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Chapitre V. « Je réfléchis sur nos prières ». Prière et théologie

p. 91-108


Texte intégral

1Dans ses carnets intimes, que l’on a défigurés en les éditant sous formes de recueils de « pensées », Joseph Joubert notait : « Et la prière seule peut parler dignement de Dieu ». Il faudrait ajouter : ainsi que d’elle-même. J’en suis tellement persuadé que j’ai entrepris, il y aura bientôt deux ans, un livre, tantôt journal d’oraison et tantôt, par la grâce de l’écriture, moyen de parvenir à l’oraison, où la prière parle d’elle-même sous la forme vraiment adéquate d’un ensemble de prières. Mais si je choisis de m’adresser à vous, je dois renoncer à cet idéal de correspondance de la forme et de l’objet, et accepter de traiter de la prière. Comme cela m’a été demandé, je le ferai non en évoquant ses modalités, difficultés ou possibilités, mais ses rapports avec la théologie. M. Vergote a dû vous faire remarquer que la théologie n’est guère source de prière. Cela est vrai, mais elle peut se metre à son service. Et elle est compétente pour le faire puisque, selon la tradition la plus ancienne, le théologien doit être un spirituel, ce qu’il peut réaliser à mon avis sans jouer aucunement au bonze. « Est théologien — écrit Ernst Jünger — quiconque connaît, au-delà des ordonnances inférieures, la science des surplus, le mystère des sources éternelles, inépuisables et toujours proches » (Der Waldgang). Je m’interrogerai donc sur la façon dont ma réflexion de croyant peut aider ma prière. En effet, ce à quoi je ne renonce pas, c’est à parler à la première personne : telle est la seule théologie que je veuille faire, la seule réaliste puisqu’elle atteste une expérience, la seule risquée car la seule qui sache s’interdire l’alibi de l’érudition et le délire froid du système, la seule vraiment modeste aussi — en dépit des apparences — puisqu’elle ne se donne pas pour plus que ce qu’elle est, une parole singulière, et qu’elle n’entend opérer la régulation que de soi-même. Toutefois, j’ai intitulé ces exposés : « Je réfléchis sur nos prières ». En effet, si c’est moi qui parle, d’une part, ce n’est pas ma seule prière que j’évoque mais l’expérience des chrétiens et des communautés qu’il m’a été donné d’approcher. Et, d’autre part, si je dis « nos » et non pas « notre » prière, c’est que les prières sont diverses. Je n’entends pas souligner ici qu’elles se présentent sous des formes et avec des orientations très différentes. Cela est vrai, mais ne m’intéresse pas puisque je ne décris et n’analyse que mon, notre expérience. Je veux dire que celle-ci se réalise sur des registres très dissemblables et qu’il faut tenir compte de chacun d’entre eux : prière collective ou personnelle, prière de demande ou d’action de grâces, etc. On ne peut s’en tenir à la seule oraison sans altérer gravement l’objet sur lequel on réfléchit. Toutefois le champ que couvre le mot « prière » ne saurait demeurer non plus totalement indéterminé. Je crois préférable et je choisis de n’inscrire sous ce vocable que des activités mentales ou verbales particulières, repérables pour le psychologue par leur intentionnalité religieuse explicite. Le service du prochain, à mes yeux, n’est pas la prière, même s’il est animé intérieurement par la foi. Il est pleinement valable comme service, sans que rien doive lui être ajouté. Mais il peut devenir prière s’il est repris dans ce que le Nouveau Testament appelle offrande spirituelle, acte religieux par lequel la vie est référée à Dieu dans la foi — qu’elle lui soit formellement adressée de façon dialogale ou non, c’est une autre question — au cours de la prière intime ou de la liturgie, en particulier eucharistique, dont il est une des dimensions essentielles. Et j’en dirai autant de la vie intellectuelle. Si j’insiste là-dessus, c’est moins par crainte de la confusion, certes toujours dommageable, que par celle de la liquidation subreptice de l’une des tensions majeures de l’expérience chrétienne. J’ai eu l’occasion de m’expliquer là-dessus ici-même il y a quelques années Rien n’est plus facile que de se dispenser du dur combat de la prière : il suffit de dire : « Prier, c’est agir en vérité pour autrui dans le sens de l’Evangile ». Et il n’est pas plus malaisé, en sens inverse, d’abandonner le monde à son triste sort en définissant la liturgie comme opus Dei, la véritable œuvre qui plaît à Dieu. Récupération sournoise de l’un des pôles de la tension par son contraire, sous le couvert d’un jeu d’équivalences fallacieux. Je vais donc évoquer ici quelques-uns des problèmes auxquels ma prière, ou celle de mes amis, s’est heurtée dans ces dernières années et les ressources qu’une réflexion théologique, d’intellectualité modeste du reste, et moins riche de développement spéculatif qu’attentive à demeurer très proche de l’expérience, a pu offrir pour les affronter et éventuellement les résoudre.

I. La prière de demande

2Le premier registre sur lequel je veuille me placer est celui d’une prière populaire : la demande. Elle me fait difficulté à plusieurs égards et, pourtant, je suis instinctivement persuadé que je ne puis entièrement l’abandonner. Et il n’est pas jusqu’à cette fâcheuse circonstance qu’elle renaisse surtout dans le malheur qui ne me fasse me demander si c’est là signe de faiblesse ou de simplicité retrouvée par le dépouillement. Elle m’est tout à fait insupportable sous la forme qu’elle prend le plus souvent dans les « prières universelles » de la liturgie actuelle, où je ne puis le plus souvent reconnaître qu’alibi déchargeant la culpabilité et dispensant de prendre en compte soi-même les malheurs d’autrui ou les situations collectives. Mais mes difficultés majeures sont autres. Voici la première.

