Le deuil, ferment de la société autonome
p. 141-164
Texte intégral
« La mort est le prix de la liberté au sens de l’acceptation de ce fait qu’ici c’est vraiment terminé, point et pas d’"à la ligne1" ».
1En de nombreux endroits de son œuvre, Cornelius Castoriadis souligne le lien entre la conscience de la mortalité et la création d’une société autonome : « Toute vraie politique, en tant qu’elle vise l’institution de la société, est aussi une politique de la mortalité : elle dit aux humains qu’il vaut la peine de mourir pour la sauvegarde de la polis, pour la liberté et l’égalité, etc. C’est pourquoi j’ai été si souvent amené à dire qu’une société autonome ne pourra être vraiment réalisée que lorsque les humains seront capables d’affronter jusqu’au bout et sans fétiches institués leur mortalité. Aussi longtemps que cela ne sera pas possible, il y aura fuite vers un investissement rigide et illusoire qui recouvre la mort, ou, comme aujourd’hui, vers des divertissements permettant d’oublier la mort2. » Ailleurs et également à maintes reprises, il relève, sur le plan individuel cette fois-ci, que la mortalité, et la compulsion à la répétition qu’induit son refus, constitue le roc contre lequel bute si souvent l’analyse, la rendant interminable. De par l’incapacité qui en résulte, tant de la part du patient que de l’analyste qui travaille avec lui, « d’accepter la mort de celui qu’il était pour devenir une autre personne3 ». Ne serait-il point possible, me suis-je demandé il y a déjà assez longtemps, d’approfondir cette corrélation supposée entre mortalité assumée et autonomie, de l’exploiter, pour en extraire les ferments de la société autonome, ces engrais qui au fil de l’oeuvre de Castoriadis paraissent sans cesse se dérober à toute conceptualisation et surtout à toute traduction dans des praxis orientées, des approches ou des méthodologies à l’intersection entre psychanalyse et politique ? L’exploration de cette piste ne permettrait-elle pas en outre, si ce n’est de dénouer, du moins d’assouplir, de relâcher, la tension des nœuds qui parcourent la pensée du philosophe auquel les textes ici réunis rendent hommage ?
2Évoquer des nœuds peut paraître présomptueux. De la part surtout d’un profane et autodidacte en matière de philosophie et de psychanalyse, envahi d’un sentiment de petitesse, d’étroitesse, devant l’immensité des apports, des réflexions, de ce penseur qui l’a tant guidé et inspiré. Etudiant encore la médecine, je lisais avec avidité L’institution imaginaire de la société. Les très nombreuses pages rédigées du temps de Socialisme ou barbarie m’ont aidé à déchiffrer les malaises éprouvés au cours de ma brève militance trotskiste. L’espoir d’une société autonome n’a cessé de nourrir ma pratique professionnelle, de pédopsychiatre, dans des contrées minées par des conflits armés – dès l’Amérique Centrale à la fin des années quatre-vingt – ou dans mon pays natal, la Suisse, auprès de migrants en quête désespérée d’asile. Du Nicaragua, alors au crépuscule des années sandinistes, où j’avais initié mon long travail avec des populations endeuillées, je pris mon courage à deux mains et envoyai à Cornelius Castoriadis l’ébauche d’un premier article, intitulé Le deuil au carrefour des déterminants de l’autonomie4. Quelle joie à la réception de sa réponse manuscrite, dans une boîte postale de la petite ville nicaraguayenne où je vivais alors ! Mais lors de la rencontre qui suivit, j’eus vraiment l’impression de ne pas avoir encore compris grand chose... Si donc aujourd’hui je me permets d’évoquer des nœuds, c’est en y greffant immédiatement le témoignage de mon humilité : les nœuds, peut-être des scotomes, que ma propre lecture subjective et probablement tronquée perçoit.
3Premier nœud, la nature du lien – terme impropre utilisé faute de mieux – entre la psyché et l’imagination radicale qu’elle abrite et anime. Qu’est-ce qui fait qu’un individu barbotant dans la même mare de significations imaginaires sociales que ses concitoyens, se coltinant les caprices d’une même société instituée, imagine ceci plutôt que cela, élabore une pensée fondée sur l’autonomie plutôt qu’une monstruosité, devienne un Castoriadis plutôt qu’un Papadhópoulos ? Deuxième nœud, la nature du lien entre imagination radicale – propriété de la psyché – et imaginaire social – propriété de la société. Comment l’imagination radicale abreuve-t-elle l’imaginaire social ou du moins quelle décoction pourrait-elle lui proposer pour que puisse être approché un projet d’autonomie ; en d’autres termes, quelle « malheureuse » loi des échanges réciproques entre psychés et sociétés nourrit la pléthore de clins d’œil conciliants vis-à-vis des monstres qu’a couvés l’Histoire plutôt que de susciter parmi les membres de la société un attrait pour l’imagination castoridienne ? Avec en toile de fond une question lancinante : comment inverser la tendance ? Ces nœuds, tels du moins qu’ils m’apparaissent, rejoignent par ailleurs le diagnostic de Castoriadis quant aux catalogues des professions impossibles : la politique, la psychothérapie, la pédagogie. Comment œuvrer pour l’autonomie lorsque nous sommes nous-mêmes imprégnés jusqu’à la moelle par des significations imaginaires hétéronomes ? L’exploration méticuleuse de la piste de la mortalité, et du deuil corollaire, nous permettrait-elle de conjurer les apories ? Du moins tel est le fol espoir qui continue, malgré les embûches, de nourrir mes réflexions et ma pratique professionnelle.
4Cette exploration, j’en suis conscient, imprime des torsions à la pensée de Cornelius Castoriadis. Lui-même, par exemple, n’a pratiquement jamais parlé de deuil, concept cardinal de la présente étude, et les rares occasions où il écrivit ce mot, ce fut de manière presque anecdotique, sans le relier explicitement à la conscience pleine de la mortalité appelée de ses vœux, sans surtout sembler se pencher, du moins dans ses écrits, sur les méandres des processus de deuil. Je m’autorise ces torsions, d’abord pour consentir aux appels et aux flux de ma propre imagination radicale, ensuite pour enrichir un lien conscient de filiation avec la création plurielle de Castoriadis, un lien de filiation qui vu sous la loupe du deuil perd tout caractère paradoxal : puiser dans l’héritage, en reconnaissant sa dette, les ferments dont la pensée et l’imagination se nourrissent pour créer dans le présent une réflexion originale susceptible de colorer le futur, telle est la définition que j’ai proposée du deuil élaboré5.
