Le juge chinois
p. 515-549
Texte intégral
1Comment peut-on être chinois en matière de justice ?
2Car si la fonction juridictionnelle consiste à trancher les litiges en disant le droit à appliquer en l’espèce, il peut paraître vain de chercher — et de trouver une quelconque spécificité à la fonction telle qu’elle est organisée — même en Chine. Juger, c’est juger. Cette observation aurait aujourd’hui d’autant plus de poids que, passée la Révolution culturelle, la Chine serait revenue, en la matière, à des conceptions beaucoup plus classiques. La codification, la remise en ordre des tribunaux et la reconstitution de certains corps comme celui des avocats seraient les signes les plus visibles de cette fonction juridictionnelle retrouvée. En même temps d’ailleurs, l’annonce à grands fracas de procès politiques, comme celui de la Bande des Quatre, le caractère exemplaire de condamnations à mort et celui étonnant de la grâce de Madame Chiang-Ching, montreraient la fragilité d’un discours sur la fonction juridictionnelle, a fortiori sur le « pouvoir » juridictionnel en Chine. Le juge chinois n’en finit pas d’apparaître comme un alibi dans les processus de règlements de compte, et comme un instrument du pouvoir d’État au nom de la légalité socialiste.
3Et pourtant, il existe une justice chinoise et des juges pour l’exercer et sans verser dans la louange naïve ni l’anathème ravageur, il doit être possible d’en connaître les caractères spécifiques tant dans l’institution que dans le fonctionnement.
4Mais ce cheminement ne doit rien au respect d’un juste milieu qui respecterait sa droite comme sa gauche pour donner un discours vrai sur la justice chinoise. Il faut donc avouer quelle lecture particulière je tenterai de réaliser à ce sujet, en précisant les conditions auxquelles cette lecture est possible.
51. En premier lieu, je voudrais rappeler l’importance d’un choix théorique, pour aborder l’analyse de la Chine aujourd’hui, en répudiant en quelque sorte les évidences du fait observé. Il se trouve qu’ayant effectué deux voyages en Chine, en 1976 et 1978, dont le second était entièrement organisé par des juristes et consacré à la Justice, je pourrais me prévaloir de l’autorité de l’enquête sur le terrain, d’autant plus que celle-ci a donné lieu à un ouvrage1. Tout d’abord les séjours étaient trop courts pour valider quoi que ce soit : tout au plus pouvaient-ils appuyer quelques hypothèses. Mais surtout, l’observation n’est jamais directe et naïve : elle est toujours construite ; consciemment ou inconsciemment, elle véhicule des présupposés, des hypothèses quand ce ne sont pas des certitudes — au point qu’on ne voit que ce que l’on veut voir. De plus, l’observateur n’est pas seul et dans un pays comme la Chine, rien n’est laissé au hasard. La visite de tel ou tel lieu, les contacts avec telle ou telle personne, les réponses données aux questions n’ont jamais rien de spontané, quel que soit le sentiment qu’on en ait. Alors même que le groupe, auquel je participais, a pu pénétrer, pour la première fois à ma connaissance, dans des lieux jusque-là « interdits » aux étrangers cours ou tribunaux en audience, prison et surtout ferme de rééducation par le travail), il est évident que ces visites étaient non seulement programmées et soigneusement choisies, mais surtout ne donnaient aucune prise à une quelconque généralisation. Tout au plus pouvait-on imaginer que leur choix indiquait, pour les Chinois, leur caractère exemplaire sans pouvoir en déduire que ces institutions étaient des modèles pour toutes les autres institutions de même nature. Le silence obstiné des Chinois dès qu’on demande des chiffres et des statistiques — silence moins pervers en mon sens qu’on ne le croit, mais véritable signe d’une ignorance — montre, s’il en était besoin, la fragilité de l’expérience vécue.
6D’ailleurs, constamment au cours de visites ou de conversations en Chine, c’est à des problèmes théoriques que l’observateur est renvoyé pour lui permettre de comprendre ce qu’il voit : qu’est-ce que la ligne de masse, la transition socialiste, la nature de classe d’un comportement, etc. ? Rarement, me semble-t-il, un pays porte à s’interroger de manière aussi nécessaire et aussi radicale. Dès lors, pour parler de la fonction juridictionnelle en Chine, il faut d’abord parler des cadres théoriques selon lesquels on pense la fonction juridictionnelle dans une période de transition. Tout le reste risque, sinon, d’être anecdotique ou mystificateur.
72. La transition socialiste fait partie des vastes sujets dont les universitaires pourraient traiter, à leur manière, comme ils le font de n’importe quel « sujet ». Il faut reconnaître, qu’en règle générale, ce type de sujet n’encombre pas les développements universitaires, par prudence, par peur ou plutôt par ignorance. Et d’ailleurs, lorsqu’il est traité, le sujet prend souvent des allures prophétiques, par une sorte de surpolitisation propre à enflammer les cœurs et à en rebuter encore quelques autres.
8Il est clair que je n’essaierai pas de montrer, à tout prix, que la vie chinoise est toujours, pour reprendre certains titres, celle de « l’intelligence au pouvoir », ou celle d’« une autre qualité de la vie »2. On a trop connu les exagérations auxquelles conduisent ces sortes de présentation et les désillusions qui s’ensuivent.
9La transition socialiste ne peut être comprise qu’en lui appliquant les principes mêmes dont elle se réclame, à savoir ceux du marxisme. Or, celui-ci ne définit pas à l’avance les modalités et les formes de cette transition : l’un des derniers textes de Marx, la critique du programme de Gotha, est explicite sur ce point. Il ne s’agit ni d’appliquer des recettes toutes prêtes ni de raisonner de manière idéaliste sur le meilleur gouvernement. Il est nécessaire, en cette hypothèse comme en d’autres, de revenir à l’essentiel : l’essentiel c’est, qu’on le veuille ou non, que les formes politiques et sociales participent d’une lutte où s’affrontent des intérêts et donc des stratégies contradictoires. Et ceci vaut même dans un régime socialiste : a fortiori, dans un tel régime faudrait-il écrire. En effet, si comme l’écrit Mao3, la Révolution n’est pas un dîner entre amis, elle est une formidable partie de violence dans laquelle les formes politiques sont tout autant un enjeu qu’un cadre.
10En d’autres termes, il est vain de vouloir distribuer les rôles entre bons et mauvais — surtout sur la base des idéologies affirmées, des discours utilisés. Il faut comprendre les comportements et les actions comme correspondant à une base sociale qu’il faut chaque fois analyser. Et cette analyse ne peut absolument pas prétendre à une sorte de « vérité » hors du temps : elle est instance de jugement, au double sens du mot qui est de connaître et d’apprécier. Dans telle circonstance ou telle conjoncture, toutes les positions ne sont pas égales — certaines sont plus approchées que d’autres des intérêts de ceux qu’elles défendent. On voit donc que l’observateur n’est pas un simple « théoricien » neutre et impartial, mais quelqu’un qui interroge nécessairement à partir de la lecture globale qu’il tente de la situation.
11C’est là la difficulté de toute analyse sociale, surtout lorsqu’elle concerne des phénomènes de mutation, de transformation, donc de révolution. La théorisation de la transition semble ainsi cumuler tous les obstacles ; et pourtant, c’est la voie obligée pour aborder la Chine d’aujourd’hui.
12On comprend alors facilement que l’analyse de la Chine contemporaine suppose, en réalité, une connaissance suffisamment précise de l’histoire chinoise antérieure à 1949, de la formation du parti communiste chinois, des terrains théoriques et pratiques sur lesquels se situent les débats — à l’époque avec l’URSS — des conditions de la révolution chinoise, bref des conditions dans lesquelles émergent les nouveaux éléments de la Chine moderne. Cet arrière-plan présenté en termes de luttes de classes permet de comprendre les luttes de clans, les âpres luttes de succession, les revirements, les liquidations, les alliances qui se développent, bien avant 1949, au sein même du parti communiste et qui, après la fondation de la République populaire, vont animer les appareils et les personnels de l’État.
13Ne pas prendre en compte cette histoire, et surtout la manière matérialiste de la lire, c’est nécessairement accepter une lecture où, le temps et les luttes étant absents, ressusciteront les bons contre les mauvais, partagés entre des choix idéologiques simples.
14Ce n’est ici ni le lieu, ni le moment de reprendre cette histoire4. Nous n’en retiendrons que le résultat qui prend forme d’une proposition. Etant donné les conditions spécifiques de la Chine, tant géographiques (immensité du territoire et position en Asie), qu’historiques (poids du mode de production asiatique et problèmes des nationalités), sociales (importance de la paysannerie) et politiques (liens avec l’URSS, politique globale du « camp socialiste »), il apparaît que la centralisation du pouvoir et l’organisation d’une vaste bureaucratie constituent les données et les obstacles à la fois d’une construction populaire dont l’objet consiste à transformer les rapports sociaux5. Or, cette bureaucratie dont la Chine a une expérience millénaire n’est pas seulement le résultat d’un dysfonctionnement du système social : elle est la forme de protection et de reproduction d’intérêts qui séparent rapidement les masses populaires de leurs dirigeants. Elle a donc une base sociale même si celle-ci n’est pas nécessairement une classe ayant la propriété des moyens de production. Les luttes de clans, les rivalités et les antagonismes périodiquement repérés dans l’administration, l’armée ou le parti qui agitent fortement la vie politique chinoise ne sont que les parties visibles de ce phénomène plus profond et plus malaisé à définir, la bureaucratie d’État tendant toujours à se séparer et à s’imposer à l’ensemble de la société civile. La difficulté vient de ce que, en Chine, un grand nombre de luttes ont précisément concerné la critique de la bureaucratie au point qu’il est tentant de se situer du côté de ceux qui critiquaient, pour avoir le point de vue « juste ». Mais les retournements rapides, que l’on pense à l’éviction de la Bande des Quatre par exemple, obligent à situer cette critique dans le cadre même où elle s’exerçait, c’est-à-dire dans les luttes internes aux appareils. Dès lors, la seule question pertinente est de savoir si et comment les masses, dont on parle toujours, qui viennent applaudir ou condamner, possèdent les moyens d’intervenir réellement dans leur histoire.
15Il faut donc essayer de repérer, au travers de ces luttes, comment, sauf à être mystifié, se joue la possibilité ou le refus d’une conduite populaire de la politique, en l’occurrence d’une transformation des rapports sociaux. C’est la question constante que je tente de me poser sans avoir attendu « un deuxième retour de Chine ».
16Reste alors le problème de savoir si le terrain juridique et plus spécialement juridictionnel est adéquat à ce type d’interrogation car situer la question dans ce domaine est rien moins qu’innocent.
173. La fonction juridictionnelle ne peut être comprise que dans la totalité que constitutent les appareils et les mécanismes du pouvoir : mais, elle a une particularité que l’on ne peut méconnaître, c’est de faire apparaître, à l’œil nu, la force de l’État et sa fonction répressive. Autrement dit, la fonction juridictionnelle peut être prise, sinon comme une loupe grossissante de l’État, tout au moins comme son cœur, sa dernière vérité. Car pour que « force reste à la loi », il va falloir que la loi s’accompagne de la force.