3Je me sens très fortement partie prenante d’une évolution que la conscience religieuse a connue depuis le XVIIe siècle, concernant l’expérience du mal et la réflexion sur le mal. Le scandale du mal qui a joué et joue un grand rôle dans la naissance de l’athéisme moderne, n’a pas moins marqué la foi de bon nombre de croyants. Certes, le problème n’est pas neuf — il suffit de penser aux livres de Job et de Qohelet —, mais il s’est généralisé et radicalisé. C’est ainsi qu’il m’est devenu impossible de prendre à la lettre les expressions de Jésus lui-même sur la prière de demande : demandez et vous recevrez ; priez avec foi et les montagnes se jetteront dans la mer (par delà l’exagération parabolique) ; vous aurez toujours le pain qu’il vous faut pour chaque jour. Ce qui n’était pas criant peut être dans un milieu assez stable économiquement et plein de solidarités compensatrices, l’est devenu pour notre expérience de l’histoire. Je dois bien constater que, même dans les cas les plus purs, les plus nécessaires de demande, cela ne se réalise pas toujours. Jusque pour le pain quotidien, cela ne s’accomplit pas, parfois, pour des croyants qui demandent avec confiance — et que faudrait-il penser de Dieu si la raison pour laquelle des païens, créatures aimées de lui, en manquent, c’est qu’ils ne prient pas avec foi ? Si l’on dit que la promesse se réalise en ceci que nous travaillons pour nous procurer ce pain, lorsque cela nous est possible — ce qui n’est pas toujours le cas —, le discours théologique a commencé de relever de la bouffonnerie. Ces textes ne peuvent plus fonder notre confiance en matière de demande directe. Le scandale du mal s’interpose entre eux et nous.

4La seconde difficulté majeure réside dans le schème providentiel qui sous-tend la prière de demande. Si j’ai compris quelque chose à ce qu’impliquait depuis le début du XVIIIe siècle l’aventure moderne de la science, qui trouve philosophiquement droit de cité avec le criticisme kantien, le schème de « causalité » métaphysique, concept grec et scolastique enveloppant dans l’analyse des phénomènes du monde physique le recours à des agents spirituels, est devenu radicalement inadéquat pour penser le symbole biblique de « création ». Et avec lui, c’est toute la doctrine stoïcienne, et non point biblique, de la « providence » qui va s’écrouler : elle étendait sa compétence à l’ensemble du gouvernement divin sur le monde. Très vite pour les philosophes et les hommes de science, beaucoup plus lentement pour la conscience commune, il va devenir impossible de détacher un fait particulier, heureux ou malheureux, du continu des phénomènes de l’univers — que notre esprit, en outre, construit pour les appréhender — et de le référer directement ou indirectement à une cause première transcendante. Qu’il soit ou non l’expression de la « volonté de Dieu », je n’en sais rien et cela ne signifie même rien pour moi. Je ne dis pas, comme d’autres aujourd’hui, que Dieu soit dépourvu du pouvoir de maîtriser sa création et d’accomplir ses desseins dans l’histoire : je marque simplement les limites de notre connaissance et de notre discours ; c’est encore les transgresser, je crois, que de s’engager dans un pathos de l’impuissance de Dieu. On peut penser, avec André Godin, que derrière la notion épurée de providence, demeurait secrètement une sorte d’animisme, punitif ou protecteur, attitude infantile consistant à attribuer des intentions aux choses et aux événements. Sans doute procédons-nous ainsi instinctivement pour effacer notre anxiété devant le « hasard », ces rencontres aléatoires qui ne sont entièrement le fruit ni du déterminisme ni d’une décision intentionnelle : celle de la tuile et de mon crâne, qui n’est incluse ni dans l’usure du toit ni dans le rendez-vous qui me fait passer à telle heure dans telle rue. En tout cas, si cette impossibilité de lier directement le vouloir divin et l’événement comporte des bénéfices, comme de desserrer l’étreinte de la question du mal, posée naguère à partir de la moindre épreuve particulière de l’existence, elle entraîne aussi le deuil considérable d’une sorte d’immédiateté de la présence divine dans tout ce qui advient. Et, du même coup, elle remet radicalement en cause la prière de demande. A nouveau, nous voici en porte-à-faux sur plusieurs passages du Nouveau Testament, évoquant la sécurité exemplaire des passereaux ou du lys des champs. Mais il me semble que si l’Evangile n’est pas indemne de ces représentations de dépendance directe, elles n’y deviennent jamais un système explicatif. En outre, pour le dire en passant, il situe à une telle profondeur le lien personnel entre Dieu et l’homme que la relation peut demeurer vivante au-delà de ce seuil critique, retrouvant par d’autres voies la présence immédiate de Dieu à toute situation humaine.