5Psychiatre et psychothérapeute, mais non psychanalyste, je me dois encore de préciser tout de suite la nature practico-poïétique de ma démarche. Rappelons la définition que donne Castoriadis d’une activité practico-poïétique. Praxis : l’activité lucide dont l’objet est l’autonomie humaine et pour laquelle le seul « moyen » d’atteindre cette fin est l’autonomie elle-même. Poïétique : cette activité est créatrice. Il désigne aussi trois professions, plus justement trois activités, susceptibles d’avoir un caractère practico-poïétique : la politique, la pédagogie, la psychanalyse. Dans le cas de cette dernière, la nature créatrice est liée à la définition de son issue, soit l’auto-altération de l’analysant, rigoureusement parlant l’apparition d’un autre être6 ; la fin de l’analyse est donc consubstantielle au projet d’autonomie lui-même. Personnellement, j’ai toujours visé à rendre mon engagement professionnel conforme aux critères définissant l’activité practico-poïétique.
6Cet objectif a guidé mon travail tant dans le domaine de la psychologie communautaire (termes sur lesquels je reviendrai) – en Amérique Centrale, en Suisse et plus tard ailleurs encore – que dans ceux de la psychothérapie – auprès de personnes affectées par l’exclusion – et de l’enseignement. Dit autrement, la quête théorique ici exposée a clairement le but pratique de dessiner à terme des activités au caractère practico-poïétique mieux assuré.
I. Conscience de la mortalité, deuil de Soi et deuil de sens
7La conscience pleine de la mortalité peut se formuler, sans difficulté théorique particulière, en termes de deuil ; soit comme une étape décisive dans le deuil de l’immortalité, type spécifique et même paradigmatique de deuil de Soi7 : sortie de la première phase – que j’ai appelée de fermeture –, celle du refus, du déni, de l’obsession des retrouvailles avec l’objet perdu ou de son oubli, par reconnaissance de l’irréversibilité de la perte, en l’occurrence de l’immortalité rêvée ; entrée par là même dans la seconde phase – que j’ai nommée d’ouverture –, dépressive, de désorganisation et de désespoir. Simultanément, cette conscience pleine correspond aussi à une étape homologue dans un deuil de sens8 : « [...] Tout s’effondre dans le non-sens à partir du moment où l’on accepte que l’on est mortel, que l’espèce humaine comme telle [...] durera encore, quelles que soient les conditions, au mieux un ou deux millions d’années [...]. Il y a dès lors émergence massive et incontestable de non-sens9. » Comme Castoriadis l’a lui-même remarqué10, la mort n’est cependant jamais vécue et le deuil de la vie, en tant que tel, ne constitue qu’une formule théorique : au cours de son existence, tout individu n’est confronté qu’à des « morts partielles », élabore des deuils de Soi de diverses natures mais tous parcellaires, liés aux étapes du cycle de vie, aux pertes de certaines facultés, à des changements de statuts (divorces, nes facultés, à des changements de statuts (divorces, chômage, pertes de droits pour certains, etc.), à des blessures du narcissisme ou aux nécessités de renoncements. Restera bien sûr à préciser les bénéfices que cette traduction de la conscience de la mortalité en termes de deuil nous permet de tirer.
8Poursuivons la lecture de Castoriadis. Dans le texte où à ma connaissance il approfondit le plus ce thème11, il remarque que les sociétés ont toujours cherché à faire accepter aux sujets leur mortalité, qu’il s’agit même pratiquement d’une nécessité pour éviter qu’ils ne sombrent dans le non-sens. Et qu’elles ont procédé de deux manières différentes, soit par la dénégation de la mortalité et l’affirmation corollaire d’une forme d’immortalité (de l’âme, du corps, etc.), soit – tel en Grèce – par la reconnaissance de l’absence de certitude quant à une vie dans l’au-delà associée à une quête de gloire, de renommée, censée faire perdurer le souvenir de soi au delà de la mort. En termes de processus de deuil, et sans nous étendre pour l’instant sur cette étonnante translation des phases individuelles du deuil sur le sens offert par les sociétés aux sujets pour combler, ou tout au moins amortir, le non-sens de la mort, la dénégation correspond à la première phase du deuil et l’éloge de la renommée à la troisième et dernière phase, que je qualifie « du souvenir » ou de « créatrice », quoique teintée d’idéalisation, relent de la phase dépressive antérieure. Réfléchissant alors au « point de départ des attitudes qui, dans une société autonome, contribueraient à soutenir l’acceptation de la mortalité12 », il évoque d’abord deux aspects que l’on pourrait presque qualifier de tautologiques en regard de toute son élaboration de l’autonomie, le « ne pas pouvoir faire autrement » et la reconnaissance de la mort comme prix à payer pour la liberté ; puis il signale un troisième aspect dont la formulation n’est pas contenue dans la définition première de la société autonome, ne s’en déduit pas, et pour cette raison offre davantage de ressources : la solidarité et la dette à l’égard de ce qui a été. Prenant l’exemple de la dette et de la solidarité avec les auteurs et créateurs du passé, en l’occurrence Proust, Shakespeare, Bach, il écrit – phrases que personnellement je trouve superbes : « Il y a cet absent présent, beaucoup plus présent que n’importe quel individu” réellement” présent [...]. Étrange mode de présence/absence, qui intervient aussi dans une façon possible de vivre la mort, en s’adressant sur ce mode de présence/absence aux humains qui ont été et ceux qui vont être, et, peut-être, en se plaçant soi-même d’avance dans la position du pôle absent et à jamais inconnaissable de cette relation13. » Je m’appesantis sur ces phrases dans la mesure où cette présence/absence traduit précisément, pratiquement terme à terme, la troisième phase du deuil, soit : pêcher dans les souvenirs d’un passé irrémédiablement perdu les ferments d’une création du futur, certes absolument distinct du passé et du présent, mais habité d’une reconnaissance de dette et de solidarité à l’égard des temps défunts, des objets et sens perdus. Ainsi, même si Castoriadis n’a jamais nourri sa conceptualisation du rapport à la mortalité d’une étude du processus de deuil, nul doute que ses formulations apparaissent extrêmement proches, voire analogues, au langage du deuil. Pourquoi tordre alors sa pensée dans le sens du deuil ? Si la source des attitudes qui contribueraient, dans une société autonome, à l’acceptation de la mortalité se situe dans une forme particulière de rapport au passé – reconnaissance de dette et de solidarité – dévoilant l’élaboration avancée d’un deuil de Soi et de sens, et si par ailleurs l’acceptation sans fioritures de la mortalité constitue une des conditions majeures – pour ne pas dire la condition – d’une autonomie vraie, naît l’hypothèse qu’une société autonome, si improbable au demeurant, trouverait fondations, briques, portes et clefs, dans les contours de ses deuils.
