Chapitre II. Mystique et science du langage
p. 19-37
Texte intégral
1Pour commencer, je vous propose que nous convenions ensemble d’adopter un certain point de vue tout au long de cette conférence. Voulez-vous que nous considérions toujours notre rapport à Dieu dans son exercice même, quelles que soient les formes et les modalités de cet exercice ? Comme nous allons le constater aussitôt, la simplicité d’un tel point de vue n’est pas sans avantage.
2Ainsi donc nous posons deux termes. Il y a, d’un côté, Dieu, et, de l’autre, nous-mêmes, c’est-à-dire chacun de nous et aussi nous tous ensemble. Entre les deux termes, il y a, comme une arche, la relation qu’ils entretiennent. Mais comme nous envisageons notre rapport à Dieu dans son exercice, et non pas en lui-même, nous dirigerons notre attention sur le vécu de ce rapport dans ses manifestations les plus diverses. En effet, l’exercice de ce rapport présente des aspects multiples. Il peut, par exemple, rassembler, avec la prière proprement dite, tous les efforts que nous faisons pour en donner une élaboration intellectuelle, mais aussi toutes les pratiques les plus variées qui occupent notre existence dans les échanges que nous avons les uns avec les autres. De ce fait, comme on peut le percevoir aussitôt, la prière se trouve située dans un ensemble. Elle n’est que l’une des formes que peut prendre, quand il s’exerce, notre rapport à Dieu. Mais il y a plus encore. Car la prière elle-même n’est pas définie à partir de l’une de ses figures : toutes ses figures sont saisies d’emblée, qu’il s’agisse de la demande, de la reconnaissance, de la louange, ou, pourquoi pas ? de la contestation avec Dieu, voire de la révolte contre lui. Rien n’est ainsi retranché, par exemple, de l’immense diaprure tonale du Psautier biblique.
3Entendue comme nous le faisons ici, la prière désigne donc, plus particulièrement, l’histoire affective de notre rapport à Dieu. Comme telle, elle se distingue de la formulation logique de ce rapport ou, encore, de son inscription éthique dans nos conduites sociales.
4Or, j’en préviens tout de suite, une réflexion philosophique, étayée à une pratique des sciences du langage, paraît d’abord ébranler toute conception qu’on pourrait se former de la prière. Il peut même sembler, comme on le verra, qu’une telle réflexion ruine jusqu’à la possibilité de prier. Or, la gravité de cette mise en cause ne provient pas de ce qu’on suspecte l’affectivité propre à toute prière. Aussi bien n’est-ce pas la prière elle-même qui se trouve inquiétée, mais tout exercice d’un rapport que nous entretiendrions avec Dieu.
5Il nous revient donc d’abord de mesurer, si c’est possible, l’ampleur du séisme introduit par une réflexion de ce genre dans l’exercice de notre rapport à Dieu.
6Dans un deuxième temps, nous aurons à discuter si et à quelles conditions, compte tenu de ce séisme, l’exercice d’un tel rapport peut encore être pensé.
7Enfin, nous pourrons appliquer les résultats de cette discussion à la prière proprement dite.
I. La conception contemporaine de la communication et les présupposés du sens commun
8Chacun de nous sait bien qu’en un certain sens, le soleil ne tourne pas autour de la terre. Cependant, le sens commun nous persuade tous tous les jours du contraire. Par ce terme de sens commun, j’entends désigner tout un ensemble d’habitudes mentales qu’il n’est jamais possible de supprimer tout à fait. Elles résistent avec obstination à tous nos efforts critiques. Il semble même que nous ne puissions pas vivre sans elles. Elles nous imposent des évidences que nous prétendons incontestables. Or, c’est à de telles évidences que nous oblige à renoncer une réflexion philosophique sur les sciences du langage et, plus largement, sur le fait même de la communication des hommes en société.
9Abordons la première de ces évidences. Pour le sens commun, l’existence des sujets précède leur entretien. Nous pensons spontanément, en effet, qu’existent d’abord, avant même que nous puissions nous entretenir, ces réalités que nous appelons moi, toi, nous. Tous ces pronoms enregistrent l’existence de sujets qui sont là. Ces derniers, pensons-nous, sont là d’abord : ils attendent, pour ainsi dire, d’être nommés, et, dans un second temps, ils se mettent à parler, à s’écouter, à se répondre. L’entretien suit leur existence, leur existence même de sujets. Et, par entretien, j’entends ici non pas seulement des conversations où l’on échange des paroles, mais encore toutes sortes de gestes, d’événements, d’institutions, qui sont inséparables du fonctionnement d’une vie en société. Or, pensons-nous, il irait de soi que les sujets sont là, il faut même qu’ils soient là pour qu’advienne l’entretien, la situation de société. A la limite, celle-ci n’est que l’extériorisation probante mais, somme toute, superflue de l’existence antérieure des sujets. Cette existence antérieure serait la condition préalable, nécessaire, de l’entretien lui-même. Aussi les sujets n’en existeraient-ils pas moins s’ils ne s’entretenaient pas les uns les autres. Leur entretien vient seulement s’ajouter à leur existence.
10Or, cette évidence est fortement mise à mal par une pensée de la communication. Car, pour une telle pensée, le sujet est défini tout autrement.
11Considérons, en effet, pour commencer, la manière dont la grammaire la plus classique envisage la fonction de sujet. Celui-ci peut être mis en rapport avec la forme du verbe. Le sujet se présente alors comme le terme qui impose au verbe ses marques de nombre et de personne. Mais le sujet peut aussi être mis en rapport avec la voix du verbe. Il se confond alors, sauf dans le cas des verbes impersonnels, tantôt avec l’agent, tantôt avec le patient ou le siège du procès. Mais toujours, dans un cas comme dans l’autre, le sujet fait corps avec le verbe lui-même.
