Le rôle et les limites de la fonction juridictionnelle dans la justice pénale aux États-Unis
Crime Control v. Due Process
p. 493-514
Texte intégral
«The system of criminal justice America uses to deal with those crimes it cannot prevent and those criminals it cannot deter is not a monolithic, or even a consistent, System. It was not designed or built in one piece at one lime. Its philosophic core is that a person may be punished by the Government if, and only if, it has been proved by an impartial and deliberate process that he has violated a specific law. A round that core layer upon layer of institutions and procedures, some carefully constructed and some improvised, some inspired by principle and some by expediency, have accumulated»1.
1Si l’on veut éviter ce qui constitue peut-être un certain risque du droit comparé — à savoir, un universalisme des explications qui n’est en définitive rien d’autre qu’une expression de l’idéalisme juridique2 — il importe au départ de donner à cette communication un objet très précis et d’en situer clairement les contours et les limites.
2Notre objectif est de tenter d’éclairer le type de situation auquel est confronté actuellement le système de justice pénale américain. Le contexte problématique dans lequel nous situons notre approche est celui des années 1960-1970, marqué par ce que l’on a appelé la crise de la justice pénale ainsi que le mouvement de la décriminalisation et qui suscita notamment cette très large enquête nationale sur l’ensemble du système de justice pénale par la President’s Commission on Law Enforcement and Administration of Justice.
3Sur cette base, nous tenterons dans un premier moment, d’une part, de montrer comment la fonction juridictionnelle s’inscrit dans l’ensemble du système de justice pénale aux États-Unis et, d’autre part, de souligner les transformations et les déplacements qui se sont effectués à ce niveau. Dans un second temps, nous tenterons d’analyser cette situation par rapport à un certain cadre de référence théorique. Ce sera principalement celui mis en place dans la fin des années 1960 par des auteurs tels que H. Packer et F. Allen3 qui, un peu dans l’esprit de la sociological jurisprudence et du legal realism4, en se départissant de la tradition « cas par cas » de la common law, ont tenté d’introduire dans le domaine de la justice pénale des explications en termes plus généraux et de construire une certaine doctrine. Ce que l’on a appelé le mouvement de codification a certainement eu une influence décisive sur ce type d’approche qui permit une discussion plus systématique et intégrée des thèmes essentiels du droit substantif, de la procédure et de l’administration de la justice pénale5. Enfin, en termes de conclusion, nous situerons, à partir de là, le débat contemporain des années 1970-1980 sur les orientations de la politique pénale.
4Une dernière remarque préliminaire s’impose. L’ampleur du sujet et de la matière est telle qu’il est vain de penser que nous puissions apporter des idées singulièrement novatrices dans ce domaine. Très modestement, nous nous limiterons à faire en quelque sorte une bibliographie annotée qui constitue un document de travail pour ceux qui seront à même d’effectuer une analyse plus approfondie.
CHAPITRE 1. La fonction juridictionnelle dans l’ensemble du système de justice pénale (Criminal Justice System)
A. Comment fonctionne le système de justice pénale ?
5Le système de justice pénale aux États-Unis opère « by apprehending, prosecuting, convicting and sentencing those members of the community who violate the basic rules of group existence » et il s’organise autour de ces fonctions : police, prosecution, courts, corrections6.
6Les différentes parties de ce système — affectées à des tâches spécifiques — sont distinctes mais sans être indépendantes les unes des autres ; elles forment un réseau dans lequel il y a des échanges constants. Ce qui se passe en un lieu a un effet direct sur les actions réalisées en un autre lieu et les évolutions observées en un endroit provoquent des réorganisations ailleurs. C’est en fait surtout depuis la commission Katzenbach que le système de justice pénale est ainsi représenté comme un processus « qui est constitué par un ensemble de segments qui se suivent et qui correspondent aux opérations réciproques des principales instances qui le composent »7.
7Dans cette perspective, le procès pénal, qui est la manière par laquelle le système de justice pénale prend en charge les cas individuels, ne se présente pas comme un point de convergence de différentes interventions qui s’ordonneraient par rapport à un ensemble. Des décisions sont prises à une série d’étapes marquées par une étroite interdépendance et qui fonctionnent essentiellement comme un processus de filtrage8.
8La « carte » du système de justice pénale proposée par la commission gouvernementale de 1967, et très largement utilisée depuis lors par les auteurs, offre une représentation significative de ce processus de l’administration criminelle. Elle nous permettra de repérer les lieux d’intervention et de décision et de situer le cadre de référence des mutations et des déplacements.
9A un niveau strictement descriptif, comment, théoriquement, le système de justice pénale fonctionne-t-il à l’intérieur de cette figure ? Quels sont, par ailleurs, les caractères majeurs de la procédure pénale ?
10Lorsqu’une infraction est commise, il appartient à la police (souvent sans mandat) d’arrêter le suspect. Elle le conduit devant ce que l’on appelle les lower courts composées selon les cas d’un magistrate ou d’un US commissioner (représentant fédéral à qui est donnée une délégation pour l’application de la loi dans une matière particulière). Si le délit est mineur (petty offense), une décision peut intervenir aussitôt à ce stade. En cas d’infraction grave, l’affaire reste au niveau de cette première instance qui se prononce sur l’arrestation et la liberté sous caution (bail). Intervient alors le prosecuting attorney qui inculpe le prévenu du chef d’une infraction déterminée. Cette inculpation peut faire l’objet d’une enquête préliminaire (preliminary hearing) où elle est soumise, sur le terrain de la preuve, à l’appréciation de la juridiction aux fins de décider s’il y a des raisons plausibles de traduire le prévenu devant le tribunal. Si des charges sont retenues, le procureur dresse un acte d’accusation (information) qui « met en accusation » devant le tribunal d’instance compétent pour juger (arraignment). Lorsque l’infraction reprochée est une felony, la décision d’accusation peut être prise par un grand jury sous la forme d’un indictment. Si l’accusé plaide non coupable (non guilty), le jury ou le juge, selon le choix de l’accusé, devra se prononcer sur la culpabilité (conviction) et, s’il y échet, prononcer la sanction (sentencing). Mais si le prévenu offre de plaider coupable (guilty plea) ou s’il ne conteste pas l’inculpation (plea of nolo contendere)9, le procès (trial) n’est plus nécessaire et le rôle du tribunal se limitera au prononcé de la peine (sentencing). Le sentencing, qui est un lieu important de prise de décision dans le continuum du système de la justice pénale, occupe toutefois une place assez distincte des autres étapes10. Il relève en principe du pouvoir discrétionnaire du juge, qui choisit librement parmi les sanctions imposées par le Code pénal pour le type d’infractions reprochées. Mais les critères utilisés par le juge pour fonder sa décision ne lui sont pas imposés par la loi ; il n’est pas davantage tenu de motiver sa décision et généralement celle-ci ne peut faire l’objet d’un appel. Au niveau de la pénologie, un débat extrêmement important s’est noué ces dernières années sur la politique du sentencing, au départ d’une conception large de celui-ci incluant tout à la fois la phase judiciaire du sentencing (le prononcé de la peine), l’action pénitentiaire, les droit des détenus, c’est-à-dire les différents aspects de la condamnation dans son ensemble11. Nous n’aborderons pas ici, en tant que telle, cette problématique complexe du sentencing, ce qui impliquerait un autre mode d’approche. Néanmoins, nous pensons qu’il y aurait là une étude essentielle à réaliser en raison du caractère central du sentencing process dans l’ensemble du système de justice pénale12.
