complète. Libération « radicale », pour dire qu’elle libère l’homme à partir de ses racines profondes, de son être profond, donnant « un cœur nouveau et un esprit nouveau ». « Complète », pour dire que cette liberté ne concerne pas uniquement la réconciliation de l’homme avec Dieu, mais aussi ses relations au monde, à autrui, à la grande famille humaine en quête d’un monde plus juste. D’où l’importance immense accordée par la christologie actuelle au vieux problème — mais profondément renouvelé — de la portée sociale et politique du message chrétien et de la foi en Christ.
52Il va de soi que ce renouveau christologique, tel que nous venons de le décrire, est un événement important et plein de promesses. Non pas certes que tout y soit de première qualité. Certaines christologies dites nouvelles sont franchement inacceptables par l’Eglise, du fait que, versant dans un horizontalisme de mauvais aloi, elle défigurent profondément le vrai visage du christianisme et portent atteinte à l’essence de la foi en Christ. Mais à côté de ces christologies malsaines il y en a d’autres qui méritent non seulement notre respect mais la reconnaissance de l’Eglise tout entière, du fait qu’elles prêchent un retour à l’événement christique tel qu’il a été vécu par la communauté primitive comme un événement de salut, un « évangile », c’est-à-dire une bonne nouvelle non seulement pour la vie future mais aussi pour la vie terrestre de l’homme et l’instauration d’un monde plus humain. Que certains chrétiens non avertis, ou enlisés dans un conservatisme stérile, se sentent troublés à la vue du déclin d’un certain langage christologique auquel ils étaient habitués depuis leur tendre enfance, cela n’est pas en soi un grand malheur. Bien sûr, une situation christologique paisible, tranquille et de tout repos, peut donner une impression de confort et de sécurité ; mais cela n’est pas non plus sans péril pour la foi. Rien de plus dangereux pour l’Eglise que le « tout va bien, Madame la marquise » !
III. Conclusions et perspectives : Mise à jour de la christologie
53Le but de ce troisième temps de notre étude n’est évidemment pas de résoudre les innombrables problèmes exégétiques, historiques, spéculatifs, que nous avons rencontrés au cours de notre analyse. Ce qui nous reste à faire est d’ouvrir certaines perspectives en vue d’une inéluctable mise à jour (aggiornamento) de la christologie. Par « mise à jour », nous entendons l’élaboration d’un discours christologique qui, sans condamner sans merci les anciennes christologies dites classiques, ait néanmoins l’avantage sur elles de mieux mettre en évidence l’inépuisable richesse du message chrétien, en particulier la vraie portée de la puissance libératrice qu’il recèle ainsi que son extrême actualité pour le monde qui est nôtre. D’où la question : qui requiert pareille mise à jour ? En quel sens doit-elle s’orienter ? A quoi doit-elle être particulièrement attentive ?
541. Et tout d’abord, elle se doit de prendre très au sérieux le malaise christologique actuel. Ce serait ne rien comprendre à ce malaise que de le mettre au compte de quelques exégètes ou théologiens dévoyés, en mal de nouveautés ou d’extravagances. Si certains pensent qu’il faut innover en la matière, c’est pour la bonne raison que la foi en Christ fait problème en ce moment pour quiconque réfléchit et veut être de son temps. « Etre de son temps » en cette seconde moitié du XXe siècle, c’est tout d’abord prendre au sérieux les acquisitions de la science moderne, en particulier des sciences humaines, telles la critique littéraire, l’histoire, l’exégèse biblique, la psychologie, l’anthropologie culturelle ainsi que la réflexion philosophique sur le phénomène religieux. Mais « être de son temps » implique plus encore. C’est aussi se rendre compte que l’édification d’un monde plus juste, plus humain, représente la grande tâche de notre temps et exige la collaboration de tous les humains, croyants et incroyants. Il va de soi que ce double événement — progrès des sciences humaines et urgence d’un ordre social nouveau — intéresse au plus haut point le chrétien et la foi en Christ. S’il est sincère avec lui-même, le chrétien ne peut échapper à la vieille question : qu’en est-il de cet homme Jésus, dit Christ de Dieu et Sauveur du monde ? De quelle sorte de salut s’agit-il au juste ? Le Christ, à quoi bon, pour quoi faire ? Sans doute, cette question n’est pas neuve. Encore qu’elle surgisse en ce moment à partir de données nouvelles et avec une radicalité renouvelée, elle est, en réalité, aussi vieille que le christianisme. Depuis les premiers siècles de l’ère chrétienne jusqu’à nos jours, elle se trouve à l’origine de la christologie en tant que fides quaerens intellectum, recherche d’une foi plus consciente d’elle-même, mieux fondée et plus adulte, non seulement à l’écoute du monde mais aussi plus fidèle à l’événement christique fondateur du christianisme. C’est dire qu’une mise à jour actuelle implique forcément une remontée à cet événement fondateur. C’est ce qu’il nous faut voir maintenant.