5Que me reste-t-il de positif à évoquer pour fonder le maintien d’une prière de demande ? Ceci d’abord que la supplication m’établit devant Dieu dans la vérité de mon rapport à autrui. C’est ma vie entière que je veux ouvrir sur lui et, de même que mon cri demeure une interpellation non résignée devant l’injustifiable du mal, mais qu’il se réévalue du fait de sa profération, de même ce souci d’autrui, qui fait partie de moi-même, s’introduit dans ma relation à Dieu et se rectifie à cette lumière. Du coup, c’est moi que ma prière change et dispose à agir, avec l’exigence plus grande et le tact plus affiné qu’elle implique — je l’ai éprouvé maintes fois. Il y a autre chose : si ce à quoi la prière de demande aspire c’est le don de l’Esprit dans le champ toujours ouvert et imprévisible des libertés humaines, aucune des objections que j’ai élevées jusqu’à présent ne peut prévaloir contre sa légitimité : je puis prier pour moi-même, pour autrui, pour l’Eglise et pour tous les hommes vivant en ce monde. Est-ce tout ? Non, je l’avoue. Je connais des situations-limites de détresse où je recours à Dieu sans plus savoir moi-même ce que j’attends, ce que je demande, ce que je puis espérer. Il y a là un droit inaliénable de la condition filiale et, comme l’écrivait Charles Wackenheim, « tout est permis lorsqu’un croyant s’adresse spontanément à Dieu », du moins dans la prière personnelle car, ajoutait-il excellemment, « l’intercession liturgique appartient, par définition, au domaine public » et doit se critiquer afin de témoigner droitement de la foi de la communauté dans notre temps. Oui, je ne sais ce que je peux obtenir, mais je ne puis croire que je le fasse entièrement en vain et il m’a semblé, parfois, pressentir que tel, en effet, n’avait pas été le cas (cf. Communautés et Liturgie, 1976, 6).

II. La prière liturgique

6J’aborde maintenant le registre de la prière liturgique. Il m’arrive, comme à tout un chacun, de participer à la célébration eucharistique dans des conditions où je n’ai qu’à entrer dans ce qui m’est offert, le plus souvent conforme à un modèle fixé jusqu’en ses détails. Il m’arrive aussi de pouvoir exercer une part de création, que je sois seul à le faire pour d’autres ou que je le fasse au sein d’un groupe qui s’y essaye entier. Je crois l’existence de cette part d’invention tout à fait capitale et je ressentais comme une des nouveautés les plus précieuses de la période post-conciliaire qu’elle ait semblé tolérée ou même encouragée, au moins dans certains pays, par les autorités ecclésiales. Je crains que la tendance se soit assez largement inversée à présent. Mais je continue de raisonner dans cette hypothèse qui, de toute façon, demeurera la mienne. Si je dis que cette part de création me semble importante, c’est d’abord parce qu’elle est nécessaire pour que l’assemblée entre dans la célébration, se l’approprie : qu’elle devienne l’acte de telle communauté, en telle circonstance, dans tel contexte social et culturel. C’est ensuite parce qu’elle seule peut permettre une invention esthétique progressive de langage et des formes belles et signifiantes, accordées à notre temps. C’est, enfin, que sans une expression active du groupe célébrant, aucune médiation avec la vie quotidienne, qui est une grande part du sens de l’eucharistie, ne peut advenir. L’un des aspects de cette création est l’élaboration de l’anaphore ou du canon eucharistique. Pour des raisons que j’ai exposées ailleurs, il ne me semble pas que la solution puisse être de multiplier à l’infini les anaphores libres, offertes sur le marché du livre, ou de fixer par la polycopie des élaborations faites par tel groupe à telle occasion. J’éprouve comme beaucoup plus adéquate la capacité de créer sur le champ, sans trop d’effort, un produit que l’on reconnaît circonstanciel et non renouvelable — ce qui suppose une part d’improvisation. Mais rien dans la formation des clercs n’y prépare et l’on peut s’attendre à ce que ceux qui s’effrayent déjà de l’existence de prières libres à côté des officielles, soient épouvantés à la simple idée de l’improvisation, pourtant générale dans l’Eglise ancienne (cf. Concilium, 1980, 152). Toutefois, les difficultés disciplinaires ou pratiques ne sont rien à côté d’un problème bien plus fondamental auquel se heurte tout désir de création dans la vie liturgique.

7On le sait bien, la liturgie se transmet : elle fait l’objet d’une « tradition » et engendre donc une responsabilité de conserver et de remettre à laquelle je ne saurais me soustraire. Heureusement, en un sens, que dans les siècles précédents un certain conservatisme a joué, car l’on nous a tout de même transmis ce que l’on ne comprenait plus et ce que l’on eût profondément altéré si l’on avait été libre de la modifier à son gré. Et il en va ici plus que de l’authenticité et de la richesse de la tradition eucharistique : il en va de la confession de foi elle-même que l’anaphore eucharistique tout entière s’incorpore (elle l’a fait bien avant que Charlemagne ait inutilement introduit le Credo dans la messe) et qu’elle transmet par l’acte même de la célébration, structurant ainsi de façon quasi préréflexive la foi des fidèles. Et il n’est pas jusqu’au style même qui, en deçà des rites et des paroles, n’exprime déjà et n’engendre un type de foi : la messe « là-bas », dos au public, en latin, à voix basse, avec des gestes immuables dont l’origine est à peine intelligible pour les spécialistes, avec sermon et polyphonie exécutée par une chorale, dans une vaste nef où se côtoient des individus, acte éventuellement splendide d’un culte religieux — solennel —, et la célébration d’une équipe de douze personnes, au soir d’une journée de travail, chez l’un d’eux, autour de la table de famille, en dialoguant le commentaire de l’Evangile, en improvisant des prières, en faisant circuler le pain et la coupe, acte éventuellement intense d’une liturgie personnalisée et proche de la vie. S’agit-il de la même réalité ? Et comment arbitrer ?

