La dynamique du roman biblique
p. 167-195
Texte intégral
« La bible détient tous les livres, fussent-ils les plus étrangers à la révélation, au savoir, à la poésie, à la proverbialité bibliques, parce qu’elle détient l’esprit du livre. »
M. BLANCHOT.
« La chanson de Joseph est une œuvre bonne et fiable, issue tout entière de la Sympathie, et adressée à tous ceux qui ont encore envers l’humanité quelque sentiment délicat. Une mesure du temps est née grâce à elle. »
T. MANN.
I. La Narration et la compréhension de l’Esprit du Livre
1Le thème que nous nous sommes proposé de méditer ensemble pour ce colloque dédié au 125e anniversaire de nos facultés n’a aujourd’hui plus rien d’original. Depuis les premières analyses structurales des mythes, entreprises il y a plus de vingt ans par C. Levy-Straus, le récit en tant que tel et sous ses modalités les plus diverses a fait l’objet d’études innombrables, disséminées d’abord puis de plus en plus systématiques. Ce sont les sciences de l’homme et, parmi elles, de façon privilégiée, la linguistique, qui ont pris l’initiative de renouveler et d’approfondir les théorisations de la textualité déjà élaborées par la stylistique du récit, l’analyse grammaticale et la rhétorique.
2L’affinement extrême des outils de la linguistique — et des disciplines qui en dépendent, telles la sémiotique et la psychanalyse appliquée à la littérature — est exigé par son orientation vectrice : elle se veut davantage qu’une approche didactique des œuvres, un commentaire, une initiation à la forme ou une explicitation du contenu. Le rapport aux livres a changé. Les travaux d’E. Benveniste, de R. Jakobson, de N. Chomsky ou de A. J. Greimas — pour ne donner ici que des références majeures — nous ont appris à interroger les textes autrement : nous ne nous satisfaisons plus de les contempler et de les décrire selon leurs types et leurs particularités différentielles, tels des orfèvres occupés par des objets précieux dont ils tentent d’identifier la « griffe » ou la « marque ». Non certes que nous négligions l’utilisation des ressources tropiques et sémantiques de la langue, ou que nous jugions secondaires les procédés syntaxiques propres à tel ou tel auteur. Mais l’exigence théorique s’est faite plus incisive : au travers des structures de fonctionnement du texte, c’est la dynamique de sa production et de la génération de son sens que l’on tente à présent de détecter, de modeler et de théoriser en une saisie continue. Ainsi, les questions portant sur le statut actantiel de l’écrivain et sur sa position implicite ou avérée dans l’élaboration de l’œuvre, les questions qui s’adressent aux opérateurs responsables de l’articulation des énoncés et les questions qui touchent à leur visée référentielle... toutes s’efforcent de dépasser la circonscription de paradigmes ou de résultats syntaxiques sédimentés pour rendre compte du travail même de l’écriture, de son cadre et de son efficacité spécifique.
