Avant-propos
p. 9-15
Texte intégral
1Proposer comme thème d’une session théologique le retour du Christ peut sembler tenir de la provocation. Y a-t-il moyen de trouver un thème plus archaïque, plus mythologique, plus manifestement lié à l’imaginaire, plus piégé et plus suspect depuis ses origines et dans toute l’histoire chrétienne ? Plus irrécupérable par la pensée et la culture contemporaine ?
2Et, de fait, la christologie contemporaine, qui a beaucoup repensé l’Incarnation, la résurrection et la passion, est plutôt discrète concernant la parousie, comme s’il s’agissait d’un terrain miné. La prédication à ce sujet est des plus hésitantes ou répétitive, si elle n’est muette. Pourtant, le credo affirme tout uniment et tout d’une traite : et incarnatus est... et passus est... et resurrexit... et venturus est cum gloria... Pourtant, la liturgie, de l’Avent aux derniers dimanches de l’année, est tout entière focalisée sur cette attente, et chaque eucharistie est célébrée sous le signe du donec veniat... Mais que mettons-nous effectivement sous ces mots si souvent répétés, qu’avons-nous le devoir et le droit d’y mettre ?
3Voilà le problème qu’on s’est permis de soulever très franchement par cette session. Détaillons d’abord quelque peu les raisons positives qu’il y a de l’aborder.
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4Dans nos sessions précédentes, qui ont abordé déjà bien des thèmes essentiels de la foi selon la méthode que vous savez, la part du lion est allée à la christologie, champ privilégié de la recherche théologique contemporaine et du questionnement de la foi sur elle-même.
5C’est précisément à la jointure de la christologie et de l’eschatologie que se situe le thème choisi pour la session que nous commençons. L’annonce et l’attente du retour du Christ à la fin des temps, pour juger les vivants et les morts, pour instaurer le règne définitif de Dieu, les deux et la terre nouvelle, fait en effet partie du message chrétien le plus originel, en étroite connexion avec la proclamation de la résurrection.
6Résurrection et parousie y sont affirmées comme les deux faces complémentaires, l’une passée, l’autre à venir de l’unique Seigneurie du Christ-Messie, la première apparaissant essentiellement comme le signe et l'anticipation de la seconde. Cette dimension de l’attente, de l’avenir, dans la foi chrétienne paraît donc tout à fait essentielle. En sommes-nous suffisamment conscients ? Dans son style, volontiers romantique, mais percutant, Teilhard écrit dans le Milieu divin : « La venue historique du Christ qui aurait dû, semble-t-il, inverser nos regards et les concentrer sur le passé, n’a fait que les reporter plus loin en avant. Un instant apparu parmi nous, le Messie ne s’est laissé voir et toucher que pour se perdre, une fois encore, lumineux et plus ineffable dans les profondeurs de l’avenir », « Chrétiens, chargés après Israël, de garder toujours vivante sur terre la flamme du désir, vingt siècles après l’Ascension, qu’avons-nous fait de l’attente ? »
7Il me semble qu’il y a au moins trois raisons majeures de fixer plus spécialement aujourd’hui notre attention sur ce thème du second avènement du Seigneur.
8La première est la situation, quelque peu paradoxale, à ce point de vue, de la théologie contemporaine. On vient de rappeler sa concentration christologique. Elle a beaucoup travaillé sur la résurrection, de même que sur la Passion, elle a tenté de repenser la divinité du Christ, de refaire une théologie de l’Incarnation, mais elle a peut-être moins réfléchi sur le retour du Christ comme tel. Pourtant, l’importance de la dimension eschatologique et apocalyptique dans la foi chrétienne y a été fortement remise en valeur. D’abord au niveau de l’exégèse et de l’histoire des origines chrétiennes, notamment par Schweitzer. Il a fallu les efforts conjugués et divergents de Bultmann et de Cullmann pour tenter d’acclimater dans le présent de la foi ces catégories de pensée et de langage insolites, l’un par une herméneutique démythisante radicale, l’autre par les structures plus assimilables en apparence des étapes de l’histoire du salut. Entretemps a surgi solitaire et contestée l’ample vision cosmique de Teilhard qui situait, non sans appui dans l’Ecriture, la foi christologique dans une conception de l’univers dont elle finalisait l'évolution. La tentative reste isolée, importante, même si discutable. Plus récemment, de grands théologiens catholiques et protestants (Rahner, Balthasar, Moltmann, Pannenberg, pour ne citer que les plus importants), ont dans des sens différents, remis en valeur la fonction structurante pour la foi de l’eschatologie et de l’apocalyptique, qui sont à leurs yeux bien loin de se réduire à des thèmes et des catégories littéraires archaïques dont la foi pourrait se détacher sans dommage. Ils retrouvent tous ce que comporte d’abrupt, d’inconnu, d’ouvert, la foi chrétienne, qui est, du même mouvement, espérance par rapport à un avenir que l’homme ne peut se donner lui-même ni maîtriser même si Dieu lui en a donné les arrhes en Christ. Notre thème apparaît donc au cœur des préoccupations théologiques actuelles (signalons, par exemple, le dernier numéro de Lumière et vie consacré à l’écriture apocalyptique ; la session œcuménique de Lyon consacrée à l’eschatologie...), mais dans une sorte de flottement, de flou, de diversité d’interprétations ou d’imprécision dans le centrage qui invite et provoque au questionnement. Mais peut-être est-il impossible de réduire ce battement du passé/présent et de l’avenir dans l’expérience chrétienne ? Peut-être faut-il au contraire le préserver au maximum et tenter de le penser mieux ?