12Ainsi quand nous disons « mon crayon est cassé », nous visons bien une réalité. Mais quelle est, au juste, cette réalité ? Ce n’est pas la réalité en soi de mon crayon cassé. Car cette prétendue réalité en soi, ainsi articulée, n’est pas telle sans que je vous en parle, sans que nous en fassions la matière de notre entretien. Ainsi, d’une part, les sujets, dans l’énoncé, tiennent au verbe. Ils sont toujours sujets d’un énoncé. D’autre part, à considérer le geste même d’énonciation, les sujets et les verbes de l’énoncé tiennent eux-mêmes à ce discours que nous tenons ensemble. Cette énonciation possède alors elle-même un sujet, qui n’est pas nécessairement le sujet de l’énoncé. On le voit, il y a, d’un côté, le jeu d’un sujet avec un verbe, et il y a, d’un autre côté, le jeu qui se produit quand nous parlons et devenons alors sujets les uns pour les autres. C’est grâce à un tel double jeu simultané qu’apparaissent des sujets. Et le terme de sujet désigne alors soit ce dont nous disons quelque chose — c’est le sujet de l’énoncé —, soit nous-mêmes qui le disons et ceux à qui nous le disons — c’est le sujet de l’énonciation. Mais, sujet de l’énoncé ou sujet de l’énonciation, le sujet n’est jamais une substance en soi, alors même qu’il est exprimé par un substantif. En rigueur de terme, il n’est rien sans l’effectuation de l’énoncé dans un entretien. Si nous voulons définir ce qu’il y a, la réalité qui est, nous ne trouvons donc rien d’autre que notre entretien lui-même, notre entretien en cours, dans lequel naissent des sujets, sans lequel nul sujet n’advient.
13Une autre évidence du sens commun est mise en question par une pensée de la communication. Il va de soi, en effet, disons-nous encore volontiers, que les mots et les phrases sont autre chose que la réalité. Mais, du moins, sont-ils notre manière d’avoir accès à cette réalité. En d’autres termes, le langage est bien composé de signes, de ces choses bien particulières qui ne sont que des signes. Mais la valeur de ces signes leur vient tout entière de ce qui est au-delà d’eux, de ce qui est derrière eux. Un signe vaut par la signification vers laquelle il nous transporte ou, mieux même, par ces réalités proprement dites qu’il nous permet d’atteindre. Oui, nous usons de signes. Oui, nous fabriquons des signes. Mais cette immense fabrication de signes, si divers, si arbitraires qu’ils soient, n’a qu’un but : nous donner ce qui est, nous le faire rejoindre, en nous le faisant connaître, en nous le faisant savoir. Ainsi donc, même lorsque nous prenons acte de l’empire du langage, nous définissons celui-ci encore par sa fonction intellectuelle, noétique.
14Or, une pensée de la communication ne dénie certes pas cette fonction du langage. Elle ne la limite même pas, elle ne lui impose aucune restriction. Mais elle nous conduit à la situer. Nous ne pouvons plus, en effet, nous fixer sur la seule fonction référentielle du langage : celle-ci est ordonnée à une autre, traversée, portée par une autre, qui est la fonction même de communication. Il n’y a pas de savoir sans langage. Mais si nous passons par le savoir en parlant, nous parlons pour communiquer. Car, s’il est vrai que nous faisons des signes, s’il est vrai que nous allons ainsi médiatement vers les choses, nous pouvons aussi observer ceci : nous ne faisons jamais ces signes sans que, dans le même temps, nous nous fassions signe les uns aux autres. Ainsi nous faisons bien référence à des choses, nous constituons de la sorte un monde en nous référant à des choses. Mais c’est toujours sans abandonner l’entretien qui nous fait, lui, nous adresser les uns aux autres. Référer, connaître, savoir, tout cela n’est donc jamais qu’un aspect de notre entretien en cours.
15Il suit de là que tous les signes que nous pouvons établir entre nous ne se recommandent pas à nous, avant tout, comme nous le croirions, par la plus ou moins profonde part de réel qu’ils nous livrent. Nous n’avons pas à penser que le signe a rempli sa fonction, son unique fonction, en nous donnant les choses sans nous les offrir dans leur matérialité. Bref, nous ne pouvons plus définir la dignité d’un signe par la seule considération du signifié ou de la chose qu’il nous apporte, comme si cette chose et ce signifié étaient l’ultime bout du signe. Car il n’y a pas de bout du signe ou, plutôt, au bout d’un signe, il n’y a qu’un autre signe, celui que nous allons faire, que nous allons inventer, afin de continuer à nous faire signe les uns aux autres, pour que notre entretien se prolonge.
16On le pressent, un déplacement considérable s’opère, de ce fait, dans la conception qu’on peut se former de la vérité. Mais, comme on va le voir, si la notion de vérité est déplacée, elle n’est pas abandonnée.