II. Socialisation à la psyché et deuil premier du nourrisson
9J’ai commencé le défrichement de cette piste par la différenciation des divers types de deuil. En voici un rapide survol14. Selon un premier axe, nous pouvons distinguer les deuils individuels et les deuils collectifs : la dynamique entre eux nous permettra plus tard d’éclairer le rapport entre psyché et société, entre imagination radicale et imaginaire social. Parmi les deuils individuels se distinguent trois catégories. Aux deuils de Soi et de sens déjà évoqués s’ajoutent les deuils de Toi, liés à la perte d’une personne ou objet signifiant externe au sujet, usage le plus répandu du mot « deuil » dans le langage populaire, le plus courant aussi dans les écrits des théoriciens ; ils en constituent cependant la catégorie la moins complexe, la moins prometteuse aussi dans la perspective d’un dialogue fructueux avec l’œuvre de Castoriadis. Ces trois types de deuils, après la première phase, de fermeture, et la seconde, d’ouverture, – précédées parfois, dans les situations de survie, par une période plus ou moins longue de congélation – atteignent la phase finale du souvenir, creuset d’une création à chaque fois originale et de diverse nature selon la typologie de la perte : les deuils de Toi se révèlent créateurs du Soi, les deuils de Soi créateurs de sens et les deuils de sens créateurs de Valeurs15.
10Au sein des deuils individuels, le deuil premier du nourrisson, suite à l’imposition de la socialisation à la psyché, à la confrontation à la réalité externe par le biais de la séparation, se distingue clairement des deuils ultérieurs. Dans la mesure où chez l’infans – dans le vocabulaire de Castoriadis – règne l’indistinction” Je – monde – sens – plaisir”, où la psyché non socialisée se montre encore incapable de séparer Toi, Soi, sens et Valeurs, le deuil premier ne saurait être assimilé aux deuils postérieurs : distinguer deuils de Toi, de Soi et de sens, en ces temps inauguraux, apparaît dénué de tout fondement. Certes l’absence du sein induit toujours un deuil de sens, mais celui-ci est d’un genre particulier : si « l’homme doit tout vivre comme sens, [...] l’acception de ce sens doit subir une torsion radicale au cours du développement de l’individu16 » nous dit Castoriadis, parlant de ce moment crucial ; de cette torsion, ajoute-t-il, dépend l’accession au réel, au vrai, à autrui, mais aussi à sa propre finitude et mortalité ; et ce réel se rapporte toujours à une réalité socialement instituée, entre autres le langage.
11S’il n’utilise pas le concept de deuil pour rendre compte de cette torsion, son affirmation selon laquelle la socialisation infligée à la psyché repose pour l’essentiel sur l’imposition à celle-ci de la séparation – l’absence du sein – nous permet d’écrire que le processus analysé par Castoriadis, menant à la différenciation entre Je, monde, sens et plaisir, correspond à un processus de deuil : toute séparation implique une perte engendrant un deuil, Cette nouvelle formulation engendre d’emblée un premier bénéfice théorique : le deuil se révèle matrice de la création dès les aurores de la vie. Création d’ailleurs inestimable : en résulte l’accès à un Toi différencié, à un Soi différencié où représentations, affects et intentions se dénouent, à des sens différenciés désormais attachés à des significations pour une bonne part reçues de la société. En résulte aussi la possibilité pour l’individu social d’élaborer durant sa vie ultérieure des deuils différenciés, de Toi, de Soi ou de sens.
12Les articulations du processus de socialisation de la psyché, telles qu’étudiées par Castoriadis, révèlent elles aussi de puissantes analogies, même homologies, avec les étapes clefs du processus de deuil. Lorsqu’il analyse la dynamique de la torsion première du sens, à l’origine encore proto-sens, au sein de la psyché confrontée à la séparation, il souligne deux moments décisifs. D’abord la reconnaissance par le bébé de l’irréversibilité de la perte du « Je – monde – sens – plaisir » indifférencié : constatation exprimée par tous les théoriciens du deuil, la reconnaissance de l’irréversibilité de la perte constitue la charnière entre les deux premières phases du deuil. Mais cette prise en compte, montre-t-il – lecture de Castoriadis du complexe oedipien17 –, se révèle insuffisante, car le bébé projette alors sa toute-puissance, quant à l’origine du sens, sur sa mère ; cette toute-puissance projetée devra impérativement être battue en brèche et le bébé reconnaître que le sens est en fait produit par un individu social (une mère qui est aussi un individu social), et donc créé en grande partie et transmis par la société instituante et instituée. Cette transformation de la représentation de la mère, d’une mère toute-puissante en une mère elle-même imbibée par l’institution et ses significations, correspond dans la théorie du deuil à la transition entre ses seconde et troisième phase, soit à la métamorphose du souvenir de l’objet perdu qui la caractérise. Conceptualiser le processus entier en termes de deuil ne constitue dès lors aucune hérésie. Autrement dit, du deuil premier du nourrisson jaillit la source du sens – d’un sens conçu « comme sens ouvert18 » – et des significations proprement dites. L’individu social naît d’un deuil : « [il] ne pousse pas comme une plante, mais est créé – fabriqué par la société, et cela toujours moyennant une rupture violente de ce qu’est l’état premier de la psyché et ses exigences19 » ; dans la rupture, nous lisons la perte.
III. Les deuils de l’individu social : sublimation et modèle identificatoire
13A la différence du deuil premier du nourrisson, les deuils de l’individu social se différencient donc en deuils de Toi, de Soi et de sens. Avec à la clef, en cas d’élaboration menée à son terme, la création respective de Soi, de sens et de Valeurs. Mais ces deuils peuvent aussi souffrir de congélation ou se fossiliser en cours de route, empêchant ou retardant pareille issue créatrice. S’esquissent de nouveaux rapprochements entre la théorie des deuils et la conceptualisation de Castoriadis, autour des concepts de sublimation et de modèle identificatoire.
14La sublimation, concept pour lui cardinal, réfère à un changement d’orientation de la pulsion, au sens le plus large, y compris à une « simple » altération de l’objet visé par la pulsion : l’objet devient « autre, parce qu’il a une autre signification, même s’il est” le même” physiquement20 ». Ce changement implique la perte de l’objet antérieur, de la signification qui lui était précédemment attribuée : cette perte renvoie une fois encore au concept de deuil, à un deuil dont le processus aborde la phase ultime du souvenir. A cet égard, Castoriadis précise que refoulement et sublimation ne s’excluent point, mais caractérisent des répartitions d’énergie d’investissement entre des représentations anciennes (le refoulement) et des représentations/significations altérées et nouvelles (la sublimation21) : leur conjonction atteste d’une création s’inspirant du passé, soit la définition même de la phase du souvenir. Dès lors « l’individu peut et doit trouver du plaisir dans une modification de l’ ”état des choses” extérieur à lui, ou dans la perception d’un tel "état des choses"22 ».