552. Mise à jour comme remontée à l’événement christique originaire
56Croire en Christ, c’est entrer dans une longue tradition, vieille de vingt siècles environ ; tradition qui remonte aux premiers apôtres et aux premiers disciples du Christ, et, à travers eux, à l’événement christique dont ils furent les témoins directs et les premiers bénéficiaires. Comme nous l’avons déjà dit plus haut, cette expression « événement christique » ou « expérience de Jésus » doit être prise en son sens large et enveloppant. Elle comprend à la fois la vie et l’enseignement de Jésus, sa mort et sa résurrection, et encore l’expérience libératrice de l’Esprit de Dieu, qui accompagnait la foi en Christ et faisait du croyant « un homme nouveau, recréé selon Dieu dans la justice et la sainteté de la vérité » (Eph 4, 24). Un fait, en effet, est certain et de la plus haute importance pour notre sujet, en particulier pour le problème de la divinité de Jésus : la foi en Christ, telle qu’elle apparaît dans l’Eglise primitive, est due au fait que ces différents moments de l’expérience de Jésus (sa vie, son enseignement, sa mort, sa résurrection et l’effusion de l’Esprit libérateur) sont apparus aux premiers chrétiens comme une totalité significative indissoluble, un événement libérateur unique, à savoir l’irruption décisive (eschatologique) de Dieu dans l’histoire de l’humanité, ou, comme dit saint Paul, comme « une force de Dieu pour le salut de quiconque croit, juif ou non-juif » (Rm 1, 16). S’il en est ainsi, raffermir, rafraîchir ou « mettre à jour » notre foi en Christ, c’est faire un effort pour rejoindre, à travers les documents néo-testamentaires, la foi des premiers apôtres, aux fins d’apprendre de leur propre bouche ce qu’a été Jésus pour eux, comment ils en sont arrivés progressivement à le reconnaître et l’invoquer comme Christ (l’Oint de Dieu, son envoyé pour le salut de tous), comme Seigneur et Sauveur du monde, comme le Verbe de Dieu venu dans la chair, le Fils bien-aimé et premier-né du Père. Il est évident que, pour nous mettre ainsi à l’école des premiers apôtres, nous n’avons d’autre moyen que le langage christologique dont les communautés chrétiennes primitives se sont servies pour exprimer leur expérience de Jésus et dont nous venons d’énumérer les termes-clefs, ce qu’on appelle communément les titres christologiques. Remis dans son contexte littéraire et historique, ce langage est extrêmement révélateur, en vertu d’une structure sémantique sui generis. A condition de s’ouvrir à lui dans l’écoute de la foi (oboedientia fidei), il possède l’étrange pouvoir de nous introduire, de nous faire entrer dans l’expérience christique primitive, voire de nous faire partager cette expérience. C’est ce qui se trouve admirablement exprimé dans la première Epître de saint Jean où il est dit : « Ce qui était dès le commencement, ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé et que nos mains ont touché du Verbe de vie [...], nous vous l’annonçons à vous aussi, afin que vous aussi, vous soyez en communion avec nous. Et notre communion est communion avec le Père et avec son Fils Jésus-Christ. Et nous vous écrivons cela pour que notre joie soit complète » (I Jn 1, 1-4). Comme on voit, ce langage veut être plus qu’un moyen de communication entre des hommes, mais un espace de communion à la puissance libératrice d’une Parole, « qui était dès le commencement » et qui était « lumière et vie » pour les hommes25. Examinons donc de plus près ce langage. C’est une des tâches les plus importantes de la christologie moderne, en particulier de l’exégèse, de nous aider à entrer dans ce langage pour qu’il entre plus profondément en nous, à la manière d’une « semence tombée dans une bonne terre » (Mt 13, 8).