8Or, voici le discernement que m’a offert l’étude historique et théologique de l’eucharistie. Il est simple, mais il m’a permis de vivre et d’affronter ce problème avec sérieux et liberté. Tout ne doit pas être mis sur le même plan dans la célébration eucharistique. Il y a un cadre symbolique fondamental, inaliénable, le repas — précisément ce qui était occulté à l’époque où l’on se piquait d’exactitude la plus minutieuse dans les détails de la liturgie, sans doute parce que sa forme simple et quasiment profane était affectée depuis l’âge patristique d’une surcharge sacrale splendide mais de nature à altérer sa signification originelle de koinônia, très proche du partage des biens. Il y a un certain nombre de gestes, de formules, de paroles déterminés, bref un niveau de langage éprouvé. Il y a un jeu de formes liturgiques vénérables — mais qui varient assez largement selon les diverses traditions eucharistiques — telles que les oraisons, la préface d’actions de grâces, l’anaphore avec son épiclèse, son anamnèse, ses doxologies, la fraction du pain, etc. Enfin, il y a un ensemble de « valeurs » ou de thèmes fondamentaux, que tout ce qui précède avait pour fonction d’incorporer, de traduire en rites, valeurs tout à fait constantes et dont certaines sont attestées dès le Nouveau Testament, telles que la Parole de Dieu, l’action de grâces, le mémorial, le « sacrifice spirituel », la fraternité, la communion au corps du Christ donné en nourriture, etc. Il est trop clair que ces divers types de données, si imbriqués soient-ils en pratique, ne doivent pas être nécessairement traités de la même façon, la règle d’or étant de ne rien tenter qu’en fonction de ses possibilités réelles à soi et de son assimilation plus ou moins profonde de la tradition. Pour ma part, cherchant une sorte d’auto-régulation à la mesure de ce que je crois être ma ou notre responsabilité eucharistique, je me suis toujours permis d’ajouter ou de modifier quelques paroles ou gestes afin d’assumer personnellement, de faire comprendre et de rendre actuelle, une célébration pour l’essentiel inchangée. Parfois, souvent même, mais après avoir pris le soin d’apprendre à le faire, dans un contexte domestique rehaussé de la beauté festive que ce cadre permet lui aussi de déployer, j’ai improvisé sur le support offert par l’ensemble des formes héritées, selon l’une des grandes traditions. Exceptionnellement, et avec une conviction moins entière, j’ai participé à la réinvention par une communauté, pour une occasion particulière, de la structure de la célébration en redonnant vie aux valeurs fondamentales qui en sont la substance. Mais, au même moment, je me suis réjoui qu’un certain nombre de prières approuvées — fussent-elles hélas assez largement anachroniques par leur vocabulaire et même leur esprit — assurent la transmission de l’ensemble de ces valeurs pour la majorité des assemblées chrétiennes. Celles-ci se trouvent protégées par là de l’arbitraire et de la médiocrité d’innovations dont l’échec n’est que l’autre face du fixisme si longtemps, et aujourd’hui encore ou à nouveau, mode unique de fonctionnement d’une autorité qui affirme son pouvoir en imposant à l’Eglise sa prière.

III. L’oraison

9Un troisième registre est celui de la prière intime, celle qui n’a d’autre motif que le goût que l’on a de s’y livrer ou, plus profondément, l’exercice de la foi et de la vie théologale qui s’y accomplit de manière très exemplaire et, pour certains, très nécessaire : l’oraison. Une fois de plus la prétendue « gratuité » n’est ici qu’un piège, à moins de ne désigner par ce mot que l’absence d’intérêt matériel. Dans ces choses de la foi, en effet, une profonde nécessité (je ne serai pas celui que j’aspire essentiellement à être, si je ne connais pas ce combat et ce bonheur) va de pair avec un caractère tout à fait facultatif (on peut très bien vivre sans cela). Pour moi, la prière proprement dite — en ce sens-là — commence lorsque la méditation solitaire d’un texte, après avoir accompli son mouvement d’actualisation personnelle, se retourne et se situe face à Dieu — si l’on peut dire cela de Celui qui est le plus intime à nous-même ! — en s’ouvrant vers lui et en proférant un « tu ». A supposer que j’y parvienne sans trop de difficulté, naît de cette expérience inchoative un double vœu, un double espoir beaucoup plus ardu à accomplir. D’une part, apprendre au terme de cet effort de parole à faire silence en moi-même dans l’oraison, pour demeurer avec Dieu selon Dieu. Le « devant Dieu » — « Il était près de moi, j’étais devant Lui », dit Goethe — devient un « auprès de Dieu ». On sait bien qu’il s’agit là le plus souvent de s’affronter à ce qui est ressenti comme une absence ; toutefois, comme je l’ai écrit jadis, l’après-coup est décisif : « Nul n’a vu l’hôte, pas un instant le bruit de ses pas n’altéra le silence — mais voici que la coupe, entre temps, était remplie » (Une foi exposée). D’autre part, parvenir à me rendre attentif, ne fût-ce que par un recoin de mon cœur, à sa présence, au sein des discours, des actions, des émotions de chaque jour. J’ai parlé ici de « présence » ; bien sûr, c’est essentiellement une présence à laquelle on croit, on s’accorde par la foi. Pourtant, certaines formes d’expérience de la présence divine ne me sont pas inconnues. D’un côté, il y a eu des moments fulgurants où cette présence m’a pénétré, faisant pâlir toute autre réalité — mais je ne saurais me proposer d’atteindre à ce qui me fut exceptionnellement donné. D’un autre côté, je connais une sorte de sentiment de présence ténu, liminaire, situé sur les franges de ma conscience, qui demeure comme latent et cependant me met en repos : rien n’est comme s’il n’existait pas, Lui, proche, même dans les pires heures de ma vie. Mais laissons cela, pour ne pas rendre mes propos trop complexes. Ce que je désire, c’est veiller avec une conscience alerte sur cette frontière de Dieu — qui ne délimite pas un autre monde puiqu’elle traverse chacune de mes sensations et de mes pensées, chacun de mes actes, chacune de mes rencontres —, accueillant ce qui sans cesse advient ici bas du Royaume.