15Quant au modèle identificatoire de l’individu social, il comporte selon lui deux pôles : les significations imaginaires sociales prégnantes dans la société et la singularité de l’imagination créatrice de chacun : « Ainsi [l’individu] peut-il, parfois, excéder de peu ou de beaucoup le” modèle” socialement proposé [...] et devenir, s’il se trouve à son tour socialement repris et valorisé, source et origine d’une altération de l’institution de l’individu social dans son contenu spécifique23 ». Cette formulation rend compte de la nécessité d’un double deuil et même les articule : le deuil de l’individu social vis-à-vis du modèle proposé par la société et celui de la collectivité engagée à sa suite dans un processus d’auto-altération. Les deuils collectifs entrent dès lors en scène, de même que leur lien dynamique avec les deuils individuels dont sera tributaire en dernier ressort le changement social. Mais d’emblée Castoriadis nous rend attentif au caractère extrêmement ardu d’un tel excès – de la part de l’individu instigateur du changement – sur le modèle institué : il implique un deuil de l’image de soi, support de tout sens et de toute signification, chez l’individu novateur24. Une conceptualisation en termes de deuil permet aussi d’envisager une réponse à une question lancinante chez lui : pourquoi la plupart des individus orientent-ils leur sublimation vers des objets imaginaires socialement institués ? pourquoi seule une minorité d’entre eux la dirige-t-elle vers des objets qui les dépassent25, contribuant ainsi à la construction d’une société autonome ? Une telle conceptualisation révèlera encore d’autres potentialités : elle nous permettra de comprendre le caractère ardu d’une démarche novatrice comme le témoin d’une dynamique paradoxale entre deuils individuels et collectifs, puis ouvrira sur la définition d’activités practico-poïétiques oeuvrant à l’inhibition de cette dynamique paradoxale et donc à la construction d’une société autonome.
IV. Les apports d’une théorie des deuils collectifs
16Selon Castoriadis, « les significations imaginaires sociales hétéronomes instituent des représentants réels ou symboliques d’un sens pérenne et d’une immortalité imaginaire que tous les membres de la société sont censés servir d’une manière ou d’une autre. Il peut s’agir du mythe de l’immortalité personnelle ou de la réincarnation, mais il peut s’agir aussi de la pérennité d’un artefact institué – le Roi, la Nation, l’État ou le Parti – avec lequel chacun peut tant bien que mal s’identifier26. » Dans la même veine : « La peur de la mort est la pierre angulaire des institutions. Non pas la peur d’être tué par le voisin, mais la peur, tout à fait justifiée, que tout, même le sens, se dissoudra27. » En termes de deuil : la révocation des significations imaginaires hétéronomes requiert le deuil collectif de l’immortalité imaginaire. Mais, ajoute-t-il, « Personne, évidemment ne peut résoudre le problème qui en résulte. Il ne pourra l’être, s’il l’est, que par une nouvelle création sociale-historique et l’altération correspondante de l’être humain et de ses attitudes à l’égard de la vie et de la mort28. » J’osais signaler, au début de ce texte, la présence de nœuds dans la pensée de Castoriadis. En voici un, et non des moindres. Je vais tenter de montrer qu’un traitement du problème sous l’angle du deuil contribue à donner forme à l’hypothétique « s’il l’est » et à inventer des activités practico-poïétiques susceptibles de promouvoir une société autonome.
17L’exposé des trois étapes fondamentales dans l’élaboration de tout deuil – fermeture, ouverture, souvenir – a déjà souligné la nature potentiellement créatrice du processus de deuil. La distinction entre deuil de Toi, deuil de Soi et deuil de sens nous aide quant à elle à préciser la nature des pertes et des deuils décisifs : il s’agit des pertes et deuils de sens, potentiellement créateurs de Valeurs. J’ai forgé ce concept, non dénué d’ambiguïté – à la fois proximité et éloignement avec la signification usuelle du mot « valeur » écrit avec une minuscule –, pour désigner la manière dont l’individu – ou la société (j’y viendrai plus loin) mais je préférerai alors le terme « Qualités » – se représente l’histoire des sens qu’il ou elle a investi durant son existence, adopté, adapté ou créé. J’ai distingué sept manières de se représenter cette histoire29. La Survie désigne la conviction d’un sens pérenne, sur lequel le temps n’a jamais eu et n’aura jamais prise. La Maîtrise de Toi la croyance en un sens additif, progressif, « s’améliorant » au fil du temps dans une direction prédéterminée ; un sens centré en outre sur le rapport entre le sujet, placé dans une position d’extériorité, et le monde qui l’entoure. La Maîtrise de Soi, troisième Valeur, se distingue de la précédente par la nature réflexive, au lieu de transitive, de ce sens additif, progressif ; il traite en premier lieu du rapport du sujet à lui-même. Dans le (Dés)équilibre de Toi, le sujet envisage la succession des sens investis comme une suite d’émergences, sans lien apparent entre elles, apparues selon les lois du hasard, parallèlement aux métamorphoses d’un contexte sur lequel il n’a guère de prise si ce n’est pour le rendre plus ou moins propice à l’éclosion d’émergences nouvelles ; le lieu de ces émergences se situe donc dans le monde externe. Avec le (Dés)équilibre de Soi, ce lieu devient le sujet lui-même, le Soi, qui pourra tout au plus veiller à se rendre réceptif à de nouvelles émergences. Une conception de l’histoire du sens sous forme de Création hétéronome implique, elle, la pensée d’une succession de sens clairement distincts les uns et des autres, mais reliés de façon caractéristique : le souvenir du sens passé imbibe ou plutôt ensemence le sens présent qui à son tour ensemencera celui du futur ; le lieu imaginé de cette Création est extérieur au sujet. Dans la Création autonome, ce lieu devient le sujet lui-même qui se sait alors unique créateur des sens qui l’habite et des actions qu’ils fondent ; mais dans la mesure où la Création signifie un rapport particulier au passé, aux sens du passé, en termes d’inspiration, d’ensemencement et de dette, dans la mesure aussi où les sens premiers qui imbibent le jeune enfant procèdent des parents et de leur(s) langue(s), et par leur entremise de la société, le créateur de sens sait que sa création n’est pas sans lien avec les sens véhiculés par la société qui l’entoure. Sans entrer ici dans les détails, les Valeurs fondent aussi les positionnements vis-à-vis de la triple polarité stabilité / changement, passivité / activité, identité / altérité.