573. Langage christologique néo-testamentaire : langage originaire
58Comme l’exégèse moderne l’a fort bien montré, le langage christologique des premières communautés chrétiennes présente une structure sémantique remarquable qui en fait un langage originaire au sens fort : langage non seulement proche des origines, mais, plus encore, co-constitutif de ces origines. Il est simultanément ontologique et sotériologique ou fonctionnel. Les titres christologiques, inventés par les apôtres pour dire leur expérience de Jésus et l’annoncer au monde, sont aussi et d’abord des vocables sotériologiques, ayant pour mission d’exprimer le rôle, la place de Jésus dans l’économie du salut. Ceci n’a rien d’étonnant quand on remarque que les premiers disciples de Jésus sont, bien que vivant dans un milieu plus ou moins hellénisé, des juifs convertis à Jésus, des gens qui ont effectué de leur vivant le difficile passage de l’Ancienne à la Nouvelle Alliance. Ce passage ne fut pas éprouvé par eux comme une trahison de la foi de leurs pères, mais comme un acte de fidélité à Dieu, s’enracinant finalement dans l’expérience de la fidélité de Dieu à l’égard de son peuple. Paul de Tarse qui, même après sa conversion, est si fier de son appartenance au peuple élu et de son « zèle débordant pour les traditions des pères » (Gal 1, 14), ne craint pas d’écrire : « ce sont les croyants qui sont fils d’Abraham », ses véritables héritiers (Gal 3, 7). C’est dire que pour entrer dans le langage christologique de l’Eglise primitive et saisir sur le vif la véritable portée des titres christologiques, il faut constamment garder devant l’esprit que ces titres impliquent une double référence :
une référence d’abord au Dieu de l’Ancien Testament, célébré par les juifs comme l’unique vrai Dieu, Créateur du ciel et de la terre, Seigneur, Sauveur et Père d’Israël, son fils bien-aimé. Ce Dieu n’est pas une force magique mais un Dieu personnel qui a créé le monde par sa Parole et a suscité les prophètes par son Esprit. Notez que cette référence au Dieu de l’Ancien Testament reste présente au sein des titres christologiques. Ce serait les vider de leur substance et faire du Christ une nouvelle divinité hellénistique, que de négliger ou de minimiser l’importance de cette première référence signifiante, référence qu’on pourrait dire fondamentale parce qu’elle fonde la seconde ;
quant à cette seconde référence, elle n’est rien d’autre que la référence à l’événement christique tel qu’il a été vécu par les premiers disciples ; à savoir comme accomplissement définitif, ultime, « eschatologique », du salut promis par les prophètes et attendu par les juifs contemporains de Jésus, autrement dit, comme une expérience de salut, de guérison, de réconciliation et de libération, éprouvée comme ultime ou « eschatologique ». Que faut-il entendre par là ?
59« Eschatologique » vient du grec « eschaton » qui veut dire « dernier », « ultime ». Du fait qu’il s’enracine en la structure universelle de l’existence humaine comme existence temporelle et historique, il représente un des termes-clefs de tout langage humain, de même que son contraire, le mot « premier ». Il est essentiellement susceptible de deux sens fondamentaux, lesquels se compénètrent le plus souvent. Le premier sens est chronologique. « Dernier » signifie alors ce qui vient en dernier lieu dans la succession temporelle (dernier jour de la semaine, dernier mois de l’année, fin des temps). Mais « dernier » peut revêtir aussi un sens axiologique, pour signifier ce qui est dernier ou ultime dans l’ordre des valeurs, des finalités. Il sert alors à viser ce dont il s’agit en fin de compte, ce par rapport à quoi tout le reste n’est que préfiguration, ou moyen, ou chemin vers..., manifestation de... « Dernier » est alors synonyme de définitif, ou encore de décisif ; il évoque ce qui, filialement, donne à l’instant présent son sérieux et son poids.
