Chapitre IV. Sources et ressources de la prière
p. 61-89
Texte intégral
1Le sens de la prière nous est donné par la considération des modes de prière. Il n’est qu’à se mettre à l’écoute de l’humanité. Depuis qu’avec le langage l’homme est né, d’une rive du monde à l’autre, toutes les cultures portent à notre oreille l’immense rumeur des prières multiformes : prières de détresse ou de joie, prières qui respirent sur le rythme infini du souffle, prières chantées en cantates à plusieurs voix, prières silencieuses et prières qui attestent et proclament, prières sculptées dans le marbre, façonnées dans la glaise ou taillées dans le bois, prières croyantes et prières qui sont un envoi à un destinataire sans nom. Autant que la prose et la poésie, la prière est plurielle. Ce qui les rassemble, c’est que l’homme s’y adresse à l’Autre, que ce soit l’Autre inconnu, rencontré en soi-même ou dans la nature vivante, ou l’Autre reconnu et nommé ; l’Autre, de toutes façons, qui est l’absolument non identique à celui qui prie. La prière n’est pas nécessairement dialogale au sens fort du terme, mais elle n’est jamais un soliloque. Elle n’est pas non plus toujours verbale, mais elle est toujours un mouvement vers l’Autre. Il ne faut pas que cet Autre soit reconnu et appelé Dieu ; il y a prière du moment que l’Autre, vers lequel on tourne son intention et son attention, est ce dont le monde éprouve le manque.
2Une première description de ce que l’homme appelle « prière » nous donne ses sources, si nous sommes attentifs aux vecteurs qui en composent le mouvement. Ce sont : l’expérience du manque, la spontanéité interlocutive du langage et la foi, même naturelle, en une présence immédiate encore qu’invisible et distante, une présence au-delà de l’humain et dont on attend avec confiance qu’elle soit attentive.
3C’est la prière comme comportement de l’espèce humaine que j’analyserai en premier lieu. Ma perspective sera donc anthropologique. Il faut que la prière nous enseigne elle-même son sens. Nous pouvons le dégager en creusant les sources que je viens de désigner.
I. Les sources de la prière
4L’étymologie garde le souvenir de l’origine besogneuse de la prière. En effet, le mot est dérivé de precarius. La prière est originellement le mouvement vers l’Autre de l’homme qui prend conscience de la précarité de son existence. Aussi, en dehors du contexte religieux, prier quelqu’un signifie toujours demander. Dans la religion également, la prière paradigmatique est celle de la demande. La prière que Jésus nous a léguée se compose elle aussi entièrement de demandes. C’est là sans doute ce qui, de nos jours, cause le plus de malaise par rapport à la prière. Tout le mouvement de la pensée nous pousse à nous poser dans notre autonomie et à nous révolter contre les obstacles qui nous empêchent de nous réaliser nous-mêmes, d’affirmer notre liberté et notre emprise sur notre existence et sur le monde. La demande de la prière peut se rapporter à des biens plus élevés et plus universels que nos soucis quotidiens et nos misères immédiates. La prière prendra aussi d’autres formes que celle de la demande. L’étymologie nous laisse néanmoins penser que les autres formes sont des dérivés de la demande première, celle qui surgit de la conscience de notre précarité. Je reprendrai plus loin la question du sens que peut avoir la prière de demande. Je m’interroge d’abord sur le fait significatif que le rapport vécu à Dieu prend d’emblée cette forme-là.
5Certaines observations éclairent singulièrement l’homonymie originelle entre prière et demande. Il est des hommes et des femmes qui ne croient plus en Dieu mais qui, en des moments de grande détresse, prient le Dieu dont consciemment ils dénient l’existence. Il en est même chez qui la tension interne produit continûment l’appel à Dieu, par devers leur conscience aiguë de misère et de désespoir. Ils s’en étonnent, car ils se sentent dédoublés. Ce n’est pas eux-mêmes qui prient librement : cela prie en eux. Pour rendre compte de pareille prière qui s’impose compulsivement, il ne suffit pas d’invoquer quelque linguistique structurale pour laquelle le langage religieux, circulant dans le milieu, les happerait et se cristalliserait dans un sujet priant. Certes, sans le langage religieux parlé autour d’eux, le tourbillon de la détresse ne s’organiserait pas en appel au secours divin. C’est néanmoins leur détresse qui prend possession du langage religieux disponible pour se donner un corps parlant. Elle le fait spontanément, sans qu’ils adhèrent pleinement à la visée priante qui s’impose à eux. Quel est le sujet de pareille prière ? Certainement pas le sujet conscient qui se rassemblerait pour produire et habiter une parole pleine. Il faut donc admettre qu’une pensée et une visée inconscientes peuvent produire un geste de prière que l’homme entier n’assume et n’accomplit pas nécessairement.
6On sait que, dans son livre de 1927, L’Avenir d’une illusion, Freud a cru déceler l’origine de la religion comme foi en Dieu dans l’invincible détresse humaine. Des penseurs de l’antiquité avaient déjà avancé l’idée que l’angoisse crée la représentation — illusoire — d’une divinité appelée à secourir et à conforter l’homme. A cette thèse Freud ajoute une interprétation psychanalytique qui doit la fonder et l’expliquer. En formant l’idée de Dieu, dit-il, l’homme reproduit, au niveau cosmique, une représentation qui, par les expériences prototypiques, s’est inscrite dans son psychisme profond : celle d’un père puissant et bienveillant, qui est venu protéger et soutenir le petit homme qui se trouve radicalement démuni dans l’existence. Cette thèse se vérifie, d’après Freud, par l’idée même que l’homme se fait de Dieu : il l’appelle le Père tout puissant et providentiel. Je ne m’étendrai pas ici sur les failles de cette thèse par trop simpliste. Je ferai seulement remarquer qu’elle ne s’appuie sur aucune analyse du langage religieux, qu’elle néglige le témoignage que l’histoire des religions porte sur l’homme religieux et qu’elle fait fi de la complexité de l’idée religieuse de Dieu. Je crois cependant que la thèse de Freud peut en partie rendre compte de la spontanéité parfois compulsive de ce comportement religieux qu’est la prière comme demande. Je nuancerais cependant cette thèse : le langage religieux qui nous environne vient présenter la référence au Dieu à qui la spontanéité psychique adresse la demande. Mais il se peut très bien qu’à l’origine le langage religieux se soit développé à partir de la prière. C’est l’hypothèse que je soutiendrai.
7Il peut y avoir effectivement de l’illusion dans cette prière ; nous y reviendrons. Il n’y a là cependant rien qui mérite notre mépris. La plus grande illusion de l’homme serait au contraire de vouloir méconnaître ses peurs et ses détresses et d’estimer indigne de les rapporter à Dieu. Plus lucide que ceux qui voudraient faire taire leur conscience de la précarité, Dante, dans sa Divine Comédie, commence son pèlerinage vers Dieu par « le cri d’humilité lancé à l’appel d’autrui dans le grand désert du monde et de la solitude intérieure..., à proprement parler, le cri de l’homme en détresse. Dante s’éveille à son indigence radicale, et par cet éveil brise le solipsisme de l’orgueil en prenant conscience que le vide qui traverse son être pourrait devenir le passage vers l’Autre »1.
8Je reprends, pour la compléter, l’idée freudienne d’une expérience prototypique qui serait à l’origine de la prière de demande, celle qui donnerait la signification fondamentale de la religion. Le petit d’homme apprend à s’exprimer lorsque, poussé par ses besoins vitaux, il s’adresse à l’autre. Par la situation intersubjective même, ses besoins se font demande. La demande dérive des besoins, mais la dérivation constitue une transformation. Ce qui est demandé et ce qui est donné prend le sens d’un signe d’amour. En s’adressant à l’autre, la demande devient dès lors une demande d’amour. Il en va de même dans la prière de demande. Et quoi d’étonnant que la forme première et spontanée de la prière soit celle de la demande, alors que l’homme demeure si fondamentalement l’être besogneux. Mais gardons-nous d’aplatir la demande religieuse sur le besoin. Ce serait méconnaître la relation qui s’y forme et qui contient en germe le rapport d’amour.