10Je n’ai pas à évoquer ici la recherche concrète des moyens pour accomplir ces vœux. Le problème qui s’est posé à moi et que ma réflexion a dû affronter est celui de la rencontre, sur ce chemin, des mystiques chrétiens, juifs et musulmans — pour ne parler que des monothéistes — qui semblent avoir ressenti ces mêmes aspirations et, dans une certaine mesure, en avoir goûté les fruits. On aime à dire que l’expérience des mystiques représente le parfait et unique sommet de la démarche de foi, l’écran gigantesque sur lequel nos modestes recherches se projetteraient agrandies. Or, pour ma part j’ai éprouvé depuis longtemps en la matière le sentiment d’une dérive, d’un décalage qui n’est pas que quantitatif. Les traits qui sont proches de l’effort des mystiques dans tout itinéraire chrétien sérieux — la liberté cherchée à l’égard d’esclavages intimes, le dépassement de l’égoïsme, la purification de la foi, le désir d’union aimant à Dieu, qui prend naturellement la forme à la fois d’une quête de prière silencieuse, au delà des mots, et d’une certaine continuité d’attention au long de l’existence quotidienne —, ces traits me semblaient ne se retrouver chez eux que transposés sur un registre très original, ou si l’on préfère, affectés d’une double particularité. En effet je découvre chez les mystiques le couple que forment ensemble et indissolublement le désir d’union constante à l'« essence divine » et le dépouillement poussé jusqu’à l’anéantissement de soi-même : fuite du corps et du monde, nostalgie de l’ailleurs aboli ; chaque pas fait sur la voie de l’intimité divine est payé d’une mort à soi-même et à tout le visible.

11Or, mon choix chrétien essentiel est autre. Il est résolument « humaniste ». Par ce mot, je n’entends pas défendre tel type d’humanisme culturel ou même la possibilité de réaliser en notre temps une unité humaniste de la culture plutôt que son éclatement. Je l’emploie au sens proprement théologique d’une prise en compte intégrale des expériences positives et des risques de la vie d’homme comme constituant le lieu adéquat où poursuivre la recherche de Dieu et l’accueil de son Royaume. S’il fallait l’opposer, ce serait à un christianisme « monastique », fondé justement sur la fuite du monde, que l’on considère comme un obstacle — anthropologique, à cause du corps, ou éthique, à cause du péché — à mener la vie selon l’Evangile. J’en décide ainsi en tant qu’homme, qui ne peut concevoir de se détruire pour accéder à ce qu’on lui offre de plus haut. Comme Péguy, je fonde ce choix de vivre et d’annoncer inséparablement « le maximum de l’homme et le maximum de Dieu » sur la relecture que la communauté chrétienne fit du destin de Jésus en tant qu’« incarnation », en tant que présence de Dieu comme homme, manifesté dans une existence humaine intégrale. Il faudrait en montrer l’enracinement vétéro-testamentaire, encore présent dans le réalisme humain et terrestre de la prédication du Royaume chez Jésus. Et ce qu’il y a de suspendu, d’urgent, ce qui télescope un certain nombre de dimensions de la vie humaine terrestre dans le mode d’être et la prédication de Jésus et des premiers chrétiens, il faut le comprendre, ce me semble, comme lié à une imminence eschatologique dont nous ne saisirons jamais assez l’importance décisive qu’elle eut pour eux. De telle sorte que la tâche nous est laissée —-si nous ne voulons pas comme Albert Schweitzer déclarer le christianisme caduc en un autre contexte, dans lequel l’attente eschatologique prochaine ou tout simplement terminale nous est devenue impossible — d’interpréter le message dans des vies et une histoire qui durent. Ainsi le christianisme entier est-il placé, dès la fin du Nouveau Testament, devant la question à laquelle s’affrontent tous ceux qui ont fait dans leur vie l’expérience d’un bouleversement religieux décisif : il faut médiatiser la présence imminente et comblante de l’absolu dans l’épaisseur des enjeux d’une existence humaine. Au moment inévitablement eschatologique et monastique de la conversion (Dieu est tout et suffit à tout) doit répondre un moment humaniste : réintégrer cette vision de l’absolu dans toute la réalité de l’histoire. En outre, prolonger la fascination du premier par l’artifice du « renoncement », c’est, à nos yeux de modernes, une duperie (car nous ne pouvons pas ne pas voir, dans chacun de ces renoncements comme dans toutes nos motivations, un double fond, des ressorts complexes dont certains vont à nous exalter et d’autres à nous détruire) et même une impossibilité (car on ne saurait se dépouiller vraiment de la sexualité, de la réalité économique, de la responsabilité de sa propre conduite).