11Traditionnellement, la procédure pénale des États-Unis — comme des autres pays anglo-américains d’ailleurs — est généralement considérée comme adversary et accusatorial, les deux termes étant envisagés de manière virtuellement équivalente, alors qu’en fait ils recouvrent peut-être des réalités différentes. Le concept d’adversary se réfère à une méthode de règlement des conflits qui prend la forme d’un débat et d’un jugement (adjudicative) où les parties jouent un rôle moteur principal dans la présentation et la détermination de la question litigieuse. Le juge est un participant neutre qui fait respecter la règle de la preuve (evidence) et qui instruit le jury quant au droit. Cette méthode processuelle qui s’applique à la détermination des faits et à l’application de la règle de droit fait partie intégrante de la tradition de la common law.
12Elle ne rend cependant pas compte de l’ensemble du fonctionnement du système de justice pénale. Un procès adversary ne protège pas en soi le prévenu contre des perquisitions illégales ; il n’inclut pas nécessairement le type de relations juge-jury que nous avons signalées, ni le rôle spécifique du prosecutor ou du grand jury, ni le système de liberté sous caution, etc. Intervient ici une tradition normative qui, du moins partiellement, fait partie du droit constitutionnel. Celle-ci s’exprime dans le modèle procédural qualifié d’accusatoire et qui met l’accent sur certaines données fondamentales. Un système accusatoire se fonde sur la volonté de l’État de maintenir un équilibre social et d’intervenir dès lors le moins possible dans les conflits. C’est à l’individu qu’il appartient de porter l’accusation et de fournir la preuve de la culpabilité. Ainsi que A. Goldstein le remarque, la présomption d’innocence est, en ce sens, au cœur même du système accusatoire14. Le prévenu doit être traité comme s’il était innocent et il ne doit prêter ni aide ni assistance à ceux qui entendent le poursuivre et le condamner. Par ailleurs, l’application des lois est traditionnellement concentrée sur l’action des cours et tribunaux. Avant le jugement, l’État joue un rôle relativement passif se bornant à permettre au plaignant de présenter l’affaire. C’est ainsi que l’on constate, historiquement, dans le système américain, que la police et les organes officiels de poursuite se sont en fait développés difficilement et lentement. Si un mandat d’arrêt doit être délivré, il appartient au magistrat de décider seulement si la plainte établit une cause probable et il n’a point à investiguer. De même pour se prononcer sur une mise en accusation, le grand jury ou le prosecutor n’instruisent pas le dossier : ils apprécient l’opportunité des poursuites sur base des preuves qui leur sont soumises. Dans un tel système, la mise en liberté avant le procès doit en principe être la règle. Ce qui différencie principalement ce système de la procédure dite inquisitoire, est certainement la place et le rôle du judiciaire qui est investi par l’État de l’obligation de faire respecter la loi et qui assure le contrôle de l’État sur les cas individuels.
13Cet aperçu très général vise à identifier concrètement les étapes et les articulations essentielles du processus pénal, dans le système de justice criminelle aux États-Unis. Sur cette base, il importe de s’interroger.
B. Où et comment se situe la fonction judiciaire ?
14Sans aucunement prétendre à une quelconque exhaustivité, il semble que l’on puisse constater actuellement certaines évolutions majeures dans le fonctionnement réel de la justice pénale qui affectent en définitive assez directement le rôle et la fonction du judiciaire. Il s’agit de transformations informelles, de déplacements au sein du système. Nous tenterons de les repérer ici, en tant qu’elles résultent d’un ensemble de facteurs. Dans la deuxième partie, nous tâcherons de montrer comment ces modifications sont en définitive l’expression d’un choix politique fondamental — crime control v. due process — et rendent compte de deux positions théoriques fondamentales traditionnelles — réalisme v. idéalisme.
15De manière générale, on peut provisoirement avancer ceci. A travers le système de justice pénale se sont très largement développés, d’une part, un ensemble de jugements individuels et, d’autre part, un complexe de pouvoirs discrétionnaires. La prise de décision aux étapes essentielles du processus pénal s’effectue davantage sur une base administrative que judiciaire. Un examen du mode de fonctionnement du système de justice pénale doit en rendre compte et mettre l’accent « on the extent to which invisible administrative procedures depart from visible, traditional ones and on the desirability of that departure »15.
1. disposition without trial
16Alors que la structure légale fondamentale du procès pénal repose sur le présupposé théorique qu’une affaire pénale introduite dans le système fera nécessairement l’objet d’un jugement prononcé par un juge ou par un jury, la pratique révèle l’apparition et le développement progressif d’une orientation singulièrement divergente qui conduit à remettre en cause la pertinence de l’hypothèse de base. Comme nous l’avons vu, le procès pénal s’organise, en fait, dans le cadre d’un système de justice pénale composé de différentes parties distinctes qui se déroulent par séquences et qui constituent un processus de filtrage progressif (criminal justice as a filtering System — cf. supra). Dans ce contexte, au niveau de ce que l’on appelle la phase pre-trial un ensemble de facteurs, parmi lesquels principalement, nous le verrons, la pression des nombreuses demandes faites au système de justice pénale, a contribué à mettre l’accent principalement sur un processus de décisions administratives, où l’objectif des law officiais est de screen out les cas qui contiennent les éléments nécessaires à une poursuite et une condamnation rapide. En ce qui concerne les agents de décision eux-mêmes, un nombre extrêmement important d’acteurs interviennent (agencies of criminal justice) — formels et informels, judiciaires et extra-judiciaires, gouvernementaux et privés, locaux, fédéraux ou étatiques16.
17La plupart des affaires pénales sont ainsi en fait traitées en dehors du procès pénal traditionnel, soit par une décision de ne pas inculper prise au cours des procédures antérieures au procès (50 % des cas), soit par une offre de plaider coupable (guilty plea oscillant entre 45 % et 85 % des cas dans les comtés urbains)17.
18Ce sont en fait ces procédures administratives et largement invisibles qui déterminent dans une très large mesure le mode de disposition en matière pénale. Nous verrons par ailleurs qu’il y a en fait un lien étroit entre ces modes de disposition without trial et la discretionary justice.
a) La décision d’inculper18
19La décision de retenir des charges contre un individu et de l’inculper constitue une étape essentielle du processus pénal. Il s’agit en quelque sorte d’une phase préjudiciaire de détermination des charges et des inculpations. En elle se concentre un ensemble de jugements sur la dangerosité de l’individu et la menace qu’il constitue pour la sécurité, sur l’attitude et la demande de la collectivité, sur l’opportunité de la sanction et de la condamnation ou du recours à des modes alternatifs de disposition et de traitement.
