Chapitre II. Projet hébraïque et attente juive
p. 51-69
Texte intégral
I. Qui est oint ?
1Le terme de Messie revient 38 fois dans la Bible : il n’y a jamais le sens d’un futur1. La racine M-CH-H signifie en arabe « passer la main sur », « essuyer ». Dans son sens araméen elle désigne l’huile. (MeCHaH). En hébreu elle signifie « consacrer », « oindre » et, de là, « parfumer », et « marquer ». Elle est donc liée au geste de toucher et d’effleurer avec la main. C’est en imposant la main qu’on transmet une puissance, ou, comme en assyrien, on « mesure », on estime les dimensions de l’objet sur lequel on pose la main. Il faut donc partir de cette cérémonie de transmission d’un pouvoir pour décrire son développement historique et pour comprendre le sens qu’elle a fini par prendre lorsque ce pouvoir devient messianique.
2« YHWH dit à Moïse :
3« Monte sur cette montagne des” Abarim2 et regarde la terre que j’ai donnée aux fils d’Israël. Tu la verras et tu seras réuni aux tiens comme l’a été ton frère Aharon3... »
4Moïse parla à YHWH en disant :
5« Que YHWH, le Dieu des souffles qui animent toute chair, désigne un homme au-dessus de la communauté. Il sortira devant eux et rentrera devant eux ; il les fera sortir et les fera rentrer. Ainsi la communauté de YHWH ne sera pas comme des moutons sans berger ».
6YHWH dit à Moïse :
7« Prends toi-même Josué fils de Noun, homme en qui est l’esprit. Tu lui imposeras la main, tu le présenteras au prêtre ’EL”aZaR et à toute la communauté et tu l’ordonneras sous leurs yeux. Tu lui donneras une part de ta puissance personnelle afin que toute la communauté des fils d’Israël lui obéisse »4.
8On impose les mains, dans la société hébraïque, pour transmettre un pouvoir ou pour bénir, comme on impose les mains aussi aux victimes qu’on immole ou au bouc émissaire qui se charge alors de la culpabilité générale5. Ce geste soutient en fait une réalité morale ou spirituelle qui se communique de l’un à l’autre. Il signifie un transfert de puissance. Le signe visible — la main humaine — révèle et cache à la fois, une autre main, celle de Dieu par exemple. Le geste n’est donc pas magique.
9Par la suite on joint l’huile à la cérémonie :
10« Tu présenteras ’Aharon et ses enfants à l’entrée de la tente de la rencontre et tu les laveras dans l’eau. Tu prendras les vêtements, tu revêtiras ’Aharon de la tunique, de la robe de l’éphod, de l’éphod et du pectoral, tu le draperas dans l’écharpe de l’éphod. Tu poseras le turban sur sa tête, tu mettras l’insigne de consécration sur le turban ; puis tu prendras l’huile d’onction (MiCHHaH), tu la lui verseras sur la tête et tu l’oindras »6.
11D’autres textes étendent Ponction aux fils de ’Aharon et même, aux simples prêtres7. Les objets également sont oints pour être consacrés à leur fonction :
12« YHWH parla à Moïse en disant :
13« Et toi, procure-toi des aromates de première qualité : de la myrrhe fluide, cinq cents sicles ; du cinnamone aromatique la moitié, soit deux cent cinquante sicles ; du roseau aromatique, deux cent cinquante ; de la casse, cinq cents, en sicles du sanctuaire, avec un HiN d’huile d’olive. Tu en feras l’huile d’onction (MiCHHaH) sainte, mélange parfumé, travail de parfumeur ; ce sera l’huile d’onction sainte. Tu en oindras la tente de la rencontre, l’arche de la charte, la table et tous ses accessoires, le chandelier et ses accessoires, l’autel des parfums, l’autel de l’holocauste, et tous ses accessoires, la cuve et son support ; tu les consacreras et ils seront très saints : quiconque y touchera sera saint. ’Aharon et ses fils, tu les oindras aussi et tu les consacreras pour qu’ils exercent le sacerdoce pour moi »8.
14C’est ainsi que les Patriarches ont versé de l’huile sur les stèles des sanctuaires pour les consacrer9. Les 133 occurrences de la racine M-CH-H de la Bible signifient toutes la consécration, qu’elles se rapportent à un prêtre, à un roi, à un objet du temple, à la stèle d’un sanctuaire ou même à un prophète. Le Messie, MaCHi’aH, l’oint, est la personne qui reçoit une consécration en vue de l’accomplissement d’une mission donnée par Dieu. L’oint est donc celui sur lequel Dieu met sa main pour l’investir d’une fonction. De même que le geste du prophète à l’adresse du prêtre n’est point magique, la matière non plus, l’huile, n’est pas magique. A la limite Dieu et le prophète, peuvent s’en passer. Quand le prophète Isaïe désigne comme MaCHi’aH (oint-messie) le roi Cyrus parce qu’il a autorisé les Judéens à retourner chez eux et à rebâtir leur temple, personne ne verse de l’huile d’onction sur lui10. De même lorsque le prophète Elie désigne Elisée comme successeur, il se passe de l’huile d’onction :
15« Elie partit et trouva Elisée, fils de Chafat, qui labourait douze arpents qui lui restaient et il en était au douzième. Elie passa près de lui et jeta son manteau sur lui. Elisée abandonna les bœufs, courut après Elie et dit « Permets que j’embrasse mon père et ma mère et je te suivrai »11.