60Comme on sait, les premiers disciples du Christ ont commencé par fusionner les deux sens. On ne peut nier, en effet, qu’ils ont vécu longtemps dans l’espoir de participer de leur vivant au retour du Christ en gloire, revenant sur les nuées pour « juger les nations », instaurer « une terre nouvelle et des cieux nouveaux », dont la cité de David transfigurée serait le centre, ou, pour reprendre la manière de parler des Actes, « rétablir le Royaume pour Israël » (Act 1, 6). Seulement, les choses ne se sont pas passées ainsi, et — heureusement pour eux et pour nous — la fin du monde n’est pas venue. Le soleil, la lune et les étoiles sont restés sur leurs orbites, et la vie humaine, avec ses joies et ses déboires, ses travaux et ses souffrances, le vieillissement et la mort, a continué son cours tout comme avant. Pour la tantième fois dans l’histoire d’Israël, les premiers disciples du Christ ont dû faire la douloureuse expérience que Dieu est « différent », que les vues et les voies de Dieu ne coïncident pas avec les vues et les voies de l’homme. L’étonnant est que cette déception n’a pas ébranlé mais purifié, approfondi et fondé leur foi en Jésus-Sauveur et en la portée eschatologique du salut apporté par lui. Elle leur a permis de mieux comprendre le vrai sens de l’eschaton, l’eschaton selon les desseins de Dieu. Ce sens n’est pas d’abord chronologique mais axiologique. Il ne révèle rien concernant la fin temporelle de notre monde qui serait aussi la fin de la race humaine (ce qui ne représente tout de même pas une grâce pour l’humanité). Il n’a rien à voir non plus avec quelque transformation fantastique de la terre en un paradis, où « le loup habiterait avec l’agneau et la panthère se coucherait près du chevreau » (Is 11, 6) : pareil monde n’est plus une « terre des hommes », c’est-à-dire une terre à transformer par le travail humain en un habitat toujours plus digne de l’homme. Si, aux yeux des premiers apôtres, le salut opéré par Dieu en Jésus-Christ a pu revêtir l’éclat de l’eschaton devenu présent au cœur de l’histoire, c’est pour des raisons autrement profondes. C’est qu’il était ressenti comme une force profondément, définitivement, décisivement libératrice, par suppression des aliénations profondes, dernières et décisives, qui sont le péché, la méchanceté, le mensonge et l’injustice, les ténèbres du désespoir, et, finalement, la mort entendue, conformément à l’anthropologie biblique, comme séparation d’avec le Dieu vivant et éternel26.
61Parler d’accomplissement eschatologique, c’est donc bien sûr affirmer une continuité entre deux moments d’une histoire (c’est dans l’idée même d’accomplissement) ; mais c’est plus encore reconnaître une discontinuité, une rupture, une différence. Comparé aux attentes humaines, toujours par trop humaines, l’accomplissement de celles-ci par Dieu en Jésus-Christ a été vécu par les premiers apôtres non seulement comme beaucoup plus divin mais aussi comme beaucoup plus intensément humain que tout ce qu’ils avaient pu rêver ou espérer.
62Beaucoup plus divin, puisque le salut opéré par Dieu en Jésus-Christ introduisait le croyant dans une intimité insoupçonnée avec le Père, une participation à la mystérieuse unité de Jésus avec son Père : « Vous avez reçu, dira saint Paul, un esprit qui fait de vous des fils adoptifs, par lequel nous crions Abba, Père » (Rm 8, 16). Pour décrire cette communion avec le Père, ils auront recours à des expressions extrêmement audacieuses, à première vue déconcertantes. Ils parleront d’une « nouvelle création selon Dieu », d’une participation à la gloire dont le Christ ressuscité est revêtu auprès du Père : « si vous êtes ressuscités avec le Christ... » (Col 3, 1) ; enfin, d’une nouvelle naissance, à savoir une naissance à la vie même de Dieu : « à ceux qui croient en son nom, écrit saint Jean, il a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu. Ceux-là ne sont pas nés du sang, ni d’un vouloir de chair, ni d’un vouloir d’homme mais de Dieu » (Jn 1,12 et 13).