20Au premier stade de la procédure criminelle, la police est investie de ce pouvoir de décision et elle est susceptible de l’exercer dans les faits de manière extrêmement large : poursuivre le procès criminel ou ignorer la situation ; intervenir sous la forme de la conciliation ou de l’intimidation, ou encore transférer le cas à des services sociaux particuliers (le plus souvent en matière familiale).
21Le prosecutor, quant à lui, dispose à cet égard d’un pouvoir de discrétion plus important encore, dont la légitimité et la nécessité lui ont toujours, semble-t-il, été reconnues19. En fonction des preuves disponibles, mais aussi d’une appréciation à la fois individuelle et générale relative à l’opportunité morale, stratégique, tactique ou pratique de poursuivre, le prosecutor se prononce sur les charges et leur qualification ; il négocie également sur celles-ci (cf. infra. La négociation de plaider coupable). Ici également, il peut susciter des diversions au procès pénal.
22Dans de nombreux cas d’infractions domestiques (vol dans les grands magasins, chèque sans provision, acte de violence légère, etc.), le prosecutor agit même parfois à titre de juridiction officieuse. Il entend les parties et cherche une solution au litige par la compensation, la restitution, la conciliation. Dans certains États et surtout dans les milieux urbains, ce type d’arrangement informel (informal adjustement) est parfois exercé par le magistrat qui tient justice en quelque sorte dans les locaux mêmes du commissariat de police20.
23A ce titre, une collaboration étroite entre l’avocat et l’accusation figure parmi les recommandations, sous la forme, par exemple, d’une precharge conference portant sur le maintien ou non de l’inculpation et l’opportunité d’une poursuite21. Mais ceci implique, on le perçoit aisément, une redéfinition du rôle de l’avocat et une nouvelle approche des règles de la morale et de l’éthique professionnelles22.
24On peut comprendre que, dans ce contexte, l’amélioration au niveau préjudiciaire du processus de prise de décision quant aux charges et aux inculpations a pu constituer un objectif à atteindre et qui a été effectivement poursuivi. Il s’est réalisé essentiellement par le recours intensif, plus systématique et plus organisé, à des services sociaux et administratifs capables à la fois de fournir une information plus précise sur les personnes et la situation en cause et d’offrir en même temps des possibilités de prise en charge.
25En matière de délinquance juvénile, ce mode préjudiciaire de règlement des conflits est très largement utilisé (dans presque la moitié des cas) par les tribunaux de la jeunesse (juvenile courts). Des alternatives officielles à la poursuite se sont développées telles que, par exemple, le Brooklyn plan pour les délinquants primaires qui sont soumis à une probation officieuse du même type que celle qui peut suivre une condamnation.
26Une probation before conviction est souvent employée également pour les adultes avec imposition de certaines conditions (fréquentation de centres psychologiques, de centres anti alcooliques ou de désintoxication, etc.). En cas d’échec, le procès pénal reprend son cours.
27Enfin, de nombreux programmes de service social ont été développés qui répondent à un scepticisme grandissant à l’endroit de l’usage approprié de la sanction pénale en certaines matières (vagabondage, alcoolisme, rébellion).
b) La négociation de plaider coupable23
28La question de la culpabilité ou de l’innocence n’est pas discutée dans la plus grande majorité des affaires pénales où il apparaît que 90 % des condamnations sont en fait fondées sur un guilty plea. L’effet essentiel de cette pratique est de faire l’économie du jugement.
29L’offre de plaider coupable résulte de négociations entre l’accusation et la défense, ce que l’on appelle communément le plea bargaining. Il ne s’agit pas en fait de reconnaître la culpabilité ; il s’agit d’arriver à un accord par lequel le prévenu accepte de plaider coupable en échange d’une réduction des charges, d’une modification de celles-ci ou d’une sanction plus favorable qui sera recommandée aux juges par le prosecutor.
30En ce qui concerne les charges, ces négociations sont censées permettre une appréciation différenciée des règles de droit qui tienne davantage compte de facteurs individuels et de considérations sociales (inculper d’une felony ou d’une misdemeanor entraîne un effet différent sur le maximum de la peine possible, l’octroi d’une probation ou le retrait d’une licence etc. ; inculper d’attentat à la pudeur ou de voies de fait sur un enfant a un impact différent au niveau de la stigmatisation sociale). En ce qui concerne la peine, il s’agit en fait de limiter le pouvoir d’appréciation du juge.
31Il y a là une situation de fait qui a profondément transformé le système américain traditionnel de justice pénale fondé sur le modèle d’un juge qui décide de la culpabilité dans une procédure formelle et contradictoire, où l’accusation et la défense ont une responsabilité propre, et qui, sur base d’une preuve beyond a reasonable doubt, choisit la sanction appropriée.
32Pratiquement, le lieu du procès pénal s’est largement déplacé du jugement vers la négociation — from trial to plea bargaining.
33Cette situation résulte d’un ensemble de facteurs qui constituent autant de critiques du système traditionnel.
34D’une part son coût élevé : « proving guilt beyond a reasonable doubt in a formal adversarial trial before a jury consumes valuable police, prosecutorial and judicial resources »24.
35D’autre part, les imprécisions et les risques dans la détermination de la culpabilité qu’implique le formalisme d’un système qui privilégie la présomption d’innocence et qui concentre l’intégralité de la charge de la preuve sur l’accusation25. A cet égard, la règle de l’exclusion du procès des preuves obtenues en violation des droits qui sont reconnus au prévenu par le quatrième amendement de la Constitution (exclusionary rule), a certainement favorisé le déplacement. Par celle-ci, la Cour suprême a cherché à maintenir ce qu’on peut appeler l’intégrité judiciaire en empêchant les cours et tribunaux d’utiliser des preuves illégalement obtenues : mais cette règle a été envisagée par certains comme étant susceptible de permettre sur cette base des acquittements qui pouvaient apparaître non autrement justifiés26.
36Enfin, l’incertitude du procès, qui tient essentiellement au déroulement obligatoire de diverses étapes dont l’issue ne peut évidemment être déterminée et qui exercerait un effet négatif au niveau de la politique des peines (les exigences conjointes de la prévention et de l’individualisation des sanctions s’accordent mal du pouvoir discrétionnaire accordé au juge en cette matière qui lui permet en définitive un très large arbitraire).
37Mais, en revanche, ce système du guilty plea fonctionne de manière totalement informelle et invisible. A part la formule rituelle par laquelle le juge demande aux parties de dénier que le guilty plea fut le résultat d’une promesse ou d’une menace27, aucun contrôle n’existe sur les pratiques de l’accusation28 et le prévenu ne dispose d’aucune garantie. Ce dernier concède en définitive la renonciation à son droit au procès dans une situation de contrainte évidente29.
38Par ailleurs, les pratiques de négociation étant très diverses, elles engendrent des disparités tant au niveau des charges que des sanctions ; un sentiment d’injustice subie prévaut très souvent parmi les prévenus qui se trouvent, en outre, dans une situation relativement inégale.