18Ces sept manières de concevoir du sens, des sens, se retrouvent sur le plan de la société et pour désigner ces Valeurs collectives, ainsi que je l’ai signalé plus haut, je parle de Qualités. Et de même que les Valeurs sont étroitement liées, d’une manière qu’il me reste encore à décrire, au processus et à l’issue des deuils individuels de sens, les Qualités naissent dans le creuset des deuils collectifs de sens, ou deuils d’appartenances. Nous pouvons dès lors aisément reconnaître dans les Qualités les significations imaginaires sociales – ou des catégories de significations imaginaires sociales – et dans la Création autonome celle que Castoriadis appelle l’autonomie. De même, dans la Maîtrise de Toi, nous distinguons la maîtrise, en tant que signification imaginaire sociale – telle que soulignée par Castoriadis lui-même –, des sociétés de la modernité. Dans la Survie, nous pouvons identifier la manière de concevoir l’histoire du sens dans la quasi totalité des sociétés premières ainsi que, dans le monde contemporain, parmi les collectivités guidées par des formes de fondamentalisme. Faute de place, j’interromprai ici ces illustrations et parallélismes, non sans suggérer cependant que le (Dés)équilibre de Toi constitue aujourd’hui une Qualité prégnante dans les sociétés du Nord et de l’Ouest ainsi que dans les interstices du monde supposé ou souhaité globalisé.
19A ce point de mon analyse, je peux d’ores et déjà souligner un point crucial dans la conceptualisation que je propose : les phases traversées par les deuils de sens et d’appartenances, celles dans lesquelles ces derniers demeurent empêtrés, se sont fossilisés, fondent Valeurs et Qualités, soit aussi les significations imaginaires sociales. La détection supposée de ce fondement suggère la possibilité d’avancées théoriques et pratiques plus loin détaillées. Mais il me reste d’abord à préciser les correspondances entre phases du deuil, individuel ou collectif, et Valeurs ou Qualités :
Deuil congelé (ou phase zéro) | Survie |
Phase de fermeture, sans renversement | Maîtrise de Toi |
Phase de fermeture, avec renversement | Maîtrise de Soi |
Phase d’ouverture, sans renversement | (Dés)équilibre de Toi |
Phase d’ouverture, avec renversement | (Dés)équilibre de Soi |
Phase du souvenir, sans renversement | Création hétéronome |
Phase du souvenir, avec renversement | Création autonome |
20Deux nouvelles notions apparaissent dans ce tableau, celles de deuil congelé (ou phase zéro) et de renversement. Voici leurs définitions.
21Le deuil congelé se rapporte à un deuil provisoirement interrompu dans ses langes, reporté à des jours meilleurs. Il s’observe dans la clinique, par exemple des requérants d’asile, des survivants de la torture et des victimes de guerre, lorsque des individus, mais aussi des communautés et même des sociétés entières, ne bénéficient pas de l’espace de sécurité requis par la traversée des phases du deuil, en particulier de la phase dépressive qui, quoique nécessaire sur le chemin de la phase du souvenir et de la création, affaiblit – sur le plan individuel – les capacités de faire face, abaisse la vigilance, compromet l’état d’alerte requis lorsque de sérieux périls planent aux alentours et – sur le plan collectif – diminue de façon significative la cohésion du groupe. Comme la phase dépressive mine dès lors les capacités de survie individuelle et collective, individus, communautés et sociétés confrontés à un impératif de survie, dont la survie physique ou identitaire est réellement ou fantasmatiquement compromise, enfouissent leurs cadavres, de Toi, de Soi et de sens, dans une sorte de congélateur psychique individuel ou groupal. Le deuil congelé et, en amont, les menaces pesant sur la survie physique et identitaire, constituent les fondements de la Survie, l’origine d’un sens conçu comme pérenne, de la scène originelle du mythe à un futur envisagé comme éternité blanche.
22Le renversement, quant à lui, désigne une propriété des deuils de Soi et de sens (ou d’appartenances), un mouvement en forme de révolution copernicienne qui parfois survient, parfois fait défaut, susceptible de se produire à n’importe quelle phase du processus de deuil : l’objet ou le sens perdu, antérieurement conçu comme extérieur à soi, est dorénavant perçu comme une part de soi-même. « Je t’ai perdu » se mue en « je suis perdu » ; « la société a égaré le sens qui l’animait », « le monde n’a plus de sens » ou « n’a pas de sens » en « j’ai perdu le sens qui me guidait », « la vie n’a plus » ou « pas de sens ». Sur le plan individuel, le ressenti de la douleur physique et de la souffrance psychique – le mal me prouve que je ne suis plus le même - constitue le principal moteur du renversement. Sur le plan collectif, son partage.
23Revenons un instant à Castoriadis. « L’institution de la société par la société instituante [...] », écrit-il, « se trouve toujours [...] dans une relation de réception / altération avec ce qui avait déjà été institué30 » : une telle altération renvoie aux notions de pertes et de deuils collectifs de sens ou d’appartenances. Puis : « La société est intrinsèquement histoire, soit auto-altération [...]. Chaque société fait être son propre mode d’auto-altération, que l’on peut appeler aussi sa temporalité31 ». Ce mode d’auto-altération et cette temporalité révèlent la Qualité prégnante au sein de la société considérée et donc la qualité d'élaboration de ses deuils collectifs de sens ou d’appartenances. Castoriadis souligne encore la tendance à l’occultation de cette auto-institution, de cette auto-altération, soit par la position d’une origine extra-sociale de l’institution, soit « par un phantasme de maîtrise comme détermination exhaustive de l’être32 » : l’origine extra-sociale signe l’absence de renversement et le phantasme de maîtrise une fossilisation du deuil collectif à la phase de fermeture, de déni, du refus.
V. La dynamique paradoxale entre deuils individuels et collectifs
24L’étude à laquelle j’ai procédé m’a aussi permis, du moins en suis-je convaincu, de mettre le doigt sur la dynamique paradoxale entre deuils individuels et collectifs, soit aussi entre Valeurs et Qualités, aspect essentiel qui à la fois explique l’extrême rareté de l’autonomie – ou de la Création autonome – en tant que signification imaginaire sociale dans l’histoire des sociétés, rend compte de l’imposante difficulté à laquelle des individus pétris d’autonomie, tel Castoriadis, se confrontent au sein de la société qu’ils souhaiteraient voir se transformer et, point que j’aborderai plus tard, offre des jalons pour l’élaboration d’activités practico-poïétiques.