16Le MaCHi’aH (messie) est choisi par Dieu, pour une œuvre et pour une fonction. De ce qui pouvait être à l’origine une cérémonie magique de transmission d’une force et de possession communicable, les Hébreux ont fait une action spirituelle de Dieu. Sur l’oint (messie), descend l’Esprit de Dieu. Il est saisi par lui pour devenir serviteur permanent en tant que prophète, prêtre, grand prêtre ou roi.
II. Le Roi-Messie
17En fait, la royauté apparaît tardivement en Israël. Lorsque les tribus s’installent progressivement en terre de Canaan, par des alliances de paix, par l’habitude des liens économiques et des échanges avec les Cananéens, ou par la guerre, elles n’ont pas conscience de former un Etat avec un pouvoir centralisé. Elles sont unies religieusement sans que cela les empêche d’emprunter certains de leurs rites et de leurs mœurs, aux païens. Elles vivent alors sous le régime de la Judicature. De temps en temps, un juge se déplace d’une tribu à l’autre, et sans jamais faire le tour de toutes les tribus, pour régler les questions juridiques, sociales et économiques, selon les principes de la tradition religieuse. Des sanctuaires parsèment la terre de Canaan, qui sont le plus souvent d’anciens sanctuaires païens reconvertis par les tribus d’Israël en sanctuaires hébreux. On y raconte partout les mêmes louanges au même Dieu, les mêmes événements passés, les mêmes grands faits et les mêmes prodiges accomplis par le Dieu d’Israël. Mais cette unité religieuse qui caractérise les tribus d’Israël au premier temps de leur installation dans la terre promise, n’est pas appuyée sur une structure politique et étatique : la plus grande partie de la terre promise, surtout les plaines et les vallées, ainsi que les côtes, appartiennent aux différents peuples et aux différentes cités, fortifiées souvent, qui imposent leur loi autour d’elles. Mais voici qu’un peuple — les Philistins-— débarque sur la côte Sud du pays, et prétend dominer tout le pays en exerçant de fortes pressions sur tous ses habitants et, en particulier, sur certaines tribus d’Israël. Il possède le fer et interdit à ces tribus de le posséder également. Certaines tribus envisagent alors de s’ériger en royaume à l’image des Philistins, du pays de Moab ou de celui d’Amon, ou d'Edom. C’est dans le contexte de ce moment de crise déclenchée par les Philistins que les Hébreux aperçoivent l’impérieuse nécessité, d’un pouvoir puissant et centralisé : le système royal est ainsi né en Israël, dans un contexte païen. Nombreux sont alors parmi les prophètes et les conservateurs qui s’opposent aux progressistes partisans d’un nouveau mode de vie empruntée aux païens et aveugles devant les risques d’une telle mutation qui fait entrer Israël dans le jeu politique. Le texte de 2 Samuel 7, 1-17, nous a gardé le souvenir de telles oppositions et de la transformation profonde de l’idéologie royale quand elle est intégrée au monothéisme prophétique.
18« Or, lorsque le roi fut installé dans sa maison et que YHWH lui eut accordé du repos alentour en écartant tous ses ennemis, le roi dit au prophète Natan : « Tu vois, je suis installé dans une maison de cèdre, tandis que l’arche de Dieu est installée au milieu d’une tente de toile ». Natan dit au roi : « Tout ce qui est dans ton cœur, va le faire, car YHWH est avec toi ». Or, cette nuit-là, la parole de YHWH fut adressée à Natan en ces termes : « Va dire à mon serviteur David, ainsi parle YHWH : Est-ce toi qui me bâtiras une maison pour ma résidence ? Mais je ne me suis pas installé dans une maison depuis le jour où j’ai fait monter d’Egypte les fils d’Israël et jusqu’à ce jour : je cheminais sous une tente et dans une demeure. Partout où je cheminais avec tous les fils d’Israël, ai-je adressé un seul mot à l’un des chefs d’Israël que j’avais établis à paître mon peuple Israël, pour dire : « Pourquoi ne m’avez-vous pas bâti une maison de cèdre ? « Maintenant tu parleras à mon serviteur David ainsi : « Ainsi parle YHWHT-SeBa’oT, c’est moi qui t’ai pris du pâturage, derrière le troupeau, pour que tu deviennes le chef de mon peuple Israël. Je fus avec toi partout où tu allais, j’ai détruit tous tes ennemis devant toi. Je te ferai un nom aussi grand que le nom des grands de la terre. Je fixerai un lieu à Israël mon peuple, je l’implanterai et il demeurera à sa place ; il ne tremblera plus et les criminels ne continueront plus à l’opprimer comme jadis, et comme depuis le jour où j’ai établi des juges sur Israël mon peuple. Je t’ai donné du repos en écartant tous tes ennemis. YHWH t’annonce que YHWH te fera une maison. Lorsque tes jours seront accomplis et que tu dormiras avec tes pères, j’élèverai ta descendance après toi, celui qui sera issu de toi-même, et j’établirai fermement sa royauté. C’est lui qui bâtira une maison pour mon Nom, et j’établirai à jamais son trône. Je serai pour lui un Père et il sera pour moi un fils. S’il commet une faute, je le corrigerai en me servant d’hommes pour bâton et d’êtres humains pour le frapper. Mais ma fidélité ne s’écartera point de lui comme je l’ai écartée de Saül que j’ai écarté devant toi. Devant toi, ta maison et ta royauté seront à jamais stables, ton trône à jamais affermi.
19Ainsi parla Natan à David, comme toutes ces paroles et selon toute cette vision »12.