17En effet, nous ne pouvons plus considérer que la vérité se confond, purement et simplement, avec une pénétration de plus en plus profonde du réel ou encore avec une adéquation de plus en plus exacte de notre esprit avec ce réel. Cette pénétration et cette adéquation prétendues ne sont, en définitive, que des moments, des aspects de notre entretien en cours. Car chercher la vérité, ce n’est plus chercher le bon signe, celui, par exemple, dont la ressemblance avec la chose sera la plus vive, ou encore le signe le plus conforme, comme on dit, à la chose, celui qui nous fait presque coïncider avec elle comme elle est. Chercher la vérité, c’est non pas découvrir ce qui attendait d’être extrait par nos signes, d’être porté au signe : c’est inventer des signes tels qu’ils nous maintiennent en communication les uns avec les autres, des signes qui maintiennent vive notre société, l’alliance humaine que nous formons ensemble. Ainsi la vérité a-t-elle changé de place. Elle n’est plus ni dans la pénétration des choses ni dans l’adéquation de notre esprit et des choses : elle consiste dans la fidélité à poursuivre notre entretien.
18Le sens commun est encore soumis à une troisième épreuve par une pensée de la communication. Cette épreuve est peut-être la moins attendue, la plus redoutable aussi. Elle pourra même surprendre d’abord, surtout venant après tout ce que nous avons dit.
19Nous venons, en effet, de rappeler que rien n’échappe à notre entretien. Les sujets que nous sommes ne sont pas indépendants de son effectuation. La notion de vérité, comme on l’a vu, se trouve elle-même transformée. Il semble donc que l’entretien possède une sorte de souveraineté sur toutes les pensées et les activités de l’humanité. Toutes les observations que nous avons faites nous empêcheraient de l’oublier, au cas où nous serions venus à n’y plus prendre garde. Or, si paradoxal qu’il paraisse d’abord, le sens commun n’est pas si disposé qu’on le croirait à contester cet empire sans limite de l’entretien sur l’existence des hommes. Mais, assurément, il a sa manière propre de ne pas le contester.
20Nous appartenons tellement à l’entretien que nous sommes exposés à ne lui donner aucune frontière. Nous l’imaginons océanique. Ainsi, lorsque la mort, pourtant, vient l’interrompre entre nous, nous pensons que, si quelque chose continue après la mort, c’est encore sous la forme d’un entretien. Entre nous et celui que nous nommons Dieu, nous dirions même qu’il n’y a plus rien d’autre alors que la forme pure d’une alliance. Cette forme serait pure enfin, parce que, jusqu’alors, pendant le temps de notre vie, elle serait recouverte et comme défigurée. Or, que nous donnions ou refusions notre adhésion à une confession religieuse, il reste que, pour nous, la religion est toujours entendue comme la poursuite, après notre disparition physique, d’une relation analogue à celle dont nous avons ici même rappelé l’insistance permanente tout au long de notre vie. Nous pouvons bien avoir de la peine d’abord à convenir de cette insistance. Nous pouvons même n’être pas convaincus encore qu’on doive lui reconnaître, comme nous l’avons fait, la faculté de nous faire advenir comme des sujets. Nous pouvons douter aussi que la notion de vérité s’en trouve sensiblement modifiée. Un point, du moins, nous paraît certain. Si religion il y a, pensons-nous, la religion, ainsi que l’indique d’ailleurs l’une des étymologies possibles du mot, n’est pas séparable de l’entretien, du lien dialogal d’un sujet à un autre : ce lien serait l’âme de la religion, de toute religion.
21Or une philosophie attentive au langage ne nous conduit pas du tout vers une telle conclusion. Cette philosophie est plus critique, plus réservée, plus sobre. Si elle déjoue les évidences du sens commun que nous avons indiquées, elle s’attaque aussi à une pensée de la religion comme d’une alliance interminable. Car ce terme d’alliance, certes, vaut tout à fait pour rendre compte de ce qui se passe entre nous, dans la société que nous formons dans l’espace et dans le temps. Mais nous ne saurions en étendre la portée au-delà de notre expérience. Ces concepts de langage, de parole, d’alliance, de communication ne peuvent pas trouver d’emploi en dehors du champ où ils sont nés.
22Ainsi donc la philosophie de la communication apparaît-elle comme une alliée peu sûre pour toute pensée qui établirait le concept de religion sur le dialogue et sur son impossible interruption. Car une telle philosophie prend tout à fait au sérieux une société où les sujets vivent et meurent en s’adressant les uns aux autres. Elle n’en connaît pas d’autre. En revanche, elle ne prend pas en considération l’idée elle-même de société, la société idéalement conçue. L’idée de société n’est pour elle qu’un concept utile pour saisir la société existante dans les limites spatio-temporelles de son existence. Philosophie de la finitude humaine, cette pensée vient donc ébranler ou, en tout cas, rendre difficile une pensée religieuse. Elle oblige donc celle-ci à être exigeante envers elle-même, vigilante : elle lui enjoint de se surveiller lorsqu’elle prétend ne pas séparer la religion de cette alliance, de ce fonctionnement de la communication que, par ailleurs, le sens commun tendait à occulter.
II. Les conditions de notre rapport à Dieu
23Ainsi donc l’avènement des sujets n’est pas dissociable de l’entretien qui les lie. En outre, cet entretien est immanent à toute formulation de vérité au point de transformer le concept qu’on se fait communément de la vérité. Enfin, l’entretien est circonscrit au fonctionnement de la vie sociale des hommes telle que nous l’expérimentons entre notre naissance et notre mort.