18On pourrait rétorquer que la fonction juridictionnelle ne s’identifie pas nécessairement à la répression qui en est la vision la plus commune mais certainement pas la plus expressive. Les juridictions civiles, commerciales, du travail, voire administratives, disent aussi le droit sans avoir nécessairement à mettre en œuvre la force publique. Cette remarque est admissible à condition que l’on tienne pour négligeable non seulement la formule qui clôt les décisions permettant de requérir la force publique, mais surtout la logique qui veut qu’en dernière instance, au cas où l’une des parties se refuserait à appliquer la sentence, la violence légitime pourra être utilisée à son encontre. En ce sens, les juges exercent un véritable pouvoir quoique la Doctrine se soit évertuée, à la suite de Montesquieu, à montrer que la fonction juridictionnelle n’était pas un pouvoir à proprement parler — mais seulement l’application de la loi.
19Les travaux sont maintenant quasi unanimes pour démontrer l’absurdité de cette position : la puissance de juger est bien un pouvoir et ce, à deux niveaux. D’abord parce que juger suppose une mise en œuvre des normes qui se traduit la plupart du temps par une interprétation plus proche de la création normative que de la simple application. Et l’on sait que cette interprétation est tout aussi libre que le texte soit apparemment clair ou, au contraire, ambigu. Il y a là indéniablement un véritable pouvoir dont les conséquences sont très importantes : la jurisprudence est, en ce sens, une véritable source du droit, même dans les États de codification. Mais, sur un autre plan, la « force » de la chose jugée s’impose erga omnes et le juge apparaît comme l’État en mouvement, c’est-à-dire en action, au milieu des conflits, des litiges, des oppositions. C’est dire combien il effectue une tâche de réorganisation, de réaménagement dans un tissu social contradictoire et agité. Or, précisément, sauf à faire preuve de beaucoup de naïveté, les décisions prises ont une logique, entendons une logique sociale — et pas seulement juridique. Analyser cette logique comme celle d’un pouvoir, c’est comprendre comment le juge participe d’un mode de régulation des conflits sociaux, marqué par les luttes de classes dont nous avons parlé précédemment.
20Il ne s’agit certes pas de brandir à nouveau l’anathème contre les juges — « au service de qui sont-ils » ? — qui est une manière mécaniste et simple de voir les choses : il s’agit au contraire, de faire apparaître comment fonctionne globalement cette partie de l’État au sein des luttes qui se déroulent à un moment donné.
21Une réserve doit immédiatement être formulée. Le fonctionnement de l’appareil juridictionnel ne peut donner qu’une vision partielle, donc approximative, de la société dans son ensemble car il ne connaît pas de la totalité des conflits mais seulement de la partie qui sera juridictionnalisée. La délinquance réelle, les contradictions profondes seront souvent méconnues : des arrangements à l’amiable, des transactions mais aussi la résignation des citoyens comme la complicité des pouvoirs publics dans certains cas évacueront de la scène judiciaire ce qui pourrait — et quelquefois devrait — s’y trouver. Il faut donc être très prudent au moment de choisir de comprendre la société chinoise au travers de sa fonction juridictionnelle.
22Cependant, l’hypothèse initiale peut être maintenue car la fonction est expressive de la manière dont une société se représente, à elle même, ce qu’elle nomme déviance ou infraction, illégalité ou contre-révolution. Le discours comme les pratiques, les personnages comme les institutions, nous offrent un terrain de « représentation » capital : car la représentation n’est nullement une idéologie mystificatrice, elle est l’espace qui construit, par transposition, le cadre des rapports sociaux6.
23Lorsqu’on veut étudier la fonction juridictionnelle chinoise contemporaine, on s’aperçoit que, par rapport à nos propres traditions occidentales, elle présente des particularités tout à fait étonnantes : non seulement le domaine de compétence du juge se trouve restreint — et donc ainsi, au moins en apparence, son « pouvoir » — mais également le mode de fonctionnement est surprenant puisque le pouvoir juridictionnel est, d’une certaine manière, traité comme une partie du pouvoir politique et donc soumis aux mécanismes de celui-ci. Ces observations ne peuvent que nous inciter à réfléchir sur la nature exacte de cette « fonction » spécialisée du pouvoir d’État dans cette période de transition : je proposerai l’hypothèse que, malgré les apparences d’une justice populaire, un véritable pouvoir se met en place qui loin de remettre en cause le caractère bureaucratique du système chinois, le conforte par divers moyens.
CHAPITRE 1. Définition du pouvoir du juge chinois : une compétence limitée
24L’habitude la plus tenace chez les juristes occidentaux consiste à d’abord connaître des organisations pour étudier ensuite la compétence : comme si les structures étaient premières, malgré les démentis que la vie moderne inflige à cette habitude. En réalité, c’est presque toujours la fonction — et donc la compétence — qui s’impose à partir de laquelle s’organise l’institution7.
25Cette précaution méthodologique me paraît capitale lorsqu’on veut étudier le juge chinois. En effet, à partir des affirmations de la constitution, selon laquelle « la Cour populaire suprême, les tribunaux populaires locaux des divers échelons et les tribunaux populaires spéciaux exercent le pouvoir judiciaire (...) » (art. 41), il faut commencer par définir ce « pouvoir judiciaire ». Celui-ci n’est pas séparé du pouvoir tout court — ce qui entraîne les particularités de fonctionnement — mais surtout n’a pas vocation à régir la totalité des agissements sociaux. Cette affirmation doit être préalable — ou centrale — pour pouvoir parler du pouvoir de juger en Chine.
26Lorsque nous parlons de compétence, ce n’est pas dans le sens technique — et donc relativement étroit — de nos définitions occidentales qui présupposent que, même émiettés entre de multiples juridictions, tous les actes de l’individu étant soumis au droit8, tous ceux-ci doivent pouvoir être discutés ou contrôlés par un juge. Autrement dit, de la même manière que la compétence du législateur est infinie, de même celle du juge chargé d’appliquer la loi. Et, pour suivre le raisonnement de Rousseau, comme le Législateur ne peut mal faire en adoptant une loi, le juge ne saurait mal faire non plus en statuant.
27Cette perspective est complètement remise en cause dans la Chine contemporaine. La compétence est doublement limitée pour le juge : par le bas, si l’on peut dire, en soustrayant à sa connaissance les affaires que l’on pourrait qualifier de mineures mais qui, en réalité, appartiennent à un autre monde pour lequel la régulation juridique apparaît inappropriée ; par le « haut » également, pour tout ce qui concerne les affaires politiques qui échappent au droit — et au juge. Et pourtant, paradoxalement, le rôle du juge est étendu par rapport à celui de nos États occidentaux, comme pédagogue de la légalité socialiste.
1. L’incompétence du juge chinois pour les contradictions au sein du peuple
28La distinction capitale, en Chine, entre deux types de contradictions aboutit à limiter les chefs de compétence du juge et à transférer sur des organismes sociaux le soin de régler les conflits qui sont ainsi « déjuridictionnalisés ». On pourra se demander si, pour autant, ces conflits sont déjuridicisés.
a) la théorie des deux types de contradictions
29Dans un texte toujours cité de Mao Tsé-toung9, la distinction, mieux l’opposition, est faite entre des contradictions antagoniques et les contradictions non antagoniques. Les premières opposent le peuple à ses ennemis, alors que les secondes sont internes au peuple.
30Toute la question se résout alors en ceci : comment distinguer les premières des secondes ? Apparemment les choses sont faciles quand l’ennemi peut être aisément désigné : l’impérialiste américain après l’envahisseur japonais, les propriétaires fonciers et la bourgeoisie compradore Mais l’ennemi « intérieur » est souvent plus camouflé et s’infiltre au sein de tous les rouages sociaux pour devenir les contre-révolutionnaires et, de manière générale, « tous ceux qui s’opposent à la révolution socialiste, qui sont hostiles à l’édification socialiste ou s’appliquent à la saboter » (ibid.). Il est significatif de considérer qu’entre la constitution de 1975 et celle de 1978, les dispositions ont été aggravées permettant d’aligner pratiquement tout fauteur de trouble sur le cas des contre-révolutionnaires. Le discours de présentation de l’amendement à la constitution sur ce point énonçait une liste englobant des délinquants fort divers : parmi les « nouveaux éléments bourgeois », on peut comprendre « des concussionnaires, voleurs, spéculateurs, escrocs, assassins, incendiaires, voyous, individus se livrant aux affrontements armés et aux déprédations, et autres mauvais éléments qui enfreignent gravement la loi et la discipline et troublent sérieusement l’ordre socialiste ». Or, ces nouveaux éléments bourgeois sont considérés comme aussi dangereux que les « contre-révolutionnaires et les traîtres à la nation » dont parle l’article 18 de la constitution qui définit les ennemis du peuple contre lesquels doit se défendre l’État socialiste.
31On mesure ainsi que le champ de compétence du juge est donc large, à la mesure de la présence d’un « ennemi » du peuple dans le conflit : et la définition variable de cet ennemi rend variable celle de la compétence.
32Que sont donc alors les contradictions au sein du peuple sur lesquelles le juge n’a, en principe, pas compétence ? Ce sont les contradictions inévitables qui naissent dans un groupe social alors même que les intérêts en cause sont identiques. Ainsi peut-on citer les contradictions entre groupes sociaux dont les fonctions sont différentes : entre agriculteurs et classe ouvrière, entre manuels et intellectuels, entre ouvriers eux-mêmes appartenant à des branches différenciées de l’industrie ; il faut aussi mentionner les contradictions nées de la forme même de l’organisation sociale : contradiction entre démocratie et centralisme, entre collectivité et individu, entre masses et travailleurs de l’État.
33Dans ces cas-là, il ne s’agit pas d’une contradiction moins grave que la première : elle est d’une autre nature, puisqu’à la différence de la contradiction antagonique, elle ne met pas en question l’ordre socialiste : elle fait partie moins des séquelles de l’histoire — ce qu’en un sens elle manifeste — que des irréductibles contradictions liées à tout système social où continuent à s’affronter des caractères, des comportements et des désirs irrépressibles. Comme telle, elle doit être immédiatement traitée par le peuple qui la « socialise » sans le détour d’un appareil d’État.
34Pourtant, comme cela est aisé à comprendre, la différence de « nature » des contradictions n’est pas aussi évidente qu’il y paraît. Ainsi, de l’aveu même des magistrats que nous interrogeons, une contradiction non antagonique mal traitée peut dégénérer en contradiction antagonique. Un vol qui se double de l’organisation d’une bande chargée d’écouler la marchandise ou de trouver des complices devient une contradiction antagonique. Tel mode de règlement qui avait été adopté pour un conflit se révélera, par la suite, insuffisant ou plutôt inadéquat et montrera alors la « nature » de la contradiction en jeu.
35En ce domaine, il y aurait matière à gloser, dès lors que l’on tente de saisir une « nature » d’acte ou de personne. A la vérité, aucune nature ne subsiste : la qualification d’un acte ou d’une personne comme contrerévolutionnaire dépend d’une conjoncture — et non d’une essence qui se révélerait aux yeux de l’observateur. C’est la raison pour laquelle toute discussion approfondie avec des juges chinois devient rapidement vaine : dès que l’on accepte que sous le terme de « nature de la contradiction », on place en réalité un choix, une qualification qui (dialectique oblige) dépend de l’environnement et non de la qualité intrinsèque de la chose ou de la personne, on est en mesure de comprendre la fragilité d’une définition a priori de l’infraction à l’ordre social et donc de la compétence du juge.
36Or, cette définition préalable permet d’identifier les modes et les instruments de règlement.
b) la conséquence de la théorie : l’organisation spécifique du règlement des contradictions au sein du peuple
37La conséquence de la qualification des contradictions est double : d’une part, elle permet de dessaisir le juge en confiant le litige à des organismes spécialisés ; d’autre part, le mode même de règlement est particulier.