3Pour le dire autrement, ce que cherche à présent la linguistique et, avec elle, la critique littéraire et la philosophie qui s’y rapportent, ce n’est plus à élaborer une théorie susceptible d’être projetée sur la littérature, mais à rendre compte de la théorie que la littérature accomplit et vérifie par sa créativité propre. Que la narration et la poésie soient des manières originales de signifier et de s’exprimer, nul n’en avait jamais douté. Mais que les significations et les expressions ainsi produites soient en elles-mêmes irréductibles à toute autre et que ni la philosophie, ni la psychologie, ni la sociologie, ni l’histoire ni quelque autre science ne puissent en « abstraire » le « message » sans aussitôt l’altérer, voilà peut-être une prise de conscience culturelle qui n’a cessé de croître et de s’imposer durant la seconde moitié de ce siècle. Ses antécédents sont nombreux et appartiennent d’abord à la recherche littéraire elle-même. En France, il suffit de prêter attention aux ouvrages de ceux qui, dès l’après-guerre, se sont regroupés sous l’appellation de nouveaux romanciers : leur démarche explicite n’a pas tant été de « détruire » le roman classique et de pervertir gratuitement la compréhensibilité du récit que d’attirer l’attention sur le statut narratologique inaliénable du concept d’événement. Que quelque chose « se passe » dans une œuvre littéraire — et par là-même impressionne et fasse sens pour le lecteur — exige bien plus qu’une « mimétique » de l’action ordinaire. L’événement narré n’a lieu qu’en vertu de tout un dispositif linguistique complexe qui ne supporte pas d’être démonté selon les règles mécaniques de l’idéologie commune : les personnages ne se réduisent pas à un ensemble de traits de caractère, la causalité « actantielle » n’est pas la transcription simple de motivations pseudo-psychologiques, les circonstances ne sont pas seulement des occurrences, et les dimensions descriptives de la narration font état d’autre chose que de ce que l’on désigne couramment sous le terme de « décor », de « milieu » ou de « toile de fond ». Ce que N. Sarraute appelait « l’ère du soupçon »1 — et qui dans ce cas ne réoriente l’analyse ni vers l’inconscient ni vers l’infrastructure économique — a exigé une démarche renouvelée à l’égard de la littéralité du sens et nous a obligé à reconnaître peu à peu à celle-ci son autonomie et son efficience originales.
4Ce que l’on est ainsi en droit d’appeler l’ordre de la « lettre » n’est cependant pas l’apanage de la narration, ni même de la poésie : il appartient au Livre sous toutes ses modalités, nous voulons dire à la Bible, laquelle comprend aussi bien l’énoncé proverbial, prophétique, spéculatif, théologique et cognitif, que le mythe, le récit légendaire, l’allégorie ou la parabole. Le Livre comprend, selon l’expression connue de L. Wittgenstein, l’ensemble des « jeux de langage » susceptibles de dire la relation que l’homme entretient avec son monde, avec lui-même et avec Dieu. C’est pourquoi, de la littéralité biblique procède l’« esprit du livre » tout entier, c’est-à-dire une réalité caractéristique que seule la parole écrite peut « livrer » et communiquer. Jetons-nous de ce fait un discrédit sur la communication orale ? Non, mais il serait facile de démontrer que tous les énoncés vraiment significatifs de ce type, et où il y va de l’existence même, tirent leur autorité, directe ou indirecte, de leur référence à la tradition et, pour ce qui est de notre culture du moins, de leur position à l’égard de ce qui, lisiblement, a le Livre ou la Bible pour origine2.
5Mais, dans l’« esprit du livre », quelle place occupe le récit ? N’est-il qu’une forme littéraire parmi d’autres ? Et pourquoi est-ce le jeu de langage narratif qui semble aujourd’hui susciter le plus d’intérêt et d’interrogations ? Si une partie de la réponse gît, comme nous l’avons dit, dans ce surcroît de conscience que les narrateurs ont acquis de leur travail, cette conscience correspond elle-même à une amplification dans l’attente du lecteur : que l’articulation chronologique de l’intrigue passe ou non au second plan, le récit acquiert à nos yeux une dignité renouvelée. C’est là peut-être que réside la « charge positive » de l’esprit critique contemporain. Nous sommes de plus en plus conscients que les thématisations conceptuelles, aussi rigoureuses et cohérentes soient-elles, nous lèsent d’une bonne partie du sens communicable. Autant ces thématisations sont nécessaires pour capter ce qui peut se « lire » dans l’existence d’un individu ou d’un peuple, afin d’en