Avant-Propos
p. VII-XI
Texte intégral
1« Quand, il reviendra, le Fils de l’Homme trouvera-t-il encore la foi sur la terre ? » Cette question posée par le Christ dans un contexte d’exhortation insistante à la persévérance dans la prière, exprime bien le suspens interrogatif devant la liberté de l’homme dans sa réponse à Dieu, et laisse entendre le rôle décisif que joue la prière dans cette réponse.
2Sans la prière, je veux dire sans la réalité effective de la prière comme exercice fidèle, personnel et collectif, de la foi, comme actualisation maintenue du rapport à Dieu, le christianisme disparaît malgré les apparences et se vide de sa substance vive. Ses institutions, si prestigieuses, si efficaces qu’elles puissent être, ne sont que des façades creuses ; son action dans l’histoire et dans le monde — qu’elle se polarise sur la diffusion de l’Evangile ou sur la promotion de l’homme, le soulagement des misères, la défense de la justice —, perd sa signification spécifique de foi, d’espérance et de charité ; sa théologie avec tout son effort séculaire d’intellection de la foi se réduit à une entreprise d’érudition et de culture comme les autres...
3Tout repose sur ce pont fragile, invisible, invérifiable dont l'une des arches repose dans le cœur secret et inconstant de l’homme, et dont l’autre plonge dans l’inconnu et le silence de Dieu par delà Sa Parole.
4Aujourd’hui, des siècles de christianisme ont accumulé, sur la base de la piété biblique, des trésors d’expérience spirituelle dans la vie du peuple chrétien, dans les créations de la liturgie, dans les itinéraires et les écrits des saints et des mystiques. Des siècles de critique et de négation ont également conduit l’homme d’Occident dans un monde sécularisé, désenchanté du divin. Et pourtant, la flamme de la prière, bien que menacée, est toujours vivante et sous les formes les plus diverses.
5Des signes nombreux, d’inégale authenticité, se manifestent d’un immense besoin spirituel qui vient ranimer le désert moral et métaphysique de notre époque, démystifiée par la crise jusque dans ses valeurs techniques et économiques. On parle de tous côtés du retour du sacré, du divin, de Dieu, dans une culture d’où on aurait pu les croire expulsés pour toujours. On constate en Occident une vague d’intérêt pour les sagesses de l’Orient, précisément dans la mesure où, sous des formes très diverses, elles apportent ce recueillement, cette intériorité, ce lien à l’essentiel que l’on pense avoir perdu dans sa propre culture. Le développement des sectes, avec tout ce qu’il comporte d’ambiguïté, de régressions, d’exploitation de l’immaturité, n’est pas étranger non plus à cette soif de contact vécu avec le divin, que les Eglises traditionnelles ne semblent plus pouvoir assurer en raison de leur sclérose. C’est dans le même contexte qu’il convient d’évoquer le succès des mouvements charismatiques dans ou en marge des vieilles institutions ecclésiales.
6Souvent, on a l’impression que ces aspirations se développent et se cherchent maladroitement dans l’ignorance presque totale du trésor inappréciable de la tradition spirituelle chrétienne et dans une absence de connexion véritable aussi bien avec la réflexion théologique qu’avec les apports de la philosophie et des sciences humaines. C’est de la conscience de cet hiatus regrettable qu’est né le projet qui a conduit à ce livre.
7Prière et théologie. N’y aurait-il pas intérêt à faire jouer l’un sur l’autre ces deux termes, tout en respectant leur différence et même leur autonomie respective ? La théologie, inséparable aujourd’hui des sciences humaines, n'a-t-elle pas à apporter son outillage doctrinal et critique pour aider la prière à se comprendre elle-même, pour dissiper les ambiguïtés dans lesquelles elle risque de s’enliser ?
8Qu’est-ce que la prière ? Quel sens précis et quelle fonction donner dans la prière à l’expérience, au langage ? Y a-t-il une prière spécifiquement chrétienne ?
9Inversement, la prière n’apporte-t-elle pas à la théologie la conscience plus aiguë de ses limites comme savoir, limites internes qu'elle a peut-être toujours tendance à oublier dans son effort d’élucidation et de compréhension du donné de foi ?
10C’est dans l’horizon de cette tâche — qu’il ne prétend en aucune façon épuiser, mais seulement esquisser —, que s’inscrit le petit ouvrage qui suit. C’est peut-être aussi ce qui fait son originalité parmi la masse des publications contemporaines consacrées à la prière. On y trouvera cinq contributions, bien distinctes dans leur méthode et leur épistémologie, mais dont la juxtaposition, sans effacer les différences de leurs perspectives et de leurs résultats, indique une complémentarité et amorce un échange vraiment dialectique dont certains aspects fondamentaux se dégagent nettement de la discussion qui les conclut.
11Le premier exposé, celui de M. Guelluy, peut servir d’excellente introduction à l’ensemble. Il ne relève pas d’une discipline particulière, et ne prétend aucunement élaborer une analyse sociologique de la prière dans la culture contemporaine, tâche probablement impossible en raison même de l’impossibilité d’objectiver son objet. C’est plutôt le témoignage d’un homme de prière et d’un animateur spirituel (aussi théologien) qui, sur la base d’une longue expérience, livre son point de vue sur la situation spirituelle de notre temps et sur l’avenir qui s’ouvre à la prière. C’est, par là même, l’occasion, au début de cet ouvrage, de rappeler en termes simples les axes fondamentaux de la prière chrétienne.