38S’il s’agit d’une contradiction au sein du peuple, le juge n’est pas compétent : ou pour être exact, n’est pas nécessairement compétent. Le peuple devra rétablir quasi directement l’ordre social, un instant troublé. Nous sommes en effet en présence d’une quasi-transparence du corps social qui entraîne la non-utilisation des instruments étatiques et le traitement du conflit par le peuple organisé socialement si l’on peut dire. L’organisme compétent sera le comité de médiation.
39Celui-ci est une organisation de masse — et dans le vocabulaire chinois cette appellation le distingue d’une organisation d’État — dont un règlement du 22 mars 1954 prévoit l’organisation et le fonctionnement. Les membres du Comité de médiation sont élus par les habitants dans la circonscription du quartier en ville et du canton à la campagne — car, en Chine, il y a un découpage territorial différent suivant qu’il s’agit de la ville ou de la campagne10. L’élection est annuelle et les membres sont rééligibles sans limitation parmi « ceux qui ont une histoire personnelle non suspecte, qui sont honnêtes, qui ont noué des liens étroits avec les masses et qui ont un enthousiasme pour la médiation » (art. 5 du règlement de 1954)11. La compétence du comité concerne « les conflits du peuple » (art. 1) qualifiés « de simples affaires civiles et affaires pénales les moins graves » (art. 3). Son mode de fonctionnement est semblable à celui d’une juridiction de base : collégialement, les membres du Comité de médiation vont « écouter les opinions des deux parties, mener des enquêtes approfondies, tirer au clair les affaires et faire la médiation avec patience et gentillesse au moyen de la persuasion » (art. 7). Les conclusions de la médiation qui pourront, éventuellement, être inscrites sur un acte dont copie sera délivrée aux parties, consisteront non à sanctionner ni à détenir, mais à corriger les comportements par une explication approfondie, voire à infliger une amende ou, dans certains cas, à exiger une réparation en nature. Les Chinois possèdent, à défaut d’une véritable « jurisprudence », toute une collection d’histoires, d’historiettes où l’on raconte les vertus d’une médiation bien menée dans des hypothèses où les sentiments quotidiens ont la simplicité de la morale populaire12.
40Ainsi, le mode de règlement n’est point de type coercitif mais persuasif. Il s’agit de rééduquer les membres issus du peuple afin d’éclairer leur esprit un instant égaré par les passions. Comme on le voit, le postulat est que l’unité objective d’intérêts au sein du peuple peut n’être pas perçue par les travailleurs et que la critique peut ramener à la conscience ce qui s’en était détaché. Tout est affaire d’idéologie, conçue comme obstacle possible à la connaissance de la réalité et donc comme moyen possible de dénouement : à la fausse conscience, on oppose la vraie conscience, étant entendu que les procédés sont ainsi symétriques. Ce que la passion égoïste ou erronée a pu créer, l’enthousiasme pour le socialisme et le raisonnement correct pourront le détruire et le remplacer par une conscience socialiste. D’où l’importance de la discussion, de la persuasion, de la conviction.
41Une difficulté surgit alors : qui indiquera la voie correcte ? Quel organisme ou quel texte de référence sera utilisé pour servir d’outil à la rééducation ? Bien évidemment la ligne idéologique affirmée par le Parti communiste et par les organismes d’État, notamment par la loi. Aussi, si les comités de médiation ne sont pas des juridictions, ils n’échappent pourtant pas au « règne de la loi ».
c) déjuridictionnalisation sans déjuridicisation
42Le règlement de 1954 est formel sur ce point : le Comité de médiation doit « renforcer l’éducation du peuple pour l’amour de la patrie et pour l’observation de la loi » (art. 1, al. 2) ; c’est la raison pour laquelle « il fait son travail sous la conduite du gouvernement populaire de base et de la cour populaire de base » (art. 2). Dans la réalité des faits, on peut se demander si les dispositions de l’article 8 ne sont pas inversées : la cour de base « doit aider » le comité de médiation dans sa tâche — ou, au contraire, ne faudrait-il pas dire que le comité travaille sous la direction de la cour de base, de l’un de juges ? « Le rôle de ce juge est de diriger les affaires, d’apporter les plus difficiles à la cour populaire, d’aller sur les lieux, discuter et donner des avis13 ».
43Autrement dit, la déjuridictionnalisation des petites affaires, outre qu’elle n’est jamais définitive — un conflit non antagonique peut devenir antagonique —, ne s’analyse nullement comme une déjuridicisation de la vie sociale. Celle-ci reste modelée par la Loi, même si l’on inclut dans cette norme, les décisions du parti communiste. Les organisations de masse ont d’ailleurs un rôle important de propagateurs de la légalité depuis que, après la chute de la Bande des Quatre, en 1976, la Loi est redevenue la norme objective dont le respect s’impose à tous. En cela, il faut donc préciser que la transparence que réalisent les comités de médiation n’est que relative. Il ne s’agit pas d’une immédiateté du traitement des litiges — comme d’ailleurs le titre même des comités incline à le penser — mais d’une organisation qui médiatise les conflits qui, plus est, sous l’autorité de la Loi. D’ailleurs, les membres du comité peuvent être révoqués (art. 5), mais surtout : « En cas de violation des mesures politiques et de la loi, la cour populaire a le devoir de les corriger ou de les annuler » (art. 7, dernier al.) ce qui montre suffisamment le contrôle que l’appareil d’État exerce sur les organisations de masse, en cas de besoin.
44Ceci étant, il faut savoir, lorsqu’on interroge un responsable chinois, que pratiquement 80 % des petites affaires sont ainsi étudiées et réglées par les comités de médiation et déchargent d’autant les juridictions, étant donné que ces comités existent, en principe, dans tous les lieux de vie et de travail : quartier, usine, école, commune populaire, etc.14. Mais alors, reste une question : comment concrètement un citoyen chinois peut-il soit éviter le comité de médiation, soit, après échec de la conciliation, faire traiter le litige par un tribunal ? En effet, l’absence totale de formalisme dans la « procédure » suivie devant le comité de médiation peut quelquefois se retourner contre le requérant lui-même, surtout lorsqu’il s’agit de faire appliquer... la Loi. Cette question sera reprise plus loin car elle suppose qu’ait été envisagée l’autre cause de limitation de la compétence du juge : la place du Parti dans la société chinoise.
2. L’incompétence du juge chinois pour les affaires politiques
45Ce chef d’incompétence est, il faut le dire, assez complexe à présenter et surtout assez paradoxal : l’histoire récente, notamment le procès de la Bande des Quatre et les réparties courageuses de la veuve de Mao Tsétoung, en illustrent tragiquement l’ambiguïté.
46En effet, l’idéologie bourgeoise séparant le Politique du Juridique peut affirmer l’autonomie du droit par rapport aux règles du jeu politique, donc l’indépendance des juges et l’exclusion des jugements politiques, y compris dans la justice administrative. On sait que, pour autant, la justice n’est pas vidée de son contenu de classe, donc de son contenu politique15. Mais elle s’entoure de formes assurant aux requérants un minimum de garanties, empêchant dans la quasi-totalité des cas de faire usage de la politique nue et arbitraire.
47En Chine, on assiste en principe à un renversement de cette situation : dans la mesure où l’État exerce la dictature de la classe ouvrière pour assurer le passage au communisme, il ne saurait être question d’une indépendance de la justice entendue comme une simple fonction de la Révolution. Mais pourtant, surtout depuis 1976, l’insistance avec laquelle est présentée la légalité socialiste tend à réopérer une distinction entre le politique et le juridique — malgré des difficultés inévitables lorsqu’il s’agit de sanctionner par le Droit des faits politiques. D’où, semble-t-il, un double glissement qu’exprime cette incompétence du juge.
a) l’autonomie du politique est l’autonomie du parti et de ses modes de règlement des conflits
48La République de Chine est « un État socialiste de dictature du prolétariat » (art. 1 de la Constitution), dans lequel « le Parti communiste est le noyau dirigeant du peuple » (art. 2), c’est-à-dire qu’il exerce la direction de l’Etat, sur la base de l’idéologie qui est « le marxisme, le léninisme, la pensée maozedong » (art. 2, al. 2). Dès l’abord, les deux terrains, le politique et l’étatique, sont étroitement liés et, mieux même, hiérarchisés : mais, ils ne sont pas pour autant confondus. Autrement dit, le Parti garde son autonomie d’organisation et de fonctionnement par rapport à l’État.
49Cette situation, commune du reste à tous les pays qui se revendiquent socialistes, entraîne des conséquences importantes pour le pouvoir de juger. Certes, l’État est distinct du Parti qui incarne la direction politique ; mais cela signifie que, théoriquement, la soumission d’un organisme à un autre va toujours dans le même sens, du Parti sur l’État. Les appareils de l’État sont donc des instruments pour réprimer les anti-révolutionnaires et la justice est au service de cette tâche, et donc, dans ce cas, au service des impératifs énoncés par le Parti. Mais, cela ne signifie nullement que le Parti soit, par lui-même, démuni de tout moyen d’action.
50En effet, le Parti peut, lorsqu’il s’agit de problèmes politiques, trancher les conflits comme cela est d’ailleurs courant dans toute organisation de ce type. Une assemblée, un comité, une cellule tranche tous les jours des oppositions possibles, des conflits naissants : il n’y a rien là d’étonnant. Ces contradictions n’ont pas à être « juridictionnalisées » car elles ont, dans le lieu où elles apparaissent, d’autres modes de résolution.
51On ne sera pas étonné qu’en principe, la discussion, l’échange de points de vue mais, s’il le faut, le vote et donc l’appel à une représentation politique soient les moyens de ces résolutions. On sait l’âpreté des luttes partisanes puisqu’elles recouvrent des stratégies différentes et, au-delà, des intérêts et des bases sociales différenciés. On sait également que la victoire d’une position peut se transformer en épuration contre les opposants par des moyens où la force domine.
52Que se passe-t-il en Chine à cet égard où les luttes de clans et de groupes ont été vives dans le Parti avant comme après 1949 ? Théoriquement, le Parti règle lui-même les différends qui surgissent en son sein : mais alors, s’agit-il d’une contradiction au sein du peuple ? Ou peut-il y avoir des contradictions antagoniques ? Car dans ce dernier cas, l’appareil juridictionnel redeviendrait compétent.
53Il n’y a pas de réponse à cette question. Tout dépend de la conjoncture et les revirements spectaculaires de ces dernières années le prouvent abondamment. Si nous prenons l’hypothèse la plus commode, celle des contradictions non antagoniques, nous en tirerons la conséquence du dessaisissement du juge qui paraît aller de soi. Cela, en clair, signifie que le Parti pourra par ses propres instances faire fonctionner une « justice politique »... sans les formes juridictionnelles. Arrestation, détention, autocritique, condamnation éventuelle, réhabilitation, tout cela peut exister dans le cadre du Parti sans aucune intervention de la Loi et donc sans le respect des formes qu’elle institue. Il faut donc retenir que toutes les définitions juridiques s’arrêtent à la porte du politique représenté par le Parti. Or, précisément, il n’y a aucune définition politique du délit politique — sinon par rapport à la ligne suivie à un moment donné par le Parti. Ainsi, Mao Tsé-toung, au début de la Révolution culturelle, lance le mot d’ordre « feu sur le quartier général » en demandant d’aller à contre-courant : il ouvre ainsi la porte à un droit d’insoumission au sein même du Parti dont il dénonce les traîtres. Mais, à partir de quel moment l’esprit critique se transforme-t-il en contre-révolution ? Qui saura dire, pour le traduire devant le Parti, le crime dont est coupable un individu n’acceptant pas la ligne majoritaire ? Cette question est d’autant plus forte que la constitution elle-même précise dans le chapitre sur « les droits et devoirs fondamentaux des citoyens » que « les citoyens doivent être pour la direction du parti communiste chinois, pour le régime socialiste » au même titre qu’ils doivent respecter « la Constitution et les lois » (art. 56).