12Mais alors, si les mystiques représentent la chance unique de la prière profonde, sommes-nous dans l’impasse, faute de vouloir les suivre ? Le double vœu d’une plus grande simplicité et d’une relative permanence ne peut-il être exaucé que pour ceux-là seuls qui s’y risquent par l’ascèse, la désappropriation de soi et de toutes choses ? Ou peut-on s’accorder à ce don au sein d’une vie sensible, affective, intellectuelle, engagée ? L’élan multiforme, dispersé, qui nous porte vers le monde est-il compatible avec la concentration, la distance de la prière ? Problème pratique, concret, pour une part. Mais aussi problème de jugement sur cette dérive propre aux mystiques, que j’évoquais et qui me contrarie par son opposition à mes options fondamentales (le dépouillement), mais aussi parce que je pressens que disparaît en elle quelque chose que faute de mieux je caractériserais comme une modestie de la foi (l’union essentielle). Or ici une étude historique m’a éclairé. Je pressentais depuis longtemps l’origine hellénistique puis néoplatonicienne de la mystique des trois grandes religions monothéistes occidentales. Si vous lisez E. R. Dodds, Païens et chrétiens dans un âge d’angoisse, vous découvrirez la profonde identité de perspective de ces deux groupes au IIIe siècle et donc l’hellénisation massive du christianisme (en particulier le chapitre 3 sur l’ascèse et la mystique). En prenant le merveilleux petit livre de P. Hadot, Plotin ou la simplicité du regard, vous comprendrez que cette belle aventure rejoint et suscite pour l’essentiel la nostalgie même des mystiques chrétiens et vous mesurerez l’influence de Plotin sur les Pères d’Orient (Grégoire de Nysse) et d’Occident (Ambroise), Vous prolongerez cette étude en mettant en évidence l’étroite dépendance dans laquelle le pseudo-Denys, le docteur des mystiques occidentaux, se trouve à l’égard de Proclus. Puis, remontant vers les origines, vous découvrirez dans le maître livre de Dodds, Les grecs et l'irrationnel, ses hypothèses sur la source dans le chamanisme du Nord (influence scythe post-homérique) de l’orientation nouvelle de Pythagore et du Platon de la maturité. Il éclaire ainsi la provenance des thèmes de la séparation de l’âme et du corps, de l’extase, du retour mystique au ciel, de l’initiation - mise à mort symbolique qui devient ascèse. Vous vérifierez enfin ces suggestions dans M. Eliade, Le chamanisme (p. 30 notamment). Je citerai un texte à titre d’exemple. Il est tiré de l’Apologie d’Origène par Théodore : « Quelqu’un qui s’est débarrassé de sa condition humaine pour quelque chose de plus grand : se préparer à émigrer vers le divin » (R. Nautin, Origène, I, p. 184). On ne peut dire en moins de mots une conception de l’existence humaine et de l’expérience spirituelle qui se situe tout à l’opposé de la mienne. Sans que ces notations aient rien de péjoratif ni même qu’elles ramènent absurdement Jean de la Croix, Hallaj, le Baal-shem-tov, à une expérience religieuse « primitive » — le chamanisme n’est d’ailleurs pas si primitif que cela —, elles nous fournissent une filière historique qui vient corroborer le sentiment selon lequel les grands courants de la mystique prolongent une dérive profondément étrangère au christianisme. Certes, elle a pu trouver sa place en son sein, s’y modifier sous l’influence des orientations évangéliques les plus décisives. Je ne veux ni contester sa légitimité, ni me priver de reconnaître son caractère admirable, incitant à l’émulation d’autres lignées spirituelles. Mais si cette mystique hellénique, platonicienne, baptisée, est devenue prière de chrétiens — et il n’y a pas d’appellation contrôlée, les christianismes sont divers —, elle n’est pas pour autant prière chrétienne, dans le droit fil des psalmistes, des prophètes et de Jésus, elle ne dit pas forcément la relation à Dieu et à soi qui tend à s’instaurer dans l’histoire biblique, et qui n’est pas n’importe laquelle. Je suis donc fondé à ne pas me laisser hypnotiser par elle, à comprendre pourquoi je résiste à quelques-unes de ses options essentielles, à reconnaître le parallélisme de certaines aspirations mais à démêler les fils et à poursuivre ma recherche en tentant d’instaurer une prière plus exigeante au sein de ce que je reconnais pour ma part comme étant la tradition évangélique d’une sanctification du monde et d’une offrande de la vie entière dans la foi.