39Enfin, subsiste le risque qui peut se révéler dramatique qu’un prévenu innocent plaide coupable, surtout dans des cas où l’infraction qui lui est reprochée implique, de par les statuts, une peine fixe et obligatoire30.
40En dépit des nombreux problèmes que cette pratique soulève et des critiques fondamentales dont elle fait l’objet31, le système de justice pénale aux États-Unis paraît en être foncièrement dépendant.
41Du point de vue de l’accusation, l’avantage majeur est certainement une réduction du coût — coût moral, humain et financier — qu’implique la mise en place et l’organisation d’un jugement. Cette justice « à bon marché » permet en fait une justice à grande échelle, certaine et rapide. Il est d’ailleurs reconnu que les cours et tribunaux seraient en fait incapables de traiter l’ensemble des cas qui leur sont actuellement soumis s’il n’était pas fait recours au système du plea bargaining. Par ailleurs, le plea bargaining permet sans conteste de s’assurer un plus grand nombre de condamnations32. A cet égard, il y a évidemment un lien entre l’inflation pénale très largement reconnue et caractérisée et la tendance qui s’observe vers la justice négociée. Il sera significatif de voir le même lien s’établir entre le mouvement de décriminalisation et la volonté de restaurer le caractère judiciaire du procès.
42Du point de vue de l’individu, l’intérêt souligné est de permettre au prévenu de négocier les termes de son accord et de devenir en quelque sorte co-décidant dans la fixation de la peine (c’est en ce sens qu’il faut d’ailleurs comprendre l’exigence de la Cour suprême que la négociation soit « intelligente et volontaire », cf. supra). Ainsi, il est soutenu que le plea bargaining accroît la prise en charge par le prévenu de son propre problème dans la mesure où il peut en effet exercer plus de contrôle sur la peine qui lui sera infligée. Par le jeu des concessions réciproques entre la défense et l’accusation, le pouvoir discrétionnaire du juge au niveau de la détermination des sanctions se trouve limité, et dès lors les disparités atténuées.
2. la « discretionary justice »
43Le recours très généralisé à des procédures administratives non judiciaires, plus informelles et invisibles, tant au niveau préjudiciaire qu’au niveau du sentencing, nous réfère à ce que l’on appelle de manière significative la discretionary justice où, à tous les niveaux, le processus de justice implique un haut degré d’appréciation33. Rien ne survient « automatiquement ». A la place d’un système mécaniciste où c’est la loi et le texte qui prévalent sur les décisions humaines, le discretionary process est un processus où chaque acteur — police, accusation, avocat, juge — peut détenir un nombre important de données et disposer de différentes possibilités d’action. Chaque acteur au sein de la bureaucratie complexe de l’administration de la justice obéit à des règles du jeu bien déterminées. De multiples choix s’offrent à chaque échelon et la voie choisie dépendra de nombreux facteurs. « The high degree of discretion that marks the administration of criminal justice belles the notion that ours is simply a government of laws and not of men »34.
44Quel type de justification y est apporté ?
45Il apparaît tout d’abord que des procédures de ce type sont particulièrement adaptées. Le volume du crime, joint à l’inflation pénale, ont provoqué un encombrement tel des cours et tribunaux qu’il ne leur est pratiquement plus possible de faire face à la demande sans recourir à des expédients. Sans doute l’enjeu essentiel ici a-t-il été exprimé par le juge Breitel de la Cour suprême : « If every policeman, every prosecutor, every court and every post-sentence agency performed his or its responsibility in strict accordance with rules of law, precisely and narrowly laid down, the criminal law would be ordered but intolerable »35.
46Par ailleurs, c’est l’idée et la pratique même du jugement qui paraissent inappropriées à une gestion certaine et efficace des individus parce que la culpabilité ou l’innocence étant certaine, une poursuite pénale est dès lors dépourvue d’objectif légitime.
47Enfin, plus fondamentalement et surtout au niveau de la phase judiciaire du sentencing, la flexibilité des procédures discrétionnaires les a rendues plus adaptables aux efforts de la justice individualisée et de l’individualisation du traitement des délinquants. En allégeant considérablement la charge de l’établissement de la culpabilité, ces procédures discrétionnaires peuvent permettre de concentrer l’attention sur les besoins de l’individu et les meilleures opportunités de sa prise en charge. Il est vrai qu’à ce niveau, l’émergence de la philosophie de l’individualisation de la peine qui requiert que la peine et le traitement répondent aux besoins du délinquant a eu un rôle décisif sur le mouvement que l’on observe. La justice discrétionnaire se trouve en relation étroite avec ce que l’on appelle l’idéal (ou le modèle) de la réhabilitation et l’on observe d’ailleurs que le déclin de celui-ci provoque un retour au modèle judiciaire. « Any System promoting individualized justice as a principle... must allow this use of discretion »36.
48Un effet essentiel de ce mouvement et qui en constitue en même temps la critique principale se situe au niveau de la visibilité dans le fonctionnement du système de justice pénale. Des décisions sont prises sans directive ni contrôle, en dehors de toute règle, sans protection ni défense, sans arbitre ni supervision. Des décisions sont prises rapidement, sans information adéquate, sur base de données limitées tant en ce qui concerne l’auteur que les possibilités de traitement et les alternatives à celui-ci. Il y a enfin l’ensemble des dangers résultant des atteintes portées à la liberté individuelle en l’absence de détermination judiciaire et de la culpabilité et de la sanction. Dans une « justice négociée », les termes de la négociation sont tels qu’ils entraînent des inégalités fondamentales entre les parties et des pressions inévitables.
49Quoi qu’il en soit de la pertinence des arguments avancés à ce double niveau — Disposition without trial ; Discretionary justice —, une constatation paraît se dégager.
50Il s’agit du déclin du modèle adversary de la justice pénale. Au niveau de ce que l’on peut appeler l’organisation sociale de la justice dans le système pénal, le principe de la détermination judiciaire du cas gouverné « by a formai, combative theory of criminal law, involving in effect a legal battle between prosecution and defense »37, impliquant la présentation des preuves et arguments selon un ensemble rigoureux de règles et de procédures, devant un juge neutre et impartial, ne correspond plus guère à la réalité. Comme de nombreux auteurs l’ont montré, « administrative convenience, bureaucratic needs and the defendant’s interests in mitigating rigidities of penal Code work to generate a reciprocal relationship between prosecutor and defense attorney that strains toward cooperation »38. D’autre part, il apparaît, me semble-t-il, qu’une justice négociée a pu s’introduire et peut-être même s’imposer en raison du développement de la justice discrétionnaire exercée par la police et l’accusation dans les étapes initiales du procès pénal : « Most of the cases left to be dealt with by the System then arose in which there is not serious dispute over the guilt or innocence of the defendant... Everyone concerned... becomes aware of the fact that he is involved in a process where the primary focus is on deciding what to do with people who are in fact guilty. In that context one cannot expect the System to conform to the conventional adversary model »39.