9La dérivation de la demande à partir du besoin s’opère par l’intersubjectivité qu’institue le langage lui-même. La linguistique de Saussure nous a appris que tout signe est diacritique. Par lui-même aucun signe ne signifie rien. Le sens naît du jeu de leurs différences. Comme le montre bien la série des jours de la semaine ou la gamme des notes musicales, chaque signe ne prend sa signification que parce qu’il renvoie aux autres, dont il se différencie et avec lesquels il forme système. Mais le langage ne parle pas de par lui-même. La langue vivante s’accomplit par un sujet qui parle en première personne. Et, comme l’a bien montré Benveniste, le rapport à autrui n’est pas d’abord une expérience qui s’exprimerait ensuite dans le langage : c’est la structure universelle du langage qui pose a priori l’autre. Dès que l’homme entre dans le langage et, proférant la parole, dit « je », par la structure même du langage, il invoque le tu à qui il parle. Il n’y a pas de je qui ne se rapporte à un tu pour parler de l’objet de sa communication. Et la deuxième personne, celle à qui je parle, se présente comme celle qui, à son tour, pourrait, en prenant la parole, dire « je » en première personne. Toujours le je et le tu sont virtuellement interchangeables. Le langage en acte met l’homme dans le rapport d’interlocution qui est au fondement de toute intersubjectivité. Prendre la parole, se dire en première personne, ouvre ainsi l’espace de l’écoute. De la même manière, la prière est prégnante du silence qui écoute.
10Toute une conception des sentiments se trouve ainsi révoquée, celle qui interprète les sentiments comme des états d’âme. Certes, les sentiments nous affectent intérieurement et cette immanence de l’affectivité a pu donner lieu à une psychologie naïve selon laquelle le sentiment nous renferme en nous-même. Le sentiment serait une expérience subjective, alors que la pensée nous embrayerait sur le monde objectif. La suspicion ainsi jetée sur les sentiments enveloppe également les sentiments religieux. Cette expression elle-même, en distinguant la religion de la raison objective, la voue au narcissisme de l’homme qui, en croyant dire ses émotions à son Dieu, resterait captif dans un circuit intérieur, en tête à tête avec lui-même. En réalité, les sentiments nous ébranlent, comme le laisse entendre le mot « émouvoir ». Ce faisant, ils nous font sortir de l’environnement habituel où nous avons tendance à nous enliser. Les sentiments de la joie ou de l’angoisse, de la révolte ou de l’amour, de la culpabilité ou de la jouissance, nous désaisissent de nous-mêmes et font habiter en nous ce qui vient du dehors. Aussi nous poussent-ils à nous exprimer, que ce soit pour revendiquer, pour remercier, pour nous confesser, pour nous plaindre ou pour célébrer. Dessaisis de nous-mêmes, cherchant à donner un sens à ce qui nous affecte et pris dans la structure dialogale du langage, nous nous adressons à un allocutaire. Ainsi les prières portent-elles à Dieu tout ce que l’homme éprouve. En cela, la prière est vie, car la vie de l’homme consiste pour une part essentielle à se dire à l’autre. Ayant appris à se dire dans la détresse, l’homme, également dans sa prière, se déploie en faisant passer toutes ses expériences dans le rapport à l’autre. On n’attend pas nécessairement que l’autre intervienne pour modifier la situation. Tout comme l’objet de la demande est au fond un signe d’amour, ainsi l’écoute de l’autre est ce qui est essentiellement demandé. Elle revivifie un rapport de présence qui est de l’ordre de l’amour.
11Pourquoi l’homme ne s’est-il pas contenté de s’exprimer à un autre homme ? On pourrait répondre qu’une foi religieuse précède et conditionne les prières. Cette réponse me paraît trop courte. Elle ne fait que déplacer la question. La religion n’est pas un produit de la raison théorique. Elle n’a pas attendu les philosophes comme la physique attendait Newton ou la psychanalyse Freud. Bien au contraire, c’est la religion qui a légué à la philosophie le nom de Dieu et qui, de ce fait, l’a incitée à déployer la pensée de l’invisible métaphysique. Ceci n’implique pas que la religion soit déraisonnable, mais qu’elle précède la raison appelée à en examiner les fondements théoriques. La religion n’est pas d’abord une conception du monde et elle ne l’est jamais essentiellement. Elle est dans l’acte de l’échange que constituent les rites et les prières. Il y a dans la religion la même immédiateté que dans la société. Celle-ci n’est pas l’effet d’autre chose ; elle est l’échange en acte. De même n’explique-t-on pas la prière par la religion, comme si la prière en était un effet ; on ne peut comprendre la religion qu’à prendre la prière comme fait premier. Aussi irais-je jusqu’à dire qu’en l’absence d’une pratique de prière, la religion se meurt ou ne laisse derrière elle que quelques retombées : une vague référence à quelque principe auquel on peut encore donner le nom impropre de Dieu ou un respect pour un certain sacré dans l’homme et dans l’univers.
12Que la prière et les rites soient des faits premiers, les deux éléments que j’ai analysés le font déjà comprendre en partie : la spontanéité de la demande qui s’articule dans la structure interlocutive du langage. Que l’allocution s’adresse à un tu de quelque manière divin, je crois que cette visée ne dérive pas d’abord de l’expérience de l’impuissance humaines et de la nostalgie d’un père tout-puissant, comme l’affirme Freud. Le langage lui-même y porte. En effet, dans le langage en acte, dans la parole proférée, il y a une foi naturelle en l’allocutaire qui m’entend. Or aucun tu humain ne répond adéquatement à cette foi. Dans l’allocation, il y a l’exigence d’un répondant absolu, c’est-à-dire échappant à la faillibilité de tout autrui humain. En se disant, l’homme attend que l’autre l’écoute dans une pleine disponibilité, qu’il soit entièrement compréhensif, le pur garant de la confiance qu’on met dans la parole qui lui est adressée. Je pense que c’est là l’âme et la source de la religion. Dans son cours de psychologie, W. James2 établit la pérennité de la prière sur le besoin qu’éprouve l’homme d’un compagnon idéal. Je souscris volontiers à cette idée, en la modifiant sur un point important : si ce besoin il y a, c’est qu’il est implanté dans la psychologie humaine par le langage qui oriente la parole de l’homme vers un interlocuteur idéal, un interlocuteur qui réponde adéquatement à la parole allocutive.
13Cette réflexion peut paraître trop théorique. Elle a cependant des conséquences pratiques. Envers un scepticisme qui paralyse la pratique de la prière, envers un puritanisme qui lui impose des normes rigides de perfection, elle montre la nécessité de restaurer une spontanéité de la prière. L’essentiel y est de vivre un rapport de présence et d’échange.
14La prière ne s’adresse cependant pas nécessairement à Dieu. La critique philosophique peut substituer à Dieu une autre réalité, comme le fait le stoïcien Marc-Aurèle dans cette allocution que je considère comme une véritable prière : « Tout me convient, qui te convient parfaitement, ô Monde ! Rien n’est pour moi prématuré ou tardif, qui est de saison pour toi »3. Ou encore : « L’homme éclairé et modeste dit à la Nature, qui donne tout et reprend tout :’Donne ce que tu veux ; reprends ce que tu veux’ »4. En s’adressant au Monde et à la Nature et en les écrivant avec une majuscule, Marc-Aurèle les personnifie en un certain sens, en souvenir des noms divins. Ici encore l’homme dit ce qui lui est essentiel en se référant à un destinataire absolu qui l’autorise et le confirme en tant que je, sujet de la parole en première personne. La spontanéité de la prière y prévaut sur la conception philosophique et elle imprime au monde la figure d’un allocutaire divin. Cette structure élémentaire de la prière est si fondamentale qu’elle s’impose encore à l’incroyant et qu’il en retrouve la forme lorsqu’une expérience radicale bouscule la quotidienneté de la vie. J’ai cité l’exemple de ceux qui prient, parfois compulsivement, tout en ne croyant pas en Dieu. Dans son Interprétation de la nature, Diderot en donne également l’exemple en écrivant : « O Dieu, je ne sais si tu es, mais je penserai comme si tu voyais dans mon âme, j’agirai comme si j’étais devant toi ».
15Cette pression de la spontanéité priante se fait encore sentir chez beaucoup d’hommes qui ne prient plus au sens propre du terme. Ainsi, dans certains pays comme l’Angleterre, beaucoup de personnes qui ne pratiquent plus, écoutent les émissions radiophoniques du culte. Il en est aussi qui ne croient plus ou qui doutent trop pour prier, mais qui écoutent régulièrement, dans une attention religieuse, de la musique sacrée. Ils participent par procuration à la prière des autres, sans pouvoir accomplir eux-mêmes le mouvement de la prière. En adaptant la classique définition de la prière qu’énonce l’introït du premier dimanche de l’Avent, on peut dire qu’ils élèvent leur âme envers un Dieu lointain ou inconnu.