IV. La prière comme adresse à Dieu

13De l’intérieur de cette tentative de prière-oraison, je poursuis ma réflexion en rencontrant quelques aspects d’un problème fondamental qu’elle me pose : à qui s'adresse-t-elle et quel sens cela a-t-il de l’adresser ? Or il me paraît tellement essentiel de le faire, que je me trouve là devant une sorte de principe premier dont je serais empêché de rendre compte autrement qu’en disant à la fois que l’expérience qui m’intéresse cesserait tout simplement d’être dans le cas contraire, et à la fois qu’il me semble rencontrer là une orientation biblique originelle et constante. Je vais y revenir. Une première facette de la question tient à l’emploi du mot « Dieu », dont on m’objecte volontiers qu’il ne contient que l’illusion de savoir de quoi ou de qui l’on parle, et dont je ne connais que trop les confusions théistes qu’il peut induire et les ressentiments que suscitent les fonctions psychologiques et sociales qu’on lui a fait jouer. Cela est vrai, pour une bonne part, mais le fait est que je n’en supporte aucun autre. Car il est seul à m’offrir la chance d’une indétermination et d’une détermination qui me sont l’une et l’autre indispensables, l’ensemble de mon discours devant en établir la mesure. « Dieu » n’est pas l’Inconnu pour moi, le « Toutautre », car je sais au moins mon non-savoir qui s’ajuste à Quelqu’un d’inconnaissable. A l’opposé, je ne puis user à son égard d’un vrai nom de personne puisque je ne sais rien de ce que signifie en lui la consistance personnelle qui ne saurait pourtant lui faire défaut. En fait, ce que j’énonce, je ne le tiens que de la façon dont les Veilleurs se sont avant moi tournés vers Dieu : c’est le cri par lequel ils l’invoquent et qu’il leur inspire, qui est pour nous sa seule parole, cette parole qui prit en Jésus densité de présence corporelle. Ainsi, je ne saurais aller plus loin que d’employer le plus incertain des termes, « Dieu », mais comme nom personnel, sans article, et comme un appel affectif, en disant « mon Dieu ».

14Mais cette question en soulève, on l’a vu, une autre, plus radicale. Est-il légitime de dire tu à Dieu ou, plus largement, de s’adresser à lui comme à un Soi personnel, l’autre de moi-même ? Interrogation élevée précédemment dans cette série de conférences au nom de la philosophie ou de la science du langage. Peut-être les réponses classiques — comme d’affirmer que Dieu ne saurait être privé de ce qui est en nous personnalité, même s’il le réalise sur un mode qui nous est inconnu, ou encore qu’il a voulu être pour nous un tu — n’ont-elles pas toute la force que l’on voudrait qu’elles aient, faute d’exactement mesurer, avant de les retenir ou de les rejeter, les difficultés que ces diverses approches soulèvent. Mais, pour ma part, je me tiens assuré que si, par delà toutes les interrogations critiques, il n’est pas possible de retrouver dans la prière elle-même l’attitude simple qui fut celle des prophètes, des psalmistes et de Jésus, orientant en vérité vers leur Dieu mon amour et ma foi et façonnant notre langage religieux, c’est l’objet même de la recherche que celle-ci se trouve avoir, de façon un peu dérisoire, aboli. C’est pourquoi, tout en laissant la discussion ouverte, je maintiens la pratique et le langage comme étant ce précisément dont il est question pour moi de rendre compte dans la foi et non point en position d’extériorité par rapport à elle. Car si toute démarche intellectuelle issue de la modernité implique une confrontation avec une approche de consistance radicalement profane, elle le fait sur le mode d’un dialogue intérieur au croyant lui-même entre cette sienne expérience et appartenance et l’expérience et la tradition chrétienne dont il est également issu, dialogue qui implique inter-réaction et critique réciproque dans le maintien de ses deux termes.

15Quand je disais adresser ma prière à Dieu, j’entendais, dans les termes du Nouveau Testament la tourner vers le Père qui, comme on le sait, y est seul appelé Ho Theos. Il y a donc là un choix motivé de ne pas la diriger vers Jésus-Christ, mais par Jésus-Christ, dans l’Esprit, selon la tradition ancienne de l’Eglise. Non par un goût d’archaïsme, mais en raison de la façon dont je comprends et l’expérience chrétienne et la révélation de Dieu dans la Bible. A mes yeux, la prédication de Jésus a consisté à nous inviter à nouer une nouvelle relation avec Dieu et avec le prochain, sans rien réclamer pour lui et sans attendre de nous autre chose que de nous voir nous enfoncer toujours plus avant dans cette découverte du mystère de Dieu et de l’accueil d’autrui. La résurrection qui consacre sa Voie ne fait pas de lui un écran, une idole, une diversion à cette double exigence : parce qu’il est Seigneur, il est aussi parti, nous laissant à nouveau, mais orientés par lui, vivant, devant la tâche de trouver Dieu et d’inventer l’homme. Sa désignation comme Fils, son identification avec Dieu elles-mêmes ne naissent que de l’expérience et de l’interrogation des communautés chrétiennes : comment à la fois suggérer à quel point il était pour nous présence personnelle de Dieu, et comment évoquer le réalisme du don de Dieu dans l’Esprit, tout en sauvegardant la transcendance, le mystère inépuisable de Dieu ? Comment le faire sinon en disant que le Père s’était manifesté par le Fils et donné dans l’Esprit ? C’est à Lui que nous sommes toujours reconduits. L’économie de révélation et de participation ne change rien à la structure fondamentale de la révélation religieuse juive ; elle la confirme plutôt. On peut penser que par la suite la peur de chercher la face de Dieu et de découvrir la face du prochain a été pour beaucoup dans le refus constant que les chrétiens ont opposé à l’effacement de Jésus, dans leur dénégation de son départ : ersatz de présence recherchés, dans l’Eglise, dans l’eucharistie, dans la rencontre affective et fantasmatique de Jésus. La volonté de puissance des clercs a fait le reste. P. Nautin a bien montré dans son Origène que l’on reprochait déjà à ce théologien de s’opposer au nom de l’unicité du Principe sans principe, le Père, à ce que l’on invoque dans la liturgie le Fils par qui nous viennent ses dons. Or, cette dernière pratique ne naissait pas du désir d’affirmer la divinité du Fils mais d’une sorte de vertige sacré devant l’inaccessibilité d’un Dieu lointain et du désir de s’assurer une figure plus propitiable et plus proche — cela conduira au culte des saints —, ce qui se trouve anéantir l’essentiel du message de Jésus et du sens qu’il a donné à son destin. Dieu découvert par lui, Dieu cherché par lui, dans l’Esprit et dans l’Eglise, telle veut être ma prière.