24Or ces trois propositions modifient considérablement notre façon immédiate d’envisager le rapport que nous entretenons avec Dieu. En effet, le sens commun estime volontiers que les termes de ce rapport, Dieu et l’homme, préexistent au fonctionnement de ce rapport. Il est porté à penser encore que la vérité concerne ces termes eux-mêmes avant de concerner le fonctionnement de leur rapport. Enfin, ce même sens commun exporte, sans plus d’examen, la situation dialogale, propre à la société humaine, hors du champ de celle-ci : en vertu d’une analogie, il étend cette situation d’alliance au rapport de l’homme à Dieu. Sans doute, le sens commun lui-même ajoute-t-il que l’usage de cette analogie impose des corrections importantes, car Dieu n’est pas à l’homme ce qu’un sujet humain est à un autre sujet humain. Toutefois, la pensée analogique ne va pas jusqu’à mettre en question l’existence d’un tel rapport entre l’homme et Dieu, et d’un rapport dialogal. Elle affirme plutôt que l’analogie non seulement laisse intact l’exercice même du rapport dialogal, mais encore s’appuie sur lui.
25Or ne devons-nous pas combattre ces évidences ? Il semble bien que ce soit nécessaire, à moins de rejeter les observations que nous avons présentées. Au reste, si nous étions retenus de le faire, la tradition théologique du christianisme nous y encouragerait plutôt. On sait, par exemple, qu’à l’intérieur même du christianisme, nous trouvons des indications précises qui nous détournent de toute hésitation déplacée en une telle matière. Ainsi le IVe Concile du Latran, en 1215, a-t-il été jusqu’à déclarer : « Entre le Créateur et la créature, on ne doit pas marquer une ressemblance telle qu’on ne doive marquer une dissemblance plus grande encore ». Certes, le Concile ne prétendait pas répondre aux difficultés que nous avons soulevées. Il ne prétendait pas davantage les honorer. Mais il donne un avertissement d’importance à quiconque traite, aujourd’hui encore, du rapport de l’homme à Dieu et de l’exercice de ce rapport. En effet, chaque fois que nous serions tentés d’aligner, purement et simplement, la pensée de ce rapport sur la pensée du rapport des sujets humains entre eux, quelque correction que nous y apportions, nous sommes prévenus : l’affirmation de la ressemblance devra toujours être dépassée par l’affirmation de la dissemblance. Autrement dit, les rectifications que peut apporter une pensée de l’analogie bien entendue ne sont pas elles-mêmes suffisantes. Il nous faut aller plus loin : ce que nous disons devra être relayé non par une autre manière de parler, mais par l’affirmation de ce que nous ne pouvons pas même dire ni formuler.
26Cet avertissement, en tout cas, nous invite à appliquer à la pensée du rapport de l’homme à Dieu les conclusions de caractère philosophique que nous avons énoncées plus haut. Il ne s’agira pas alors, on s’en doute, d’asservir la pensée religieuse à la philosophie. Il s’agira bien plutôt de recueillir les services que la philosophie peut nous rendre pour continuer à penser religieusement.
27Nous pouvons observer, tout d’abord, qu’il y a une certaine limite que nous ne franchirons pas. Nous ne passerons pas la frontière qui sépare la parole du silence. Ces termes d’homme et de Dieu demeurent présents comme des paroles, nous les associons dans les phrases que nous formons, leur rapport est maintenu dans nos énoncés. Or, c’est assez déjà, pensons-nous, pour donner à notre réflexion son caractère proprement religieux.
28L’observation que nous venons d’avancer pourrait paraître superflue. En fait, elle est décisive. Car, en tenant que l’affirmation de la dissemblance entre le Créateur et la créature doit être marquée plus fortement encore que l’affirmation de la ressemblance, nous pourrions aller jusqu’à nous taire, sans plus. Mais ce serait pervertir gravement la règle de langage que nous venons de nous donner. Ce serait oublier qu’elle constitue, justement, une règle de langage, et non pas une assignation au silence. Le rapport de l’homme à Dieu, saisi dans son exercice, est un des thèmes possibles de notre conversation dans la société que nous formons. La seule existence des religions, dans notre culture, nous l’atteste. Or, pour cette raison même, nos propos sur ce thème doivent se donner une certaine loi. Sinon, ils s’égarent, deviennent insignifiants et, finalement, disparaissent. Mais qu’ils doivent être réglés ne signifie pas qu’ils doivent être supprimés ! Que le discours où se formule le rapport de l’homme à Dieu soit astreint à une syntaxe ne conduit pas du tout à l’anéantissement d’un tel discours. Au contraire !
29Il y a plus encore. Une conséquence importante suit, en effet, la reconnaissance d’une telle loi de parole sur un tel thème. Cette loi nous avertit qu’en rigueur de termes, quand nous parlons du rapport de l’homme à Dieu et de son exercice, nous ne savons pas ce que nous disons. Or je voudrais aussitôt faire entendre cette dernière proposition dans sa littéralité la plus expresse et dissiper toute équivoque à son sujet.
30Quand nous parlons du rapport de l’homme à Dieu, nous disons bien quelque chose, mais ce que nous disons ne déborde pas le dire lui-même, c’est-à-dire la conversation dans laquelle nous sommes pris tous ensemble. Ce que nous disons ne s’excède pas, en quelque sorte, en un savoir quelconque et, pas davantage, dans une ignorance. Car ce que nous disons ignore la polarisation, en positif et en négatif, qui marque le champ de la connaissance. Ce que nous disons alors nous situe hors de toute maîtrise comme hors de toute démaîtrise à l’égard d’un réel sur lequel tout savoir nous donne toujours, tant soit peu, quelque pouvoir.