20Tel est le récit de la fondation de la royauté, mais telle est également sa limitation : le roi se soumet au prophète, et le politique à la parole prophétique et à l’Alliance. David consulte le prophète Natan et lui obéit. Son projet est jugé en fonction du projet général monothéiste (YHWH-TSeBa’oT). Il veut certes construire le Temple où doit résider YHWH. Mais celui-ci est mobile et ne peut se fixer nulle part. « Il chemine » partout où son peuple chemine. Il craint d’être annexé par le roi constructeur, comme il craint que son peuple soit également soumis au pouvoir royal d’une manière absolue. Dans le temps d’une nuit, le prophète Natan comprend le danger de l’absolutisme royal qui dominait tous les peuples du Moyen-Orient, et de son caractère sacré par lequel le roi était quasiment Dieu. En effet, en Egypte, le roi était fils « naturel » de Dieu et non son fils adoptif. En Mésopotamie le roi descendait toujours du ciel, et constituait le centre d’unité du peuple et le canal par lequel la bénédiction descendait du ciel sur la terre. Toute cette idéologie était contradictoire avec le monothéisme biblique. David ne construit pas le Temple et il accepte ainsi de faire opérer à l’institution royale le renversement nécessaire à sa purification, et de la débarrasser de tout caractère sacré. Il peut dès lors servir de modèle : il devient fils adoptif de Dieu, fils et serviteur à la fois, c’est-à-dire, vassal. Le Roi n’est plus la référence ultime car la véritable maison de Dieu est et elle sera toujours, la communauté d’Israël, incarnée dans la maison de David ainsi définie et installée dans sa fonction de « serviteur de YHWH ». L’alliance de Dieu avec David et avec sa dynastie concerne le peuple d’Israël en entier. La dynastie royale devient porteuse du devenir et de l’avenir de la communauté. Elle acquiert sa stabilité et sa permanence historique par cette promotion messianique. C’est donc cette promesse faite à la maison de David qui éveille l’attente messianique du peuple d’Israël : l’avenir de la maison de Dieu est alors identifié à l’avenir de la maison de David représentée sur la terre par « les fils d’Israël ».
III. Le Messie, Fils de David
21Le message essentiel des prophètes d’Israël tourne autour de cette attente messianique et se résume aux remontrances faites aux rois des deux royaumes d’Israël et de Judah parce qu’ils ne restent pas fidèles à l’Alliance de Dieu avec la royauté. Ils ne cessent de répéter que si Dieu est fidèle à David et à sa dynastie, il est fidèle à Israël, et qu’inversement, s’il punit les rois du Nord et du Sud du royaume, c’est qu’il signifie par là son châtiment de tout le peuple. En fait les théories messianiques des prophètes comportent des thèmes multiples. On y rencontre deux courants : l’un, restaurateur, vise le rétablissement du royaume davidique et de la situation heureuse de la société bâtie par David, riche, forte, étendue et ouverte, par la personne du roi lui-même, aux valeurs de l’esprit et de la tradition. L’autre courant est franchement utopiste et vise une humanité meilleure que par le passé, et des qualités humaines à « la fin des jours », jamais rencontrées dans le passé, ni sur le plan individuel ni sur le plan collectif. Le messianisme prophétique est en effet ouvert à l’universel et c’est le bonheur de toute l’humanité qu’il proclame. C’est bien pourquoi, les visions des prophètes se rapportent beaucoup plus aux peuples et aux nations qu’à l’individu comme tel. Elles ne supposent pas une connaissance intime, secrète, individuelle, qui ne serait pas donnée à tous les hommes. C’est pourquoi aussi, les événements qu’elles décrivent et les faits qu’elles prévoient sont toujours de l’ordre du monde, de la nature et de l’histoire réelle, actuelle, passée ou à venir. Il ne faut point se tromper sur le sens à donner à l’expression tant de fois répétée dans les textes prophétiques : « fin des jours »13. Elle signifie d’une façon précise, « après les temps présents » et non point « au-delà du temps ». Les temps actuels, contemporains des prophètes qui parlent et écrivent, sont remplis d’injustice, de haine, d’infidélité et de violence. Nous les appellerons « temps historiques ». Après les temps historiques, il y aura « les temps messianiques », les « jours » de paix, d’amour, de fidélité et de justice. Selon Osée et le premier Isaïe, cette « fin des jours » renvoie au paradis14, mais elle se produit dans l’histoire et sur cette terre où nous vivons. Pour eux, tout se produit et se produira dans un seul monde : celui où nous vivons. Les temps messianiques sont les temps où le peuple d’Israël vit sur sa terre, en paix, comme toutes les autres nations.
22Mais voici que les catastrophes politiques, nationales, économiques et sociales s’abattent sur le royaume du Nord qui disparaît en 726 avant l’ère courante ; elles s’abattent aussi sur les habitants de Judah qui sont exilés vers le début du sixième siècle à la suite de la destruction du Temple de Jérusalem en 586 avant l’ère courante.
23De nouvelles conceptions apparaissent et l’idée messianique évolue jusqu’à sa transformation en messianisme eschatologique. Les arguments classiques évoqués continuellement pour expliquer ces catastrophes, ne suffisent plus à recouvrir l’étendue des souffrances et leur intensité. On ne peut plus continuer à les considérer comme la conséquence des fautes d’Israël ni comme leur châtiment. La disproportion entre les fautes et leur sanction est si énorme que l’on se prend à penser que le monde et l’histoire sont eux-mêmes réticents à fa parole divine et à l’esprit saint. Et l’on commence alors à parler d’un nouveau monde, c’est-à-dire, d’une « nouvelle terre » et de « nouveaux cieux » plus homogènes à la parole créatrice. Jérémie, le prophète, systématise même ces idées et les résume dans la notion de « nouvelle alliance » de Dieu avec les hommes et avec Israël. C’est ainsi que le messianisme classique entra dans sa phase eschatologique.