51Il en résulte que le juge joue son rôle dans le contexte d’un système politique et administratif bien délimité. Alors qu’il est censé exprimer les valeurs fondamentales de la procedural justice, il se trouve pris lui-même dans une organisation où la possibilité de remplir sa mission et son rôle est affectée par les relations conjointes des autres acteurs. Le pouvoir discrétionnaire de la police et du procureur aux premières étapes de la procédure lui enlève une part de ses attributions. Par ailleurs, la justice négociée fonctionne de manière telle que la majorité des cas ont trouvé une solution par des procédures administratives avant tout jugement. Il ne reste au tribunal qu’à intervenir en dernier ressort, à titre résiduaire.
52La déviance s’est en quelque sorte « bureaucratisée ».
53En définitive, et c’est ce qui est souvent avancé, ce modèle administratif est un modèle dont les éléments et la dynamique sont dérivés d’une perspective d’analyse organisationnelle. Le système de justice pénale y est conçu comme une organisation à large échelle composée de « social units devoted primarily to the attainment of specific goals ». Les éléments clefs de l’organisation dans l’administration de la justice sont l’interaction institutionnalisée d’un grand nombre d’acteurs dont les rôles sont définis, qui sont obligés de suivre des règles bien définies et qui partagent la responsabilité dans l’obtention d’un but40.
CHAPITRE 2. Crime control v. due process
54« There is today no greater subject of domestic political controversy than the efficacy in the Criminal Justice System. It is attacked by one side as inept in the capture of criminals and the deterrence of crime. And it is charged by the other with disrespect for constitutional rights ; criminal defendants are « processed » rather than adjudicated, and the ideals of due process are compromised in favor of administrative efficience »41.
55Dans ce qui est généralement considéré comme étant une contribution importante à une réflexion systématique sur l’administration de la justice pénale42, Herbert Packer a articulé les valeurs et les choix qui supportent et organisent ce qu’il présente comme les modèles dominants du procès pénal : crime control et due process43.
56De manière générale, le crime control modèle tend à atténuer la nature adversary du procès et du système judiciaire ; le due process modèle, en revanche, tend à lui restituer son caractère central et à accentuer la nature judiciaire du système pénal.
57Partant de l’idée que « the kind of criminal process we have depends importantly on certain values choices that are reflected, explicitely or implicitely, in its habituai functioning », nous tenterons de montrer dans cette dernière partie comment l’évolution dans la fonction judiciaire qui a été observée s’inscrit dans ces modèles et répond en définitive à certains choix fondamentaux. Inscrire notre analyse dans ce type d’approche nous a semblé intéressant pour trois raisons principales. Tout d’abord, parce qu’elle permet de souligner que les problèmes de procédure et d’administration de la justice sont inséparables des problèmes relatifs à la substance de ce qui doit être administré (substantive criminal law) et qu’à cet égard il y a un lien — une liaison réciproque — entre le type de processus mis en place et les questions relatives à l’usage de la sanction pénale. Et l’on pourra ainsi constater le rapport qui paraît pouvoir être établi entre le problème de l’inflation pénale, celui de l’allocation des ressources qui en est résulté, le mouvement de décriminalisation et le choix du processus pénal. D’autre part, parce que cette approche permet de rendre compte de manière significative des prises de position en ce domaine de la Cour suprême de Warren à Burger44. Nous verrons en fait que jusqu’à un certain point la Cour suprême a joué un rôle important dans les transformations du procès pénal que nous avons constatées. Enfin, parce que la reconnaissance de ces deux modèles a des implications certaines au niveau du choix d’une politique criminelle.
A. Crime control values
58La proposition de base est que la répression des conduites criminelles est la fonction essentielle qui doit être remplie par le processus pénal, celui-ci étant revendiqué en dernière instance comme la garantie positive de la liberté sociale.
59Afin de réaliser cet objectif, il importe de mettre l’accent sur l’efficacité du système pénal, ce qui signifie en l’espèce sa capacité de condamner le plus grand nombre de délinquants dans un contexte d’allocation de ressources limitées.
60Concrètement, il s’agit aussi d’assurer la rapidité et la certitude des procédures. La rapidité implique de renoncer au formalisme ; la certitude implique de minimiser les recours. Les faits pouvant être établis plus rapidement par un interrogatoire serré à la police qu’à travers le rituel d’un examen par le tribunal, il s’ensuit nécessairement que les procédures extra- ou préjudiciaires seront préférées aux procédures judiciaires. Par ailleurs, si le système entend prendre en charge un nombre important d’affaires, le mode de gestion qui se révélera le plus efficace sera celui qui fonctionnera sur un modèle administratif, « almost a managerial model »45.
61Dans ce modèle, le processus pénal est envisagé comme un processus de sélection progressive où chaque étape implique en soi une série d’opérations dont les mérites seront appréciés en fonction du résultat qu’elles produisent, à savoir conduire l’affaire jusqu’à une conclusion réussie. Une conclusion réussie est celle où les personnes qui paraissent à première vue coupables transitent immédiatement et le plus rapidement possible dans le système afin d’y être condamnées au plus tôt. Y contribuent très certainement l’application de mesures administratives par la police et l’accusation ainsi que la détermination précoce de l’innocence et de la culpabilité.
62L’élément peut-être central de ce modèle est dès lors la présomption de culpabilité, utilisée non comme un conseil pour l’action, mais comme une prédiction de résultat. Si l’on peut se fier à la pertinence et à la validité des « activités administratives d’établissement des faits » (administrative fact findings) qui sont exercées aux premières étapes du procès pénal, les étapes ultérieures peuvent s’accomplir de manière satisfaisante au point de vue de l’efficacité. La présomption de culpabilité est en quelque sorte l’expression de cette confiance. Elle assure l’objectif majeur qui est de réaliser la répression des infractions par des procédures très largement sommaires (et qui permettent dès lors au système de répondre à davantage de demandes) et dont l’efficacité est garantie par la confiance qui est mise dans la validité des actions de la police et des autres agents intervenant dans l’établissement des faits.
63Cette position en révèle en définitive une autre. La logique du crime control model exprime implicitement l’opinion que le procès judiciaire of a formal adjudicatory nature est en définitive moins susceptible de fournir un jugement valable sur la réalité des faits que des procédures administratives antérieures. Celles-ci sont dès lors centrales, les dispositions subséquentes n’étant plus que d’une importance relative. Il importe donc de mettre tout le poids sur ces procédures et de leur permettre de fonctionner avec le moins de restrictions possibles. Il s’agit là d’un thème majeur dans le développement du crime control model.
64Comme on le constate aisément, les deux outils essentiels de ce modèle réduit à sa plus simple expression sont, d’une part, le processus administratif d’établissement des faits et, d’autre part, les offres de plaider coupable46.