25Avant de décrire ce caractère paradoxal, je me dois toutefois de préciser le concept de deuils collectifs, afin d’éviter malentendus et éventuelles révocations a priori de mon argumentation, telles que j’en fis parfois l’expérience, principalement de la part de certains psychanalystes doutant d’une quelconque pertinence du concept. Un deuil collectif, d’abord, ne signifie point l’addition ou la collection de deuils individuels, tel que le laisserait sous-entendre l’emploi abusif de l’expression, tant par la presse que par certains psychologues ou psychiatres, suite à tout événement ayant occasionné une multitude de morts : il suit la perte, subie par une communauté ou société, d’un objet, personne, attribut ou sens collectivement investi par elle. Pour faire référence à des événements de l’histoire récente, la mort du pape Jean-Paul II a davantage les caractéristiques d’une telle perte collective que le tsunami ; exemple bien sûr trivial dans le contexte de la présente réflexion dans la mesure où significations imaginaires sociales et Qualités se fondent sur les deuils collectifs de sens (ou d’appartenances). Mais, si cette définition autorise l’utilisation de l’expression pertes collectives dans des situations correspondant à pareils critères, elle ne démontre aucunement encore la validité du concept de deuils collectifs. Sur quoi la fonder si l’habilité au deuil constitue en premier lieu, sans hésitation possible, une propriété de la psyché ? D’une part sur une caractérisation de l’appartenance, ou sens partagé, en termes de formation intermédiaire, selon le vocabulaire de René Kaës, soit d’une formation psychique biface, commune aux sujets singuliers et au groupe, qui assure « les médiations entre les espaces intrapsychiques, intersubjectifs et transsubjectifs33 ». De l’autre sur l’existence des dynamiques, mises en évidence par le même auteur, au sein de l’appareil psychique groupal, en même temps analogues et clairement distinctes des dynamiques présentes au sein de la psyché individuelle : le fonctionnement des groupes repose alors « sur une tension dialectique entre la tendance à construire le groupe comme isomorphe à la groupalité psychique, et la tendance à laisser jouer les processus sociaux spécifiques de la réalité sociale34 ». Le concept de groupalité psychique, ou encore de groupes internes, chez Kaës mais aussi Enrique Pichon Rivière35, se rapporte en parallèle à une conception groupale de la psyché.
26Je peux maintenant revenir sur le caractère paradoxal de la dynamique entre deuils individuels et collectifs : a) le deuil constituant d’abord une propriété de la psyché, l’extraordinaire potentiel créateur du deuil, jusqu’à même rendre l’autonomie imaginable, loge premièrement chez l’individu qui sous certaines conditions pourra en faire bénéficier, le diffuser, dans un groupe restreint, une communauté, voire une société ; b) le deuil collectif présente une bien grande lenteur que le deuil individuel et des risques bien plus élevés de fossilisation qui s’accroissent même avec la dimension du groupe concerné, ainsi qu’une tendance corollaire à freiner les deuils individuels, à museler les individus « téméraires » dont le deuil avance plus rapidement, débouchant sur une issue créatrice, qui se montrent dès lors susceptibles d’altérer la communauté ou la société. Ce caractère paradoxal désigne clairement le double défi à relever dans la promotion de l’autonomie. Comment inhiber ce pouvoir d’étouffement des deuils collectifs ? Comment favoriser l’ensemencement de la collectivité, de son deuil collectif, par le potentiel créateur inhérent aux deuils individuels ?
VI. Premiers bénéfices
27Ces développements théoriques permettent de comprendre un certain nombre de phénomènes. En premier lieu, le caractère hétéronome des sociétés de la Survie, pratiquement l’ensemble des sociétés premières auxquelles il faut ajouter toutes les sociétés ou fractions de société craignant pour leur survie identitaire. Pour prendre le chemin de l’autonomie, ces sociétés doivent d’abord se sentir en sécurité sur les plans tant physique qu’identitaire. En attendant, le potentiel de changement au sein d’elles apparaît d’autant plus limité que tout éventuel innovateur, témoignant par là même d’un deuil individuel de sens dégelé, menace l’identité du groupe et se retrouve rapidement censuré et emmenotté.
28Nous pouvons dorénavant aussi mieux saisir les sources de la maîtrise, cette signification imaginaire sociale qui a régné et continue d’être prégnante au sein des sociétés de la modernité : des deuils d’appartenances fossilisés au stade de la fermeture, du refus. Ici encore, la dynamique paradoxale entre deuils individuels et collectifs explique la grande difficulté pour des individus séduits par l’autonomie (au deuil individuel de sens proche du terme de son élaboration) de diffuser leur pensée au sein de leur société. Cependant, tel que l’atteste la coexistence pointée par Castoriadis de ces deux significations imaginaires sociales, maîtrise et autonomie (dans mon langage Maîtrise de Toi et Création autonome) dans les sociétés de la modernité, la marge de liberté autorisée aux individus est plus grande dans les sociétés de la Maîtrise que dans celles de la Survie, de par les exigences majeures de cohésion et d’homogénéité lorsque les deuils collectifs demeurent congelés, parfois pendant des millénaires. Autre aspect, les conséquences de l’affrontement entre sociétés de la Maîtrise et sociétés de la Survie, dont nous pouvons citer parmi les versions contemporaines la lutte entre universalismes et communautarismes ainsi que celle plus dramatique entre croisades anti-terroristes et fondamentalismes : plus la maîtrise se montre agressive, plus la congélation des deuils du vis-à-vis se prolonge et même s’accroît sous forme de surgélation ; réciproquement, plus les sociétés de la Survie résistent aux griffes de vautours à l’affût de leurs richesses physiques et identitaires, plus les pertes de sens s’amoncellent chez les tenants de la maîtrise, amenés dès lors à répéter inlassablement les rengaines du refus. En résumé, davantage s’affrontent sociétés de la Survie et de la Maîtrise, tel dans de multiples scènes du monde contemporain, plus ardue devient la tâche des individus et groupes portés par l’autonomie.
29Cependant, les articulations entre phases du deuil nous permettent aussi de désigner les seuils nécessaires à franchir, d’incontournables exigences, dans la perspective de l’autonomie. J’ai déjà signalé le contexte de sécurité seul susceptible d’œuvrer au dégel des deuils d’appartenances : paradoxalement, seul le respect absolu de l’identité – même conçue inamovible – défendue par une société autre permet que germe à terme une appartenance nourrie d’autonomie.
30Quant à la condition posée à une sortie de la phase de fermeture et à l’entrée dans la phase d’ouverture, elle réside dans la prise en compte de l’irréversibilité de la perte de sens ou d’appartenances : critère à méditer parmi les personnes et groupes soucieux de répandre l’autonomie au sein des sociétés de la Maîtrise. Puis, la transition entre phases d’ouverture et du souvenir est marquée quant à elle par une révolution de la mémoire, une mutation du souvenir du sens défunt : au vide creusé par la perte, au souvenir nostalgique d’un sens évaporé, irrémédiablement envolé, se substitue le souvenir d’apports offerts par ce sens, potentiellement utilisables dans la co-création présente de sens et appartenances futurs ; ce qui implique l’exigence d’une solidarité, relevée par Castoriadis, avec ceux qui nous ont précédé, la reconnaissance d’une dette à leur égard (le travail de mémoire réalisé en Afrique du Sud, sous l’égide de la Commission Vérité et Réconciliation, en offre une illustration contemporaine par son usage et réécriture du concept traditionnel d’ubuntu36). Finalement, rappelons le vecteur du renversement : le partage de la douleur physique et de la souffrance psychique, entre autres liée au deuil, que nous pourrions d’ailleurs étendre au partage d’autres sentis et ressentis (ici encore, l’expérience sud-africaine propose une forme de ce partage).