16N’y a-t-il pas une contradiction à poser, d’une part, que la prière est la structure élémentaire et spontanée de la religion et affirmer, d’autre part, qu’elle requiert la foi en Dieu, à tout le moins en un être de quelque manière divin ? Ne faut-il pas d’abord pouvoir se représenter l’autre à qui on s’adresse ? Et si Dieu est irreprésentable, comme l’affirme, la première, la tradition chrétienne et comme y insistent avec force les mystiques, sait-on encore à qui l’on parle ? Le rapport à Dieu a-t-il encore un sens ? Il en est de fait pour qui la critique philosophique de l’idée de Dieu ou les considérations linguistiques ont discrédité la spontanéité de la prière. Mais c’est mettre les choses à l’envers que de vouloir se donner d’avance une idée de Dieu. C’est mettre la raison théorique avant la pratique du rapport effectif, alors que c’est le rapport lui-même qui ouvre l’espace religieux de réalité. La raison ne peut que s’y établir après coup pour essayer de comprendre et de justifier le rapport. Je suis d’accord avec la thèse de Hegel que l’oiseau de Minerve (de la philosophie ou des sciences humaines) ne se lève que le soir pour considérer après coup ce qui s’est effectivement accompli. Ce n’est pas là dénigrer l’effort nécessaire d’intellection rationnelle, mais c’est le mettre à sa place. Loin de mépriser les sciences humaines ou la philosophie, je les invoque pour analyser les sources de la prière. Les sciences du langage se donnent beaucoup de peine pour justifier devant la raison que l’ordre symbolique du langage, subsistant en lui-même comme système, se réfère néanmoins aux réalités et nous livre en quelque mesure la vérité des choses. Mais l’impossibilité de fonder entièrement le pouvoir référentiel du langage n’entraîne pas sa négation. De même est-il bien difficile de conceptualiser l’affirmation d’autrui, comme le montrent les efforts obstinés d’un Husserl et d’un Merleau-Ponty. On ne niera pas pour autant qu’on est d’emblée situé dans l’interlocution. La philosophie et les sciences humaines ne sont pas là pour prouver l’existence d’autrui ; elles doivent révéler ce qui fait qu’il y a un sujet qui parle et qui écoute, tourné vers l’autre, malgré l’impossibilité de penser exhaustivement la signification du je et de son allocutaire. De même y a-t-il une actualité première de la présence d’un Dieu invoqué dans la prière, et celle-ci doit servir de modèle pour concevoir la réalité divine, sans l’espoir de parvenir à une objectivation satisfaisante. Il nous faut prendre conscience que Dieu ne serait plus Dieu s’Il ne se dérobait pas à l’emprise de notre objectivation. En cela, le rapport à Dieu n’est pas plus paradoxal que tout rapport à autrui. Autrui n’est jamais une réalité que nous pouvons reconstituer en décomposant et en additionnant ses organes, ses fonctions, ses qualités et ses actions. Aucune pensée, aucune science ne peuvent résorber la présence d’autrui en vue de la comprendre de part en part, car, si elles y parvenaient, il ne serait plus autrui, mais une chose devant moi. Dieu, comme autrui, est réel, comme autre sujet, dans la mesure où Il est impossible à penser. Peut-il en être autrement si ce que nous appelons « personne » n’est pas d’abord un état d’être qu’on peut désigner par un substantif comme nous disons la table ou le langage ; une personne est cet être qualifié comme personnel en ce qu’il est en acte celui qui dit je en s’adressant au tu ou en l’écoutant. C’est bien ce qu’exprime l’extraordinaire révélation qu’a reçue Moïse lorsque, perplexe devant le symbole brûlant de son Dieu, il lui a demandé comment le nommer et qu’il a reçu la réponse : « Je suis qui je suis ».
17Une certaine linguistique croit devoir dissoudre la subjectivité et une certaine psychanalyse veut apporter la peste en fragmentant le sujet et en l’identifiant à sa méconnaissance inhérente. Ce qui est gênant, c’est que de justes critiques de conceptions illusoires et complaisantes prennent un accent dramatique d’affirmations exclusivement antithétiques. On se dresse héroïquement pour faire éclater la soi-disant orgueilleuse identité du sujet. Par un ironique retour des choses, un sujet parle souverainement pour subvertir la souveraineté du sujet à qui il demande de dire une parole pleine et personnelle. De fait, en s’ouvrant au flux des impressions et des mots qui circulent, le sujet lâche ses amarres et tend à se dissoudre. Mais en se disant au tu qui est écoute personnelle, il se rassemble et retrouve ses amarres en l’autre. L’homme n’est jamais aussi pleinement personnel, je en acte, que lorsque, en priant, il traverse les signifiants discontinus du monde pour s’unifier dans son rapport à son Dieu. C’est pourquoi la prière pacifie et restitue la dignité dans l’humilité. L’autorité qui émanait de la personnalité de Jésus et qui en imposait à ses contemporains était précisément le rayonnement de celui qui était souverainement personnel par sa permanente union de prière avec son Père aux cieux. Unité dans la dispersion, c’est la nature propre de la prière. J’en déduirai plus loin les conséquences pour la pratique de la prière.
18Dans l’acte de la parole par laquelle il se dit, l’homme se constitue lui-même. C’est pour cette raison d’ailleurs que la psychanalyse ne recourt qu’à la seule parole libre pour que le sujet se libère de ce qui l’entrave trop lourdement. L’homme n’y coïncide cependant pas avec lui-même. Il y est autant constitué par l’autre. Ma parole m’ouvre à autrui qui, tout en étant lui-même et pour lui-même, est également pour moi, celui qui lui parle. L’écoute de l’autre m’est essentielle. J’attends cependant une écoute qui n’est pas de silence mais d’échange. Si on tient compte de la structure interlocutive du langage, on comprend que de tout temps, en toute religion, les hommes ont cherché, à tâtons, à entendre et à déchiffrer la réponse divine attendue. Les religions fourmillent de pratiques oraculaires par lesquelles, en des signes divers comme le vol des oiseaux ou même la disposition d’un corps animal ouvert, ils essayaient de percevoir et d’interpréter les signes présumés que leur ferait la divinité. Notre regard plus éclairé tient ces comportements pour des pratiques superstitieuses. Ils prennent néanmoins leur sens à l’intérieur d’une structure de prière, fondamentale dans la religion.
19Ce que nous appelons la révélation vient accomplir cette attente. Que Dieu se manifeste et nous fasse effectivement signe, ne peut pas être déduit en toute rigueur logique de l’être divin. Si je requiers autrui en vertu du système relationnel dans lequel le moi se trouve d’emblée pris, il convient cependant que l’autre m’écoute et me parle. Le fait de la révélation divine trouve son caractère raisonnable dans un argument de convenance. Le choix du moment, du lieu et du mode de cette révélation demeure le mystère de la liberté qui appartient toujours à l’acte de la parole.
20A partir de ce moment décisif, la prière se transforme. Elle devient elle-même plus explicitement parole interlocutive et écoute. La prière n’avait jamais pris naissance dans un sujet nu ; toujours elle passe par le monde qui est l’entre-deux entre l’homme et Dieu. Dieu fait signe par le monde. La prière biblique et chrétienne ne supprime pas cette inhérence au monde, et nous en tiendrons compte dans la considération de ses ressources. Elle l’assume dans un rapport nouveau, ce que le Nouveau Testament désigne par le terme qui lui est propre : celui de foi. Toute religion implique une croyance. Comme je l’ai souligné, le langage lui-même et plus explicitement encore la parole impliquent une forme de foi. Seul cependant le Nouveau Testament identifie le rapport à Dieu à celui de la foi. Ce terme est bien un solécisme chrétien, une expression singulière dont la nouveauté sémantique porte et traduit la nouveauté du rapport constitué. Aucune autre religion ne s’affirme par un texte comparable à notre « symbole des apôtres », cette charte qui énonce notre rapport à Dieu en la structurant autour de la triple formule : « Je crois en... ». Cette formule qui vise directement Dieu et lui seul, est solidaire de la parole par laquelle Dieu s’est déclaré et s’est rendu effectivement présent de manière éminente en celui que saint Jean identifie comme le Verbe divin en personne. En lui, comme présence visible et audible de Dieu, s’est manifesté que Dieu est, selon la formule du IVe Evangile (VIII, 25) celui qui « dès l’origine (est) celui qui vous parle ». Les langues germaniques l’avaient deviné lorsqu’à l’être divin, elles ont donné le nom de « God », nom qui, d’après l’étymologie, signifie : « celui qui crie ».