31Et pourtant il n’y a pas lieu d’hésiter à nommer ce qui se loge ainsi dans les limites mêmes de notre entretien, comme une sorte de bordure interne, qui ne vient pas après lui, hors de lui, lorsque nous parlons du rapport de l’homme à Dieu. Donner un nom à cette étrange réalité — faut-il même l’entendre comme réalité ? n’est-ce pas plutôt une expérience qu’une réalité ? — ne revient ni à la capter ni à la marquer : c’est, simplement, la désigner et, pour cela, l’inscrire dans notre entretien, mais comme autre chose qu’un savoir ou qu’un pouvoir. Or, en venir à nommer cette étrange chose, réfractaire à tout savoir comme à tout pouvoir, c’est la désigner comme notre jouissance, c’est déjà introduire la jouissance dans notre discours lui-même. Expliquons-nous sur ce point.
32Le savoir, toujours lié à l’armature logique de la grammaire, ne se sépare pas de la distinction du sujet et de l’objet. Cette distinction permettait déjà de comprendre le fonctionnement du signe. Celui-ci, ainsi que nous l’avons vu, nous renvoie toujours, nous les sujets, à quelque objet, signifié ou référent. C’est à cet objet que nous faisons rapport, en faisant des signes. Or nous avons vu aussi que cette mise en forme noétique était non pas supprimée, mais relativisée, dès l’instant que nous considérions le fonctionnement de notre entretien. Car, dans l’entretien, nous faisons bien des signes, mais en nous faisant signe. Chaque signe, de ce fait, ne s’épuise pas à renvoyer à quelque chose : il renvoie toujours aussi à un autre signe.
33Or le discours sur notre rapport à Dieu n’échappe pas plus qu’un autre discours à cette fuite indéfinie, puisqu’il s’agit d’un discours tenu entre nous et qu’il n’y a pas d’autre discours à considérer qu’un discours entre nous. Dès lors la distinction du sujet et de l’objet, de l’homme ici, et de Dieu là, se présente bien comme une distinction interne à notre entretien, contenue en lui. Mais si notre entretien ne peut pas s’effectuer sans cette distinction, il n’est pas arrêté par elle : il la travaille, il la tient, sans plus, comme ce dont il part, comme ce dont il se détache pour se continuer. Notre entretien passe par cette distinction : il n’est pas bloqué par elle. Elle est un moment, décisif sans doute, mais un moment dans son cours. Or qui dit moment, dit aussi, du même coup, mouvement : le rapport du sujet à un objet, même dans le rapport de l’homme à Dieu, surtout dans un tel rapport, est le point où notre entretien pourrait se fixer et d’où, pourtant, il bouge, d’où il continue à bouger. Or la jouissance coïncide avec un tel moment. Elle s’y reconnaît à trois traits au moins : elle est l’hésitation à maintenir la distance entre le sujet et l’objet, elle est la suppression de cette hésitation et elle est aussi le retour indéfini de celle-ci.
34Allons plus loin encore. On le sait, les sciences du langage nous avertissent de ne pas confondre le rapport d’un sujet à un objet avec le rapport d’un sujet à un autre sujet, Car un sujet pour un autre sujet, dans l’entretien, n’est pas un objet, mais plutôt un partenaire, comme dans un jeu, où un coup d’un joueur prépare toujours le coup de l’autre ou lui répond. Or, devons-nous supposer que ce rapport de partenaire, ce rapport ludique, tout différent de la rélation noétique, atteint mieux que celle-ci ce que nous désignons sous les termes de rapport de l’homme à Dieu ?
35Il n’en est rien. Nous avons relevé, en effet, que le sujet n’advient pas, dans son rapport à un autre sujet, sans que fonctionne l’entretien, sans que l’acte vif d’un tel fonctionnement soit en cours. Pour parler de façon encore impropre, mais commode, un tel fonctionnement est comme le fondement de la reconnaissance mutuelle dans laquelle « je » advient pour autrui, et réciproquement. Dès lors, ce rapport de dialogue de l’un avec l’autre, de « je » avec autrui, de nous avec Dieu, ne sera lui-même qu’un point de départ : il est le point que l’on quitte pour prêter attention, par-delà les partenaires eux-mêmes, au fonctionnement, au jeu lui-même qui les associe.
36Or nous pressentons déjà ce qui nous attend si nous considérons non plus les sujets en jeu, mais le jeu lui-même dans lequel ils naissent ensemble, sans lequel ils ne naîtraient pas. Aussitôt, on s’en doute, surgit l’évidence de la fragilité d’un tel jeu. C’est la mort qui nous atteste l’évidence de cette fragilité. Car cet entretien, dans lequel nous naissons l’un à l’autre ensemble, jamais l’un sans l’autre, cet entretien peut finir. Ainsi l’indéfini, que nous éprouvions tout à l’heure dans la relance de l’entretien, s’accompagne maintenant de la certitude, elle aussi éprouvée, vécue, de sa finitude. Nous avons beau désigner par les termes d’homme et de Dieu les sujets qui se tiennent l’un l’autre dans l’entretien, leur entretien n’en est pas moins dépendant de la mort comme de sa très certaine interruption. Dieu n’assure pas l’entretien contre la mort.
37Ainsi, en définitive, le rapport de l’homme à Dieu, ce rapport dont vivent les hommes religieux, ne peut pas être pensé sans la considération de la mort. Quant à la jouissance, elle vient désigner maintenant ce qui se produit, dans l’exercice d’un tel rapport à Dieu, lorsque la mort, ou plutôt la possibilité certaine de la mort, intervient. Et si je dis ici possibilité certaine de la mort, et non pas la mort, purement et simplement, c’est parce que nous traitons toujours de l’entretien dans le temps même où il se déploie, c’est-à-dire dans les limites de l’existence des hommes en société. Or, nous en sommes convenus, la prière peut se définir comme l’un des aspects que prend notre rapport à Dieu. Dès lors la prière peut être tenue comme l’une des formes que prend l’exercice de ce rapport lorsque nous reconnaissons l’imminence non pas ponctuelle, mais constante, de la mort. A ce titre, la prière n’est donc à entendre ni comme un savoir, ni comme une ignorance, ni comme un pouvoir, ni comme une impuissance. Plus simplement, elle est l’une des formes de notre jouissance dans notre rapport à Dieu à l’heure permanente de notre mort possible, « maintenant et à l’heure de notre mort ». Telle est l’hypothèse que je voudrais développer à présent.