31A ces bénéfices pratiques – l’avènement de l’autonomie, en tant que signification imaginaire sociale, nécessite des conditions précises et identifiables – utiles à se remémorer lors de la conception de toute action nourrie par l’espoir de co-construction d’une société autonome, s’ajoutent des bénéfices théoriques. L’homologie entre psyché et société, malgré le gouffre qui les sépare, entre imagination radicale et imaginaire social en particulier, ainsi que l’homologie a fortiori entre individu social et société, trouve sa source dans la double dimension du deuil, individuelle et collective, double dimension elle-même rendue possible par des caractéristiques de l’appareil psychique groupal et de la groupalité psychique que je n’ai ici fait qu’esquisser. Quant aux dynamiques observées entre individu et société, de l’imposition à la psyché du nouveau-né du magma de sens et de significations imaginaires sociales présent dans la société de ses parents ou de leurs substituts à la possibilité démontrée par certains individus de s’arracher aux significations transmises et même de contribuer à une transformation de la société, elles obéissent aux règles issues de la dynamique paradoxale entre deuils individuels et collectifs. Finalement, la nature des produits de l’imagination créatrice – pourquoi produit-elle telle pensée plutôt que telle autre, telle création plutôt que telle autre, une merveille ou une abomination – dépend dès lors de la qualité d’élaboration des deuils individuels de sens.
VII. Activités practico-poïétiques : psychothérapie et psychologie communautaire
32Au delà du travail sur les articulations entre phases du deuil, la théorie des deuils collectifs apporte encore d’autres ingrédients utiles à la définition d’activités au caractère practico-poïétique affiné. Certains d’entre eux entrent à nouveau en résonance avec des réflexions de Castoriadis.
33La psychologie communautaire, telle que développée en Amérique latine sur les traces d’Enrique Pichon-Rivière37, que j’ai cherché à adapter d’abord en Amérique Centrale38 puis auprès de communautés migrantes en Suisse39 et finalement avec ma collègue slovène Anica Kos en ex-Yougoslavie et en Irak40 offre d’intéressantes perspectives dans la mesure où elle permet un travail simultané sur les pertes individuelles et collectives, permettant d’inhiber la dynamique paradoxale entre les deuils corollaires tout en orientant le travail de groupe vers des actions (Pichon-Rivière disait des « tâches ») favorisant l’autonomie au sein de la communauté entière. Dans un projet, tel que celui réalisé par exemple en Bosnie-Herzégovine, l’activité practico-poïétique est en fait triple : d’abord au sein d’un groupe de professionnels de santé mentale au croisement de la psychothérapie et de la pédagogie, ensuite au sein de groupes d’enseignants du primaire et du secondaire afin de rapprocher progressivement leur pédagogie d’une activité practico-poïétique, finalement – par extension – au sein de l’école en tant que secteur de la société instituée avec l’objectif lointain, touchant au politique, de renforcer son rôle de société instituante tout en la saupoudrant de pépites d’autonomie.
34Il serait trop long de détailler ici toutes les caractéristiques nécessaires de tels groupes, tous les traits de la méthodologie proposée. Je me contenterai d’insister sur quelques aspects essentiels. En premier lieu l’appui sur l’expérience personnelle passée des participants, y compris leur engagement social : dans le mesure où toute vie – et toute implication communautaire – est ponctuée de pertes, où tout individu est parvenu à élaborer certains de ces deuils jusqu’à leur phase créatrice, chacun peut retrouver en lui le souvenir de carrefours où sa propre capacité créatrice s’est un jour déployée. Nous retrouvons ici une convergence avec les réflexions de Castoriadis, en l’occurrence lorsqu’il parle de la cure analytique comme d’une méthode permettant à l’analysé de retrouver dans le passé le souvenir de moments où un choix a été fait tout en ayant pu être autre : « L’essence pratique de la cure psychanalytique est que l’individu se retrouve comme origine partielle de son histoire, fait gratuitement l’expérience du non su comme tel la première fois, et redevient origine des possibles comme ayant eu une histoire qui a été histoire et non fatalité41. » La remémoration proposée des deuils élaborés, des carrefours créateurs, permet l’enseignement des étapes à franchir, des articulations plus haut signalées dans le processus de deuil et finalement l’identification des lieux de congélation et de fossilisation dans les deuils encore en panne d’inspiration. Se trouve mise en évidence la polarité auto-altération / résistance au changement évoquée par Castoriadis au sujet de la cure analytique42 et que le psychanalyste argentin Enrique Pichon-Rivière43 avait déjà relié avec la peur de la perte, au sein de groupes qu’il qualifiait d’opérationnels à bien des égards similaires à ceux ici décrits. A noter encore que la re-liaison au passé, inhérente à ce retour sur de précédents carrefours, initialise sur sa face sociale et communautaire un travail sur la dette à l’égard de ceux qui nous ont précédés, sur la reconnaissance qui leur est due, sur l’enracinement dans un processus social-historique débuté avant notre venue au monde.
35La valeur practico-poïétique de la reconnaissance dépasse de loin la problématique de la dette à l’égard des générations antérieures. Mais je dois précédemment faire un nouveau détour par une nouvelle intuition puissante, mais cette fois peu développée et peu relevée, de Castoriadis quant à la nécessité d’une forme de réciprocité entre analysé et analysant pour que la cure soit practico-poïétique. L’exigence de réciprocité – entre thérapeute et patient, plus largement entre soignant et soigné, mais aussi entre enseignant et enseigné, animateur de groupes opérationnel et participant – m’est à moi-même apparue essentielle dans des psychothérapies avec des personnes vivant une forme d’exclusion ainsi que dans mes activités guidées par une approche de psychologie communautaire. J’ai cherché à théoriser cette réciprocité44, en m’appuyant sur l’anthropologie et les théories sur le don, afin de dégager des formulations susceptibles d’irriguer une activité practico-poïétique quelle qu’elle soit. Je ne dispose pas ici de suffisamment de place pour développer ce point, mais je peux préciser que ces formulations s’expriment essentiellement en termes de reconnaissance, d’une triple reconnaissance en fait : comme identification, de soi-même, mutuelle, pour reprendre la terminologie de Paul Ricoeur45. Or l’action de reconnaissance se situe en position « médiatrice » entre don et deuil : elle représente un don tout en favorisant l’issue créatrice des deuils individuels et collectifs par la re-liaison au passé qu’elle implique.