édifier des modèles cognitifs (théologiques, anthropologiques, historiques...), autant la narration est exigée pour déployer cette existence selon sa dimension originairement temporelle et spatiale, et donc pour nous en faire recueillir le mouvement. La compréhension de l’« esprit du livre » commence d’ailleurs, dans notre tradition religieuse, par l’initiation à l’histoire sainte et non par la systématisation des sentences ou la méditation des cantiques. L’époque où nous nous situons commence à redécouvrir cette hiérarchie. Force nous est d’avouer que l’accumulation synchronique et atopique des savoirs nous rend sourds à l’égard de ce qui surgit et mûrit dans l’âme des hommes. Les théories économico-politiques qui traitent du malaise de nos sociétés paraissent étrangères à l’« animation » réelle de ce qui s’y passe et de ce qui nous réunit dans la logique d’un même destin. Les idéologies moralisatrices et sententieuses sont d’autant plus extérieures à ce que l’individu éprouve comme problématique qu’elles sont habilement argumentées et d’apparence irrécusable. Même la médecine qui a la concrétude de l’homme pour souci, dans la tendance qui la conduit à généraliser ses informations selon les taxonomies formelles de ses instruments technologiques, se détourne de la patiente anamnèse du devenir de l’individu vivant. A l’inverse, la nécessité de raconter s’intensifie à mesure que s’alourdit le poids de l’écrasante extériorité des discours qui effacent le profil temporel de l’existence. Les manifestations anthropologiques les plus diverses en portent le témoignage : le besoin accru de réenracinement dans les cycles naturels, le regain d’intérêt pour les spiritualités porteuses d’eschatologie, les efforts gigantesques et parfois désespérés qu’accomplissent les peuples déculturés par l’oppression et la guerre pour se réapproprier leur histoire et s’assigner à nouveau leur destin selon un projet de sens libre et intériorisé.
6Dans le monde des lettres, ce que l’un de mes collègues a nommé « le retour du narrateur » constitue une réalité culturelle hautement significative. Comme l’explique P. Ricœur dans l’une de ses études, celle-ci porte notre attention vers le désir pressant de nos contemporains de réarticuler le temps de leur existence, vécu comme un ensemble de faits distendus, chaotiques, ponctuels, éclatés, hétérogènes et par là-même inénarrables. Entre la « distentio animi » qui déchire et mutile aujourd’hui la texture de la vie commune, et l’aspiration spirituelle à l’« intentio » qui règle la texture narrative, il existe une solidarité à laquelle la plupart des grands écrivains de ce siècle ont rendu raison. Parmi les romans modernes, l’œuvre de Thomas Mann intitulée Joseph et ses frères occupe une situation privilégiée. Ce que Thomas Mann réussit, avec un jeu de nuances extrêmement subtil, c’est, à une époque où la logique de l’histoire semble tragiquement échapper à toute emprise de l’esprit, la possibilité de reconstruire l’univers, de réorganiser tous les savoirs, tous les discours, toutes les dimensions de la vie, mais aussi de rassembler les formes les plus éloignées et les plus contradictoires de notre culture. L’« esprit du livre », ainsi nommé par M. Blanchot, est ici accompli dans une sorte d’« universitas litterarum » du monde · biblique, où le mythe et son déchiffrement spéculatif s’interpénètrent en une totalité irréductible et véritablement inédite. Joseph et ses frères est un jeu ininterrompu par lequel la destinée d’un individu s’approprie l’intégralité du sens révélé, en soumettant les événements à la transformation immédiate que leur infligent les images vestigiales du passé et les anticipations hardies et quasi inflexibles de l’avenir. La destinée de Joseph, ou plus exactement sa narration, recèle une puissance intégrative infinie : plus aucun « fait » n’a de contingence, qu’il soit rigoureusement matériel et économique ou qu’il appartienne à l’ordre des rites et des croyances. Le récit amplifie le moindre détail à l’aune d’un espace d’échange illimité où toutes les langues se répondent, où toutes les oppositions se renversent et s’harmonisent, où les relations les plus insoupçonnées s’accomplissent sans le moindre recours au fantastique, en même temps que s’affirme, par le souffle et le rythme caché du chant, d’une tonalité sereine et joyeuse, la loi ultime qui régit cette convertibilité et cette cohérence et qui se condense en l’humble, patiente mais aussi extraordinaire incarnation — prémonitoire — du divin en la personne du fils élu et sacrifié de Jacob.