54Il faut souligner cette autonomie du politique, spécialement au moment où aujourd’hui, sont étalées et critiquées (à juste titre d’ailleurs) les exactions commises pendant la Révolution culturelle : dans chacun des cas pratiquement, on remarquera que la police comme la justice ont été absentes puisqu’il s’agissait de « règlements politiques ». Les « condamnations » étaient politiques même si elles avaient les mêmes conséquences que celles prononcées par un juge : internement, rééducation, exécution. Les « autocritiques » qui pouvaient se prolonger pendant des années — tant que les auteurs des « crimes » n’étaient pas considérés comme repentis et rééduqués — s’effectuaient sous le contrôle du Parti et dans des locaux quelquefois quasiment inconnus. Et que dire des « Ecoles du 7 mai » où les cadres devaient venir se recycler et qui devenaient dans certains cas de véritables prisons ? Les témoignages nombreux maintenant connus attestent de cette réalité.
55On peut se demander s’il faut simplement parler au passé... ou si aujourd’hui, ces pratiques ne se perpétuent pas. Indéniablement, avec peut-être les sévices en moins, l’autonomie du Politique permet tout à fait de bloquer la compétence juridictionnelle. Des auteurs citent toujours les hypothèses de règlements politiques des différends — ou, au moins, de blocage d’une procédure par le Parti : le Politique tient le Juridictionnel en l’état lorsque, par exemple, le Parti « juge » qu’une procédure de divorce porte atteinte à la stabilité politique d’une localité et fait durer la conciliation préalable de sorte que le tribunal ne puisse statuer puisque la loi prévoit que le jugement aura lieu après « échec de la conciliation ». Il suffit pour cela d’estimer que la rééducation politique des conjoints n’est pas terminée et donc que la conciliation n’a pas encore échoué...16.
56Pourtant, cette situation est difficilement justifiable surtout lorsqu’elle couvre des exactions : d’où l’extension des procédures légales — mais alors, que devient l’autonomie du politique ? C’est ici que se situe le deuxième glissement.
b) la banalisation du politique dans l’infraction de droit : le retour du juge ?
57Exalter la légalité, c’est faire reculer les limites de l’arbitraire même si cela concerne le Parti, en Chine. A terme, cela signifierait qu’il ne saurait plus y avoir de délit politique : mais c’est alors la solution de type bourgeois. D’où actuellement, un mélange pas toujours heureux entre l’autonomie du politique et la compétence juridictionnelle. Mais ce mélange court le risque de devenir vite un compromis : on voit comment, en transformant le délit politique en délit puni par le droit.
58Cette banalisation du politique est déjà possible du fait du caractère vague de certaines infractions. En effet, lorsque la Constitution stigmatise « toute activité contre-révolutionnaire et de trahison nationale (...) et punit les nouveaux éléments bourgeois et autres mauvais éléments » (art. 18), énonce-t-elle des délits de droit commun (ceux qui opposent le peuple à ses ennemis) ou n’indique-t-elle qu’une direction politique ? Et le nouveau Code pénal qui devrait éclaircir les choses ne rend que plus douteuse une définition du délit qui garde de fortes connotations politiques. Cela signifie qu’alors, lorsque la faute politique devient délit puni par le droit, le juge ne représente plus qu’un simulacre de justice où les garanties apparaissent dérisoires dans un contexte où, d’avance, on peut connaître le verdict. Le discours de Robespierre, dans une tout autre histoire, à propos du procès de Louis XVI, a des accents étonnamment modernes : le roi est coupable et doit être condamné car si l’on doit discuter de sa culpabilité, c’est qu’elle n’est pas certaine — et donc la tyrannie monarchique peut être justifiée. Dans ces hypothèses, une institution proprement politique se trouve seule admissible : mais lorsque l’institution juridictionnelle habituelle se trouve chargée de ce type de « litige », elle ne peut y gagner en crédibilité si elle s’efforce de jouer le jeu d’un procès « normal » où les preuves, les défenses, les accusations et les discussions ne doivent pas être déjà toutes préparées d’avance.
59Mais la volonté de punir pour crimes ou délits de droit commun des personnes en réalité sanctionnées pour leurs opinions est aussi un autre procédé, guère plus convaincant pour autoriser la compétence du juge. Les témoignages que j’ai entendus en 1978 comme ceux rapportés par la presse depuis montrent, chaque fois, que la distinction entre Politique et Juridique est faite et sauvée... mais que l’on retient à charge des délits de droit commun pour faire condamner le prévenu. Celui-ci n’est pas puni pour ses idées politiques — mais parce qu’elles l’ont conduit à des infractions de droit commun : il a incendié, volé, soustrait de l’argent, détenu arbitrairement, saboté, tué, maltraité, etc. C’est ainsi qu’il devient très difficile de savoir si le délit est une conséquence des idées politiques et comme tel détachable — ce qui est logique — ou s’il ne sert que de couverture à un procès qui reste politique. Les réponses arrogantes de Madame Chiang-Ching à son tribunal jettent une lumière crue sur ce dilemme. Et, de la même manière, les condamnés dits « contre-révolutionnaires » que j’ai vus dans la prison de Nanchang ou dans la ferme de rééducation par le travail de Po Yang en 197817 étaient tous des condamnés, en principe, de droit commun : au point qu’on se demande alors pourquoi on maintient l’appellation particulière de « droit commun ». C’est qu’en définitive, la séparation n’est pas nette et que même, la qualité de contre-révolutionnare idéologique devient une sous-catégorie de délinquant de droit commun.
60Le retour du juge dans ce domaine paraît plus équivoque que justifié et l’on ne peut à la fois faire de l’appareil juridictionnel un instrument de la dictature et une instance objective de définition des comportements par rapport à la Loi.
61Le seul moyen, semble-t-il, de combler cet hiatus c’est que le juge soit un citoyen « engagé » c’est-à-dire se comporte comme un agent actif de la transformation des rapports sociaux. Or, cette solution, adoptée en Chine, élargit tout d’un coup, considérablement, le rôle sinon la compétence du juge : car celle-ci subit encore d’autres limitations.
3. Les autres sources de limitation de compétence du juge chinois
62Il ne faut pas se limiter aux deux sources précédemment étudiées : il y en a d’autres.
63La première, souvent oubliée — ou presque passée sous silence — n’est pourtant pas mince : elle résulte de l’existence de « tribunaux spéciaux » dont la liste n’est pas précisément connue18. Les plus importants sont, sans conteste, les tribunaux militaires. Ce que nous devons préciser c’est qu’au-delà de leur compétence propre en période de paix, ils acquièrent en temps de troubles, quel que soit le droit, une importance considérable. Les fréquents exemples, donnés par les Chinois, de l’usurpation des instances normales, durant la Révolution culturelle, rappellent, qu’en fait, ce sont les tribunaux militaires qui ont assuré certainement la charge de « dire le droit ». Et du fait que l’armée doit être dans la société comme un poisson dans l’eau, cette fonction assumée par l’armée n’apparaît pas comme exorbitante, au moins au plan de sa justification. Reste à se demander s’il n’y a pas une autre manière de présenter les choses comme processus de conflits et de concurrence entre des segments de l’appareil d’État tentant d’assurer leur autorité sur l’ensemble du système19.
64Il y a aussi une autre source de limitation : celle qui tient à l’absence de juridiction en matière administrative. Lorsqu’un conflit éclate, au sein de l’administration ou entre l’administration et une entreprise, c’est par le biais de commissions que les difficultés seront résolues. Les Chinois ne considèrent pas ces contradictions comme juridictionnalisables. Il ne s’agit, après tout, que de contradictions au sein du peuple et donc, comme telles, objets de discussions, de concertation, de rectification. Ce n’est qu’exceptionnellement (vol, concussion, détournement de pouvoir) que le juge pourrait être compétent : en règle normale, le juge sera incompétent même si cette solution est actuellement en cours de discussion car certains responsables chinois estiment qu’il serait utile de créer une juridiction économique pour les grandes entreprises au moins. Cette solution me paraît, à terme, devoir l’emporter pour la raison suivante : la disparition des comités révolutionnaires dans les entreprises rendra plus nécessaire une juridictionnalisation des conflits possibles. En effet, à partir de la Révolution culturelle, l’organisation d’un comité révolutionnaire s’était généralisée tant au plan géographique qu’au plan des services. Mais depuis la chute des Quatre, cette institution est remise en question au point que lors de l’été 1978, il était clairement dit que l’usine n’étant pas un lieu de pouvoir (sic), il n’était pas utile d’y installer un comité révolutionnaire élu par les travailleurs. D’où la restauration d’une organisation marquée par la prééminence des cadres et de la fonction technique de production. Il me semble que, dans ce contexte, le comité de médiation interviendra pour les conflits internes à l’usine, comme cela est le cas géographiquement ; mais qu’entre des directions administratives et économiques désormais nommées et non élues, seul un organe de type juridictionnel pourra trancher les litiges éventuels. Mais, ce sera une juridiction spécialisée, plus sensible aux problèmes de production et de développement qu’à ceux de coût social ou de justice et qui tâchera d’abord de faire en sorte que la plan de production soit respecté.
65En définitive, le juge chinois se trouve assez étroitement limité dans sa compétence : relèvent de lui les litiges civils et pénaux — en fait, pour l’essentiel, des problèmes d’ordre familial et de voisinage qui n’ont pu être réglés par les comités de médiation et quelques problèmes d’héritage (car, à la campagne, les paysans sont souvent propriétaires de leur maison) ; et une criminalité qui est rapportée aux mauvais sentiments, aux influences pernicieuses beaucoup plus qu’à des raisons objectives — encore que, sur ce terrain, une évolution s’amorce (les juristes parlent de bandes de jeunes qui n’ont pas connu la Révolution — et de chômeurs). Et pourtant, en même temps, le juge se voit reconnaître un rôle social ou socio-politique important.
4. Le rôle du juge chinois au service de l’édification socialiste
66Depuis la chute de la Bande des Quatre, l’accent a été mis, de manière insistante, sur le renforcement de la légalité socialiste. Celle-ci est d’ailleurs, bien souvent, moins associée à l’idée de démocratie ou de garantie pour les citoyens qu’à celle de production améliorée, de productivité accrue et d’ordre généralisé. Il est clair, dans la plupart des historiettes qui sont racontées sur ce thème, que le résultat obtenu à la suite de campagnes de propagande est, en principe, celui d’une meilleure prise de conscience des nécessités de l’ordre public et de la production : comme dans les contes pour enfants sages, les ouvriers ou les paysans comprennent (enfin) le besoin de discipline et de respect de la loi et, en conséquence, ayant dénoncé les mauvais éléments et évité le gaspillage, obtiennent des résultats économiques étonnants.
67Or, comme la justice n’est jamais qu’une institution au service de la dictature du prolétariat, il est compréhensible que les magistrats participent à l’œuvre de propagande. Celle-ci est couverte par l’idée de Légalité et se réalise dans deux hypothèses.