9Seconde raison de nous intéresser au thème proposé : la situation « spirituelle » du monde contemporain. La crise économique et sociale démystifie l’euphorie factice des années d'expansion économique et remet l’humanité face au non-sens et aux menaces que la prospérité masquait pour beaucoup. Les hommes se voient ramenés en deçà des grandes utopies (de la science, de l’humanisme, du progès, du marxisme, du libéralisme, etc.) et confrontés à ces événements de leur histoire récente qui se refusent à toute intégration dans une histoire sensée, qui font au contraire éclater le sens et dont Auschwitz est en quelque sorte l’horrible éponyme, hélas relayé dans l’actualité la plus proche par de toujours nouvelles surenchères dans l’horreur. L’humanité est confrontée à la menace de l'auto-destruction par la guerre, par le péril nucléaire, par le développement immaîtrisé de la science, par l'épuisement et la dégradation de la nature. Notre monde est un monde affronté à la possibilité de sa mort imminente, un monde hanté par sa fin possible, redoutée et désirée comme un vertige. Le message proprement chrétien de la Fin, marqué par le retour du Christ, n'a-t-il pas pertinence et résonance particulières pour un tel monde ?
10L’étonnant est que pour dire son angoisse, le monde actuel recourt toujours et encore au vieux langage apocalyptique (Apocalypse now était, par exemple, le titre d’un film d’hier sur la guerre du Vietnam), mais désacralisé, vide de ses références religieuses et chrétiennes, vide aussi de son poids essentiel d’espérance, pour se réduire à une rhétorique de la catastrophe, du dernier homme, de la Fin comme destruction et anéantissement (à moins de se bercer de rêveries frelatées et publicitaires sur la venue d’innocents extra-terrestres). On peut renvoyer à ce sujet à un très intéressant numéro des Archives de sciences sociales des religions sorti fin 1982 : Catastrophisme et apocalyptique. Toutefois, un tel contexte ne permet-il pas de réentendre de façon nouvelle le message oublié, oublié par le monde devenu incroyant, oublié peut-être aussi au moins en partie par ceux qui en avaient la charge ?
11Troisième raison, mais qui ne fait que compliquer encore la tâche, de choisir notre thème : le développement considérable des recherches récentes en sociologie et en histoire sur l’ensemble des phénomènes et mouvements eschatologiques, messianiques, millénaristes, etc. Vu sous cet angle, celui des sciences humaines, qui s’efforcent de tracer des typologies, de proposer des schèmes explicatifs, des modèles, des mécanismes de fonctionnement, le messianisme chrétien (l’attente originelle de la parousie imminente), n’apparaît que comme une variété parmi d’autres, une variante, d’un phénomène beaucoup plus ample, dont les structures et le sens se comprennent en fonction de situations économiques, sociales, politiques, religieuses, très diverses, mais toujours conflictuelles, auxquelles chaque mouvement tente, à sa manière, par un travail de l’imaginaire et de l’action d’apporter une solution. Les travaux d’Henri Desroche ont fait école dans ce domaine. En particulier, les mouvements eschatologiques chrétiens qui ont abondé au Moyen Age (renvoyons à ce propos au dossier fort intéressant établi tout récemment par Carozzi et Taviani sous le titre La fin des temps, mais aussi à l’époque moderne et contemporaine (dans certains ordres religieux, dans des mouvements aussi bien intégristes que progressistes, dans de nombreuses sectes), constituent un ensemble d’expressions historiques de la foi eschatologique, dont les caractéristiques (buissonnement de l’imaginaire, aberrations spéculatives, marginalité, etc.) rejaillissent presque nécessairement sur l’expression chrétienne originaire, apostolique. Le christianisme n'apparaît-il pas alors lui-même à son origine comme une secte dont l’idéologie a fini par s’imposer et s’institutionnaliser en se transformant d’ailleurs, au point à la fois de susciter et de devoir réprimer sans cesse à travers son histoire de nouvelles sectes messianiques en son propre sein ? Faudrait-il lire cette histoire comme la lutte inégale de deux modèles eschatologiques : celui de l’institution, pénitentiel, pessimiste, franchement méta-historique, celui des mouvements dissidents, maintenant le rêve archaïque du paradis sur terre, du millénarisme historique ? C’est une question.