63Mais du fait même, cette expérience de salvation revêtait une portée humaine insoupçonnée, dépassant toute espérance humaine. Elle libérait le croyant à partir de la racine même de son existence. En termes bibliques, elle lui conférait « un cœur nouveau et un esprit nouveau ». Mais une libération qui passe par le cœur de l’homme, pour élargir celui-ci aux dimensions du cœur de Dieu, acquiert forcément une portée universelle, sans acception de personne. Elle ne peut plus être réservée aux seuls membres du peuple juif, mais concerne l’humanité entière, renversant, comme dit saint Paul, « les murs qui autrefois séparaient les juifs et les gentils ». En termes philosophiques, le salut apporté par le Christ introduisait dans le monde humain une nouvelle « compréhension-de-soi » (Selbstverständnis), caractérisée par un sentiment de solidarité universelle avec tous les humains et la prise de conscience d’une responsabilité illimitée à l’égard des frères, sans distinction de personne, avec même une préférence pour les plus démunis, les marginaux de toute espèce.
64Voilà, en bref, ce qu’il y a derrière le vocabulaire christologique et en particulier, derrière les titres christologiques dont les premiers disciples du Christ se sont servis pour proclamer leur expérience de Jésus. En vertu de leur double référence — référence au Dieu Seigneur et Sauveur de l’Ancien Testament, référence à l’expérience libératrice du Christ comme accomplissement eschatologique de leurs espérances —, ces titres christologiques sont simultanément ontologiques et sotériologiques. Cela ne vaut pas uniquement des dénominations telles que « Seigneur » et « Sauveur », qui désignent d’abord une fonction. Cela vaut aussi de la qualification « Verbe de Dieu »27, voire du titre « Fils de Dieu », considéré à bon droit comme le titre ontologique par excellence. Ce dernier vocable vient lui aussi de l’Ancien Testament, où il est utilisé pour signifier une proximité particulière avec Jahvé en vertu d’une élection ou d’une vocation particulière : tels le roi David, Moïse, les prophètes, Israël comme peuple élu. S’il en est ainsi, il peut sembler étrange que, pour exprimer l’identité de Jésus, sa singularité, ce qui le met ontologiquement à part, l’Eglise primitive se soit servie de ce vocable générique de « Fils de Dieu ». En réalité cela n’a rien d’étonnant et est même très révélateur. Sans doute, déjà durant sa vie prépascale, Jésus était-il apparu à ses disciples, encore que d’une manière très voilée, comme jouissant d’une intimité toute particulière avec Dieu : il appelle Dieu son Père, pardonne le péché, se met au-dessus de la loi sabbatique de Moïse, prétend que « personne ne connaît le Fils sinon le Père, et que personne ne connaît le Père sinon le Fils » (Mt 11, 27). Mais c’est surtout après Pâques, à travers son action salvifique, qu’il révèle son être profond, qui il est en fin de compte. En effet, s’il est vrai que l’invocation de Jésus comme Christ, Seigneur et Sauveur, nous introduit dans le mystère de l’Amour de Dieu, « répandu dans nos cœurs par l’Esprit Saint qui nous a été donné » (Rm 5, 5), nous fait renaître à une vie nouvelle pour faire de nous ses « fils adoptifs », « héritiers et cohéritiers du Christ », « conduits par l’Esprit par lequel nous crions Abba, Père » (Rm 8, 13-17), ne faut-il pas en conclure que Jésus est par naissance et « nature » et, partant, d’une manière sur-éminente et incomparable, ce que nous sommes par adoption ? N’est-ce pas la preuve que Jésus est plus qu’un prophète qui parle de Dieu au nom de Dieu, mais la Parole même de Dieu qui appartient ontologiquement au mystère du Dieu vivant ? Aussi, pour les premiers chrétiens, le titre « Fils unique de Dieu » et l’appellation « Fils premier-né d’une multitude de frères » (Rm 8, 29) sont-ils étroitement solidaires et complémentaires. Cette complémentarité est un des traits caractéristiques du langage judéo-chrétien : quand il s’agit de Dieu, l’ontologique et le sotériologique s’éclairent et s’interpénètrent mutuellement. C’est ce qui explique que l’événement christique a été perçu par l’Eglise primitive et annoncé au monde comme un Evangile, c’est-à-dire une bonne nouvelle.