21Je laisse à la théologie d’approfondir l’initiative divine comme source de la prière chrétienne. Une considération anthropologique ne peut cependant pas en faire abstraction, car la spécificité de la prière chrétienne appartient aussi à l’histoire de la culture et des religions.
22Pour le chrétien, la prière est donc toujours une profession de foi, explicitement ou implicitement. Inversement, la profession de foi est une prière et non pas d’abord la déclaration devant les autres d’un ensemble de croyances. Même en attestant la foi devant les hommes, le chrétien, en disant « je crois », vise Dieu. Pour le chrétien, il n’y a pas de prière qui ne soit pas théocentrique, qui ne vise pas, dans et au-delà toutes les représentations, Dieu lui-même tel qu’il se rend présent dans son Verbe permanent parce qu’immortel. Le mot « foi, fides » signifie originellement : la parole donnée. Dieu donne sa parole, par excellence dans le Verbe. Comme en toute parole dite à l’autre, le sujet s’y donne. C’est bien pourquoi il n’y a pas d’amour qui ne se donne dans une parole déclarative. Le sujet de la parole s’y donne lui-même et il anticipe par là le futur d’une histoire à réaliser ensemble. La confiance et l’espoir sont des propriétés naturelles de la parole donnée et de la parole reçue. Au don divin de la parole répond le don de la parole humaine, celle que nous nommons notre foi en Dieu. La prière comme parole qui s’adresse à Dieu est donc fondamentalement un acte de foi, même si elle exprime l’étonnement, le doute ou la révolte. Ce sont là encore des modalités de la foi, sinon on ne se dirait pas à l’Autre reconnu et identifié.
23La nouveauté de la prière chrétienne ne comporte donc pas seulement une explicitation du rapport de croyance qui s’exerce dans toute prière. Le non-chrétien ne sait pas en propres termes le mouvement de croyance que comporte sa prière. En s’actualisant dans sa parole proférée, Dieu modifie le rapport et la prière s’en trouve changée. Il est différent de s’adresser à Dieu dans la nuit ou dans la lumière qu’il a faite.
24La prière est ainsi notre manière fondamentale de nous rapporter à l’être de Dieu. Tout en étant conscient de toutes les ambiguïtés du vocable « l’être de Dieu », je l’assume consciemment, sans me laisser ébranler par quelques secousses récentes. Contre certaines allégations linguistiques, j’en appelle aussi à la philosophie du langage qui distingue le langage constatif et son mode performatif. Le langage performatif, comme celui de la promesse, de la foi, de l’amour, accomplit un rapport nouveau. J’y pose mon être et j’affirme l’existence de l’autre. Ce langage performe, accomplit un rapport d’existence, d’être pour moi en ce que je suis existant pour l’autre. J’y produit mon être en acte et j’y invoque l’être en acte de l’autre qui m’écoute ou me parle. Loin que la linguistique dissolve la subjectivité ou l’être de Dieu dans un jeu de signes linguistiques, elle les fonde sur l’originalité de la parole proférée en interlocution.
25En emportant l’homme au-delà de lui-même, et en le décentrant de sa subjectivité tout en le centrant en son être essentiel, la prière est bien de l’ordre de l’amour. Si elle n’était que le jeu solipsiste avec les signes du langage, elle serait d’abord une modalité de la jouissance esthétique. Les jouissances sont diverses. Il y a de la jouissance à laisser se dissoudre dans le flux des images et des mots, comme il y a de la jouissance à sentir le vent ou le soleil frôler la peau ou envahir le corps. Un semblant de prière peut faire vibrer pareille jouissance. Il en est ainsi dans ces prières trop complaisantes pour les expériences subjectives et que stigmatise saint Jean de la Croix par ces mots incisifs : « Ils croient parler à Dieu, mais dans leur stupidité ils ne voient pas qu’ils ne se parlent qu’à eux-mêmes ». La jouissance de l’amour est d’un autre ordre, à ce point même qu’elle est intermittente. Elle peut accompagner la prière ; elle n’en est ni le ressort ni le cœur.
26L’amour est un mot qu’on ose à peine prononcer, tellement un langage chrétien indiscret l’a parfois émoussé. Cependant, comment caractériser autrement ce don de soi à l’autre en une parole qui rassemble tout l’être et qui va droit à l’être intime de l’autre ? L’antique tradition l’a perçu avec justesse lorsqu’elle a articulé le rapport de prière dans ces textes nommés « acte de foi », « acte d’espérance » et « acte d’amour ». La formulation peut paraître vieillotte et elle s’est presque perdue dans les souvenirs archaïques de la pratique chrétienne. Néanmoins, ces trois formes de prière explicitent parfaitement la structure du rapport de prière.
27Concluons notre analyse des sources de la prière. L’expérience de la précarité existentielle a été et reste souvent son essor premier. En prenant la voix, les besoins exprimés ne sont plus un cri mais une parole de structure interlocutive. Porté par la croyance inhérente au langage, celui qui interpelle cherche à rencontrer un tu digne de sa foi naturelle. Son invocation postule une écoute divine, se fait prière et se remplit d’expressions de confiance et de célébration autant que de demande. Ayant reçu la parole personnelle de Dieu, la prière se personnalise explicitement et elle se transforme en acte de foi.
II. Les ressources de la prière
28La prière est par principe spontanée, avons-nous vu. Elle n’en est pas moins une pratique et un écolage. En tant que pratique, elle est une activité volontaire visant un résultat concret. Le résultat visé n’est cependant pas en dehors de la prière elle-même ; il consiste à devenir un croyant priant, à maintenir, à entretenir et à développer la compétence de prière, de la même manière que l’apprentissage et l’exercice du langage mettent en œuvre et parfont la compétence linguistique. Par pratique de la prière, je n’entends donc pas ici le fait de suivre les règles prescrites par une institution religieuse, ce qui est le sens de l’expression « les pratiquants » par opposition aux « non-pratiquants ». Je prends le mot « pratique » dans son sens premier, tel qu’il apparaît dans les expressions : la pratique d’un art, d’une science ou d’un sport. C’est donc de la manière concrète d’exercer l’activité priante qu’il s’agit, et par laquelle on acquiert une expérience et une compétence en la matière. Ainsi entendu, l’activité de prière est un écolage, un exercice d’apprentissage. Le but visé n’y est pas en dehors de l’activité elle-même, comme c’est aussi le cas dans la pratique d’un art ou d’une science. Si la prière est l’actualisation concentrée de notre rapport à Dieu, en tant qu’exercice de prière, elle ne peut viser autre chose que de promouvoir la disposition de prière. Il serait donc déplacé de se demander à quoi la prière peut servir. Pareille préoccupation utilitaire méconnaît l’essence même de la prière. S’il y a des fruits ou des effets pratiques de la prière, ils ne peuvent être donnés que par surcroît. Du moment qu’ils sont recherchés pour eux-mêmes et appelés à justifier la prière au regard de l’incroyant, on détruit l’intention même de la prière, de la même manière que l’art se meurt dans un réalisme aliénant lorsque le marxisme le met au service de l’éducation idéologique.
29Le projet d’une pratique réfléchie et volontaire de la prière ne contredit pas la spontanéité fondamentale de la prière. Au contraire ; bien comprise, cette pratique vise précisément à laisser sourdre les sources de la prière en mobilisant ses ressources. Les ressources que nous considérons, sont les moyens psychologiques qui libèrent en nous les sources de la prière. D’exploiter les ressources de la prière nous permet de nous établir et de demeurer dans la disposition priante.