36Finalement, suivant une dernière fois les traces de Castoriadis lorsqu’il parle de l’auto-analyse et du projet d’auto-transformation qui lui est corrélé46, mais en réécrivant ses formulations dans le langage de la théorie des deuils, aussi bien l’analyste – je dirai le psychothérapeute inspiré par l’autonomie – que le praticien en psychologie communautaire, le pédagogue et le politique se doivent, pour garantir le caractère practico-poïétique de leur activité, d’élaborer leurs propres deuils individuels et collectifs. Les méthodologies développées au Nicaragua et en Suisse constituent à cet égard une proposition47, une tentative, que je cherche aujourd’hui à préciser, à enrichir.
37J’espère ainsi être parvenu dans ce texte à suggérer les possibles profits d’une relecture de Cornelius Castoriadis guidée par la théorie des deuils collectifs.
Notes de bas de page
1 Cornelius Castoriadis, Sujet et vérité dans le monde social historique, Séminaires 1986-1987, Seuil, Paris, 1982, p. 148.
2 Cornelius Castoriadis, Sujet et vérité dans le monde social historique, op. cit. p. 146-147.
3 Cornelius Castoriadis, Le monde morcelé, Les carrefours du labyrinthe III, Seuil, Paris, 1990, p. 153.
4 Jean-Claude Métraux. Le deuil au carrefour des déterminants de l'autonomie. Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux, 14, 1991, p. 165-183.
5 Jean-Claude Métraux, Deuils collectifs et création sociale, La Dispute, Paris, 2004, p. 72-76.
6 Cornelius Castoriadis, Epilégomènes à une théorie de l’âme que l’on a pu présenter comme science, Les Carrefours du labyrinthe I, Seuil, Paris, 1978, p. 44-46.
7 Jean-Claude Métraux, Deuils collectifs et création sociale, op. cit., p. 78-82.
8 Idem, p. 105-114.
9 Cornelius Castoriadis, Sujet et vérité dans le monde social historique, op. cit., p. 147
10 Idem, p. 143. Il signale à cet égard que, contrairement aux formulations de Freud, « toute angoisse de castration est élaboration de l’angoisse de mort ».
11 Cornelius Castoriadis, Sujet et vérité dans le monde social historique, op. cit., séminaire du 25 février 1987, p. 137-157.
12 Idem, p. 148
13 Cornelius Castoriadis, Sujet et vérité dans le monde social historique, op. cit., p. 149
14 Pour une analyse plus détaillée, se référer à : Jean-Claude Métraux, Deuils collectifs et création sociale, op. cit.
15 Jean-Claude Métraux, Deuils collectifs et création sociale (je reviendrai plus loin sur le concept de Valeurs).
16 Cornelius Castoriadis, Epilégomènes à une théorie de l’âme que l’on a pu présenter comme science, Les Carrefours du labyrinthe I, op. cit., p. 74.
17 Cornelius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Seuil, Paris, 1975, p. 418.
18 Cornelius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, op. cit., p. 418.
19 Idem, p. 419. Souligné par l’auteur.
20 Idem, p. 422.
21 Cornelius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, op. cit., p. 423.
22 Idem, p. 424.
23 Id., p. 425.
24 Id., p. 425-426.
25 Voir entre autres Cornelius Castoriadis, Epilégomènes à une théorie de l’âme que l’on a pu présenter comme science, Les Carrefours du labyrinthe I, op. cit., p. 78.
26 Cornelius Castoriadis, Le monde morcelé, op. cit., p. 153.
27 Idem, p. 154.
28 Ibidem. Souligné par moi-même.
29 Jean-Claude Métraux, Deuils collectifs et création sociale, op. cit., p. 105-143.
30 Cornelius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, op. cit., p. 493.
31 Idem, p. 496.
32 Id., p. 497.
33 René Kaës, Le Groupe et le sujet du groupe, Dunod, Paris, 1993.
34 René Kaës, L’appareil psychique groupal, Dunod, Paris, 1976.
35 Enrique Pichon-Rivière, Le processus groupal, Erès, Ramonville Saint-Agne, 2004.
36 Barbara Cassin, Vérité, réconciliation, réparation, Le Genre humain, Seuil, Paris, 2004.
37 Enrique Pichon-Rivière, Le processus groupal, op. cit. (textes écrits entre 1965 et 1977).
38 Jean-Claude Métraux, « El papel de los promotores de salud en la atenciòn a los huèrfanos de guerra : descripciòn de un proceso » in Cuadernos de Psiquiatrìa y de psicoterapia Infantil, 7, 1989, p. 29-56. Jean-Claude Métraux, « Formation à la prévention auprès de familles en situation de crise, familiale ou sociale » in Sauvegarde de l'Enfance,48, 3, 1993, pp 220-241.
39 Jean-Claude Métraux et François Fleury, « Creators of their Future. Group Work with Traumatized Communities » in Perren-Klingler G. (Ed), Trauma, From individual Helplessness to Group Resources, p. 141-162, Haupt, Bern, 1995.
40 Jean-Claude Métraux, « From Child Well – being to Social Reconstruction ? » in Friedman J.M. and Mikus Kos A. (Eds) : « Promoting the Psychosocial Wellbeing of Children Following War and Terrorism. Output of the Advanced Research Workshop : The Importance of Psychosocial Well-being of Children in the Postwar Period for Social Reconstruction and Stability of Terrorist and War Affected Regions », NATO Security through Science Series, Sub-series Ed « Human and Social Dynamics » – Vol. 4, IOS Press, 2005, p. 45-59.
41 Cornelius Castoriadis, Epilégomènes à une théorie de l’âme que l’on a pu présenter comme science, Les Carrefours du labyrinthe I, op. cit., p. 61-62.
42 Cornelius Castoriadis, Epilégomènes à une théorie de l’âme que l’on a pu présenter comme science, Les Carrefours du labyrinthe I, op. cit., p. 69.
43 Enrique Pichon-Rivière, Le processus groupal, op. cit., p. 56-57 (texte écrit en 1970).
44 Jean-Claude Métraux, « Le don au secours des appartenances plurielles » in Centlivres P. et Girod I. (Eds), Les défis migratoires, Seismo, Zurich, 2000, p. 457-464.
45 Paul Ricoeur, Parcours de la reconnaissance, Stock, Paris, 2004.
46 Cornelius Castoriadis, Epilégomènes à une théorie de l’âme que l’on a pu présenter comme science, Les Carrefours du labyrinthe I, op. cit.,, p. 42-46.
47 Jean-Claude Métraux, « Formation à la prévention auprès de familles en situation de crise, familiale ou sociale » in Sauvegarde de l'Enfance,48, 3, 1993, p. 220-241 ; Jean-Claude Métraux et François Fleury, « Creators of their Future. Group Work with Traumatized Communities » in Perren-Klingler G. (Ed), Trauma, From individual Helplessness to Group Resources, p. 141-162, Haupt, Bern, 1995.
Auteur
Université de Lausanne
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