654. La bonne nouvelle du Christ. Son actualité pour notre temps
66Une chose est certaine, encore qu’elle ait été régulièrement oubliée ou plus ou moins oblitérée, entre autres par les christologies dites classiques : le christianisme est apparu dans le monde, il y a quelque vingt siècles, non pas comme un discours spéculatif sur Dieu, l’homme et l’univers, mais comme un Evangile de la part de Dieu, une bonne nouvelle qui non seulement annonçait de bonnes choses pour l’au-delà, mais les effectuait dès ici-même, ou, pour citer saint Paul, comme « une puissance de Dieu pour le salut de quiconque croit, juif on non-juif » (Rm 1, 16). De tout ce qui précède, il ressort que cette force libératrice de l’événement christique a été vécue par les premiers chrétiens comme bi-dimensionnelle, nous libérant d’un seul et même mouvement pour l’amour de Dieu (dimension théologale ou verticale) et pour le souci des frères (dimension horizontale), sans distinction de personne, avec même une préférence pour les plus déshérités, « les plus petits de mes frères » (Mt 25, 40). D’où le double commandement que Jésus nous a laissé. A la question de savoir quel est le premier des commandements, Jésus de répondre : « Le second (l’amour universel des frères) est égal au premier (l’amour de Dieu par-dessus toutes choses) » (Mt 22, 36). L’important est de bien noter la complémentarité de ces deux dimensions de l’existence chrétienne : elles ont besoin l’une de l’autre pour se faire vraies. Autrement dit, la seconde dimension (l’horizontale) est inséparable de la première (la théologale), non seulement à la manière d’une conséquence au plan éthique, mais à la manière d’une composante essentielle, co-constitutive de « la vraie connaissance de Dieu » au sens biblique de cette expression.
67En effet, selon la conception judéo-chrétienne des choses — contrairement à ce qui a lieu dans les religions archaïques d’inspiration mythologique —, la foi en Dieu s’origine non en quelque vague sentiment d’un sacré cosmo-vital, ni dans la crainte des dieux sans visage, mais dans l’expérience d’une Parole libératrice, Parole devenue chair vivante en Jésus-Christ. Le propre de cette parole est qu’elle nous interpelle de haut dans le plus profond de nous-mêmes. « De haut », cela veut dire que tout se passe comme si elle était revêtue de l’autorité du Très Haut, du Transcendant, du Différent par excellence : le Tout Autre, le Dieu sacro-saint. Néanmoins cette Parole n’exerce aucune violence ; elle ne nous touche qu’avec respect, nous interpelle dans le plus profond de notre être, autrement dit, dans notre liberté comme responsabilité devant nous-mêmes, devant autrui et devant l’histoire. Il s’ensuit que le Dieu de la tradition judéo-chrétienne est à la fois le Transcendant par excellence, ineffable et inobjectivable, mais aussi un Dieu infiniment proche, intimius intima meo. Aussi la vraie connaissance de ce Dieu « en esprit et vérité » n’est pas de l’ordre du savoir notionnel ; elle ne se fait authentique que dans l’adhésion à sa sainte volonté, à savoir dans l’imitation de Jésus et l’accomplissement du grand mandat qu’est l’amour des frères. « Ce n’est pas en me disant, Seigneur, Seigneur, — dit Jésus —, qu’on entrera dans le Royaume des Cieux, mais c’est en faisant la volonté de mon Père qui est dans les Cieux » (Mt 7, 21), En langage johannique, le souci des frères devient comme le sacrement, c’est-à-dire le signe et l’instrument de la connaissance du vrai Dieu : « Personne n’a jamais vu Dieu, mais si nous nous aimons les uns les autres, Dieu demeure en nous et en nous son amour est accompli » (I Jn 4, 12). Aussi, selon saint Paul, ce que l’Esprit de Dieu opère en ceux qui invoquent Jésus comme le Christ de Dieu, ce n’est nullement une fuite loin des hommes mais une plus grande proximité avec tous les humains. « Voici le fruit de l’Esprit », écrit-il : « Amour, joie, paix ; patience, bonté, bienveillance, confiance dans les autres, douceur et maîtrise de soi » (Gal 5, 22-23).