B. Due process value
65« If the crime control model ressembles an assembly line, the due process model looks very much like a obstacle »47. Ici, chaque étape du procès pénal a pour but en quelque sorte de rassembler et de présenter des obstacles à la poursuite de la procédure. Il ne s’agit pas simplement d’une idéologie « opposée » à celle du crime control model, dans la mesure où les partisans du due process ne mettent pas nécessairement en cause la nécessité de réprimer le crime. L’idéologie du due process en fait est profondément marquée par « la structure formelle du droit »48.
66Alors que le crime control model manifeste sa confiance à l’endroit des procédures informelles, le due process model révèle les possibilités d’erreur dans l’établissement des faits non adjudicative et la détermination de la culpabilité. Il insiste dès lors sur la nécessité de procédures formalisées adjudicative adversary, dans lesquelles les charges retenues contre un inculpé sont examinées publiquement par un tribunal impartial qui respecte les droits de la défense. Au niveau de l’efficacité, « the due process model ressembles a factory that has to devote a substantial part of its input to quality control. This necessarily reduces quantitative output »49.
67Par ailleurs, parce que le procès pénal est potentiellement susceptible de soumettre l’individu aux pouvoirs coercitifs de l’État, il importe de contrôler soigneusement et d’établir des protections à l’encontre d’une efficacité maximale qui signifierait en fait une tyrannie maximale.
68La doctrine de la culpabilité légale exprime cet objectif. Une personne ne peut être reconnue coupable que si les faits sont établis au terme d’une procédure régulière menée par des autorités compétentes. Le tribunal doit être compétent ratione materiae (jurisdiction), ratione loci (venue) ; il doit agir avant l’expiration du délai de prescription (statue of limitations), l’inculpé doit pouvoir bénéficier de l’autorité de la chose jugée (double jeopardy) et des causes de justification (criminal responsibility), etc. Seul un juge peut procéder à la détermination de cette culpabilité légale distincte de la culpabilité matérielle — qui se borne, elle, à la question de fait de savoir si l’individu a ou non commis matériellement l’acte qui lui est reproché.
69En imposant à l’État l’obligation de prouver tous les éléments de l’affaire dans un contexte de type adjudicative, la présomption d’innocence dans le due process model joue un rôle décisif. Elle permet que soit pris en considération l’ensemble des concepts et des doctrines qui limitent l’usage de la sanction pénale. Cette possibilité « d’innocence légale » revêt une importance décisive et distingue peut être le plus radicalement les deux modèles.
70Cette doctrine fut largement développée par la Cour suprême de Warren (1953-1969) qui joua un rôle essentiel dans le domaine de l’administration de la justice pénale par une série de décisions retentissantes en matière de ce que l’on a appelé les droits et les libertés civiles. Notamment en étendant les garanties individuelles aux suspects et aux « présumés coupables », en diminuant les risques d’arbitraire et d’abus au stade de l’enquête policière, de l’instruction et de la mise en jugement, etc.50. Les importantes prises de position sur l’exclusionary rule par laquelle la Cour suprême impose aux États d’exclure des débats les preuves illégalement obtenues par des arrestations illégales, des perquisitions irrégulières, des interrogatoires sous contrainte, etc. sont à cet égard très significatives (cf. supra). Dans le même contexte, l’idée d’égalité dans la justice pénale (discrimination) et dans l’accès à celle-ci est également un produit du due process model qui suscita, entre autres, dans les années 1970, les recherches et les programmes de poverty law51. Enfin, le rôle de l’avocat (legal counsel) se trouve lui aussi dans une position centrale : de sa présence dépend dans une large mesure la réalisation des garanties prévues.
71En dernière instance, le due process model exprime un certain scepticisme à l’endroit de futilité morale et opérationnelle de la sanction pénale. Les interrogations qui portent sur la manière dont les règles de droit seront appliquées se retournent en quelque sorte sur les règles elles-mêmes : « Fundamental disagreement and unease about the very bases of the criminal law has, inevitably, created acute pressure at least to expand and liberalize those of its processes and doctrines which serve to make more tentative its judgments or limits its power »52.
72C’est dans le même ordre d’idées qu’il faut évoquer ici les propositions effectuées par ce qu’on appelle la « sociologie de la déviance » en ce qui concerne notamment le problème des mineurs. A partir du constat d’échec du système de justice des mineurs qui est une opinion très répandue aux USA et de la méfiance entretenue à l’endroit des dangers de l’étiquetage et de la stigmatisation de certaines solutions administratives, certains auteurs préconisent une politique de « non-intervention radicale ». Elle se traduit, au niveau juridictionnel, par une restriction — un resserrement — de la compétence des tribunaux (notamment en procédant à une décriminalisation massive) et un accroissement du formalisme. Une suggestion de ce type se comprend évidemment par rapport aux critiques formulées à l’encontre du système de réaction à la délinquance juvénile fondée sur le traitement individuel, avec l’abandon des garanties légales au profit du pouvoir discrétionnaire accordé aux autorités de traitement. Arbitraire et inégalité qui suscitent un sentiment d’injustice subie53. Et à cet égard, comme le constatent certains auteurs, ce due process model peut en définitive, avec quelques modifications, être aménagé de manière à intégrer la notion de déjudiciarisation54.
73Nous avons tenté de montrer, au départ d’une perspective centrée plus particulièrement sur les phases préjudiciaires du processus pénal, que le rôle de la fonction juridictionnelle dans l’ensemble complexe et interdépendant du système de justice pénale aux États-Unis peut être analysé comme exprimant en définitive un choix fondamental quant aux raisons et aux limites de l’usage du droit pénal en tant qu’instrument de contrôle social. En d’autres termes, l’adoption de l’un ou l’autre modèle détermine dans une certaine mesure le type de finalité attribuée au système pénal.
74A cet égard, il serait évidemment essentiel d’analyser en profondeur le sens des mutations qui s’observent actuellement dans ce que l’on pourrait appeler la politique pénale aux États-Unis. En effet, depuis le début des années 1970, l’idéal de réhabilitation fondé sur le « modèle médical » s’est trouvé singulièrement ébranlé — sinon attaqué — à la fois sur le terrain des faits (notamment les révoltes dans les prisons) et dans le discours scientifique55. Ce rejet s’est accompagné d’une remise en cause radicale du pouvoir discrétionnaire dont la « nature débridée » est mise à jour dans l’administration de la justice pénale56. Au départ des trois ouvrages fondamentaux de David Fogel (We are the Living Proof), A. Von Hirsch (Doing Justice) et A. Dershowitz (Fuir and Certain Punishment)57, une orientation se dessine très nettement actuellement dans le sens du Justice Model impliquant notamment l’abandon de la justice négociée et du plea bargaining et le retour au système des peines fixes58. C’est la signification de cette bifurcation qu’il importerait maintenant d’interroger et sa traduction en termes législatifs et judiciaires.
Notes de bas de page
1 PRESIDENTS COMMISSION ON LAW ENFORCEMENT AND ADMINISTRATION OF JUSTICE, The Challenge of Crime in a Free Society, Washington DC, US Government Printing Office, 1967, p. 7.