12Avec le deuxième chapitre, nous abordons une prise plus spécifique de la question, sur le plan de la méthode et des présupposés. Tout le monde sait combien les sciences du langage se sont développées dans les années récentes et combien leurs concepts et leurs modes d’intellection, plus ou moins transformés ou distordus, ont influencé la recherche dans les diverses sciences humaines ainsi que le climat d’ensemble de la réflexion philosophique. N’a-t-on pas parlé même d’une « inflation » du langage dans la philosophie contemporaine ?
13C’est en acceptant sans réserve une « philosophie » ambiante de la communication que M. Lafon s'interroge sur la possibilité et sur le sens de la prière. Ce n’est pas se rendre la tâche facile, mais c’est l’occasion de proposer une purification de la notion même de prière, dégagée de toute productivité, qui rejoint, par certains côtés, le radicalisme de la grande mystique, ce qui suffit à en montrer ici l’intérêt.
14Vient ensuite une très belle contribution philosophique due au P. P.-J. Labarrière, qui nous propose, lui, une interprétation de la prière comme explicitation et approfondissement de l'expérience humaine, entendue, dans une perspective d’inspiration hégélienne, comme l’union dialectiquement construite du vécu et du langage dans une conscience ouverte au monde et à l'Autre. C’est dans cet horizon d’universalité qu’il déploie les traits spécifiques, au sens d’une spécificité de particularité, non d’excellence, de la prière chrétienne. L’accent y est mis sur la concentralité, qui est en même temps décentrement par rapport à soi, de l’âme et de Dieu, lieu générateur de l’expérience paradigmatique des grands mystiques, tels que jean de la Croix.
15C’est, par contre, sur la dimension allocutive de la prière qu’insiste le psychologue de la religion qui ne pouvait pas ne pas être sollicité, lui aussi, sur ce thème, surtout quand il s’agit de M. Vergote. Les sources profondes de la prière sont à chercher dans le manque constitutif du désir humain, dans l’adresse à l’Autre absolu postulé dans sa structure même par le langage que ne peut satisfaire aucun garant fini, dans l’accueil de la manifestation de Dieu dans le monde et, plus précisément, de la révélation, par delà tout contenu, du « Je » divin dans l’acte du kérygme biblique et chrétien. Les ressources de la prière, elles, désignent les « techniques » qui permettent à ces sources de demeurer vives : elles se ramènent à deux démarches, l’« attention » (Andacht) qui crée l’espace intérieur où désir, langage et écoute retrouvent leur force originaire, et, de manière plus explicite, la relation interlocutive où s’enracine le mouvement extatique qui constitue l’essence de l’expérience mystique par delà toute jouissance.
16Quant au théologien, le P. J.-P. Jossua, dont on connaît la franchise interrogative et le style personnel et anti-dogmatique, c’est à une réflexion critique qu’il soumet loyalement la pratique chrétienne de la prière, en posant quelques questions fondamentales : celle du sens et de la portée de la prière de demande, dans le monde désacralisé et marqué par la critique kantienne de la causalité et de la Providence, celle de l’équilibre si mal réalisé de nos jours entre la tradition et l'innovation dans la prière liturgique, celle de l’oraison comme exercice pur de la foi dans le face à face avec Dieu, celle du rapport de la prière chrétienne à ce qu’il considère comme la dérive néo-platonicienne de la mystique, celle de la réalité personnelle du Dieu Père à qui s’adresse constitutivement la prière comme on s’adresse à un « Tu », celle enfin de la complémentarité dialectique de la prière et de l’action.
17La discussion qui suit et clôture ces exposés, apporte des précisions utiles sur les enjeux de fond et met en prise les uns sur les autres les différents points de vue, sans cependant gommer leurs différences. On voit, notamment, s’y affirmer nettement/’opposition entre deux conceptions de la prière ou deux types de piété (l’un, plus hégélien ? l’autre, plus kantien ?) : d’un côté, l’insistance sur l’union, l’identité, la concentralité, de l’homme et de Dieu, comme telos de la prière ; de l'autre côté, la mise en évidence de la dimension du face à face, du dialogue, de l’adresse à l'Autre : double moment qui rythme peut-être selon des accentuations diverses le cœur même de la prière, de toute prière. Nuances aussi, ou même divergences, au sein d’une orientation humaniste du christianisme entre le refus d’une sotériologie trop exclusive au profit d’une théologie de l’Incarnation incluant cependant la Croix, et le rejet catégorique d’une tradition mystique qui préconiserait l'anéantissement du moi et le rejet du monde.
18Différences encore dans la conception que certains se font du langage et de sa fonction anthropologique (communication et entretien où s’effacent les sujets, ou dialogue où le sujet s’institue comme sujet dans l’interlocution). Accord bien sûr pour penser la prière dans l’horizon du langage et de l’existence humaine dans son essence. Pour penser aussi la spécificité de la prière chrétienne, en précisant son originalité, mais avec modestie et prudence, non comme supérieure ou exclusive, mais comme expressive d’une particularité historique et gratuite à l’intérieur d’un geste universel propre à tout homme.
19Si l’on prend le risque de soumettre à un plus vaste public ces réflexions qui ont d’abord fait l’objet d’une session théologique tenue en février-mars 1981 à l’Ecole des sciences philosophiques et religieuses des Facultés Saint-Louis à Bruxelles, c’est qu’on espère, en toute modestie, qu’elles aideront le lecteur à trouver ou poursuivre son propre chemin dans l’aventure spirituelle de la prière. Dans l’incertitude de l’imprévisible, mais avec, on l’espère, un peu plus de lumière qu’auparavant, ou, en tout cas, plus de courage et de constance pour poursuivre la route nécessairement solitaire, même si elle se fait dans la plus profonde communion avec les autres, de la recherche de Dieu.
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