7Joseph et ses frères répond ainsi au modèle même du Livre révélé en se présentant lui-même sous la forme du Livre-modèle. D’une part, l’histoire racontée et la pensée fondamentale de l’histoire se répondent en la trame textuelle d’une même vérité : raconter et interpréter ne forment plus qu’un seul énoncé. Narration et interprétation coïncident. D’autre part, et en raison de cette adéquation même, le récit se refuse aux questions examinatoires de la connaissance finie : car, pour parler en termes kantiens, il ne contient aucune représentation d’objet (Vorstellung) mais se situe à un niveau de réalité qui se révèle déjà infiniment réfléchi par sa présentation même (Darstellung). Joseph et ses frères fait autorité : la présentation de l’intrigue et la mise au jour de son sens s’imposent à nous, dans leur insécable identité, sans le secours d’aucune justification externe. Mais elles se refusent tout autant à n’être qu’une « version » ou une « restitution » d’événements morts et sédimentés, dont il faudrait supputer la logique après coup. Le schème générateur de tout le récit, c’est-à-dire le système qui assemble, dispose et coordonne tous les motifs bibliques — à savoir l’alliance, la bénédiction, l’élection du frère puîné et le conflit des lignages, le testament et le rassemblement final — obéit au principe de la production de la compréhensibilité maximale. Plus le lisible coïncide avec le sensé, plus le récit gagne en vérité, répondant ainsi à la maxime d’Aristote forgée à l’intention des dramaturges : « Il faut préférer ce qui est impossible mais conforme au vrai à ce qui est possible mais non persuasif »3. Ainsi la triple descente de Joseph aux enfers — le puits, l’exil en Egypte, le pays des morts, et les geôles du Pharaon — préparatoire à son relèvement, est l’approfondissement méthodique et répété d’un thème unique et rigoureusement christologique : l’idée que, pour être effective, toute révélation de l’essence divine de l’humain exige sa dénégation radicale et, en apparence, irrémédiable. Le fils spirituel de Jacob ne réalise donc pas tant un destin individuel mais il incarne le noyau universel de sens inhérent à toute condition finie. Or, dans cette œuvre de Thomas Mann, l’énonciation romanesque ne consiste pas à trouver l’« occasion » de le dire, ou de le redire, mais elle tisse le langage même par lequel cette universalité accède à la communication et à l’ordre du dicible.
II. L’esprit du Livre et le temps
8Il peut paraître étrange que ce soit à la narration que revienne ainsi le degré le plus élevé et le plus spéculatif de la création du sens. En effet, le plus couramment, l’imagination du romancier n’est conçue que selon les possibilités qu’il a de nous surprendre (ou de nous « suspendre ») par la combinatoire de modèles d’actions préétablis, en amplifiant l’importance de telle ou telle situation, en complexifiant tel ou tel faisceau d’incidences, en intensifiant ou en accélérant le rythme de la dramatisation, ou au contraire en allongeant l’enchaînement des péripéties. Or, comme l’a souligné P. Ricœur, « un récit doit être plus qu’une énumération d’événements en un ordre sériel, il doit les organiser en une totalité intelligible de telle sorte que l’on puisse toujours demander ce qu’est le ”thème” de l’histoire. La mise en intrigue est l’opération qui tire d’une simple succession une configuration »4. Seule l’activité synthétique qui véritablement com-pose le temps et fait paraître en un ordre syntagmatique l’hétérogénéité de chacun de ses moments, peut se réclamer de l’imagination narrative. A vrai dire, l’imagination fondamentale du narrateur consiste toujours à réinventer la dynamique profonde du temps lui-même qui sous-tend l’histoire, à la redécouvrir à nouveaux frais, à en renouveler les figures et à les faire resurgir de notre conscience immergée. Par-delà la belle ordonnance du conteur d’anecdotes, la narration première réarticule l’espace de sens préalable à toute détermination événementielle, où l’essentiel du vivre humain est à la fois entièrement décidé et entièrement livré aux forces du possible. Un espace où se joue à la fois le sens du temps, mais plus encore la temporalisation vivante du sens lui-même, un site où se franchit le seuil séparant la facticité muette qui ne s’indique ni ne s’intègre en aucun parcours et le réel allocutif de l’existence, dont la présence n’est recueillie que dans son mouvement récitatif et dans la traduction-interprétation qui rend celui-ci intelligible.