24Il y a eschatologie et non plus messianisme simple, quand l’avenir n’est plus considéré comme le prolongement du passé, mais en rupture radicale avec lui. Ce qui apparaîtra à la fin des temps historiques sera nouveau : une nouvelle création, le pardon total par Dieu des fautes d’Israël après le jugement, des catastrophes inimaginables dont seul Dieu triomphera et dont seul Dieu pourra sauver les hommes. Le texte du prophète Mikhah (Michée), que nous trouvons dans le chapitre 5, du premier verset au quatrième, est un excellent témoignage de cette évolution, — et peut-être même « révolution » —, qui s’est opérée dans l’idée prophétique du messianisme. Ce texte est écrit à la fin de l’exil vers 500 avant l’ère courante. Il est important de le replacer dans l’ensemble constitué par le chapitre 4 et par le chapitre 5.
CHAPITRE 4
A) « Il arrivera à la fin des jours que la montagne de la maison de YHWH sera établie au sommet des montagnes... Des peuples y afflueront. Des nations nombreuses se mettront en marche et diront : « Venez, montons à la montagne de YHWH... C’est de Sion que vient l’instruction et de Jérusalem la Parole de YHWH... On ne brandira plus l’épée, nation contre nation, on n’apprendra plus à se battre... » (1-5).
B) « En ce jour-là, oracle de YHWH, je rassemblerai ce qui boîte, je réunirai ce qui est dispersé, et ce que j’ai maltraité. De ce qui boîte je ferai un reste et de ce qui est éloigné une nation puissante. Sur la montagne de Sion, YHWH sera leur roi dès maintenant et à jamais » (6-7).
C) « Et toi, tour du troupeau, acropole de la fille de Sion, vers toi retournera la souveraineté première, la royauté qui revient à la fille de Jérusalem.
Maintenant pourquoi pousses-tu des cris ?... La douleur t’a-t-elle saisie comme la femme qui enfante ?... YHWH te rachètera de la main de tes ennemis !
Et maintenant, se sont rassemblées contre toi, de nombreuses nations, celles qui disent : « Qu’elle soit profanée et que nos yeux se repaissent du spectacle de Sion ! » Mais, elles ne connaissent pas les pensées de YHWH... Il les a réunies comme des gerbes dans l’aire ! Debout ! Foule le grain, fille de Sion,... tu broieras des peuples nombreux... » (8-14).
25Du messianisme universel exprimé par la montée des nations à Jérusalem, sur la montagne de Sion (A), Mikhah passe au « reste » sauvé par YHWH (B) pour enfin s’adresser à Jérusalem et pour la rassurer sur l’issue du combat eschatologique des nations contre elle, alors que c’est à elle que revient la royauté (C).
26Notre texte (5,1-4), introduit le chapitre 5, qui est organisé en symétrie inverse du précédent. La structure de ce chapitre est en effet présentée par C, B, et A et non pas par l’ordre A, B, C, de telle manière que l’adresse de YHWH à Bethléem soit première (C) et accompagnée de l’établissement des temps messianiques, puis que l’intervention du « reste » la suive (B), et que la conclusion sur le messianisme universel (A) clôture le chapitre.
CHAPITRE 5
C) « Et toi Bethléem Ephrata, petite pour compter parmi les clans de Judah, de toi sortira, pour moi, celui qui doit gouverner Israël. Ses origines remontent à l’antiquité, aux jours d’autrefois. Il se tiendra debout et fera paître son troupeau par la puissance de YHWH, par la majesté du Nom de YHWH son Dieu... Lui-même sera la Paix... » (1-5).
B) « Alors le reste de Jacob sera au milieu des peuples, nombreux, comme une rosée de YHWH, comme des ondées sur l’herbage... Alors le reste de Jacob sera parmi les nations, au milieu des peuples nombreux comme un lion parmi les bêtes de la forêt... » (6-7).
A) « Que ta main se lève sur tes adversaires et que tous les ennemis soient supprimés... Avec colère, avec fureur, je tirerai vengeance des nations qui n’ont pas obéi » (8-14).
27Ainsi replacé dans son contexte eschatologique et à la suite de l’évocation du combat final, notre texte part de Bethléem et non de Jérusalem et finit sur le combat des Nations contre Israël. Le prophète Mikhah reprend la figure de David, né lui aussi à Bethléem, et la projette sur le Messie à venir. En ce sens, celui-ci sera bien le « fils de David », puisqu’il sera également berger d’un petit clan de Judah, très humble, et qu’il deviendra pasteur d’hommes. Sa souveraineté s’étendra sur tous les hommes et sur toute la terre, et plus qu’il n’instaurera, par absence de guerre, la paix, il « sera paix » lui-même, c’est-à-dire, comme le mot CHaLoM l’indique, « plénitude ». Mais il « fera paître » l’humanité, par la puissance de YHWH auquel il reste subordonné, et dont il n’est que le serviteur. Le messianisme davidique du chapitre 5 de Mikhah, doit être articulé au messianisme eschatologique et au règne de Dieu exposés dans le chapitre 4, car c’est par là seulement qu’apparaissent les efforts faits par le prophète pour redéfinir l’espérance d’Israël et son attente d’un nouveau monde. Mais par là également apparaît la grande distinction qui se préparait depuis Jérémie et depuis la déportation, entre une eschatologie que nous appellerons « descendante » car elle signifie le règne de Dieu qui descend sur la terre pour y imposer sa souveraineté et sa puissance, en pardonnant mais en châtiant aussi, et l’eschatologie « ascendante ». Cette dernière désigne le messianisme qui monte de la terre au ciel, à travers un personnage (le fils de David) ou un peuple (Israël) en voie d’enfantement, telle « une femme dans ses douleurs d’enfantement ». Peut-être le retour de l’exil, à la suite de l’Edit de Cyrus, a-t-il été vécu, après la terrible déportation et la destruction du Temple par Nabuchodonosor en 586 avant l’ère courante, comme un moment de grande crise eschatologique, et comme une annonce des temps messianiques. Toujours est-il qu’avec cette distinction, et avec elle seulement la question de la violence du Messie à son avénement, et de Dieu lui-même, au jour de son règne (« Le jour de YHWH ») est posée dans son ampleur. Est-elle une étape nécessaire et inévitable même pour Dieu ? Les temps messianiques et le règne eschatologique de Dieu ne peuvent-ils éviter la violence, l’épée et la guerre ?