68En premier lieu, les juges, comme cadres, participent aux meetings ou aux séances de propagande. Même si, officiellement, le thème est la Légalité socialiste, les discussions ne sont nullement de strict caractère technique comme le laisserait penser l’expression. En fait, il s’agit, la plupart du temps, de montrer le bien-fondé des positions du parti et des décisions du gouvernement : l’action en faveur de la légalité socialiste va donc bien au-delà du problème du droit mais concerne la vie politique de la Chine. C’est évidemment l’exact contraire de ce qui se passe dans nos pays où, au nom de l’indépendance des magistrats et de leur devoir de réserve, ceux-ci sont, en principe, exclus de ce type de manifestation publique. Ici, bien au contraire, l’engagement fait partie des tâches du juge ; il faut ajouter que, au moins au niveau des présidents et vice-présidents, les juges sont membres du parti communiste et donc identifient leur rôle social et leur conviction militante — mais l’appartenance au Parti est-elle affaire de conviction ou revêt-elle un caractère de quasi-obligation lorsqu’on accède à certaines fonctions ?
69C’est dans le cadre de leur participation à l’édification socialiste que les juges, comme les autres cadres, doivent aussi prendre part au travail manuel, de production. On sait la littérature enthousiaste sur ce thème. Je serais plus réservé si je me fonde sur les témoignages recueillis qui laissent entendre, à tout le moins, qu’il y a des exceptions ou des accommodements en cette matière. Le nombre faible de magistrats est déjà un argument de poids pour, sinon supprimer, en tout cas sérieusement alléger leur participation au travail de la production. Les exemples de cette participation sont très divers : depuis une journée par semaine jusqu’à la période de plusieurs semaines par an (notamment pour les travaux agricoles), toutes les formules sont possibles20 mais il resterait encore à voir et à comprendre comment se réalise cette participation : l’intellectuel y perd-il vraiment son statut relativement privilégié ou, au contraire, le renforce-t-il ? On ne peut que poser la question.
70Il y a une deuxième expression du rôle du juge comme propagandiste de la Loi : c’est au moment aussi bien de l’enquête qu’après le jugement d’une affaire. Pendant le moment de l’enquête, il semble, au moins idéalement, que le juge est invité à se rendre sur les lieux et à enquêter lui-même, à réunir les personnes témoins ou intéressées au litige (par exemple les camarades d’usine, les collègues de bureau, les voisins de quartier) — même si, vraisemblablement, c’est la sécurité publique (la police) qui, dans la plupart des cas, effectue cette tâche. Le juge ne se contente pas de « mener l’enquête » mais, au sens chinois de l’expression, commence à recueillir ainsi l’opinion des masses, constitutive de la « ligne de masse ». Celle-ci n’est pas l’opinion majoritaire, mais la ligne « correcte », en conformité avec les enseignements du Parti, ses prescriptions et celles de l’administration. Or, le recueil de cette ligne de masse n’est pas un enregistrement mais, au contraire, une véritable activité créatrice de la part du groupe, aidé en cela par le juge. Autrement dit, la connaissance de la légalité socialiste est ici identifiée à son application immédiate et concrète au cas litigieux. Le juge joue donc ici un rôle tout à fait original que l’on retrouvera ensuite au moment du procès. Si d’ailleurs, le litige est très important, l’enquête donnera lieu à de véritables meetings pour « mobiliser les masses », et « élever le niveau de leur conscience ».
71Cette procédure pourra éventuellement être à nouveau utilisée, après la décision du tribunal, afin d’expliquer la sentence. Il y a là encore un phénomène original. Au premier degré, on peut simplement dire que le juge ira présenter sur le lieu principalement intéressé par le litige (ainsi l’usine, le quartier, ou le village suivant les cas), les dispositions adoptées par le tribunal. Ce faisant, il expliquera non seulement le dispositif mais aussi les visa, c’est-à-dire les textes sur la base desquels le juge s’est fondé — et, plus largement, l’interprétation qui en a été faite pas rapport à la ligne « ligne de masse ». Mais, à un deuxième degré, on peut affirmer que cette séance d’explication sera souvent une séance de justification de la décision lorsque celle-ci est contestée par une partie de ceux qui se sont trouvés mêlés à la procédure judiciaire. Une décision qui visiblement ne faisait pas l’unanimité, à propos du comportement critiquable d’un ouvrier conducteur de camions, devra être suivie d’un meeting d’explication, expliquaient les juges à la sortie de l’audience même à laquelle j’avais pu assiter avec un groupe de juristes21. C’est ici quelque chose d’intéressant : à la différence de notre fonctionnement juridictionnel qui est autolégitimé par la Loi — et l’utilisation des voies de recours — la décision de justice s’apparente ici clairement à une décision politique qui a toujours besoin d’être expliquée et justifiée. C’est dans ce moment-là qu’au fond, bien plus qu’au moment de son élection (cf. infra), le juge se trouve responsable de sa décision et doit affronter le public. Mais, reste la question de savoir de quelle liberté de critique réelle disposeront les « masses » pour éventuellement exprimer leur désaccord avec la sentence. La propagande en faveur de la légalité socialiste réalisée à ce moment précis n’est-elle pas un rite d’autorité couvert par les mots d’ordre du Parti et de l’État qui peut rendre illusoire cette responsabilité du juge ?
72Comme on le voit, toutes les questions sur la compétence du juge chinois convergent vers un point unique : quel est le type de « pouvoir » judiciaire qui est mis en place en Chine et que le discours et la propagande sur la légalité socialiste accentuent aujourd’hui ? Cette question tramera également tous les développements sur le fonctionnement de la justice chinoise.
CHAPITRE 2. Manifestation du pouvoir du juge chinois : un mode original ?
73Localisé dans une compétence relativement limitée, le juge chinois développe, au sein de son territoire, un mode tout à fait particulier du « pouvoir » juridictionnel. Cette originalité est dès l’abord masquée par une organisation qui pourrait paraître classique et par un fonctionnement assez peu novateur. Et c’est une des premières questions que l’on peut se poser avec la revendication de la légalité socialiste aujourd’hui : celle-ci, très vite confrontée aux problèmes de reconstitution d’un personnel et d’une procédure fort malmenés durant la révolution culturelle, a tendance à renforcer encore l’allure classique de ce pouvoir juridictionnel. Et ce mouvement peut d’ailleurs se nourrir lui-même : quand le droit devient plus technique, notamment par la codification, il nécessite des spécialistes ; ceux-ci doivent recevoir une formation de plus en plus approfondie qui va permettre une application correcte du droit ; et ainsi de suite. On est loin de la simplicité un peu déroutante qui est la caractéristique majeure du système juridictionnel chinois encore actuellement où, notamment en matière de droit applicable mais aussi de procédure, les variations les plus étonnantes ont cours lorsqu’on compare les réponses faites aux mêmes questions par les juges de Pékin, de Shanghai ou de Nanchang22. Le mouvement historique actuel semble viser à progressivement éliminer ce côté « amateur » qui caractérise encore la justice chinoise en renforçant l’appareil comme les procédures de ce service de l’État.
74Cependant, en approfondissant la connaissance de cet appareil, on s’aperçoit qu’au-delà des ressemblances formelles, le mode de fonctionnement réel est bien différent de celui auquel nous sommes habitués en Occident. Tant dans l’organisation que dans le déroulement du procès, il y a matière à trouver place à une originalité certaine. La question qui se pose est de savoir si l’on peut qualifier de populaire ou de prolétarienne cette originalité. Car, on peut se demander si le renforcement de l’appareil juridictionnel et sa technicisation est compatible, et jusqu’où, avec le caractère populaire de la justice. Non pas qu’il faille rêver d’une justice fruste pour s’assurer de son caractère de masse ! Mais, il n’est pas possible d’éluder la question des formes mêmes du renforcement que prend actuellement le système juridictionnel chinois.
1. L’originalité de l’organisation de la justice chinoise : un appareil de la dictature du prolétariat
75Si l’on regarde un organigramme de l’appareil juridictionnel, il n’y apparaît rien de très révolutionnaire dans ses grandes lignes ; l’impression change quand on mesure que la justice restant une partie du pouvoir politique, l’on retrouve les mêmes principes qui structurent tout le reste de l’appareil d’État. Cela rend d’autant plus problématique le statut du juge chinois.
a) un appareil contrôlé comme tout appareil politique
76Deux principes qui paraissent fondamentaux dans l’organisation juridictionnelle — fonction séparée et hiérarchisation — sont contredits point par point dans l’organisation chinoise : la fonction est séparée mais reste soumise à élection donc est contrôlée ; la hiérarchie est brouillée par l’intervention du parti.
77Comme dans tous les pays socialistes, le principe de la séparation des pouvoirs est récusé au profit de celui de l’unité du pouvoir populaire, même si les termes de la constitution maintiennent un vocabulaire trompeur en parlant de « pouvoir » juridictionnel. En réalité, il ne doit y avoir qu’un pouvoir avec des fonctions spécialisées. Cela supprime d’emblée l’idée d’indépendance de la magistrature pour lui substituer celle d’engagement et de responsabilité. Aussi voyons nous se mettre en place un système particulier où les juges sont élus et responsables de leurs actes devant les instances qui les ont désignés.
78L’organisation générale est la suivante : au sommet la Cour populaire suprême ; territorialement, une organisation qui parmi les tribunaux populaires locaux distingue : la Cour populaire de base à l’échelon du district et de l’arrondissement ; la Cour populaire moyenne à l’échelon des régions et des villes moyennes ; la Cour populaire supérieure à l’échelon des provinces et les municipalités autonomes. Chacune de ces cours comprend un nombre de chambres variable mais au moins un tribunal civil, un tribunal pénal et un bureau des affaires administratives. La particularité de la Cour suprême est de remplir, outre sa fonction de juridiction, des tâches administratives qui peuvent paraître surprenantes : tâches d’enseignement juridique au point qu’elle joue le rôle de « ministère de tutelle » pour les instituts de droit et ceux de politique, mais surtout gestion du corps des magistrats remplaçant ainsi le ministère de la Justice supprimé depuis 1959.
79Cette mise à part de la fonction juridictionnelle ne la coupe cependant pas du pouvoir politique puisque les juges les plus importants sont élus : les présidents sont élus par l’assemblée correspondante, assemblée nationale populaire pour le président de la Cour suprême, assemblée de district, d’arrondissement, ou de région (etc.) pour les présidents des cours populaires de base, moyenne ou supérieure. Le mandat électif détenu par ces juges est de même durée que celui des membres de l’assemblée qui les élit et qui, d’ailleurs, peut les révoquer. Pour les juges de moindre importance, vice-présidents et juges, la désignation est effectuée soit par l’organe permanent de l’assemblée nationale (vice-présidents de la Cour suprême) soit par le Conseil des Affaires d’État qui est le gouvernement (pour les juges), soit par les comités révolutionnaires correspondant aux différents échelons pour les juges des cours populaires locales. Là encore, un pouvoir de révocation est donné à l’instance nominatrice mais pour faute grave ; il faut pourtant ajouter qu’à la suite de la « liquidation de la Bande des Quatre », de nombreux présidents et vice-présidents ont été remplacés et qu’un certain nombre de juges, sans être officiellement révoqués, sont en instance de « rééducation »... sans que l’on puisse savoir exactement selon quelle procédure : mais il est vrai que, dans cette hypothèse, il s’agit, comme nous l’avons vu, d’une mesure politique qui échappe dès lors au droit : nous reverrons cette question plus loin à propos de l’intervention du Parti.