9Commentant encore Aristote, P. Ricœur explique qu’« il existe entre l’activité de raconter une histoire et le caractère temporel de l’expérience humaine une corrélation qui n’est pas purement accidentelle, mais qui présente une forme de nécessité transculturelle... Car, le temps devient humain dans la mesure où il est articulé sur un mode narratif, et le récit atteint sa signification plénière quand il devient une condition de l’existence temporelle »5. L’enjeu de la recherche narratologique, particulièrement perceptible dans Joseph et ses frères, se situe donc dans ce processus de configuration du temps grâce auquel la préfiguration pratique du champ de l’existence de chaque homme est rendue accessible à la compréhension et au jugement. Ces opérations ont toujours pour effet de montrer comment la discordance originelle, lovée au cœur de toute vie — ce que Saint-Augustin appelait la « distentio animi » — et qui oppose le moment de notre naissance et le moment de notre mort, se surmonte par une concordance nouvelle, formellement imprévisible, car issue entièrement du flux intentionnel du temps lui-même. Telle est la raison pour laquelle la narration se propose, même sous sa forme anticipative, comme une prospection de la nature même du passé. Les premières lignes de Joseph et ses frères ne visent d’ailleurs rien d’autre qu’à méditer le caractère irréductiblement passé de ce qui pourtant, tant pour la conscience du narrateur que pour celle du lecteur, advient sans cesse comme la modalité présente d’une découverte : « Profond est le puits du passé, commence-t-il par affirmer. Ne devrait-on pas dire qu’il est insondable ? »6. Et il ajoute :
« Cette réflexion s’impose peut-être même tout particulièrement quand c’est le passé de l’homme qui est en jeu, l’essence mystérieuse qui recèle notre propre existence, faite de jouissances naturelles et de misère surnaturelle : son secret est à l’origine et à l’aboutissement de nos pensées et interrogations, c’est lui qui communique à nos propos leur feu et leur intensité et confère à toutes les questions qui s’y rapportent leur caractère d’instance. »
10La difficulté majeure du genre narratif se situe en effet dans le « il était une fois » dont l’horizon d’attente exige le rappel d’un événement enfoui à tout jamais. Car le « il était une fois » ne porte pas seulement sur l’exotisme d’un monde disparu, soumis à la curiosité ou à la mémoire. Il porte sur notre émergence à la pensée : quand avons-nous commencé à nous inquiéter de notre humanité ? Quand et comment quelque chose comme un homme — pour qui « être » est à soi seul un souci — a-t-il pu s’élever et s’affirmer ? C’est cette question qui communique aux « pourquoi » de la narration ce surcroît de sérieux qui outrepasse le pur et simple enchaînement causal : ce que l’auteur appelle « leur caractère d’instance ».