30De nos jours, on rechigne devant l’exercice de la prière. Volontiers, on oppose pratique et authenticité. Ne serait vraie que la prière dans laquelle s’exprime un élan spontané. La pratique raisonnée ferait partie des obligations imposées du dehors. Et comme on éprouve peu l’élan printanier d’où jaillirait une prière pure comme une eau de source, on la laisse à ces êtres particuliers qui sont supposés prier aussi naturellement que l’oiseau chante ou que la vache rumine. Le mythe romantique de la spontanéité créatrice circule dans les esprits contemporains et affecte tout domaine de la culture. Le don artistique serait déposé dans certains êtres privilégiés, tel une puissance animale ou un sacrement divin, et il produirait les œuvres comme le figuier produit des figues. Ce que, par ironie involontaire, on appelle les œuvres de tels talents miraculeux couvrent de grandes surfaces dans les musées modernes ; mais la plupart du temps on s’y promène par curiosité sans s’y arrêter. De même voudrait-on que l’amour vrai ait la candeur d’un pommier qui fleurit au printemps et pour en sauvegarder la fraîcheur thaumaturgique, on le déplace et le multiplie. « On tourne la tête : un nouvel amour. On détourne la tête : un nouvel amour » (Rimbaud). Maintenu à l’état brut, à fleur de sentiment ou de passion, l’amour peut bien recommencer, mais, anarchique, sans principes qui le règlent et l’orientent, il ne s’accroît pas. Il épuise ses ressources et se défalque. Il en est de même de la prière, voire de la foi elle-même, laissées à leur spontanéité anarchique. En faire un travail réglé n’est pas hypocrite ; les abandonner à l’improvisation et attendre l’expérience magique, c’est céder à une fiction complaisante.
31Il s’agit donc de décrire les ressources psychologiques pour en dégager des consignes pratiques et rectifier certaines conceptions dérivées d’une anthropologie bornée. Les mystiques le savent bien : le chemin de la progression mystique doit être balisé par les références anthropologiques autant que par l’éclairage théologique. Les prescriptions relatives à la prière découlent d’une description des ressources de la prière : les facultés et les réserves psychiques qu’on y mobilise.
1. La prière comme œuvre d’attention
32Le recueillement et la méditation sont des formes de prière, car ils déploient le mouvement fondamental de l’attention religieuse. En raison de l’étymologie du mot, on a tendance à restreindre la prière à la parole allocutive adressée à Dieu. Comme je l’ai dit, l’allocution de la demande représente la genèse de la prière. Mais, en se développant, elle déborde les distinctions entre les espèces. Il ne faut donc pas y attacher beaucoup d’importance et certainement pas établir une hiérarchie de valeurs, comme si on montait une échelle à degrés de perfection. Il importe au contraire d’occuper alternativement tous les vecteurs qui composent le lien religieux.
33Comme le dit le mot, l’attention est l’acte de tendre à. A quoi tend-on dans la prière ? On se rassemble en présence de Dieu. Soi-même et Dieu sont les deux pôles qui composent le champ pulsionnel de la prière. La prière s’y meut, allant de l’un à l’autre de ces pôles. Lors du centrage plus soutenu sur soi-même, la prière prend la forme du recueillement ; orienté plus explicitement vers Dieu, elle se développe en méditation ou elle s’accomplit en parole allocutive, celle qu’en raison de l’étymologie on appelle prière au sens strict.
34Le recueillement est l’attention à soi-même par laquelle on se rassemble pour dominer la dispersion. Tout recueillement n’est pas prière cependant. On se laisse également unifier en soi-même par les rythmes et les mélodies musicales et c’est à raison que l’on caractérise l’attention esthétique d’écoute recueillie. Une catharsis s’y opère parce qu’on impose le silence aux agitations quotidiennes et aux turbulences affectives, pour se rassembler et se retrouver dans la présence à soi-même. La présence de l’autre incarné dans ses signes expressifs nous restitue à nous-mêmes. J’appelle déjà prière un pareil recueillement en soi-même lorsqu’il s’accomplit en présence de Dieu. Que l’on n’y dénonce pas un soliloque narcissique. Qu’y a-t-il de plus essentiel à l’homme que de demeurer une question pour lui-même, de se retirer de temps à autre des impressions qui fondent sur lui et qui l’aliènent de lui-même ? Comment sauver ou (re)conquérir son autonomie sinon en se libérant de ce qui capte et rend captif ? Contre les critiques de l’intériorité subjective, je donne raison à Marc-Aurèle : « Quand la contrainte des choses extérieures t’a pour ainsi dire bouleversé, reviens vite en toi-même, et ne reste pas hors de la mesure plus longtemps que tu n’y es forcé ; car tu seras bien plus maître de la cadence en y revenant sans cesse »5. Laissons-nous également instruire par les sportifs et les artistes. Les films des olympiades nous ont montré qu’avant de sauter, de courir ou de lancer le disque, les athlètes se recueillent en eux-mêmes pour que leur énergie et leur attention rassemblées puissent ensuite converger dans le geste extraverti. De même les peintres des icônes s’imposent-ils d’abord un long temps de méditation recueillie avant de porter leurs pinceaux sur la face du bois plâtré. Et les peintres de la Chine classique qui nous ont livré leurs admirables paysages à l’équilibre subtil de lumières et d’ombrages, ont commencé par se recueillir dans une retraite intérieure pour affiner leur perception symbolique du monde. L’effet le plus néfaste de la radio et de la télévision est d’inciter nos contemporains à se dissoudre dans un perpétuel bruitage anonyme. Le silence les met alors mal à l’aise parce qu’il « révèle » un vide intérieur, comme on dit du révélateur en photographie. Et qu’y a-t-il de plus angoissant que ce vide ? A l’homme pris dans le bruit et la fureur du monde, il faut souvent des témoins d’un silence plein pour reconquérir le secret du recueillement. Ainsi, ce qui frappait le plus les jeunes aventuriers et hippies qui se rassemblaient au monastère de Taizé, c’était le silence dont ils pressentaient qu’il réservait un sens mystérieux.
35La retraite en soi-même fait le vide des préoccupations qui nous happent et des événements qui nous bousculent, cela non pas pour qu’on se délecte amoureusement en soi-même, mais pour que les questions essentielles et les voix qui portent sens puissent se faire entendre. Il y a un paradoxe dans cette ascèse du recueillement. A vouloir se nouer trop volontairement sur soi-même, on se perdrait encore, car l’attention s’y crisperait dans l’effort. Le recueillement requiert un effort volontaire pour faire taire la volonté qui nous projette hors de nous-même. Le recueillement n’est pas non plus un retour réflexif sur soi-même comme essayait de l’accomplir une certaine tradition philosophique en vue d’acquérir un fondement irrécusable de vérité assurée. Il faut au contraire relâcher la crispation réflexive et s’abandonner à une simple conscience de soi-même. Alors se réalise ce que décrit Merleau-Ponty : « Dans le silence de la conscience originaire, on voit apparaître non seulement ce que veulent dire les mots, mais encore ce que veulent dire les choses, le noyau de signification primaire autour duquel s’organisent les actes de dénomination et d’expression »6. Lorsque le recueillement se fait sous le regard de Dieu, ou simplement dans la conscience oblique de sa présence, un espace originaire s’ouvre où nous sommes sous la mouvance de la présence divine. Comparons ce recueillement à ce qui se passe en psychanalyse. Là aussi, la situation concrète, réglée par les prescriptions de temps, de lieu et de détente corporelle, instaure une clôture qui fait se taire le monde extérieur et qui libère l’attention à soi-même où les souvenirs et les questions occultés par la voie habituelle peuvent affluer, s’ordonner et prendre sens. On s’y dit souvent à soi-même, mais dans la conscience d’une présence d’écoute, et cette présence discrète, à laquelle on ne s’adresse pas toujours directement, fait entrer dans un monde unique de vérité universelle. Ainsi le recueillement en présence de Dieu, sans que l’on se tourne délibérément vers Lui, fait s’ouvrir, dans le silence, une lumière à laquelle tous participent. Tout en se centrant en soi-même, le recueillement se trouve animé par une conscience théocentrique. Aussi ne s’achève-t-il pas avec le retour au moi, mais en se rassemblant en soi-même, on y fait « l’expérience renouvelée de son propre commencement »7 depuis son origine divine. Telle est l’une des expériences que thématisent les mystiques en disant qu’ils trouvent Dieu à la fine pointe de l’âme.
36Le recueillement fait donc accéder à la présence qui l’oriente. On pourrait penser qu’il n’est qu’une forme imparfaite de prière débutante. Cependant, sans cette opération renouvelée de silence, la prière se détruit à la racine, parce que, privé de repos, le langage religieux s’épuise dans une banqueroute inflationniste. De nos jours, il est d’autant plus difficile de restituer aux mots de la prière leur densité intacte que trop de discours de faussaires violent le langage. Pour qu’on demeure capable de prier avec des mots, il faut que la réserve de silence attentif les régénère.