80Mais le lien avec l’univers politique ne se manifeste pas seulement au moment de la désignation des juges mais dans leur activité même. En effet, responsables devant leurs mandants, les juges des différentes cours doivent présenter chaque année un rapport devant l’assemblée dont ils dépendent23. Ce sont des rapports statistiques (nombre d’affaires étudiées, classement par matières, etc.) mais surtout politiques puisqu’ils indiquent dans quel sens la cour a jugé. Il y a donc (en principe), un débat sur la jurisprudence analysée comme un ensemble d’actes politiques : des critiques peuvent être émises dont, normalement, les juges devront tenir compte. On est bien loin de l’indépendance des magistrats et des Rapports annuels des juridictions à l’occasion des rentrées solennelles des cours où l’appréciation portée sur l’activité juridictionnelle reste interne au monde judiciaire et n’appelle, en principe, aucun débat. Plus même, au cours de leur activité quotidienne, les juges font l’objet d’un contrôle politique puisque est applicable au service de la justice le principe du « centralisme démocratique ». Cela signifie que la hiérarchie purement fonctionnelle en apparence est doublée d’une autre hiérarchie centralisée, détenue par le Parti, selon laquelle une décision ne peut avoir d’effet qu’après approbation par l’échelon immédiatement supérieur. Le principe est étonnant, transporté dans le monde juridictionnel, car cela signifie que les procédés de vote, de majorité, de conflits donc y sont pratiqués réellement comme dans toute instance où se rencontrent des lignes politiques et des stratégies différenciées. Ainsi, non seulement une décision d’une chambre de telle cour doit, pour être exécutoire, être préalablement acceptée par le président de la Cour24, mais toute décision doit être ratifiée par le comité du Parti de l’échelon immédiatement supérieur, de sorte que la jurisprudence est, en quelque sorte, « filtrée » par le parti communiste. Il y a donc un double mécanisme de contrôle : celui (technique ?) exercé par le jeu de la hiérarchie juridictionnelle qui permet à une Cour d’évoquer telle ou telle affaire en dehors même des procédures d’appel, et celui (politique) du Parti au nom du centralisme démocratique. Dans la mesure où les juges, surtout aux fonctions de direction sont membres du Parti, on peut dire que l’architecture officielle des tribunaux est moins importante que celle de l’organisation du Parti. On comprend alors comment tout conflit au sein du Parti a des répercussions immédiates sur la ligne jurisprudentielle et sur le fonctionnement des tribunaux. Les récits, abondamment illustrés d’exemples, des malheurs de la révolution culturelle, vécus par les magistrats ont donné matière à réflexion sur ce thème !25. Etant un instrument de la lutte des classes, la justice chinoise en porte toutes les marques — ce qui est quelquefois difficilement compatible avec l’idée de « légalité socialiste » qui prétend mettre les juges à l’abri de l’arbitraire politique.
b) un personnel professionnel mais militant
81A propos du personnel juridictionnel, nous rencontrons la même contradiction que celle soulevée plus haut : sous l’effet du mouvement du renforcement de la légalité socialiste, il faut créer ou perfectionner un personnel véritablement professionnel ; et pourtant, celui-ci doit rester militant c’est-à-dire engagé. Cette contradiction qui a bien d’autres lieux d’application, spécialement la vie économique, rappelle cette tension entre la qualité d’« expert » et celle de « rouge ». Il apparaît que le mouvement actuel incline plutôt du côté du premier terme que du second si l’on en juge par l’insistance avec laquelle les Chinois parlent de la codification, de la technicité juridique et d’une meilleure formation.
82Pour pouvoir comprendre ce qui concerne le juge, il faut, au préalable, le situer dans son contexte. Et en tout premier, il faut dire que, pour les Chinois, seuls sont qualifiés du titre de magistrat ceux qui siègent pour les formations d’instruction et de jugement — ce qui exclut les membres du Parquet qui ne sont jamais comptés comme appartenant à la magistrature. Il faut préciser que le Parquet a connu une histoire mouvementée : établis par la constitution de 1954, supprimés par celle de 1975, comme conséquence de la Révolution culturelle, ils ont été rétablis par celle de 1978. Et encore faut-il ajouter que la suppression des Parquets en 1975 ne faisait, dans bien des cas, qu’officialiser une pratique qui avait été courante pendant toute la Révolution culturelle, à savoir le transfert des attributions du Parquet aux organes de la sécurité publique, c’est-à-dire à la police. Il faut même encore dire que le fonctionnement de l’appareil juridictionnel pendant la Révolution culturelle a été très perturbé et que beaucoup de cours sans être officiellement déchues de leur compétence ont été mises en sommeil (leur personnel étant soumis à rééducation) et leurs compétences attribuées, de fait, aux tribunaux militaires. Cela permet, aujourd’hui, aux interlocuteurs chinois de faire renaître l’appareil judiciaire, en l’ayant ainsi débarrassé de « la poignée d’agitateurs » qui l’avaient usurpé ou qui l’avaient doublé d’institutions parallèles. On peut déclarer qu’encore aujourd’hui, les Parquets ne sont pas réellement rétablis partout, faute de personnel : la police continue dans certains cas à tenir le rôle du Parquet26. Les raisons de la restauration des Parquets sont, paradoxalement, les mêmes que celles qui avaient conduit... à les supprimer ! En l’occurrence, la nécessité d’une application correcte de la loi socialiste : en 1975, au nom du dépérissement de l’État et de la lourdeur bureaucratique, ils sont supprimés ; en 1978, au nom de la légalité renforcée, ils sont rétablis. Bien sûr, on peut dire, au moins en apparence que leur rétablissement doit donner plus de garanties aux prévenus qui, autrefois, étaient appréhendés, détenus, interrogés, accusés enfin par le même organisme. Mais si l’on insiste beaucoup aujourd’hui sur le contrôle par le Parti et par les organismes de nomination, ainsi que par le jeu interne (le Parquet suprême contrôlant les Parquets locaux) des membres du Parquet pour assurer la défense des droits des citoyens, c’est oublier qu’en principe, la police (la sécurité publique) était soumise au même jeu de contrôles qui, apparemment, n’ont pas fonctionné... La question reste donc entière et toutes les vertus dont est paré le Parquet aujourd’hui sont essentiellement formelles, c’est-à-dire textuelles : la pratique peut fort bien renverser cette présomption.
83La reconstitution de ce Parquet se réalise sur la base double de la compétence et de l’engagement : les citoyens « honnêtes, ayant un sens très élevé du Parti — et compétents » sont choisis pour occuper ces fonctions. Il semble que l’on reprenne souvent d’anciens parquetiers et des membres de la police, mais aussi maintenant les diplômés d’instituts de droit et des fonctionnaires de l’appareil d’État. Or, cette reconstitution du ministère public, non considéré comme partie de la magistrature, prend toutes les caractéristiques du renforcement de la légalité, c’est-à-dire surtout de l’appareil étatique beaucoup plus que la protection des droits des citoyens. Etablir la légalité socialiste, c’est, en vérité, renforcer l’autorité des décisions prises par l’Administration et s’assurer qu’un contrôle viendra concrétiser cette autorité puisque les Parquets ont, outre le contrôle de la sécurité publique et des enquêtes, un contrôle des organismes d’État et des citoyens « pour appliquer la loi et la discipline » et, de ce point de vue, un contrôle de la légalité de l’activité des juridictions comme des organismes de rééducation.
84Si nous nous tournons vers le juge, là encore la tension entre le militantisme et le professionnalisme se retrouve. Contrairement aux mythologies développées en Occident sur la magistrature populaire pendant ces dernières années, il faut affirmer que la fonction juridictionnelle est professionnalisée et tend à l’être, à mon sens, de plus en plus au fur et à mesure que le droit devient plus complexe du fait de sa codification. Si tout Chinois de vingt-trois ans peut être juge, encore faut-il qu’il témoigne d’un « bon niveau politique et d’une volonté de servir les masses en gardant un lien étroit avec la classe ouvrière ». De fait, la plupart des juges que l’on rencontre sont, compte tenu de l’épuration successive à la critique de la Révolution culturelle après l’arrestation des Quatre, des personnes formées « sur le tas » : participants de la guerre de libération, membres du Parti, fonctionnaires de l’État. C’est ce qui permet de donner à quasiment chacun d’eux l’étiquette d’« origine ouvrière et paysanne ». Entendons, pour éviter toute méprise, que le juge en question n’est nullement un ancien ouvrier ou un ancien paysan — mais issu d’une famille ouvrière ou paysanne ! Quand on regarde les choses de plus près27, on s’aperçoit d’une très grande stabilité de ce personnel juridictionnel qui, dans la majorité des cas, a survécu aux aléas d’une vie politique assez mouvementée depuis 1949. Or, comme par principe, ces juges sont élus ou désignés par des organes politiques et partisans, cela suppose qu’ils ont pu s’accommoder des variations de ligne politique et des revirements sans être dénoncés et révoqués. Cela conforte l’hypothèse qu’une certaine professionnalisation a dû, presque toujours, prendre le pas sur l’engagement réel, exception faite des purges succédant à la Révolution culturelle puis à sa remise en cause. Et l’époque actuelle de renforcement de la légalité ne pourra que confirmer cette tendance. En recrutant de plus en plus les magistrats parmi les anciens élèves des instituts de droit et par le fait purement historique du tarissement d’un recrutement dans les rangs des « vieux camarades », il est à prévoir une accentuation de la caractéristique technique de la fonction comme fonction séparée.
85L’atténuation à cette affirmation peut venir de deux observations. En premier lieu, loin d’être, me semble-t-il, le passage d’une magistrature plutôt rouge à une magistrature plutôt experte, il peut s’agir d’une simple modification de la caractéristique dominante d’une bureaucratie qui a toujours été séparée. Autrement dit, il faudrait modérer les craintes que cette professionnalisation — qui, de fait, a été constante — pourrait engendrer : ce qui change, c’est le mode de légitimation de cette couche administrative. La deuxième atténuation provient de ce que l’organisation juridictionnelle chinoise maintient le système des « jurés-assesseurs », c’est-à-dire les juges non professionnels. La constitution de 1978 (art. 41) les réinstaure comme représentants des masses dans l’institution juridictionnelle.
86Ces assesseurs sont élus par les assemblées populaires de chaque niveau mais peuvent aussi être invités directement par le juge pour telle ou telle affaire : dans tous les cas, ces citoyens ne sont pas détachés de la production mais accomplissent ainsi un travail militant — un peu comme les jurés de nos assises ou, plus largement, les conseillers prud’hommes ou les juges des tribunaux de commerce —. Toutefois, il faut tout de suite préciser que ces assesseurs populaires n’interviennent que pour le jugement en premier degré ; en deuxième ressort, le tribunal n’est composé que de juges professionnels, ce qui montre que la professionnalisation gagne au fur et à mesure que l’on monte dans la hiérarchie — à la manière dont, dans nos États, les juridictions composées de non-professionnels sont de toute manière contrôlées, en appel et en cassation, par des juridictions composées de magistrats professionnels —. Il est difficile de savoir exactement le poids dont pèsent ces assesseurs : tous les témoignages recueillis vont dans le sens de l’égalité entre les assesseurs et le juge, ce dernier pouvant être mis en minorité à l’occasion d’un délibéré. Mais que se passera-t-il avec une codification et une technicisation du droit ? Comment parviendra-t-on à ne pas donner presque inévitablement un rôle primordial au juge-technicien ? Il faudrait une étude approfondie, comparative sur plusieurs années pour répondre à cette question.
87Ainsi donc, faire de l’appareil juridictionnel un instrument dans la lutte des classes au service de la dictature du prolétariat oblige à des transformations substantielles qui seront d’autant plus apparentes dans le mode même de fonctionnement de cet appareil.