16Enfin, si telle est pour le Nouveau Testament l’économie de la manifestation de Dieu, je puis reprendre en quelques mots la tension évoquée dans l’introduction de cet exposé : prière et action. S’il me semble tellement important qu’elle ne soit pas affaiblie, c’est qu’il en va de la signification même de la découverte de Dieu dans l’Evangile. D’une part, en effet, à l’encontre de tout théisme, Dieu n’est ici pressenti que dans son mouvement de venue, de risque, de don aux hommes qui fera bientôt dire aux chrétiens qu’il est lui-même essentiellement Don, Amour, substituant le vocabulaire de l'agapè à celui de l’alliance. Ainsi ma prière, à proportion qu’elle sera découverte authentique de Dieu, ne pourra que me conduire — loin de susciter mon évasion, « seul vers le Seul » — à épouser Son mouvement d’approche, d’humanisation, à agir pour le salut de l’homme. Désormais, parler de verticalité et d’horizontalité, pour les unir ou les opposer, est dénué de tout sens. D’autre part, et de façon complémentaire, le mouvement qui me porte vers le prochain me reconduit à Dieu. En effet, parce qu’une fois Dieu s’est approché comme homme, le visage de l’autre est devenu icône : en lui ouvrant ma porte, c’est Jésus-Christ que j’abrite, ce Jésus qui s’est identifié à lui. Dans ce visage visible, parce que « le Verbe s’est fait chair », je puis désormais aimer et accueillir mon Dieu. Ainsi, par ce double jeu, et unique, la charité est-elle la pierre de touche de toute prière chrétienne et il m’est permis à présent de rendre hommage aux grands mystiques chrétiens qui l’ont compris, une Thérèse d’Avila, une Marie de l’Incarnation, un Fénelon, sans rien reprendre aux réserves que j’ai élevées mais en faisant mieux comprendre qu’elles n’atteignaient qu’un aspect des choses, une composante de leur orientation propre.

***

17Je voudrais évoquer brièvement, pour terminer, les chemins sur lesquels m’a conduit le désir de partager à autrui quelque chose de ma prière et plus largement de ma vie spirituelle ou de mon expérience chrétienne, de rendre compte de celles de mes amis. J’ai été amené à la fois à adopter un discours relevant du témoignage, qui manifeste, plutôt qu’un discours de type systématique, qui organise en fonction d’une théorie, et à me situer sur le registre symbolique du langage plutôt que sur son registre conceptuel. Ces deux décisions, qui se sont imposées à moi, m’ont éloigné l’une et l’autre des usages de la théologie. Et cependant je prétendais bien produire un discours authentiquement théologique dans la mesure où il était critique et où il opérait une confrontation sérieuse avec les sources de la foi. A partir de ces choix, j’ai essayé d’explorer toutes les possibilités qu’offraient les divers genres littéraires que j’étais capable de mettre en œuvre : essais, journaux, correspondance, biographies, et, plus timidement, poésie. Par là, je me trouvais amené à renouer avec une tradition ancienne de la théologie, demeurée vivante sur un mode marginal chez un certain nombre de médiévaux ou de mystiques ultérieurs. L’exemple de Jean de la Croix est très décisif. Chez lui, le poème qui a jailli d’abord — loin d’être une laborieuse allégorie — offre ses symboles à la fois rigoureusement nécessaires pour dire ce qui monte en quête de mots et incommensurables à toutes leurs significations. Il fait écho à la poésie de l’Ecriture, qui condensait déjà une expérience, laquelle nous demeure offerte pour venir animer et modeler la nôtre. Par sa richesse, par le caractère épuré de l’itinéraire qu’il traduit, il s’offre à être interprété selon chacune de nos voies singulières. Mais sous la poussée lyrique, comme Jean Baruzi l’a admirablement montré, l’analyse est déjà présente et règle l’expression. Ainsi le commentaire pourra-t-il prendre une forme plus dialectique tout en conservant en son sein la puissance suggestive du symbole. A quelque chose de cette aventure exemplaire tout chrétien qui veut faire acte de réflexion et d’expression à partir de son expérience spirituelle est convié. Certes, la théologie, hier encore, ignorait superbement la littérature. Par delà quelques timides redécouvertes, telles les chances pour la littérature d’être un « lieu théologique », ou tels les problèmes de langage qu’elle pose et qui concernent aussi la théologie, ce qu’il faudrait opérer c’est un véritable déplacement de cette dernière, qu’elle prenne forme d’œuvre littéraire, qu’elle trouve dans la création littéraire le medium de sa recherche et les moyens d’une rigueur qui n’est pas moins exigeante que celle du concept. A ce prix seulement, ce me semble, l’expérience chrétienne et en particulier la prière retrouveront un langage qui leur soit accordé et qui comporte la part de réflexion sérieuse sans laquelle elles n’ont ni toute leur mesure ni toute leur santé.

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