37La prière qui verbalise est le corrélat du recueillement. L’immanence en nous-même nous relance vers le Dieu qui, tout en nous habitant intimement, est aussi devant nous et nous interpelle. La méditation est cette forme de prière par laquelle on pénètre dans les mots pour les ouvrir au Dieu qui nous y donne rendez-vous. En méditant sur les textes religieux, on laisse les mots opérer leur rayonnement. Songeons à toute la différence qu’il y a entre la lecture rapide qui étouffe le sens du texte sous le ronron et la résonnance que peut donner aux mêmes mots le chant. On sait qu’un bon artiste de théâtre séjourne auprès de ses textes pour qu’il puisse en rendre toutes les notes harmoniques. La méditation priante, elle aussi, fait le travail d’attention qui laisse aux mots le temps d’exprimer leur secret vif.
38Ce travail d’écoute attentive ne doit pas, lui non plus, se faire dans une crampe volontaire. Pour laisser aux mots la liberté de nous imprégner de leur sens, il faut relâcher la volonté d’avoir une emprise sur eux. L’essentiel est d’y ramener régulièrement notre attention pour qu’ils nous investissent et pour que nous en fassions les moyens connaturels de nos rapports à Dieu. Normalement, l’attention méditative demeure flottante. Il fallait vraiment un puritanisme trop rationnel et trop volontariste pour que l’on s’efforce de ne pas être distrait dans la méditation. C’est méconnaître la psychologie de l’attention et oublier le pouvoir des mots. D’eux-mêmes les mots se dispersent sur les impressions et les souvenirs qui ne cessent de croiser notre attention. Dans la vraie attention méditative, les mots ont précisément la vertu de descendre sur nos expériences du monde et de les ramener à leur centre divin. L’important est de leur laisser le temps pour qu’ils aimantent le champ de notre vie dans le monde et révèlent le sens qu’elle a au regard de Dieu. Les mots sur lesquels nous méditons tracent la ligne de référence par laquelle tout converge vers Dieu. Le propre de la méditation est de faire le va-et-vient entre les mots qui nous parlent de Dieu et nos activités et expériences quotidiennes, les souvenirs de notre vie, les événements qui se rappellent à notre conscience. Par cette attention, à la fois libre et dirigée, les choses du monde se transforment en signes de Dieu et Dieu se manifeste et nous interpelle dans les mots accueillis et répétés avec application.
39S’abandonner méditativement aux mots, c’est laisser opérer leur pouvoir impérieux de révélation. La méditation s’apparente à la parole libre par laquelle on se dit dans la psychanalyse, en se soumettant à la seule règle de dire vrai. L’analyste qui écoute n’intervient essentiellement que pour relancer le dire et ouvrir les énoncés dans lesquels l’analysant s’enferme. La neutralité de l’analyste n’est pas un manque de sympathie. Elle efface son individualité pour qu’il ait la fonction de représenter la vérité qui se cherche. Celui qui, dans ce rapport particulier s’exprime avec le seul souci de dire vrai, laisse s’accomplir la finalité inscrite dans le langage : celle de conduire, au-delà des apparences et des simulacres, vers la clairière où la vérité se fait lumière.
40Claudel parlait très justement de la déflagration d’une équation algébrique. En effet, l’arrangement des signes y fait sens et impose d’elle-même sa forme à l’éparpillement de la matière. Une équation algébrique irradie d’elle-même sa lumière. Ainsi en est-il des paroles qu’a proférées le Verbe divin. Réfléchissons encore à l’autorité de Jésus. Chaque geste et chaque parole de Jésus vibraient de cette autorité irrécusable. Elle émane de sa personnalité exceptionnelle, dont on sent qu’elle représente, qu’elle rend présent l’Auteur de la vie authentique. L’Eglise l’a bien compris lorsque, dans la liturgie dominicale, elle propose un fragment de l’Evangile. Il s’autorise de lui-même parce qu’il est marqué du sceau de la vérité divine. Chaque dit et geste du Verbe implante en nous le principe divin autour duquel tout vient s’ordonner. La méditation des textes religieux réalise ce que signifie le mot « religion », selon une de ses étymologies reconnues, celle de relegere, de lire-avec-soin, pour intelliger le message qu’il enveloppe. Intelliger signifie : lire dedans, s’y enfoncer, pour l’assimiler et en faire notre substance, comme nous régénérons notre vie en assimilant la matière de vie que nous mangeons. Dans son Apocalypse, saint Jean nous donne la définition de la méditation lorsqu’il met dans la bouche du Christ cette injonction : « Mange le livre de vie ». En le mangeant méditativement, nous le connaissons, et, pour citer encore Claudel, connaître c’est naître avec au double sens du mot : en reproduisant en nous, par une attention active, les mots de vérité, nous leur restituons leur vie originaire et ils deviennent générateurs de notre vie.
41Dans la méditation se conjoignent la spontanéité et le travail, comme en toute attention. Il faut s’imposer le travail de construire une enceinte temporelle et spatiale dans laquelle les mots médités peuvent développer leurs résonnances. C’est le travail négatif du renoncement aux sensations et aux pulsions actives qui font de nous leurs joujoux. Surtout, il faut s’imposer le travail de se mettre sous le regard divin, alors que nos duplicités naturelles nous poussent comme Adam à nous cacher sous les feuillages. Une rhétorique contemporaine célèbre l’authenticité qu’il y aurait à étaler toutes ses expériences, tous ses sentiments et tous ses comportements. Un peu trop pour que ce soit vrai. Il suffit de se mettre à se dire à celui qui écoute sans complaisance et sans jugement condamnateur, pour se rendre compte que cette rhétorique de l’authenticité à quelque chose d’obscène. L’exhibitionnisme y recèle trop la recherche de complices. L’expérience analytique qui invite à la libre association révèle ce qu’il en coûte de lever les censures qu’on impose spontanément à l’expression de soi-même. On n’aime pas rouvrir les blessures que les agressions, les humiliations et les injustices ont infligées. On perçoit le renoncement que requiert la déliaison d’une haine passionnelle, encore que l’on sache bien qu’elle détruit. Surtout, on résiste à se laisser démanteler l’image de soi qu’on s’est construite et que l’on aime produire avec toute la force d’un amour naturel de soi-même. On a peur de se laisser conduire par la parole qui ouvre un avenir inconnu. Car c’est la vertu d’une parole interlocutive animée par la seule intention de dire vrai, de nous conduire où nous ne voulons pas aller. Elle a autorité sur nous et elle opère une fissure dans notre suffisance. Méditer, dans la présence de la vérité divine, c’est éminemment produire la vérité en nous. Le verbe de Dieu, qu’il soit celui du Verbe lui-même ou de ceux qui en propagent les échos, y devient l’instance fondatrice de toute signification. La méditation comporte sa part de souffrance comme sa part de jouissance. Souffrance, non pas essentiellement en raison de l’ennui que sa durée peut causer lorsque nous sommes agités intérieurement ; souffrance surtout parce que nous y éprouvons la différence irréductible entre ce que nous sommes et ce que nous sommes appelés à être. Jouissance, pour autant que nous éprouvons que la vérité divine nous libère. C’est décidément une vue un peu courte que de ramener l’activité de prière à une opération de jouissance. Dans ses Confessions, saint Augustin exprime bien plus justement l’effet de la renaissance par la connaissance de Dieu : « Qui peut donc comprendre cette merveille ?... Je me sens plein d’effroi et tout embrasé d’amour : d’effroi, dans la mesure où je suis tout différent de cet inconnu, d’amour, dans la mesure où je m’y sens pourtant semblable »8.
2. La prière allocutive : ses variations thématiques, ses intermittences affectives, son arc intentionnel
42Dans la prière allocutive on parle de sa propre voix à Dieu avec la confiance qu’il écoute. Il n’est pas indispensable qu’une séquence de mots verbalise l’adresse à Dieu. Une prière allocutive peut se réduire à la seule conscience de se mettre dans le rapport je - Tu. Ce rapport peut même se concentrer entièrement dans l’intention de s’adresser au Tu au point que s’efface le savoir explicite du je. La prière allocutive accomplit alors le mouvement extatique par lequel la conscience du locuteur s’enveloppe dans la présence de celui qui écoute. L’extase des mystiques n’est pas un ravissement sauvagement libidinal, mais l’accomplissement de l’arc intentionnel qui entraîne la prière allocutive. Aussi les mystiques ne tiennent-ils pas le ravissement corporel pour la plus parfaite extase, mais bien la calme conscience de vivre un rapport je - Tu qui ne comporte plus de cessation et qui accompagne toutes les occupations auxquelles ils restent disponibles. Si exceptionnelle que soit pareille extase, fruit d’un long cheminement, elle n’est pas en dehors de la commune nature des prières allocutives. Toutes, elles l’incluent à certains moments fugitifs.