IV. Messianisme et violence
28C’est à cette question que les pharisiens, maîtres du Talmud, entreprennent de répondre. Il faut rappeler que la plupart de ces maîtres vivent après la destruction du second Temple de Jérusalem en 70 de l’ère courante, après Massada, après les persécutions d’Adrien, après la terrible défaite de Bet-Tir, subie par Bar-Kokhba et par Rabbi Aquiba, et donc après la perte de l’indépendance nationale et religieuse. Le messianisme, pour eux, c’est d’abord, et selon l’enseignement des prophètes, le retour des Juifs à Jérusalem et à Sion. Le Sionisme, dans son sens de retour en terre promise, est inscrit dans le cœur même du Judaïsme et au centre du messianisme pharisien. Le messie est d’abord celui qui « rassemble les exilés » et les ramène à Jérusalem. On ne peut détacher ce retour géographique du peuple Juif sur sa terre — quel que soit le moment où il doit se produire d’autre part — du messianisme juif, sans risquer de dénaturer la foi juive. Le messianisme juif comporte deux dimensions : l’une politique et géographique en même temps qu’économique, et l’autre, spirituelle qui désigne le retour de l’homme juif non pas seulement à sa terre, mais aussi et surtout à lui-même, à Dieu, à la Torah, et à sa fonction au sein des nations et avec elles. Dans le Talmud, où sont consignées principalement les réflexions rabbiniques, c’est surtout le premier aspect qui a préoccupé les maîtres pharisiens, car ils savaient que le retour du peuple juif à sa terre, fût-ce sous la houlette du Messie, ne se produirait pas dans la paix ni dans la justice, et que les Nations s’y opposeraient. Et retourner sur sa propre terre, en étant obligé de faire la guerre pour la conquérir, demeure une situation intolérable et un comportement incompréhensible aux yeux des pharisiens dont la conscience morale et religieuse fut un modèle de rigueur.
29Nous avons choisi le texte suivant, tiré du Traité du Talmud appelé Synhedrin qui traite de la Justice, des tribunaux, et des conceptions messianiques du Judaïsme. Il s’y trouve à la page 98 b.
30« ’Oula enseignait : « que le Messie vienne et que je n’y assiste pas ». De même Rabbah enseignait : « Qu’il vienne et que je ne le voie pas ! ». Mais Rab Yosseph enseignait « Qu’il vienne même si je ne mérite que de m’asseoir à l’ombre des excréments de son âne ! ».
31Voilà donc deux maîtres pharisiens qui croient au Messie, qui souhaitent sa venue, mais qui ne veulent pas assister à son avènement. De quoi ont-ils peur ? Quant à Rab Yosseph, il est prêt à payer la venue du Messie, par son confort et par sa dignité. Il veut, quant à lui, le Messie, à n’importe quelle condition.
32« ’Abbaye questionna Rabbah : « Pourquoi ne veux-tu pas assister à l’avènement du Messie ? Peut-être as-tu peur des douleurs d’enfantement du Messie ?... Mais toi, maître, la Torah et l’amour que tu témoignes à tous les hommes, te protègent de ces catastrophes ! ».
33Rabbah sait les terribles souffrances et les catastrophes par lesquelles passera l’humanité pour arriver aux temps messianiques. Il sait que ceux-ci se réaliseront par la violence : ne veut-il pas y assister à cause de son amour précisément pour tous les hommes ? Non, dit-il, la raison est autre et plus terrible : « Rabbah répondit à'Abbaye : « C’est parce que j’ai peur que la responsabilité d’Israël soit, à ce moment, grande ! Car on enseigne ceci à propos du verset biblique suivant : « Jusqu’à ce que ton peuple, YHWH, fasse sa traversée, jusqu’à ce que ce peuple que tu as acquis, fasse sa traversée »15.
34« Jusqu’à ce que ton peuple, YHWH, fasse sa traversée » : cette première partie du verset désigne l’entrée en terre sainte sous Josué.
35« Jusqu’à ce que ce peuple que tu as acquis fasse sa traversée » cette seconde partie du verset se rapporte à la seconde entrée en terre sainte, après l’édit de Cyrus.
36Le peuple d’Israël devrait entrer en terre sainte, par miracle, la seconde fois comme la première fois. Malheureusement sa faute l’a entraîné ».
37Voilà donc interprétée l’angoisse de Rabbah devant les temps messianiques : il tremble devant les fautes d’Israël, éventuelles, possibles, et il en arrive à se convaincre que le Messie sera toujours pour demain, après sa mort, mais pas de son vivant.
38« De même, Rabbi Yohanan enseignait : « Que le Messie vienne et que je ne le voie pas ! ».