2 M. MIAILLE, Une introduction critique au droit, Paris, 1976, p. 57-58, 121-122.
3 H. PACKER, The Limits of the Criminal Sanction, Stanford, 1968 ; F. ALLEN, The Borderland of Criminal Justice, Chicago, 1964.
4 R. POUND et F. FRANKFURTER (Eds.), Criminal Justice in Cleveland, 1922 ; R. POUND, Criminal Justice in America, 1930, Reprint, New York, 1972.
5 American Law Institute, Mode ! Penal Code, Proposed Official Draft, 1962 ; Tentative Draft, 1953-1962 ; H. WECHSLER, The Challenge of a Model Penal Code, in 65 Harv. L Rev., 1097 (1952).
6 The Challenge of Crime in a Free Society, op. cit., (1), p. 7.
7 J. P. BRODEUR et P. LANDREVILLE, Finalités du système de l’administration de la justice pénale et planification des politiques, Université de Montréal, Cahiers de l’Ecole de Criminologie, 1979, p. 9.
8 H. JACOB, Justice in America. Courts, Lawyers and the Judicial Process, 2nd ed., Boston, 1972, p. 164-181 ; G. L. COLE, Politics and the Administration of Justice. Sage Publications, Beverly Hill, 1973, p. 57 et suiv. ; voy. aussi A. K. BOTTOMLEY, Decisions in the Penal Process, South Hackensack, 1973.
9 Ce système de défense ne constitue pas une reconnaissance de culpabilité à l’égard d’autres poursuites qui dériveraient du même fait.
10 J. KAPLAN, Criminal Justice. Introductory Cases and Materials, New York, 1979, p. 182.
11 D. FOGEL, Le débat américain sur la politique du sentencing : dix années de combat, in Archives de politique criminelle, 1982, no 5, p. 225 à 250. Voy. le compte rendu des débats sur Les grandes orientations de la politique criminelle des pays de l’Amérique du Nord, Journée d’études organisée à Paris le 15 mai 1981 par le Centre de recherches de politique criminelle, ibid., p. 199.
12 A. K. BOTTOMLEY, Decisions in the Penal Process, op. cit., (8), p. 130 et suiv.
13 The Challenge of Crime in a Free Society, op. cit., (1), p. 8-9. Cette représentation concerne la « face visible » du système de justice pénale. La National Commission on Criminel Justice Standards and Goals dans son rapport de 1973 propose de distinguer entre le Criminal Justice System I tel qu’il est représenté ici, correspondant aux divers organes qui composent officiellement le processus pénal, et le Criminal Justice System II qui concerne plutôt des agences privées ou publiques ou des groupes de citoyens qui, sans appartenir au système de justice pénale, sont néanmoins impliqués dans le problème de la prévention du crime.
14 Voy. A. GOLDSTEIN, Reflexions on Two Models : Inquisitorial Themes in American Criminal Procedure, in 26 Stanford Law Review, 1009-1027 (1974).
15 J. KAPLAN, Criminal Justice. Introductory Cases and Materials, op. cit., (11), p. 73-74.
16 A. C. GERMANN, F. DAY et R. GALLATI, Introduction to Law Enforcement and Criminal Justice, Springfield (Ill.), 1970, p. 139-196.
17 C. BASSIOUNI, Quelques observations sur la politique criminelle aux États-Unis, in Archives de politique criminelle, 1982, no 5, p. 221.
18 J. GOLDSTEIN, Police Discretion not to Invoke the Criminal Process. Low Visibility Decision in the Administration of Justice, in 69 Yale Law Journal, 543 (1960) ; J. SKOLNICK, Justice without Trial. Law Enforcement in Democratic Society, 1966 ; D. J. NEWMAN, Conviction. The Determination of Guilt or Innocence without Trial, Boston, 1966 ; F. J. MILLER, Prosecution. The Decision to Charge a Suspect with a Crime, Boston 1969.
19 J. KAPLAN. The Prosecutorial Discretion. A Comment, in 60 Northwestern University Law Review, 174 (1965).
20 THE PRESIDENTS COMMISSION ON LAW ENFORCEMENT AND ADMINISTRATION OF JUSTICE, Task Force Report : The Courts, Washington DC, 1967, Appendix B. Staff Lower Courts Studies, Administration of Justice in the Municipal Court of Baltimore, Administration of Justice in the Recorder’s Court of Detroit, p. 120-139.
21 Task Force Report : The Courts, op. cit., (20), p. 7-9.
22 Voy. AMERICAN BAR ASSOCIATION, Specific Project in Minimum Standards for Criminal Justice.
23 Note, Guilty Plea Bargaining. Compromises by Prosecutors to Secure Guilty Pleas, in 112 U. Pa. L. Rev., 865 (1964) ; Comment, Official Inducement to Plead Guilty. Suggested Morals for a Marketplace, in 32 U. Chi. L. Rev., 167 (1964). Notes, Plea Bargaining and the Transformation of the Criminal Process, in Harv. L. Rev., 564, 566-77 (1976-77).
24 I. FULLER, The Adversary System, in H. BERMAN (ed.), Talks on American Law, 1971, p. 35.
25 Voy. M. O. FRANKEL, The Search for Truth : An Umpirical View, in 123 U. Pa. L. Rev., 1030, 1032 1041 (1975), qui soutient que la stricte application du système adversary empêche la manifestation de la vérité.
26 C’est par la décision MAPP v. OHIO 367 US 643 (1961) que la Cour suprême imposa aux États l’application de l’exclusionary rule adoptée en 1914 dans la décision WEEKS v. US 323 US 383 (1914). Voy. aussi UNITED STATES v. CALANDRA 414 US 338, 357-359 (1974). En doctrine, J. KAPLAN, The Limits of Exclusionary Rule, in 26 Stanford Law Review, 1027, 1030-31 (1973-74).
Sur la question des acquittements sur cette base, voy. STONE v. POWELL 96 S. Ct. 3037, 3050 (1976) ; RIVENS v. SIX UNKNOWN NAMED AGENTS OF FEDERAL BUREAU OF NARCOTICS 403 US 388, 413 (1971). Et en doctrine : OAKS, Studying the Exclusionary Rule in Search and Seizure, in 37 U. Chi. L. Rev., 665, 736-39 (1970) ; A. AMSTERDAM, Search, Seizure and Section 2255 : A Comment, in 112 U. Pa. L. Rev., 378, 388-90 (1964).
27 Voy. SHELTON v. 356 US 26 (1958) où la Cour suprême annula une condamnation en raison du fait que « the plea of guilty may have been improperly obtained ». En fait, la Cour accepte les offres de plaider coupable pour autant qu’elles soient volontaires et effectuées intelligemment sur l’avis d’un conseil compétent. Voy. NORTH CAROLINA v. ALFORD 400 US 29, 31 (1970) ; POLLET v. HENDERSON 41 1 US 258, 265 (1973) : « Whether the guilty plea had been made intelligently with the advice of competent counsel ». En doctrine : A. W. ALSCHULER, The Supreme Court, The Defense Attorney and the Guilty Plea, in 47 U. Colo. L. Rev., 1 (1975) ; Note, Appellate Review of Constitutional Infirmities notwithstanding a Plea of Guilty, in 9 Houston L. Rev., 305 (1971).