43Généralement on n’accomplit le mouvement allocutif vers le Tu divin qu’à travers les choses qu’on Lui dit. De quelque manière, ce qu’on dit importe peu, pourvu qu’on dise tout en confiance. Je ne dirais pas pour autant que les mots n’ont aucune signification et qu’ils ne sont, pour reprendre l’expression de Mallarmé, que des monnaies usées qu’on met dans la main de l’autre en silence. Les mots usés, on les passe précisément en silence, comme le dit très justement Mallarmé. On ne s’y exprime pas, on ne s’y dit pas. Quelle que soit la prière qu’on adresse à Dieu, l’important est de s’y exprimer personnellement. Alors ils se remplissent de notre vie et embrayent celle-ci sur le circuit dialogal.
44Les psaumes sont un modèle de prière allocutive. Tout s’y exprime : les préoccupations, les besoins, la hantise de la persécution, la demande insistante que Dieu se manifeste plus clairement et qu’il fasse prévaloir sa puissance, la déception pour son silence et son apparente faiblesse, l’inquiétude pour la mort ; toutes les angoisses, les doutes et les souffrances humaines donc, aussi bien que l’émerveillement devant la création, la remémoration de son histoire et la célébration de Dieu en qui on a foi. La comédie musicale américaine, typiquement juive, The Fiddler on the Roof (le violoniste sur le toit), nous fait apprécier l’éducation à la prière que donnent les psaumes. Ce musical met admirablement en scène le juif imprégné de l’antique tradition biblique et qui, au gré des vicissitudes de la vie, s’adresse régulièrement à Dieu pour Lui dire son étonnement, sa révolte, son interrogation ou sa joie. Ce qui importe, c’est que la prière allocutive soit mouvante, souple et variée. Si elle se limite à la plainte et la demande, elle témoigne d’une attitude rétrécie et revendicatrice, et elle recourbe la rapport dialogal sur les préoccupations trop humaines. L’homme s’y fait le centre dépressif du monde. Si, par contre, on se refuse à exprimer ses soucis et ses souffrances dans une prière de demande, on manque de confiance ou on se perd en une illusion pseudo-mystique. Ce qui compte, c’est d’être vrai dans un rapport de foi en l’Autre. Le mépris de la prière de demande cache l’orgueil qui méconnaît la souffrance pour les failles et la précarité humaine.
45Certes, une ambiguïté grève la prière de demande. Comme l’a répondu Jésus aux disciples qui demandaient la première place dans son Royaume, on ne sait pas toujours ce que l’on demande. Les demandes véhiculent souvent les illusions de nos désirs intempestifs. Mais de soi, le mouvement de la prière les dépasse aussi, car elle comporte l’abandon en confiance à l’autre. Souvenons-nous de la prière de demande de Jésus au Jardin des Oliviers : elle doit nous servir de paradigme. C’est bien là aussi l’intention qui sous-tend les plaintes, les révoltes et les demandes qu’expriment les psaumes. Les moines bouddhistes du Japon qui venaient découvrir le monachisme chrétien en Europe, il y a deux ans, et qui assistaient aux offices, furent d’abord étonnés à la lecture de ces textes si naturellement humains. Mais après quelque temps, ils furent impressionnés par le respect et la confiance qu’exprime le chant des psaumes. Sans doute deux attitudes fort différentes s’affrontaient là : le bouddhisme monacal qui tend à une certaine béatitude par le renoncement aux désirs ; la foi chrétienne, créationniste et polarisée sur un Dieu-Père, qui fait droit aux désirs et les exprime aussi dans la prière. En les disant, elle en traverse déjà les énoncés et tend à se mettre au diapason des béatitudes du sermon sur la montagne : « Même si vous souffrez, si vous êtes démunis ou persécutés, heureux êtes-vous, car Dieu vient à vous ».
46Nous sommes d’autant plus nous-même que nous n’éliminons de notre prière rien de ce qui est universellement humain. Il est donc bon de laisser d’autres voix de prière porter régulièrement notre propre voix. Nous y apprenons à faire tout converger dans un rapport vécu de foi. Les prières des autres peuvent aussi nous conduire dans les moments où l’ennui, le doute ou le sentiment de déréliction contraignent notre foi. Si la prière est de l’ordre de l’amour, qu’y a-t-il d’étonnant à ce qu’elle connaisse les intermittences du cœur ? L’amour n’est pas toujours l’exaltation jubilatoire, loin de là. L’amour ne consiste pas non plus dans la ferveur des déclarations d’amour. Rien ne sonne plus faux que certain langage hyperbolique sur l’amour. Ne pas manquer d’être au rendez-vous, demeurer fidèle lorsqu’on en est revenu déçu, soutenir l’attachement dans les moments où on a envie de détourner la tête, c’est là le noyau vif de l’amour. Identifier l’amour à l’éprouvé de l’amour, c’est le réduire à quelque pulsation libidinale, alors que l’amour est un rapport du moi en totalité, ainsi que l’affirme Freud. Et ramener l’amour à la jouissance, c’est le livrer à la prostitution, comme le Dieu biblique le reproche crûment à son peuple infidèle. Le sentiment d’amour peut soutenir la foi ; mais c’est la foi en l’autre qui soutient fondamentalement l’amour. Les mystiques en ont fait l’expérience et nous devons nous laisser instruire par eux. Tous ont connu les moments de la mort affective, du vide imaginatif et de l’obscurcissement de la raison, ce que Jean de la Croix appelle « cette horrible nuit de l’esprit ». Alors leur savoir critique sur Dieu et sur l’homme les a guidés. Si Dieu est radicalement différent de l’homme, comment pourrait-on continûment l’atteindre à travers les sentiments, l’imaginaire ou les constructions conceptuelles ? En ces moments où la nuit descend sur eux, l’intelligence de la foi aiguillonne une foi nue. Ils se maintiennent dans l’espoir confiant que Dieu vienne de nouveau remplir les mots dont l’expérience s’est retirée. Ils poursuivent leur pèlerinage vers la Lace cachée de leur Dieu et le chemin les conduit à une découverte, si simple et qui pourtant les surprend comme une déflagration. Dans les signes déclaratifs de Dieu, à travers les énoncés, ils entendent l’énonciation personnelle de Dieu. Certes, ils avaient toujours su que Dieu s’adresse personnellement à l’homme, dans son écoute aussi bien que dans les signes qu’il lui fait. Cependant, le contenu représenté des mots recouvre d’abord la présence qu’ils abritent. La vie se charge de les déconstruire. A certains moments, ils ne comprennent et ne sentent plus rien. Mais la vraie foi est persévérante ; c’est en cela qu’elle est amour. Elle se remémore les expériences de paix d’antan et elle s’autorise des promesses pour l’avenir. Comme Newman en détresse, la foi prie : « Conduis-moi, bienveillante lumière. La nuit est noire. Je ne demande pas de voir les horizons lointains. La lumière pour un pas me suffit ». La patience de la foi les dispose à entendre l’énonciation divine. Rappelons-nous l’illumination de Pascal, consignée dans son célèbre mémorial. Ayant remémoré assidûment la vie de Jésus, au moment de méditer en prière sa crucifixion, Pascal est saisi par l’extraordinaire foi en son Père dont le Christ témoigne. En le regardant en face, il reçoit de lui ce message, simple et fulgurant comme le feu du buisson ardent : « Mon Dieu sera aussi votre Dieu ». De traverser ainsi les mots jusqu’à entendre Dieu qui s’y énonce personnellement, l’émerveille au point qu’il y répond par un cri : « Joie, joie, joie ». L’attention fidèle reçoit la récompense que promet Jésus dans les Béatitudes : « Heureux êtes-vous, car Dieu vient à vous ».