11L’instance de la narration, qui en commande le schéma générateur est aussi ce qui lui octroie sa nécessité. Que ce soit pour vivre ou pour écrire une véritable histoire, il faut plus qu’un scénario distributeur de rôles ; il faut que nous soyons en quête, à même la genèse du temps, de « l’essence mystérieuse qui recèle notre propre existence ». Ancré en un amont immémorial, le récit réalise ainsi le cheminement prospectif qui nous conduit vers l’aval immédiat du futur. Thomas Mann écrit ceci :
« Nous savons depuis longtemps que le mystère traite assez librement les modes du temps et qu’il peut lui arriver de s’exprimer au passé alors qu’il entend désigner l’avenir. Il est possible que l’assertion selon laquelle l’âme et l’esprit ne faisaient qu’un, ne soit valable en définitive que pour le futur, hypothèse qui semble d’autant plus plausible que l’esprit constitue déjà par essence le principe de l’Avenir, le « Ce-Sera », « Il-faut-que-cela-soit », alors que la ferveur de l’âme liée à la forme se tourne vers le « Ce-fut » sacré. De quel côté est la vie et de quel côté la mort ? Le problème prête à controverse. Car l’âme enchevêtrée dans la matière et l’esprit supra-naturel, le principe du passé et celui de l’avenir, chacune des deux parties, soutient, en se plaçant à son point de vue particulier, qu’elle représente le torrent de la vie, et accuse l’adversaire de servir les intérêts de la mort. Toutes deux ont raison : la nature sans l’esprit, pas plus que l’esprit sans la nature, ne saurait être appelée la Vie. Mais c’est peut-être le mystère et l’espoir secret de Dieu, qu’une union pourra s’opérer et que l’esprit aura véritablement accès dans le monde de l’âme. Alors se produirait une interpénétration des deux principes et la sanctification de l’un par l’autre, formant le présent d’une humanité favorisée à la fois par la grâce qui descend des cieux et par la bénédiction qui monte des profondeurs souterraines ! »7.
12L’attente de l’Esprit, tournée vers le passé, traverse cependant ce à quoi il est attentif : plus la mémoire s’étire vers le « Ce-Fut », plus grande et plus intense est aussi l’expectative du « Ce-Sera ». Ou encore, pour parler comme P. Ricœur, plus l’esprit souffre de distentio, plus il se fait intentio8. Le déchirement de l’âme, privée de l’éternel présent, est l’objet même sur quoi travaille la narration. Thomas Mann tient lui aussi beaucoup à ce paradoxe : le passé n’est jamais une nappe uniforme de moments qui s’égrènent et se juxtaposent en une continuité plus ou moins réussie. A peine raconté, le voilà qui se contredit : au lieu de laisser se perdre le devenir et de nous en déposséder, le temps du récit se renverse et, parce qu’avec lui s’accroît le sens, les événements rapportés ne cessent de gagner en relief et en stabilité ; en augmentant, leur convergence devient plus avérée et fissure l’opacité de l’avenir pour s’avancer vers l’avant. Ainsi s’explique d’ailleurs la nature véritable des histoires de Jacob, auxquelles Joseph ne cesse de se référer pour accomplir la sienne. Les vies des patriarches, dont les noms se démultiplient en un nombre de générations couvrant au moins six cents ans, ne sont que la condensation d’une seule et même « matrice » destinale : celle de l’élection divine et des dissenssions qu’elle provoque inéluctablement entre ceux qui la reçoivent et ceux qui en sont exclus. Ni la personnalité d’Abraham, ni celle d’Isaac, ni celle de Jacob ne sont des moi ponctuels, contingents et inflatifs, pareils à ces « personnages en quête d’auteurs » si magistralement décrits par Pirandello. Elles sont plutôt les archétypes d’une épreuve spirituelle unique, de la « descente aux enfers », dont le correspondant littéraire est la chute dans le puits d’un passé opaque et sans fond.