III. Conséquences pour la prière
38Deux remarques préliminaires permettront de situer ce que je vais avancer au sujet de la prière elle-même.
39Comme je viens de le rappeler, la prière est l’une des formes que prend notre rapport à Dieu, et ce rapport s’exerce dans le maintenant permanent de notre mort possible. C’est dire que la prière ne monopolise pas l’exercice de ce rapport. Il en est d’autres formes, tout aussi graves. Ainsi que je le signalais au début de cette conférence, ce rapport est encore à l’œuvre dans la pensée, par exemple, ou encore dans l’éthique. Ces deux manifestations de notre existence peuvent être considérées, elles aussi, comme d’autres variations de notre entretien : nous ne cessons pas de nous y rapporter à Dieu, et toujours dans l’imminence de la mort. Or chacune de ces formes est originale. Aucune d’elle n’est réductible à une autre.
40Quant à la prière elle-même — et ce sera ma seconde remarque —, on peut l’approcher maintenant comme la persistance obstinée de la parole. J’entends par cette expression la continuation, consciente et volontaire, de l’adresse, de l’écoute et de la réponse, c’est-à-dire de l’interlocution. La prière s’élève donc toujours contre la possibilité du mutisme, face à cette possibilité. Or, ce mutisme, qui est la tentation à laquelle la prière ne succombe pas, n’a rien de commun avec les silences qui la scandent pour en faire une parole articulée, humaine, sociale. Ce mutisme est, très exactement, la figure que prendrait la mort entre nous, si elle triomphait. Celui qui prie n’ignore donc pas quelle gageure il tient en priant. Seul ou avec beaucoup d’autres, en privé ou publiquement, il continue à parler, à écouter, à répondre, à interroger, alors que ses lèvres ou ses oreilles pourraient rester closes ou se fermer.
41Ces deux remarques faites, nous pouvons maintenant tracer le chemin de la prière. Comme on va le voir, ce chemin continue à graver dans le discours humain notre rapport à Dieu et il profite, en quelque sorte, des coups portés aux évidences du sens commun par une réflexion sur les sciences du langage.
42L’orant est un croyant. La prière croit. Je veux dire par là qu’elle se fie et qu’elle se représente ce à quoi elle se fie. Ainsi, par exemple, celui qui prie prononce-t-il des mots comme ceux-ci : « Notre Père qui es aux cieux... ». Il prononce ces mots et il s’engage tout entier en eux. Il a besoin, en quelque sorte, de l’appui de ces mots pour pouvoir se livrer lui-même. Sans la représentation secourable qu’ils lui apportent, le geste et l’élan du don qu’il fait de lui-même ne pourraient pas s’accomplir. S’il ne prononçait pas effectivement ces mots, il ne serait pas pris lui-même dans l’entretien qu’il veut continuer dans l’imminence de la mort. Faute de ces mots articulés, le bond qu’il prétend faire ne se dessinerait d’aucune façon ni devant lui-même ni devant les autres. Sa prière ne serait pas humaine, sociale.
43Mais ce mouvement de foi, d’une foi qui se donne des images et qui s’engage, n’est à aucun titre le substitut d’un quelconque savoir. Pas davantage, ce mouvement n’est limité par un meilleur savoir ou une meilleure vision, qui viendraient ensuite le remplacer. La foi de la prière n’est d’aucune façon un geste noétique. Elle n’est donc ni une connaissance obscure, ni une vision imparfaite. Non point parce qu’une connaissance ne peut pas être obscure ni une vision imparfaite, mais tout simplement parce que la foi ne relève pas d’une noétique, et encore moins d’une optique. Elle n’en relève qu’illusoirement, c’est-à-dire aussi longtemps que le sens commun n’a pas été critiqué dans ses évidences.
44A vrai dire, la foi de l’homme qui prie ni ne sait ni, non plus, n’ignore. Elle n’est ni science ni nescience. Elle n’est ni lucide ni aveugle. De ce fait, elle n’est ni forte ni impuissante. Elle espère. La prière est espérance. Comme telle, la prière ne possède pas, elle n’a pas. C’est bien là, d’ailleurs, ce dont témoigne la demande. On sait, du reste, que celle-ci habite à ce point tout mouvement de prière que l’on serait tout prêt à confondre, sans plus, prier et demander. Qu’il nous suffise ici d’observer que la demande atteste le trait d’espérance dont toute prière est marquée.
45Mais on se tromperait sans doute gravement, si l’on entendait cette espérance comme l’espérance d’un avoir ou d’une possession. Or, on pourrait y incliner, puisque cette espérance ne va pas sans l’épreuve du manque, voire du dénuement. On pourrait donc estimer que l’espérance est toute proche de la convoitise d’obtenir ce dont on est privé présentement. Mais, en raisonnant de la sorte, on négligerait le caractère propre qui, du fait de l’espérance, est inséparable de la prière. Car l’espérance, dans la prière, a, si l’on peut dire, pour effet, de manifester ceci : si la prière est étrangère, ainsi que nous l’avons noté, à l’ordre du savoir, c’est parce qu’elle se tient dans l’ordre du désir. L’espérance est la forme du désir qui prie.