39Rech Lakich le questionna : « Pourquoi ? Peut-être parce qu’il est écrit : « Comme l’homme fuit devant le lion et qu’il rencontre un ours. Il rentre alors chez lui, et appuie sa main sur le mur : mais un serpent le mord »16.
40Rech Lakich s’appuie sur ce verset de prophète Amos qui y décrit les catastrophes qui se produiront « le Jour de YHWH », dans la perspective de l’eschatologie « descendante ». Il cherche donc à y trouver les raisons de l’angoisse de Rabbi Yohanan devant l’avènement du Messie. Voici comment il interprète ce verset :
41« Au moment où l’homme va travailler à son champ, l’ingénieur du cadastre le rencontre : c’est comme si le lion l’avait croisé. Il rentre alors à la ville (pour y travailler) : mais le percepteur le rencontre : c’est comme si l’ours l’avait rencontré. Il rentre enfin chez lui et trouve ses fils et ses filles affamées : c’est comme si le serpent l’avait mordu ».
42Voilà donc l’interprétation proposée par Rech Lakich : il croit que c’est la catastrophe économique qui fait trember Rabbi Yohanan, puisque le Messie doit aussi aider l’humanité à résoudre sa crise économique. Il arrivera dans des temps où le champ n’appartiendra plus à l’agriculteur, qui, en désespoir de cause, préferera aller travailler en ville. Malheureusement il s’apercevra que l’Etat lui prend tout le produit de son travail en impôts. Que devra-t-il faire ? Rentrer chez lui et cesser de travailler ? Mais sa famille est affamée ! Mais Rabbi Yohanan propose lui-même l’interprétation de son angoisse.
43« Parce qu’il est écrit : « Questionnez donc et examinez si un mâle peut enfanter ; pourquoi ai-je vu chaque homme les mains posées sur le ventre comme la femme qui accouche, et tous les visages sont devenus blêmes »17.
44Le prophète Jérémie se déplace dans toutes les rues de Jérusalem, pendant la déportation et il y assiste aux souffrances insupportables des Judéens et à leur départ en exil. Hommes, femmes, enfants, tous sont pliés sur eux-mêmes, se tiennent les côtes et blêmissent, de crainte, de douleur et de faim. Rabbi Yohanan, plusieurs siècles après la déportation, voit dans cette situation, l’exemple même de la crise messianique et des douleurs d’enfantement du Messie. Et s’il en a peur, c’est parce qu’il sait que même Dieu en souffre, obligé de prendre position pour un peuple contre un autre alors que tous les peuples sont ses enfants et qu’il en est le Père unique. Suivons donc Rabbi Yohanan :
45« Quel est le sens de l’expression : « Tout visage est devenu blême ? » C’est qu’il y a la cour terrestre et la cour céleste. Toute la cour céleste a pâli quand le Saint Béni a dit : « Mais ceux-là sont l’œuvre de mes mains et ceux-ci sont aussi l’œuvre de mes mains ! Comment pourrais-je anéantir les uns à cause des autres ? ».
46La situation messianique est celle où deux peuples, tous deux justes et moraux, tous deux « œuvre des mains divines », se confrontent et en arrivent à s’affronter par les armes : les deux ont raison. Quelle doit être l’issue du combat ? Et de quel côté Dieu se met-il ? Rabbi Yohanan répond : d’aucun côté, car il souffre lui-même de cette guerre, car à ses yeux, d’un côté comme de l’autre, ses enfants meurent, innocents. Et si Dieu lui-même ne sait que faire en ces temps de douleur, Rabbi Yohanan préfère, quant à lui, ne pas vivre au même moment : « Que le Messie vienne ! Mais que je ne le voie pas ! ». Le Talmud conclut cette réflexion par le proverbe suivant :
47« Les hommes disent en général : le bœuf s’est précipité et il a chuté. Le propriétaire envoya chercher un cheval pour le mettre à sa place ».
48Le propriétaire du champ à labourer a mis un bœuf à sa charrue. Il a toujours labouré son champ avec ce bœuf qu’il aimait. Mais voici qu’un jour le bœuf trébucha et se cassa la patte. Le propriétaire l’envoya aux soins, et pendant ce temps d’absence du bœuf, il mit un cheval à la charrue à sa place, et il s’attacha à lui, de jour en jour. Puis le bœuf revint, guéri : le problème était cruel pour le propriétaire. Qu’allait-il faire ? Il était très dur, pour lui, de renvoyer le cheval pour mettre à sa place le bœuf. Mais il était aussi très dur pour lui, de laisser le cheval à sa place et de refuser le retour du bœuf à son champ et à sa fonction d’origine !
49Quand, aux temps messianiques, Israël retournera sur sa terre, après sa guérison par l’exil, il trouvera les peuples que Dieu, le propriétaire de la terre, aura placé à sa place pour s’en occuper. A ce moment-là, Dieu « blêmira » et « fera blêmir » les anges quand il leur dira : « Que dois-je faire ? Je suis attaché à ceux-ci et à ceux-là puisqu’ils sont les deux, mes enfants ». Dieu souffre de la souffrance de l’homme et c’est de lui qu’il s’agit toujours, dans toute douleur entraînée par l’injustice ou par la justice ; Rabbi Yohanan ne veut pas être contemporain de cette douleur divine conséquente à la douleur humaine. C’est cette violence, pourtant juste, qu’il ne peut assumer, car elle est métaphysique. Que le règne de Dieu arrive, puisqu’il doit arriver, selon l’eschatologie « descendante », mais malheur aux hommes en ces temps de crises, de rigueur, de jugement et de décisions implacables et inévitables, même s’ils sont suivis d’un temps d’amour et de joie.