68Amour, joie, paix : bien sûr sont-ce là de beaux sentiments ; mais s’ils ne se traduisent en des actes et des œuvres, ils deviennent facilement des mystifications dangereuses. L’amour sans justice n’est qu’un honteux mensonge et la même chose peut se dire de la paix qui n’est pas fondée sur la justice. Mais qui dit justice, dit instauration d’un monde socio-politique plus juste. En ce sens on peut dire que la foi en Christ possède une portée sociale et politique incontestable. Non pas qu’il incombe à l’Eglise, comme porteuse du message, de prendre en main le gouvernement de la Cité civile, mais il est du devoir des chrétiens de promouvoir partout dans le monde la vérité et la justice, de maintenir vivante dans le cœur des hommes la volonté de transformer la société humaine en une cité (en grec : polis), c’est-à-dire une demeure où il y a de la place pour tous, où il fait bon vivre, parce qu’elle est fondée sur « la vérité, la justice, la charité et la liberté » (Pacem in Terris).
69C’est le grand mérite du renouveau christologique actuel, entre autres, des christologies dites de la libération, d’attirer l’attention du monde sur ce caractère bi-dimensionnel de la bonne nouvelle du Christ : c’est-à-dire sur le fait que le salut apporté par le Christ ne concerne pas uniquement la relation de l’homme à Dieu, mais aussi les rapports interhumains. C’est là un événement plein de promesses tant pour l’avenir de la foi que pour l’instauration d’un monde plus humain. Au reste, il a déjà porté des fruits. On peut dire sans exagération qu’il sous-tend le renouveau ecclésiologique de Vatican II : s’il est vrai que « le Christ est lumière des peuples », nous dit Vatican II, il s’ensuit que « l’Eglise dans le Christ est en quelque sorte le sacrement, c’est-à-dire à la fois le signe et l’instrument non seulement de l’union intime avec Dieu mais aussi de l’unité de tout le genre humain » (Lumen gentium, no 1). Cette même idée se retrouve au cœur des préoccupations du Conseil Œcuménique des Eglises depuis l’Assemblée d’Evanston, consacrée au « Christ seul espoir du monde » (1954), jusqu’à la récente Assemblée mondiale de Nairobi, avec son thème combien significatif : « Jésus-Christ libère et unit » (1975)28. C’est dire l’extrême actualité de la mise à jour de la christologie pour notre temps.
Notes de bas de page
1 J. RATZINGER, Foi chrétienne hier et aujourd’hui (trad. française), Tours, Marne, 1969, p. 125.
2 Personnellement, je préfère le vieux terme « intelligence » au vocable plus récent « rationalité », dont on peut se servir également pour définir la théologie et son rapport à la foi. Le mot « rationalité » fait trop penser à une performance d’ordre logique, l’édification d’un vaste système de pensée logiquement cohérent, comme si la théologie n’avait rien d’autre à faire que de construire des systèmes. Par contre, l’expression « meilleure intelligence de la foi » vise beaucoup plus une qualité intrinsèque de la foi vécue : à savoir une foi plus adulte, plus consciente d’elle-même, mieux fondée aussi, bref une foi plus capable d’interpeller l’homme moderne, un homme dont on a dit « qu’il a perdu la naïveté » (Jaspers).
3 Gaudium et Spes, no 1.
4 La même chose peut se dire du verbe « être » dans la proposition. « Ceci est mon Corps ». Il désigne certes un mode de présence, mais combien difficile à discerner.
5 Sur le sens et la genèse de la formule de Chalcédoine, cf. la belle étude de A. de HALLEUX, La définition christologique de Chalcédoine dans Revue théologique de Louvain, 1976, p. 3-23 et p. 155-170.
6 Nous n’examinons évidemment pas les nombreuses causes de malaise qui sont extérieures à la christologie, telles par exemple la sécularisation de notre civilisation, le caractère pluraliste du monde dans lequel nous vivons, etc.