46Dans ces conditions, on entend mal ce qu’est l’espérance si l’on soutient que la saisie de ce que l’on espère pourrait la terminer. Une pensée de ce genre présuppose que l’espérance est corrélative d’un objet dont l’obtention l’achèverait et, par conséquent, l’abolirait. Ainsi, la seule pensée d’un objet de l’espérance, si lointain, si ardu à atteindre qu’il soit, fait revenir l’espérance à cette relation de sujet à objet dont le sens commun, toujours, nous propose avec force l’évidence. Or cette relation, déjà critiquée à propos du savoir, ne peut que l’être, et davantage encore, quand il s’agit de l’ordre du désir. Car les objets du désir, dont l’espérance se nourrit, sont proprement des leurres. En cela, ils se distinguent des objets du besoin, des objets que l’on consomme. Ces derniers sont bel et bien réels, mais il est vrai aussi qu’ils disparaissent avec le succès du mouvement qui nous porte vers eux : les aliments sont détruits quand notre faim est contentée. Or il en va tout autrement des objets du désir. Ils ont pour fonction d’instituer la prière en situation de désirer. Mais le désir qu’ils permettent, s’il était satisfait, s’il était comblé, n’apporterait que la mort, Or, nous l’avons dit, si la prière peut s’élever sans cesse, chaque fois que nous disons « maintenant comme à l’heure de notre mort », c’est pour triompher de celle-ci, non pour y succomber.
47Devons-nous soutenir alors que la prière, tendue par l’espérance, nous introduit dans les parages d’une certaine folie, dans une région où nulle atteinte n’est possible, mais seulement poursuivie ? Avons-nous à choisir, en quelque sorte, entre la mort de la satisfaction et la mort du désir, la mort liée au désir, toujours quelque peu pervers ?
48Il n’en est rien. L’espérance qui prie intervient dans l’imminence de la mort. Comme telle, elle ne peut que se délivrer de la satisfaction qui lui viendrait d’un objet. Allons plus loin. L’espérance qui prie ne s’arrête pas à une réponse, comme peut l’être la réponse que donne un sujet, parmi nous, à l’adresse d’un autre sujet qui l’appelle. Car la réponse ici s’écoute dans le silence. Et, pourtant, l’espérance éprouve de la joie. C’est même là, pour l’espérance, un critère décisif de son caractère proprement religieux. C’est en cela, en effet, que l’on peut reconnaître qu’elle est une forme de notre rapport à Dieu. Mais Dieu n’est alors ni un objet saisi ni un objet manqué, ni un sujet qui parle, qui écoute ou qui se tait. Dieu est alors un Dieu qui est aimé. Ainsi, dans l’espérance, l’amour pour Dieu ne supprime pas le désir : il lui apporte la joie. C’est la joie de la rencontre, qui diffère entièrement des satisfactions de la possession ou de la consommation.
49Mais il est sans doute bien impossible, pour tout homme qui prie, de s’assurer que sa prière en est venue jusque-là. Tout au plus peut-il relever l’indice que sa prière est passée, par la foi et par l’espérance, jusqu’à la joie d’aimer Dieu. Je penserais volontiers que cet indice lui est donné lorsque, dans sa joie, comme on dit, il ne veut rien en croire, lorsqu’il s’émerveille plutôt de cette rencontre et craint même que Dieu ne soit venu trop tôt. Alors l’homme en prière est partagé entre deux sentiments. D’un côté, il est porté à différer encore dans l’avenir cette rencontre qui lui serait arrivée, parce qu’il estime que rien de ce qu’il a fait déjà ne la mérite. Mais, d’un autre côté, l’excès de joie qu’il ressent lui fait s’écrier : Encore ! Mais ce n’est là, je le redis, qu’un indice : l’indice même de sa jouissance d’amant, fruitio Dei, gaudium de Deo. Or cette joie et cette jouissance sont, à l’intérieur de la vie, dans le discours même de la prière d’un vivant, à la fois une équivalence de la mort et comme déjà une suppression de la mort.
50Jouissance de Dieu, joie venue de Dieu, entrée dans la mort et victoire sur la mort : tous ces termes concourent à désigner l’expérience d’un certain état de grâce. En effet, si ce concept de grâce a quelque sens, celui-ci est atteint et comme éprouvé dans cet excès indû auquel parvient l’homme qui prie lorsqu’il approche de cet amour pour Dieu. Il en approche, disons-nous, et cette approche est donc non pas un terme, un achèvement, mais un nouveau moment de sa prière. C’est le moment où cette prière semble être supprimée dans un dépassement d’elle-même. Or, à vrai dire, ce dépassement n’est pour elle qu’un nouveau départ : une relance de sa foi et de son espérance, pour aller jusqu’à un nouvel amour, et ainsi sans fin, indéfiniment, parce que cette histoire se passe dans le champ d’une finitude inaliénable.
51Mais on nous objectera peut-être qu’en tout cela nous avons traité de notre amour pour Dieu, mais que nous n’avons pas envisagé l’amour que Dieu a pour nous. C’est vrai. Mais qui ne voit aussi qu’au point où nous sommes, cette distinction elle-même a perdu de sa pertinence ?