V. Messianisme et Kabbalah
50L’autre aspect du messianisme juif, est particulièrement analysé par les kabbalistes. Ceux-ci connaissent les dimensions naturelles, politiques et sociales de l’attente juive, mais ils trouvent le vrai sens du messianisme dans la rédemption finale. Paradoxalement la rédemption est conçue par eux d’une manière utopique et restauratrice à la fois. On ne peut en effet séparer le commencement de l’histoire et la fin, car tout commencement dessine déjà le projet final et s’y oriente. Tout commencement est « commencement de... » et engage à une attente active de ce qui n’a été que dessiné au premier instant. L’architecte a tout le dessin du bâtiment dans l’esprit, quand il commence à le bâtir. Mais la réalisation du projet peut comporter des déviations, des digressions, des trahisons même, des approximations, en un mot des infidélités. Il faut donc constamment redresser l’histoire et remettre dans la direction finale l’entreprise. Il faut rétablir l’unité et l’harmonie primitives. Mais voilà, disent les kabbalistes, que l’unité rétablie est plus riche, plus lumineuse, plus précieuse que l’unité perdue, comme s’il fallait s’éloigner de la voie tracée pour en comprendre véritablement la portée, comme s’il fallait traverser l’expérience de l’absence pour connaître la valeur de la présence, comme s’il fallait fauter pour apercevoir la qualité véritable du bien ! La rédemption sera donc le jaillissement d’une lumière qui, de toute façon était toujours contenue dans le monde, mais qui y était restée cachée. Et il faut bien que le messie libère cette lumière et donne la rédemption à l’humanité. Dans cette fonction il sera appelé « Messie fils de David », par opposition au « Messie fils de Joseph » qui résoudra les problèmes politiques et économiques, à l’image de Joseph en Egypte. « Le fils de Joseph » précède et prépare la voie au « fils de David » et à la rédemption véritable, c’est-à-dire à la guérison de l’âme et de l’esprit.
51La notion kabbalistique de Tsimtsoum (contraction) qui fait pendant à celle de Rédemption, porte en elle le projet final et la condition même de cette guérison. Les kabbalistes décrivent, en effet, la création du monde, en la concevant comme une « contraction » de Dieu qui se serait retiré d’un lieu qu’il occupait, afin de laisser place à la créature. Dieu occupait tout et se trouvait partout avant la création. Son projet de créer un autre être que lui, impliquait la définition d’un autre lieu où l’être créé pût prendre place. Dieu s’est alors retiré de cet espace et le monde y apparut. La créature est donc elle-même, en son lieu propre distinct du lieu occupé par Dieu. Là où est l’homme, Dieu n’est pas, et là où est Dieu, l’homme n’est pas. Chacun est réellement ce qu’il est, différent de l’autre. Comment alors établir une relation dans ces conditions d’extériorité, entre eux ? La Bible y répond en proclamant que Dieu créa le monde par la parole. Seule la parole unit en distinguant, lie en séparant, et respecte la différence qui existe entre les interlocuteurs. C’est ce dialogue entre Dieu et l’homme juif qui est exprimé dans la notion d’Alliance, et c’est ce dialogue encore que Dieu attend de l’homme. Toute parole est fondée sur le Tsimtsoum par lequel chacun des interlocuteurs s’efface pour laisser place à l’autre, et se tait après avoir parlé, pour écouter la parole qui lui vient de l’autre et qui porte un message d’alliance et d’amour. L’attente juive est faite de Tsimtsoum et de dialogue. Elle exclut toute communion et toute confusion de genres : chacun reste et doit rester ce qu’il est afin que sa parole par laquelle il interpelle l’autre, ouvre celui-ci et le prépare à accueillir ce que jamais il n’aurait trouvé par lui-même si on ne le lui avait pas donné.
VI. L’attente juive
52L’attente juive est donc double, intérieure et extérieure à la fois, individuelle et collective, juive et universelle, politique et spirituelle. Vivre c’est attendre, c’est demander, c’est donc désirer ce qui nous manque. On appellera bonheur la satisfaction totale de ce manque, la réponse totale à la demande. Mais alors nous savons que cette satisfaction est utopique et qu’elle ne peut être que visée ainsi que Dieu l’enseigne à Moïse. Celui-ci demande à Dieu de « lui montrer son visage », et Dieu lui répond : « L’homme ne peut me voir et demeurer en vie ». La satisfaction totale serait la mort de tout désir, de toute vie véritable. C’est à l’intérieur de cette conception de l’attente comme désir et comme vie, qu’il faut se placer pour comprendre la conception mystique et juive du messianisme. Celui-ci est tout simplement constitué par les réponses politiques ou spirituelles que nous apportons à nos questions, sans que nous nous y arrêtions définitivement puisque les réponses apportées renvoient toujours à de nouvelles attentes et à de nouveaux messianismes. Tout comme s’il fallait se persuader que le Messie est toujours et par définition, pour demain, puisqu’on ne cesse jamais de désirer et que tout désir est désir de l’Infini et de l’Absolu. Nous vivons, individuellement et collectivement, de messianisme en messianisme, comme autant d’approximations, de ce qui ne peut être jamais vu mais seulement écouté, c’est-à-dire obéi. La véritable perfection n’est pas un état que nous atteindrons un jour, mais elle réside dans la perfectibilité de l’homme, dans l’effort incessant et renouvelé d’être autre demain. Ce qui est visé aujourd’hui et atteint demain, sera le point de départ d’une nouvelle visée, infiniment. Peut-être la sagesse mystique vient-elle nous enseigner que le messie, n’est ni une personne, ni un temps, ni un peuple parce qu’il est un acte et un mouvement qui constitue l’être même de l’homme désirant, et tendu vers un ailleurs.