7 F. BELO, Lecture matérialiste de l’évangile de Marc, Paris, Cerf, 1974, p. 4 de la couverture.
8 C. DUCOCQ, Dieu différent. Essai sur la symbolique trinitaire, Paris Cerf, 1977, p. 23.
9 Gaudium et Spes, no 55.
10 J. RATZINGER, Foi chrétienne hier et aujourd’hui (trad. française), Tours, Marne, 1969, p. 125.
11 G. MOREL, Questions d’hommes, t. III, Jésus dans la théorie chrétienne, Paris, Aubier, 1977, p. 125.
12 O. c., p. 104
13 O. c., p. 104.
14 O. c., p. 104.
15 O. c., p. 104 et 105.
16 O. c., p. 105.
17 J. RATZINGER, o. c., p. 126.
18 G. MOREL, o. c., p. 104.
19 O. c., p. 104
20 O. c., p. 125.
21 O. c., p. 104.
22 E. LEVINAS, Totalité et Infini, Essai sur l’extériorité, La Haye, M. Nijhoff, 1961.
23 A. de HALLEUX, a. c., p. 167.
24 A. c., p. 168.
25 C’est ce qu’en termes modernes on exprime en disant que ce langage est « performatif » et « auto-implicatif ».
26 Traduit en langage philosophique, l’on pourrait dire que le salut apporté par le Christ a été vécu par les premiers chrétiens comme réponse non pas notionnelle mais existentielle à l’interrogation existentielle par excellence, celle qui ouvre toute réflexion métaphysique : « Qu’en est-il finalement de l’homme ? » Ou, pour le dire avec Blondel : « Oui ou non, la vie humaine a-t-elle un sens et l’homme a-t-il une destinée ? ». — C’est ce qui explique que, pour célébrer leur libération en Christ, les premiers chrétiens ont eu recours à un ensemble de signifiants (concepts, métaphores, symboles) chargés d’une résonance métaphysique extraordinairement suggestive. Le Christ-Sauveur sera appelé « Verbe de vie », « Lumière qui est vie pour les hommes », « Vérité qui libère », Source de « vie éternelle », « Commencement et Fin, Alpha et Omega » de toutes choses, « l’Amen, Témoin fidèle et véritable ». Quant au fruit que l’Esprit de Jésus opère au cœur de ses fidèles, il a pour nom « Amour, joie, paix », c’est-à-dire : accomplissement jamais terminé des aspirations les plus profondes de l’homme en tant qu’« être de désir ».
27 Toute parole authentique est libératrice, possède le mystérieux pouvoir de libérer celui qui l’écoute, pour l’univers d’où cette parole procède et qu’elle a pour mission de rendre présent. Pensez à la parole du poète, de l’artiste, du penseur : elle nous introduit dans l’univers du poète, de l’artiste, du penseur. Cela vaut a fortiori pour le Verbe de Dieu qui se fait chair en Jésus Christ. Aussi, « à tous ceux qui le reçoivent, Dieu a donné pouvoir de devenir enfants de Dieu » (Jn. 1, 12), c’est-à-dire d’avoir part à l’univers de Jésus, à la communion de vie et d’amour qui relie Jésus à son Père.
28 Cf. A. DONDEYNE, Jésus-Christ libère et unit. Réflexions oecuméniques sur le thème de l’Assemblée mondiale de Nairobi, dans Revue théologique de Louvain, 1975, p. 292-310.
Auteur
Philosophe et théologien ancien président de l’Institut supérieur de philosophie de l’Université catholique de Louvain.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Imaginaire et création historique
Philippe Caumières, Sophie Klimis et Laurent Van Eynde (dir.)
2006
Socialisme ou Barbarie aujourd’hui
Analyses et témoignages
Philippe Caumières, Sophie Klimis et Laurent Van Eynde (dir.)
2012
Le droit romain d’hier à aujourd’hui. Collationes et oblationes
Liber amicorum en l’honneur du professeur Gilbert Hanard
Annette Ruelle et Maxime Berlingin (dir.)
2009
Représenter à l’époque contemporaine
Pratiques littéraires, artistiques et philosophiques
Isabelle Ost, Pierre Piret et Laurent Van Eynde (dir.)
2010
Translatio in fabula
Enjeux d'une rencontre entre fictions et traductions
Sophie Klimis, Laurent Van Eynde et Isabelle Ost (dir.)
2010
Castoriadis et la question de la vérité
Philippe Caumières, Sophie Klimis et Laurent Van Eynde (dir.)
2010