52En effet, si la prière nous conduit jusqu’à supposer quelque chose comme un état de grâce, un règne de la gratuité, la supposition d’un tel état et d’un tel règne nous interdit de revenir, dans l’ordre de l’amour, à cette distinction, héritée de la grammaire, entre notre amour pour Dieu et l’amour de Dieu pour nous. Car l’ordre de la grâce, en tant qu’il est précisément l’ordre du don gratuit, s’accommode mal de cette distinction. Surtout, nous ne pouvons en attendre aucun secours pour soutenir soit que notre amour pour Dieu nous mérite son amour, comme si, en aimant Dieu, nous le forcions à nous aimer en retour, soit que notre amour pour lui n’est que l’effet ou le fruit de l’amour qu’il nous porte. En vérité, nous ne pouvons plus maintenant nous engager dans de tels débats. Et ce n’est point, comme on pourrait encore le croire, parce que nous aurions atteint les zones de l’ineffable. Qu’on se rassure ! En cela, nous continuons à traiter de la prière dans la dimension de notre entretien, non pas hors de lui. C’est dans notre entretien et du fait de celui-ci qu’il n’est pas possible de décider ce qui est premier, par exemple, de la parole adressée ou de la parole répondue, de l’appel ou de l’écoute. Or, puisque c’est dans le cours de notre entretien que la prière advient, la loi de l’entretien continue à la régir, et même au moment où elle devient amour de Dieu. Dans cette dernière expression, nous ne pouvons pas décider si le génitif est subjectif ou s’il est objectif, s’il s’agit de l’amour que nous avons pour Dieu ou de l’amour qu’il a pour nous. Et, pourtant, il y a l’amour ou, du moins, l’approche de l’amour ! Aussi, quand nous formons cette expression, « amour de Dieu », quand nous acceptons l’équivoque indécidable qu’elle comporte, nous reconnaissons, jusque dans notre langage, qu’il n’y a, pour faire la loi en ce monde, que l’amour ou l’approche de l’amour.
***
53Comprend-on maintenant pourquoi j’avais donné pour titre à cette conférence Mystique et science du langage ? Rien, je le sais, n’est plus équivoque que ce terme de mystique. Quand il ne signifie pas la confusion sous toutes les formes entre le divin et l’humain, il risque encore de diriger notre attention vers une prière sans discours, vers le mutisme pur et simple. Mais la mystique peut aussi être entendue tout autrement.
54Le terme de mystique peut nous renvoyer non pas à l’oubli ou au mépris du fait que nous parlons en priant, mais au travail qui se fait, dans la prière, sur la parole et sur le langage. Or, entendue en un tel sens, la prière mystique n’est pas menacée par une réflexion sur la science du langage. Elle en serait plutôt confirmée. En effet, elle apparaît alors non pas comme l’au-delà du discours, comme sa défaite, ni non plus comme sa victoire, mais bien comme la parente du discours lui-même, quand celui-ci se soumet à une critique vigilante. Mais, pour cela, il faut, comme nous l’avons tenté ici, que les évidences du sens commun à propos de la prière aient été mises à l’épreuve par une pensée de la parole et du langage, par une réflexion attentive sur le fait de la communication entre les hommes dans la société.
55Je ne peux pas conclure, enfin, cette conférence sans marquer avec force dans quel ordre j’ai délibérément choisi de me placer pour traiter de la prière, sans dire, surtout, de quel ordre j’ai choisi de me séparer.
56A aucun moment, la prière n’a été envisagée dans le champ d’une quelconque énergétique, celle-ci fût-elle spirituelle. Jamais il n’a été question de son efficacité, ni non plus de son inefficacité. Non pas, certes, que rien ne se passe dans la prière ou que ne pas prier soit l’équivalent de prier. Mais, à coup sûr, et au sens le plus rigoureux du terme, la prière ne produit rien.
57Or, on le sait, mais on l’oublie aussi trop souvent après l’avoir reconnu, nous sommes toujours enclins à envisager la prière dans le cadre d’une certaine physique des forces. Nous avons beau être déçus et embarrassés par les difficultés théoriques que nous apporte un tel cadre : sans cesse, pourtant, nous y introduisons notre effort pour comprendre la prière ; rien ne nous semble plus évident, plus inévitable. Mais alors nous sommes victimes d’une illusion, comme, dans un autre ordre, lorsque, invinciblement, nous croyons que c’est le soleil qui tourne autour de la terre. Dans les deux cas, la force de l’illusion tient sans doute à ce que nous avons la passion de trouver un point fixe : soit la terre stable, soit le réel consistant, extérieur au discours qui se poursuit entre nous. Ainsi, dans les deux cas, le sens commun est-il complice de notre angoisse, qui nous égare. Quoi qu’il en soit, c’est la grande duperie du sens commun que de nous reconduire sans cesse à penser la prière dans le cadre d’une énergétique et d’une quasi-physique. Ici, j’ai essayé de rompre le charme du sens commun sur le point précis de l’intelligence de la prière.
58Où me suis-je donc placé ? Tout au long de ces développements, la prière, et aussi notre rapport à Dieu, l’exercice de ce rapport, ont été considérés dans le champ de l’entretien ou, si l’on préfère, dans l'ordre symbolique, où s’institue l’humanité. Or, cet ordre, s’il ne produit rien, n’est cependant pas rien. Mais établir ce point serait une tout autre affaire et déborderait notre propos1.
Notes de bas de page
1 On peut renvoyer ici le lecteur à G. LAFON Esquisses pour un christianisme, Cerf, 1979.
Auteur
Professeur à l’Institut catholique de Paris. Théologien, il s’efforce de penser le christianisme en fonction des conditions culturelles du présent, marquées notamment par le développement de la science du langage.
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