12Ces trois constatations (l’état de la problématique théologique, la situation spirituelle du monde, les recherches sociologiques et historiques sur les phénomènes messianiques) dessinent un espace dynamique générateur de questions pour notre thème. Elles en montrent l’importance, mais en même temps elles en font ressortir les ambiguïtés et la difficulté de les lever. Y a-t-il moyen de le faire et en quel sens ? Y a-t-il moyen de faire le départ entre ce qui relève de la foi et ce qui relève du cadre culturel, de l’imaginaire, de l’idéologique ? Une fois de plus, ici, mais de façon particulièrement manifeste, comme pour la résurrection, comme pour la passion, c’est la question du statut du langage exprimant la foi qui est posée, et par conséquent celle de l’interprétation ou des règles d’interprétation de ce ou plutôt de ces langages pluriels. Veut-on traduire dans un sens univoque (de futur imminent ou d’avenir lointain, d’événements socio-politiques, religieux, cosmiques ou métahistoriques) ce que ce langage tente d’exprimer ou ne faut-il pas avant tout préserver la réserve immaîtrisable de sens qu’il contient ? Peut-être le mouvement qu’il exprime est-il plus important que l’objet, le terme ou les représentations ?
13Le caractère spécifique de l’eschatologie chrétienne — sa concentration sur la personne du Christ et son retour — c’est-à-dire le lien étroit de l’eschatologie et de la christologie — ne demande-t-il pas en particulier toute notre attention pour que nous puissions déterminer sa portée authentique ? Loin que l’événement christique trouve simplement son sens en s’inscrivant dans l’horizon eschatologique déjà constitué, ne serait-ce pas bien plutôt cet événement lui-même qui transformerait de manière décisive le sens de l’eschatologie, la manière de se rapporter au temps, à l’histoire, au monde, la signification de l’espérance et de l’attente, en régime chrétien ?
14Et dans ce thème complexe et mystérieux du retour du Christ, de l’eschatologie spécifiquement chrétienne, comme ouverture à l’avenir dans la référence à un passé historique précis, n’est-ce pas aussi toute une attitude de l’homme par rapport à l’histoire, au temps, au passé, au présent, à l’avenir, à la répétition et à la nouveauté, toute une auto-compréhension de l’homme dans sa vérité radicale, qui est en cause ? Ne sommes-nous pas devant un problème central où les ressources de la philosophie et de la théologie doivent se conjuguer ? Est-ce par hasard, comme le montrent de récents inédits, que Heidegger inaugura ses analyses sur la temporalité qui allaient se déployer, comme on sait, dans Sein und Zeit, par une interprétation de l’eschatologie des Epîtres aux Thessaloniciens ? La catégorie d’imminence, en particulier, que nous serions si vite tentés de congédier comme mythique et gênante en ce qui concerne le retour du Christ, ne désigne-t-elle pas une dimension structurante de la temporalité humaine authentique ?
15Voilà quelques interrogations jetées en vrac pour ouvrir le champ de notre recherche commune de cette année et en marquer l’enjeu profond.
16Pour éclairer ce problème, il faudrait de longues recherches sur le plan des données exégétiques, historiques et sociologiques, mais aussi sur le plan de la réflexion sur le langage et sur l’imaginaire. Ce que nous pouvons proposer maintenant est certainement insuffisant, mais peut permettre un premier cadrage et stimulera peut-être la recherche dans un domaine qui, sur le plan proprement théologique comme sur le plan de la synthèse entre théologie et sciences humaines, n’a pas été jusqu’ici pris vraiment à bras-le-corps.
17Nous faisons appel successivement à un exégète, un représentant de la tradition juive, un sociologue-historien des mouvements messianiques, un philosophe qui s’efforce de penser en philosophe sa foi de chrétien et un théologien spécialiste de la christologie. Comme dans les sessions précédentes, chacun apporte son point de vue propre et c’est de la confrontation des perspectives qu’on attend notamment des lumières nouvelles, que chacun est invité comme auditeur à exploiter et que la discussion d’ensemble permettra d’expliciter davantage.
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Le retour du Christ
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