2. L’originalité du fonctionnement de la justice chinoise : les « formes » et la démocratie
88Le caractère spectaculaire des procès chinois récents, notamment celui de la Bande des Quatre, a mis en lumière les caractéristiques d’un système qui, supposé garantir les droits des accusés, laissait cependant planer quelques doutes sur son caractère démocratique. Il est peut-être peu de situations où le respect des « formes » apparaît aussi essentiel : c’est cette question qui revient inlassablement lorsqu’on interroge un juriste chinois, lorsqu’on assiste à un procès ou qu’on visite un lieu de détention, prison classique ou organisation de « rééducation par le travail ».
89Le respect des formes dont nos sociétés occidentales nous montrent tous les jours les limites pour assurer une liberté réelle, est bien ambigu : on ne saurait dire qu’il suffit de prévoir certaines procédures pour garantir la liberté — mais, en même temps, on ne saurait traiter pour rien d’un certain nombre de ces formes. C’est que se trouve posée une question qui va au-delà de toutes les descriptions d’appareil et de formalités : qu’est-ce au juste que la démocratie ?
90Pour pouvoir donner réponse à une telle question, je voudrais présenter les deux moments où, dans l’exercice de la fonction juridictionnelle, apparaissent ces formes comme éléments constitutifs de la liberté : d’une part au moment de la procédure d’enquête et de jugement ; d’autre part, après la condamnation, au moment de l’exécution de la peine.
a) les procédures ou les formes contre/en faveur du citoyen ?
91On sait que, dans l’optique occidentale, la démocratie et la liberté sont avant tout affaire de procédures, de formalités, de formalisme même. Qu’en est-il en Chine où, en théorie, l’immédiateté de la prise en charge par le corps social de ses intérêts semble rendre inutiles ces formes ? Précisément, la période actuelle met à nouveau l’accent sur la nécessité de ces formes, abandonnées pendant la Révolution culturelle et dont cet oubli a été considéré comme la cause et la source des « illégalités » et des perversions dont le système chinois a été le siège et la victime.
92Lorsqu’on observe un litige chinois, deux questions viennent immédiatement à l’esprit : comment se déroule la recherche de la « vérité » et notamment quel est le rôle de la police ? Et d’autre part, comment peut-on se défendre ?
93La Sécurité publique qui correspond à nos services de police remplit à peu près le même rôle que dans nos États : organisée en bureaux étagés sur tous les échelons du découpage administratif et contrôlée désormais par le Parquet, la Sécurité publique a trois rôles : pénal ce qui est le plus logique, avec l’interpellation possible, l’enquête pénale, éventuellement la possibilité d’une « détention » — qu’il faut bien distinguer de « l’arrestation » qui est une mesure judiciaire prise par le Parquet ; la difficulté vient de ce que la durée de la détention ne paraît pas fixée clairement : de vingt-quatre heures à plusieurs mois — rôle pénitentiaire dévolu en France à un personnel spécialisé mais qui, ici, est accompli par la Sécurité publique ; enfin rôle social : inscription (sans accent péjoratif) de tous les Chinois sur une sorte de registre d’état civil tenu au commissariat avec notamment mention des changements intervenus (naissance, divorce, déménagement aussi), et plus largement rôle éducatif y compris en liaison avec les comités de médiation analysés plus haut. Mais ce qu’il faut savoir c’est que cette sécurité publique s’appuie sur une institution très enracinée, très prégnante sur la société civile : les comités de sécurité composés de personnes élues par les quartiers, tous les ans en principe, chargés de la prévention des incendies, des agents secrets et des vols. L’organisation de masse décuple ainsi les possibilités d’action de la police puisqu’elle lui sert de support et de relais à la fois. On comprend immédiatement que dès la constatation par une personne d’un vol (ainsi bicyclette qui est un objet courant en Chine et très utile) ou d’une bagarre, le comité de sécurité et le commissariat seront rapidement informés et commenceront « l’enquête ». Or, il est surprenant d’apprendre que dans cette phase, le citoyen prévenu va être dans une situation qui est gouvernée par la présomption de culpabilité plutôt que par celle d’innocence28. Tout d’abord, la « détention » dans un commissariat n’étant pas considérée comme une mesure judiciaire, mais « simplement » disciplinaire, pratiquement administrative29, le détenu n’aura aucune possibilité de se défendre : n’ayant aucun contact ni avec sa famille ou son quartier, ni avec un quelconque défenseur, il pourra au mieux demander que certains témoins soient entendus. En réalité, le plus clair de son temps sera passé à éclairer l’opinion de la sécurité publique (voire des juges dès qu’il y a eu confirmation de la « détention » qui devient ainsi « arrestation ») sur les faits : la minutie avec laquelle on reconstitue les faits, tels qu’on les entend lors de l’audience, montre que lors de la détention il a dû y avoir apprentissage de la chronologie et de la qualification de ces faits : c’est finalement une partie essentielle de l’autocritique (reconnaître les faits). Cette enquête qui est faite à charge comme à décharge est, par son principe, inquisitoriale mais respecterait le principe du contradictoire (écouter tous les points de vue). Mais on comprend toutes les variations qui peuvent être organisées sur ce thème de la recherche de la vérité lorsqu’on sait qu’au-delà d’une certaine gravité (et même d’ailleurs en deçà), l’opinion idéologique du prévenu comme des masses sera inévitablement mise en jeu dans cette procédure. Il faut savoir que lors de cette phase préalable mais a fortiori lors de l’audience, le prévenu ou l’inculpé devra manifester son bon esprit non seulement en reconnaissant les faits mais également en montrant un repentir sincère — en l’occurrence, pour ce que j’en ai vu lors de deux audiences pénales, un déluge de pleurs, communiqué rapidement à toute la salle d’audience y compris les magistrats ! — En d’autres termes, le rôle de l’appareil d’État consiste à préparer le prévenu et l’inculpé à accepter son châtiment et ceci sous l’autorité de la ligne du Parti devenue ligne de masse. Dans ces conditions, les droits « individuels » apparaissent bien dérisoires.
94Pourtant, le droit de se défendre est considéré comme un droit fondamental qui est énoncé par la Constitution (art. 41). Sur ce point, une évolution s’est réalisée qui est intéressante parce qu’elle confirme ce que l’on a vu pour les magistrats. Si la défense est organisée, cela ne signifie nullement qu’elle est assurée par un professionnel et pas nécessairement par un individu.
95Partons de ce dernier point : les Chinois considèrent que la défense peut tout à fait être collective, c’est-à-dire être assurée par la famille, l’équipe de travail à l’usine ou aux champs, par le quartier, par ce qu’on appellera « les masses ». Dès l’instruction et l’enquête, ces masses interviendront : elles feront entendre leur voix, donneront leur appréciation. On les retrouvera sous une forme un peu théâtralisée lors de l’audience au cours d’un procès pénal à Pékin30 ; il était frappant de voir le ballet bien réglé où chaque intervenant connaissait parfaitement le rôle à tenir, et développait les arguments critiques puis, en l’absence de l’inculpé, de défense à l’égard de celui que l’on jugeait. Cette intervention des masses est considérée comme infiniment supérieure à celle qu’assure un individu : d’ailleurs, si l’on n’a rien à se reprocher ou si l’on est d’une conduite irréprochable, qui mieux que « les masses » au sein desquelles on vit saurait vous disculper ? Raisonnement très logique à condition que l’on admette que ces masses fonctionnent comme le « peuple » de J.-J. Rousseau : sans clan, sans groupe de pression, sans bureaucratie. Sinon, la protection se retourne contre l’individu pour se transformer en persécution. Au demeurant, c’est bien l’aveu que font aujourd’hui les Chinois quand ils rouvrent des dossiers, réhabilitent des individus « injustement » condamnés. Pourtant, à l’époque, les « masses » avaient dû donner leur avis... Il est vrai qu’elles étaient trompées et perverties par quelques aventuriers ou criminels de droit commun ! On mesure parfaitement les limites de l’intervention collective.
96Mais, plus encore, l’accent a été mis longtemps sur la non-professionnalisation des défenseurs lorsque ceux-ci deviennent des individus, nommément choisis par l’inculpé. Pendant une longue période, de 1956 à 1978, la fonction d’avocat a été supprimée31. La défense était assurée par des bénévoles (syndicaliste, autant que parents, amis, ou professeur de droit comme j’ai pu m’en rendre compte). Pourtant, la fonction a été rétablie comme fonction technique spécialisée en 1978. Il y a là, indéniablement, une analogie avec le problème d’une magistrature de métier au moment où se reconstitue, derrière la légalité socialiste, l’appareil juridictionnel de l’État. Des textes récents sont venus préciser le rôle exact tenu par l’avocat qui, à la différence de notre conception, est, lui aussi, sous l’autorité de la justice (la Cour suprême), chargé de travailler dans le sens de l’édification socialiste : il ne peut nier les faits, doit faire reconnaître la culpabilité de son client et demander une sanction appropriée. Dans les plaidoiries que j’ai entendues, une seule était « vraiment » juridique, c’est-à-dire analysait les actes et les textes ; pour l’essentiel, la plaidoirie est un discours immédiatement politique (à l’époque, il fallait critiquer l’influence funeste des Quatre — alors que deux ans auparavant, il aurait fallu stigmatiser « le vent déviationniste de droite » c’est-à-dire Teng Hsiao Ping !). Tout l’intérêt de l’époque actuelle avec la juridicisation accentuée est de savoir si ce mode très idéologique de défense sera suffisant et ne sera pas concurrencé par une défense plus technique — surtout lorsque les avocats seront plus fréquemment issus des instituts de droit.
b) la condamnation et la peine : sanction-rééducation ?
97L’échelle des peines, maintenant fixée par le Code pénal, correspond à une échelle de gravité des infractions depuis les « crimes contrerévolutionnaires » jusqu’à « l’abus du pouvoir » mais leur imprécision dans la définition laisse beaucoup de marge d’interprétation aux juges. A fortiori, en supposant que l’inculpé ait été condamné à une peine privative de liberté, il faut s’interroger sur la manière dont est organisée la sanction.
98A première vue, la sanction est d’abord une rééducation. Il ne sert à rien de maltraiter le condamné ; il est peu utile de l’exécuter même s’il est condamné à mort, sauf si « l’indignation des masses est grande » : il vaut mieux le rééduquer. Cette position est mise en pratique par un système pénitentiaire fondé sur le travail manuel et sur la formation idéologique. Toutes les prisons sont des usines ou des fermes qui sont d’abord considérées comme des unités de production. Pour les deux prisons (Shanghai et Nanchang) et la ferme de rééducation que j’ai visitées, il était évident que les différents ateliers (confection de vêtements, imprimerie, mais aussi fonderie, etc.) fonctionnaient avec un point de vue productiviste qui n’a rien d’étonnant dans l’idéologie des quatre modernisations. C’est que le travail, comme le « beruf » luthérien, est le lieu et le signe à la fois du salut : celui qui travaille bien et beaucoup montre par là son repentir et sa réadaptation à la société. Il pourra, associé à d’autres mesures, bénéficier d’un raccourcissement de peine. Mais le travail idéologique ne compte pas moins. Chaque jour, en petites équipes, sous la conduite d’un détenu « plus avancé », les détenus étudient les œuvres du marxisme, les directives du Parti : des contrôles sous forme d’examens (journaliers, hebdomadaires, mensuels, etc.) viendront non seulement aiguiser l’émulation mais permettre l’établissement de ces tableaux de « santé idéologique » que l’on trouve un peu partout en Chine : classement (et affichage de la meilleure copie) des détenus. Il faut donc dire qu’il n’y a rien là de fondamentalement différent de la vie ordinaire car l’ouvrier et le paysan comme le membre de l’Administration sont soumis à cette formation idéologique sur le lieu de leur travail. Cela ne signifie pas que l’ensemble de la Chine est, au fond, une vaste prison... mais que la vie en prison est certainement très différente de ce qu’elle est en Occident car, excepté la privation de liberté, le type de rapport social qui s’y développe n’est pas radicalement différent.