53Les Rabbins ont illustré cette conception du messianisme et du Règne de Dieu, dès la destruction du second Temple de Jérusalem, en 70 de l’ère courante, par le rapport de l’homme juif à la loi. Le Temple détruit, les Juifs déportés, l’indépendance religieuse et politique perdue, quel sens y-a-t-il encore à proclamer en exil que « Dieu est Roi ». La royauté n’a-t-elle pas comme assises essentielles un territoire et un peuple organisé ? En exil, le peuple juif n’a pas de territoire et il n’est plus un peuple en réalité, car il est dispersé en communautés diverses et indépendantes au sein des nations. Quelle base réelle, concrète, donner alors à l’affirmation plusieurs fois répétée dans les trois prières quotidiennes : « YHWH est Roi » ? Les Rabbins y répondent : « Les quatre coudées de la Halakhah ». Le territoire de Dieu est réduit en exil, aux quatre coudées dont a besoin un homme pour obéir à Dieu et suivre la Halakhab (la Loi). Là où un homme se fait serviteur de Dieu, là exactement se trouve le royaume de Dieu. Le Règne de Dieu arrive quotidiennement, son avènement se produit à l’instant même et dans l’espace exigu dont a besoin l’homme qui décide d’identifier sa volonté à la volonté de Dieu. Là où la volonté de Dieu est faite, ne fût-ce que par un seul homme, là, Dieu descend sur la terre et vit parmi les hommes. Le monde repose sur ces « Justes » qui assurent, de génération en génération, l’histoire de l’humanité, en traçant l’espace et le temps exigus où la volonté de Dieu s’incarne par leur intermédiaire. Le Règne de Dieu est de tous les jours : il n’y a que les oublieux, les ignorants ou les faibles qui ne savent pas y participer. Dieu leur pardonne car ils ne savent pas ce qu’ils font et parce qu’ils doivent un jour être pris en charge par les « Justes » de ce monde. Les Rabbins ajoutent que Dieu leur pardonne, parce que la lumière contenue dans l’obscurité est plus éclatante quand on l’en dégage, que la lumière qui brille d’elle-même, par évidence. Les promesses de la nuit n’éclatent qu’à l’aube et c’est pourquoi les temps messianiques sont toujours représentés par la lumière qui se lève, après l’obscurité et se séparant d’elle. L’attente juive n’est pas celle qui, sous prétexte de foi et d’espérance, se contente d’imaginer que l’avenir sera meilleur et de croire que, de toute façon, il faut laisser Dieu agir car il sait ce qu’il fait. Ce serait là, une attente béate et inconsciente de la réalité véritable de l’espérance. L’attente juive est un dynamisme qui pousse l’homme à désirer Dieu — les théologiens disent « aimer Dieu » —, et ce désir est fait de réalisation, d’initiatives et de responsabilités, qui le nourissent et l’incitent davantage à désirer. L’attente juive est désir qui se nourrit, à travers les étapes de sa satisfaction, de faim et d’aspiration plus grandes et plus profondes. Elle est désir de désirer encore plus, Dieu. La plus belle image que les kabbalistes citent pour illustrer ce rapport d’attente entre l’homme et Dieu, et entre Israël et son libérateur, est celle du berger et de la bergère du « Cantique des Cantiques ». Ils espèrent se rencontrer, courent dans les champs et dans les villes, l’un à la recherche de l’autre, sont presque prêts à se rencontrer et à s’embrasser. Mais voici que le moment ultime et décisif du baiser est repoussé et qu’il leur faut encore désirer, chercher, espérer, et courir. Tant il est vrai qu’aimer n’est pas posséder, mais espérer et se préparer toujours activement à être à la hauteur de cet amour infini dont Dieu nous donne l’exemple : ne s’est-il pas effacé, ne cache-t-il pas son visage, n’est-il pas entré dans l’absence, afin que la présence humaine soit possible et afin que l’homme qu’il aime, existe et puisse exister par lui-même ? Attendre c’est essentiellement, se rendre capable de dialogue et se préparer à écouter pour fonder sa propre parole comme réponse à la demande d’amour de l’autre.
Notes de bas de page
1 Sauf dans Dn 9, 25-26 où le terme MaCHi’aH désigne un chef à venir qui n’est pas « le » messie, dans le sens où on l’entend habituellement. Il faut donc le traduire : « l’oint » pour une fonction qui n’est pas finale.
2 C’est une chaîne de montagnes de l’Est, en Transjordanie.
3 C’est l’annonce de la mort de Moïse.
4 Nb 27, 12-20.
5 Cf : Ex 29, 10 ; Dt 34, 9 ; Lv 16, 20-22 ; Gn 48, 14.
6 Ex 29, 1-7.
7 Ex 28, 41 ; 30, 40 ; 40, 15 ; Lv 7, 36 ; 10, 7.
8 Ex 30, 22-30.
9 Gn 28, 18-19 ; 31, 13.
10 Is 45, 1.
11 1 R 19, 19-20.
12 Voir égalemeit Jg 8, 22-23 ; 1 Sam 8, 1-22 ; 1 Sam 12.
13 Voir Is 2, 2.
14 Os 2, 20 ; Is 11, 1-2.
15 Ex 15, 16.
16 Am 5, 19.
17 Jr 30, 6.
Auteur
Philosophe, professeur aux Universités de Bordeaux III et de Strasbourg
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