47J’ai cité Pascal et les mystiques pour le réalisme de leur prière, non pas pour inciter à y rechercher une expérience religieuse. Les mystiques nous enseignent que Dieu est le Dieu qui se cache et se soustrait la plupart du temps à l’expérience. La vraie foi est le noyau dur de la confiance qui sait demeurer à l’abri de la Présence divine sans que celle-ci se fasse sentir. La vraie expérience chrétienne survient lorsque du corps phénoménal des signes se détache le Je divin qui s’adresse personnellement à nous. Pas plus que Pascal ou les mystiques, on ne peut précipiter cette survenue. On ne peut que la préparer par l’endurance de l’attention priante. Les multiples voix des prières dans lesquelles nous nous exprimons avec toute notre humanité nous prédisposent à cette expérience, à condition qu’elles opèrent la reconversion de l’expression et de l’écoute l’une dans l’autre. Avant pareille expérience de la survenue divine, toute prière en reçoit cependant la prémonition dans la pacification qu’elle instaure dans nos inquiétudes. On peut lui appliquer l’énoncé que saint Augustin met dans la bouche de Dieu : « Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais déjà trouvé ». Une insouciance pacifiante point déjà dans la recherche à tâtons, dans le doute exprimé, ou dans la plainte confiée. Par le lien ombilical qu’elle restaure avec la source et l’avenir de notre existence, la prière ouvre déjà la clôture dans laquelle nos détresses et nos souffrances menacent de nous enfermer. Ce n’est pas encore la jouissance ; c’est déjà la paix qui unifie et régénère.
3. Le corps priant
48Le corps est également une ressource psychologique ; mais on la néglige bien. Notre culture, à la fois trop rationnelle et trop avide d’expériences affectives, s’attache à développer la raison et le cœur comme si le corps vécu n’était pas notre manière primordiale d’être au monde, à autrui et donc également à Dieu. Avec un peu d’éducation, on sait encore que la juste attitude corporelle est la courtoisie qui exprime le respect de l’autre. Mais par rapport à Dieu, on se comporte comme si le corps était étranger à l’esprit. On confesse ses péchés assis sur sa chaise. On reste assis pour chanter l’hymne qu’Isaïe a entendu dans la crainte et le tremblement, lorsque la gloire de la sainteté divine s’est manifestée dans une vision théophanique. Comment les paroles dites ou chantées seraient-elles alors autre chose que des mots, des mots creux de ne pas être animés par la spontanéité du corps expressif ? Pourtant, les chrétiens sont frappés par le sérieux d’une prière musulmane : ces hommes qui s’inclinent profondément, témoignent d’un respect religieux inconnu dans la plupart de nos prières verbales. La remarque critique la plus sévère que faisaient les moines bouddhistes en visite dans nos monastères concernait précisément la molle attitude des moines chrétiens pendant l’office. Ils étaient frappés par le contraste entre les mots proférés et l’attitude corporelle. Personnellement, lors d’un voyage en Orient, j’ai été impressionné par l’éloquence expressive du corps pendant la prière. Non pas qu’on se donne en spectacle aux autres. Au contraire, dans la profonde harmonie du corps et de l’intention de prière qui les rassemble entièrement, ils se soustraient visiblement à la préoccupation pour le regard des autres. Nous avons à ce point perdu la culture du corps priant, qu’il fallait que des civilisations non chrétiennes nous la fassent redécouvrir : par l’exercice du yoga, par le spectacle de danses religieuses venues de loin ou par des reportages cinématographiques.
49On peut certes se recueillir, méditer et prier assis ou en se promenant ; mais pas n’importe comment. Le sens intime de la présence divine demande qu’on rende le corps adéquat aux intentions qui motivent les paroles ou l’attention silencieuse. Et lorsque nous ne sommes absolument pas disposés à prier, l’expression priante du corps allumera par osmose la conscience rétive. La technique d’une prière rythmée par le souffle, que pratiquent des orientaux, nous paraît sans doute artificielle. Du moins épouse-t-elle, comme la prosodie des psaumes, le rythme diastolique et systolique de la vie. De même la prière monastique ou musulmane, réglée par la scansion temporelle des jours, fait-elle passer le rythme de la vie charnelle dans la conscience religieuse. Le corps endormi disperse l’esprit ; mais il renaît et se recentre au bord du corps expressif.
4. La théologie est-elle une ressource pour la prière ?
50Il paraît peut-être paradoxal de poser la question. Pourquoi ferait-on un tel effort d’enseignement théologique si la théologie ne servait pas d’humus qui enrichit et revigore la vie de foi ? Cependant, qui est-ce qui prie en s’appuyant sur l’infrastructure des exposés théologiques ? Plusieurs recherches font reconsidérer le préjugé trop rationnel qui veut lier étroitement la prière à la théologie. Dans une enquête faite auprès d’un large groupe de moines et de moniales, nous leur avons demandé de nous fournir cinq textes préférés de prière. Or, les thèmes proprement dogmatiques étaient fort peu représentés. Une autre recherche dans une population de laïcs, de formation universitaire et pour la plupart des chrétiens convaincus, donnait des résultats similaires. Faut-il incriminer l’imperfection de leurs prières ? Je ne le pense pas.
51Tout d’abord, la théologie a sa fonction propre. Elle s’adresse à la foi qui cherche à comprendre. En articulant les données de la révélation et en développant leurs significations, la théologie la rend raisonnable. Or, Dieu s’adresse à la vie totale, également celle de la raison. La pensée croyante est aussi essentielle que la prière. On pourrait dire que la théologie est la prière de la pensée. Mais cette expression n’a de sens que par une transposition métaphorique du terme ; elle présuppose donc le sens propre du mot « prière ».
52Deuxièmement, il faut distinguer la prière communautaire et la prière personnelle. L’optique que j’ai prise m’a conduit à m’attacher à l’analyse de la prière personnelle. La prière communautaire véhicule d’autres intentions. Elle remémore l’histoire du peuple et elle exprime la foi en sa destinée. L’année liturgique condense toute l’histoire et elle l’ouvre sur l’espérance eschatologique. La communauté ecclésiale se rassemble autour de la charte qui la fonde et qui s’appelle du nom significatif de « symbole des apôtres ». Il est normal que les prières communautaires en déploient et en modulent le contenu au rythme d’une année. Encore les prières communautaires ne devraient-elles pas présenter le résumé d’un traité théologique, comme c’est parfois le cas. Le latin se prêtait fort bien à convertir les énoncés dogmatiques en forme de prière. Dans la traduction littérale, une sécheresse presque juridique fait souvent perdre leur âme à ces monuments d’une autre culture chrétienne.
53Troisième élément de réponse : la formation théologique constitue l’horizon mental de la prière personnelle. Celle-ci se trouve en consonance silencieuse avec la pensée. Aussi les enquêtes font-elles percevoir la différence de style et de contenu entre les prières de ceux qui sont théologiquement formés et de ceux qui restent théologiquement naïfs. Il en va de la prière comme de la sensibilité esthétique ou de l’amour. Tout personnel qu’il soit et oublieux de l’éducation et de l’histoire qui l’ont formé, l’amour porte en lui les significations que la culture y a déposées comme des sédimentations actives. Pour s’en rendre compte, il suffit de comparer entre elles les époques culturelles de l’occident ou l’occident à d’autres cultures. Et lorsque nous sommes devant un tableau ou lorsque nous écoutons la musique, nous ne retraçons pas mentalement les enseignements reçus ou les découvertes antérieures. Ils se conservent dans le repli de notre conscience et ils passent tacitement dans les sons, les figures et les couleurs pour les remplir de leur densité. Ainsi la prière personnelle ne met-elle pas des mots sur les contenus théologiques, mais ceux-ci communiquent silencieusement aux paroles et à l’écoute leurs traces sémantiques. Souvenons-nous des poèmes de prière qu’à composés saint Jean de la Croix et comparons-les aux traités dans lesquels il les commente. Il serait naïf de penser que ces traités ne représentent que des réflexions faites après-coup sur une expérience brute. Ils exposent l’approfondissement théologique qui supporte en sous-œuvre le désir, la foi et l’amour des prières. C’est par les blancs entre les énoncés théologiques que s’élance le rapport singulier de la prière pour atteindre Dieu lui-même que les concepts n’enferment pas.
Notes de bas de page
1 R. DRAGONETTI, Dante Pèlerin de la Sainte-Face, Gand, 1968, p. 42.
2 Psychology. Briefer Course, p. 192.
3 Pensées, I, IV, 23.
4 I, X, 14.
5 Pensées, 1, VI, 11.
6 Phénoménologie de la perception, p. X.
7 Je reprends ici l’expression par laquelle Merleau-Ponty caractérise la réduction phénoménologique qui conduit à l’expérience du « jaillissement immotivé du monde » ; Phénoménologie..., p. VIII-IX.
8 IX, 11.
Auteur
Professeur à la Katholieke Universiteit Leuven et à l’Université catholique de Louvain. Psychanalyste, philosophe, théologien, ses travaux portent principalement sur la psychologie de la religion.
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