99Gardons-nous cependant d’un excès d’optimisme. On commence aujourd’hui à connaître le nombre, très approximatif, de morts qu’a occasionné la Révolution culturelle : plusieurs millions semble-t-il, ce qui dément l’angélisme de ceux qui, en France, parlaient de la Révolution comme d’un dîner entre amis... Cela prouve dès lors qu’une justice extrêmement expéditive a dû fonctionner même si, aujourd’hui, on déplore que l’appareil juridictionnel ait été saboté, usurpé par les méchants adeptes de la Bande des Quatre. Sur la question de la peine de mort, jamais abolie, les interlocuteurs chinois sont toujours discrets et évasifs : certes, on a exécuté, mais « pas beaucoup », « le moins possible » selon le mot de Mao. Et souvent parce que s’agissant de conflits politiques, les clans semblent préserver leurs avenirs respectifs : les magistrats que j’ai rencontrés, droitiers du point de vue des Quatre et effectivement malmenés pendant la Révolution culturelle (emprisonnement, torture, séquestrations, etc.), étaient toujours en vie et, prenant leur revanche, occupaient à nouveau leurs postes, en général à un niveau supérieur. De plus, le gardien-chef de la prison-ferme de rééducation ne cache pas que, « quelquefois » les gardiens sont peu patients et enclins à injurier ou maltraiter les détenus : preuve que les mauvais traitements doivent continuer à exister pour qu’on en fasse état auprès des étrangers. Nous ne saurons jamais si ce sont des faits isolés, réprimés par l’administration, ou un système toléré dans l’univers carcéral. Le règlement des conflits n’est donc pas aussi simple qu’on veut le dire.
100Mais surtout, ce règlement par rééducation ne laisse pas de poser problème. La lecture de biographies de célèbres prisonniers de Mao32 nous donne le détail de cette rééducation. Le plus intéressant dans cette relation, c’est à la fois sa capacité à briser l’homme qui y est soumis et, en même temps, à n’attendre qu’un comportement très conventionnel et extérieur. Sans conviction, mais scrupuleux sur l’apparence, le condamné peut « jouer le jeu » à l’image de tout l’univers chinois où ce qui compte, c’est la conformité des gestes à des rites extérieurs qui peuvent ne pas engager du tout l’adhésion de l’esprit. Phénomène bien connu des sociétés dites totalitaires. C’est la grande limite à l’idée de rééducation qui peut être bien formelle. L’élément qui, en revanche, paraît le plus positif est l’essai de lier la société environnante et le monde carcéral : à côté du temps réglementaire des visites de la famille qui est scandaleusement réduit (demi-heure par mois, en réalité tous les six mois dans la ferme de rééducation d’un accès difficile), les dispositions qui permettent à des groupes de venir présenter dans la prison l’état d’avancement des travaux agricoles ou industriels, ou inversement la possibilité de donner à un groupe de détenus l’occasion de se rendre sur un chantier à l’extérieur, comme l’étroite vie commune avec les gardiens et leurs familles (dans le cas de la ferme de rééducation) donnent le sentiment de traiter la sanction pénale comme un mode qui n’est pas honteux et caché de formation sociale. Mais, les impressions subjectives devraient pouvoir s’appuyer sur des analyses plus poussées des réalités qui, évidemment, manquent souvent33.
101Reste donc, centrale et toujours fuyante, la question initiale : qu’est-ce que cette démocratie dont les formes aussi peu habituelles semblent renforcées par le mouvement de la légalité socialiste et, en même temps, ne paraissent pas contradictoires avec une bureaucratie toujours présente sous l’étiquette de la compétence et de la modernisation ?
102Question insoluble si l’on adopte l’équivalence qui a cours dans nombre de pays socialistes, à la suite de formules héritées de Lénine, que toute démocratie, même la plus démocratique, reste un régime bourgeois. Or, ce qui, aujourd’hui, au travers des expériences et des échecs d’un certain nombre de pays (de l’URSS à la Chine, mais aussi de Cuba ou du Viet Nam) peut et doit être pris en compte ce sont les modalités de médiation que la vie sociale impose. L’idée d’une totale transparence du corps social à lui même aboutit, la plupart du temps, à une véritable hypocrisie et au développement d’un autoritarisme implacable. Il faut donc réfléchir sérieusement à ce que sont les formes sociales médiatrices des rapports sociaux, ou plutôt constitutives de ces rapports. Nous ne pouvons pas continuer à penser le politique, pendant la période de transition, comme une simple excroissance maléfique, ni comme une sorte de fatalité liée à la division de classes : peut-être faut-il le prendre, dans toute sa matérialisation, comme ce « tiers » qui permet la communication sociale. Alors, faut-il bien en préciser les contours, les mécanismes, les enjeux. C’est cela qui me paraît le plus important aujourd’hui lorsqu’on observe ce qu’est la fonction juridictionnelle en Chine.
103La question n’est donc pas d’éliminer naïvement toutes les formes : comme si les individus étaient immédiatement sociaux, mais au contraire de penser et de définir les formes qui socialisent les individus. La question est donc celle que nous posons directement à ces formes juridictionnelles : comment organisent-elles les individus et les groupes pour permettre et assurer des rapports démocratiques, c’est-à-dire des rapports où il n’y a pas reproduction automatique des avantages pour un groupe donné ? Force est de constater qu’au-delà des innovations, les institutions juridictionnelles chinoises ne peuvent pas nous donner le sentiment qu’elles constituent un modèle. Elles sont un exemple historique qui provoque encore plus notre réflexion — et nos engagements.
Notes de bas de page
1 Ouvrage collectif : La Justice en Chine, Paris, Maspéro, 1979, PCM, 283 pages. La délégation comprenait : cinq magistrats du siège comme du parquet ; trois avocats ; un conseiller juridique auprès d’une centrale syndicale ; moi-même en tant que professeur de droit.
2 W. BURCHETT, La Chine, une autre qualité de vie, Paris, Maspéro, 1975.
3 Rapport sur une enquête à propos du mouvement paysan dans le Hunan, février 1927.
4 La littérature sur l’histoire de la Chine et du PCC est relativement abondante. Citons : J. GUILLERMAZ, Histoire du parti communiste chinois, Payot, 1975, 2 tomes.
5 D. AVENAS, Maoïsme et communisme, 1978.
6 Sur la représentation, les textes commencent à devenir importants. On peut citer la thèse intéressante de J. LENOBLE et F. OST, Droit, mythe et raison. Essai sur la dérive mythologique de la rationalité juridique, Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 1980.
7 Ce point de vue est présenté, pour l’administration occidentale, par L. SFEZ in L’administration prospective, Colin, coll. U, 1969.
8 En faisant exception, pour le moment, des actes entrant dans des domaines de « non-droit » selon l’expression du doyen J. CARBONNIER, Archives de philosophie du droit, 1963, p. 55 et suiv.
9 MAO TSÉ-TOUNG, De la juste solution des contradictions au sein du peuple, 27 février 1957.
10 Voir TSIEN-TCHE HAO, La Chine, 2e éd., 1977.
11 Texte du règlement donné en annexe, in La justice en Chine, ouvrage collectif, op. cit., p. 226 et suiv.
12 On trouvera ces récits in La justice en Chine, op. cit., p. 26 et suiv. ; on comparera avec H. ISAÏA, La justice en Chine, Economica, 1978, qui donne pratiquement les mêmes exemples.
13 Ouvr. coll., La justice en Chine, op. cit., p. 25.
14 H. Isaïa donne le chiffre de 90 % pour la région de Shangaï et cite R. DAVID pour le chiffre de 200 000 comités de médiation en Chine, in La justice en Chine, op. cit., p. 52 et 53.
15 La littérature critique est abondante maintenant depuis 1968. Ainsi : Syndicat de la Magistrature, Au nom du peuple français, 1979 ; voir aussi D. LOSCHAK, Le rôle politique du Conseil d’État français, Paris, L.G.D.J., 1972.
16 H. ISAÏA, op. cit., p. 72.
17 Je renvoie ici au récit très détaillé de ces visites in La justice en Chine, Maspéro, 1979, p. 240 et suiv.
18 Voir H. ISAÏA, op. cit., p. 52, à propos des tribunaux des chemins de fer et de ceux du commerce maritime.
19 Sur un cas : les événements de la place Tien-An-Men, voir Les deux morts de Mao-Tsé-Toung, de TCHENG YIN HSIAN et CI. CADART, 1977.
20 Pour ces exemples concrets, je renvoie à ouvr. coll. La justice en Chine, op. cit., p. 101 et suiv.
21 Le cas de ce jeune délinquant, Yu Cheou-Chen, est longuement décrit dans l’ouvrage op. cit., p. 106 et suiv. Compte rendu intégral de l’audience, en annexe, p. 251 et suiv.
22 Sur des exemples de ces contradictions, voir ouvr. coll. La justice en Chine, op. cit., p. 67 et suiv.
23 C’est ce qu’énonce l’art. 42 de la Constitution.
24 J’ai assisté à ce « rapport » fait par un président de chambre au président de la Cour moyenne de Pékin qui a aquiescé à la décision prise. Cf. La justice en Chine, op. cit., p. 112.
25 Cf. La justice en Chine, op. cit., p. 57, 58 et 59.
26 A l’audience de Shangaï à laquelle j’ai assisté en 1978, le rôle du procureur était tenu par un membre de la sécurité publique. La justice en Chine, op. cit., p. 107.
27 Cf. La justice en Chine, op. cit., p. 98 et suiv.
28 H. ISAÏA, La justice en Chine, op. cit., p. 65.
29 Et pourtant, en cas de condamnation, le temps de la détention sera compris dans la peine d’emprisonnement imposée au condamné.
30 Voir le compte rendu analytique de ce procès in ouvr. coll. La justice en Chine, op. cit., p. 251 et suiv.
31 Il n’y a pas eu de décision expresse mais, aux dires des chinois, désuétude de l’emploi d’un avocat...
32 J. PASQUALINI, Prisonnier de Mao, Gallimard, 1975 ; voir aussi LAÏ YING, Les prisons de Mao, Solar, 1970 ; et le rapport en 1978 d’Amnesty International.
33 Sur ces questions, je renvoie à la description des visites effectuées dans les prisons susnommées in ouvr. coll. La justice en Chine, p. 70 et suiv.
Auteur
Juriste et sociologue
Professeur à la Faculté de droit de l’Université de Montpellier I
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Imaginaire et création historique
Philippe Caumières, Sophie Klimis et Laurent Van Eynde (dir.)
2006
Socialisme ou Barbarie aujourd’hui
Analyses et témoignages
Philippe Caumières, Sophie Klimis et Laurent Van Eynde (dir.)
2012
Le droit romain d’hier à aujourd’hui. Collationes et oblationes
Liber amicorum en l’honneur du professeur Gilbert Hanard
Annette Ruelle et Maxime Berlingin (dir.)
2009
Représenter à l’époque contemporaine
Pratiques littéraires, artistiques et philosophiques
Isabelle Ost, Pierre Piret et Laurent Van Eynde (dir.)
2010
Translatio in fabula
Enjeux d'une rencontre entre fictions et traductions
Sophie Klimis, Laurent Van Eynde et Isabelle Ost (dir.)
2010
Castoriadis et la question de la vérité
Philippe Caumières, Sophie Klimis et Laurent Van Eynde (dir.)
2010