28 Voy. American Law Institute, Model Code of Pre-Arraignment Procedure, art. 350, 3 (2) et la suggestion qui y est contenue que les procureurs formulent des règles de conduite en matière de plea bargaining.
29 Voy. K. GALLAGHER, Judicial Participation in Plea Bargaining : A Search for New Standards, in 9 Harvard Civil Rights - Civil Liberties Law Review, 29 (1974) qui soutient sur cette base qu’une participation judiciaire au plea bargaining empêche le caractère volontaire de l’offre de plaider coupable.
30 Voy. L. OHLIN et F. REMINGTON, Sentencing Structure : Its Effect upon Systems for the Administration of Criminal Justice, in 23 Law and Contemporary Problems, 495 (1958).
31 Certains réclament son abolition : Note, The Unconstitutionality of Plea Bargaining, in 83 Harv. L. Rev., 1387 (1970) ; A. W. ALSCHULER, The Defense Attorney’s Role in Plea Bargaining, in 84 Yale L. J., 1179-1314 (1975). D’autres, reconnaissant son caractère relativement inévitable, proposent des réformes : Note, Restructuring the Plea Bargain, in 82 Yale L. J. 286 (1972) (une participation judiciaire plus grande à la négociation) ; Note, Plea Bargaining : The Case for Reform, in 6 U. Rich. L. Rev., 325 (1972) (des procédures de négociations ouvertes et plus formalisées).
32 Voy. M. O. FINKELSTEIN, A Statistical Analysis of Guilty Plea Practices in the Federal Courts, in 89 Harv. L. Rev., 293, 309 (1975) qui soutient qu’un pourcentage significatif de prévenus qui offrent de plaider coupable — dans les districts qu’il a étudiés — n’auraient en fait pas été condamnés s’ils avaient choisi le procès.
33 Voy. K. C. DAVIS, Discretionary Justice, Chicago, 1969 ; A. K. BOTTOMLEY, Decisions in the Penal Process, op. cit., (8), 1973.
34 H. JACOB, op. cit., (8), p. 179.
35 Ch. BREITEL, Controls in Criminal Law Enforcement, in 27 U. Chi. L. Rev., 427 (1960).
36 D. MATZA, Delinquency and Drift, New York. 1964.
37 D. J. NEWMAN, Pleading Guilty for Consideration : A Study of Bargain Justice, in 46 The Journal of Criminal Law, Criminology and Police Science, 780, 788 (1956).
38 J. SKOLNICK, Social Control in the Adversary System, in 11 The Journal of Conflict Resolution, 52 (1967) ; voy. aussi A. BLUMBERG, Criminal Justice, Chicago, 1967.
39 E. L. BARRETT, The Adversary Proceeding and the Judicial Process, in : L. Μ. MATHER, To Plead Guiltv or Go to Trial, Annual Meeting of the American Political Science, 1972, p. 2.
40 P. J. UTZ, Justice and Negotiations in the Criminal Courts, Ph. D. 1977 (microfilm), University of California, Berkeley, Center of the study of Law and Society.
41 J. B. GROSSMAN, Editor of the Sage Series on Politics and the Legal Order, Editor’s Foreword, in : G. L. COLE, Politics and the Administration of Justice, Sage Publications, vol. IL 1972.
42 G. F. COLE, op. cit„ (8), p. 53.
43 H. L. PACKER, Two Models of the Criminal Process, in 113 U. Pa. L. Rev., 1 (1964). La position de fauteur exprimée dans cet article fut reprise dans : H. L. PACKER, The Limits of the Criminal Sanction, Stanford, 1968. Les références ici proviennent de l’article. Pour une critique de cette position de H. Packer à qui il est reproché de concevoir les relations entre l’individu et l’État comme une lutte engendrée par une irréductible divergence d’intérêts, et la proposition d’un troisième modèle de type familial, voy. J. GRIFFITHS, Ideology in Criminal Procedure or a Third « Model » of the Criminal Process, in 79 Yale L. J.. 359 (1970).
44 Ch. CADOUX, Le pouvoir judiciaire aux États-Unis depuis l’élection de Richard Nixon. Bilan d’une évolution 1966 1977, in Revue du droit public et de la science politique, 1978, p. 41-106 ; A. MATHOT. La Cour suprême des États-Unis à la fin de l’administration Johnson, in Revue française de science politique, 1969, p. 267.
Sur ce qui a été appelé « l’impérialisme judiciaire » de la Cour suprême, voy. La Cour suprême des États-Unis : un gouvernement des juges, in La Documentation française, avril 1978 ; E. GRISWOLD, La Cour suprême des États-Unis, in La Cour suprême - une enquête comparative, Paris, 1978, p. 109 ; F. ALLEN, The Judicial Guest for Penal Justice. The Warren Court and the Criminal Cases, in U. Ill. L. F., 518 (1975).
45 H. PACKER, op. cit., (43), p. 11.
46 Ibid.
47 Ibid., p. 13.
48 S. KADISH, Methodology and Criteria in Due Process Adjudication. A Survey and Criticism, in 66 Yale L. J., 319 (1957).
49 H. PACKER, op. cit., (43), p. 15.
50 Voy. GIDEON v. WAINWRIGHT 372 US 335 (1963) - l’absence d’avocat ; ESCOBEDO v. ILLINOIS 378 US 478 (1964) aveu.
51 P. M. WALD, Poverty and Criminal Justice, in PRESIDENT’S COMMISSION ON LAW ENFORCEMENT AND ADMINISTRATION OF JUSTICE, Task Force Report : The Courts, p. 134-151.
52 P. BATOR, Finality in Criminal Law and Federal Habeas Corpus for State Prisoners in 76 Harv. L. Rev., 441, 442 (1963).
53 Voy. E. LEMERT, Instead of Court. Diversion in Juvenile Justice, Rockville, National Institute of Mental Health, 1972 ; E. SCHUR, Radical Non-Intervention, Rethinking the Delinquency Problem, Prentice-Hall, 1973.
54 J. P. BRODEUR et P. LANDREVILLE, op. cit., (7), p. 33.
55 Voy. l’ouvrage des Quakers : Struggle for Justice, New York, 1971 ; D. ROTHMAN, The Discovery of Asylum, New York, 1971.
56 Voy. M. FRANKEL, Criminal Sentences : Law without Order, New York, 1973 ; K. DAVIS, Discretionary Justice, Chicago, 1973.
57 D. FOGEL, We are the Living Proof : The Justice Model of Corrections, Cincinnati, 1975 ; A. VON HIRSCH, Doing Justice : The Choice of Punishments, New York. 1976 ; A. DERSHOWITZ, Pair and Certain Punishment, New York, 1976.
58 Voy. J. WILSON, Thinking about Crimes, New York, 1977.
Auteur
Juriste et criminologue
Chargé de cours à l’Université catholique de Louvain
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