13Le récit de la Genèse est, en tant que récit, une liturgie, mieux encore une initiation au mystère vécu par Joseph, anticipant sur la Pâque du Nouveau Testament. De même pour Joseph, les histoires des divinités orientales l’ont conduit lui aussi à la vérité du « Ce-Fut », à entrer au plus profond du plus-que-passé, à pousser plus avant jusqu’à l’ultime « jamais plus » de la mort, là où le temps éphémère de la vie rejoint l’éternité génératrice et la fécondité inépuisable de son récitatif, de ce qui en lui est digne d’être (re)raconté jusqu’à la fin des siècles. Une narration a donc tous les caractères d’une fête sacrée. Elle commémore cela même que l’écrivain et le lecteur ne cessent de réactualiser dans le présent de leur écriture et de leur lecture : à savoir la possibilité de dynamiter le temps exotérique et de s’échapper du « mauvais infini » de la sempiternelle et ennuyeuse succession, afin de métamorphoser le destin accompli et subi en une histoire à composer et à jouer. La narration chante le rétablissement par lequel se surmonte la déchirure entre être et signifier, entre l’incidence purement factitielle et l’idéalité du sens. La narration chante le renversement de son intrigue, grâce auquel le pensable à venir rattrappe ce qui dans le passé était impensable et le convertit à sa nécessité. Voici d’ailleurs les termes intraduisibles qu’utilise notre auteur :
« Quand nous nous aventurons dans le passé en narrateur, nous goûtons à la mort et à la connaissance de la mort ; de là notre plaisir et notre blême angoisse. Mais le plaisir l’emporte, et nous ne nions pas qu’il vient de la chair, car son objet représente le premier et le dernier mot de nos discours, de nos questions et de notre propos : l’essence de l’homme, que nous cherchons aux enfers et dans la mort, comme Ishtar y chercha Tammouz et Isis Osiris, pour la reconnaître aux lieux où réside le passé.
Car ce qui est, est à jamais, même si la tournure courante consiste à dire « Ce fut. » Ainsi s’exprime le mythe, qui n’est que le vêtement du mystère ; mais la Fête est son habit de parade ; elle revient périodiquement, enjambant les modes du temps et, par elle, le Passé et l’Avenir deviennent présents à l’esprit populaire. Quoi de miraculeux si, dans la Fête, le principe humain s’exalte et dégénère en licence autorisée par l’usage, puisque c’est là que la mort et la vie se reconnaissent réciproquement. Fête de la Narration, tu es l’habit de parade du mystère vital, car pour l’entendement du peuple, tu représentes le non-temps et tu évoques le mythe afin qu’il se déroule exactement dans le présent !
Fête de la mort, descente aux enfers, tu es vraiment fête et volupté pour l’âme charnelle qui n’est pas en vain attachée au passé, aux sépulcres et à un pieux « Ce-Fut ». Que l’Esprit aussi t’assiste et te pénètre, pour que te favorisent la grâce qui tombe des cieux et la bénédiction qui monte des profondeurs souterraines !
Descendons intrépidement ! Nous enfoncerons-nous sans arrêt dans l’abîme insondable du puits ? »9.
14Si la dialectique du Passé et de l’Avenir est essentielle à la fête narrative, c’est, dit l’auteur, parce qu’elle réconcilie les moments les plus irréductibles et les plus hétérogènes de l’existence : l’aurore de la naissance et le crépuscule du déclin, que la spéculation, privée de la base du récit, fait alterner dans le cercle fermé d’un têtu dualisme. Maîtriser le temps, c’est aussi maîtriser et inventer un nouvel ordre syntagmatique, une nouvelle intelligence du cours ascendant et descendant de la vie, généralement coupée en deux et distribuée en phases antithétiques. La fête narrative, en réconciliant le « jamais plus » et le « pas encore » établit une liaison obligée entre ce qui s’achève et ce qui s’ouvre, une alliance entre le passé patriarcal et le présent filial, un pacte et une loi de fidélité. La syntaxe narrative n’est donc festive qu’à la condition d’être transformatrice : elle promeut le flux du temps, par delà sa continuité comptable, métrique et chiffrable, au rang de sa cohérence symbolique10. Dans le récit de T. Mann, chaque épisode du temps est semblable en cela à l’image de la tessère antique : il exige d’être rapproché, ajusté et reconnu dans sa complémentarité avec un autre. L’auteur le conçoit dès lors, non comme une donnée pré-langagière, mais comme le résultat spécifique du travail de l’esprit. Plutôt que de transcrire illusoirement la logique d’une empirie qui lui est extérieure, le récit doit découvrir, à même son élaboration, son appartenance à un ordre de valeurs signifiantes qui se présuppose lui-même. Autrement dit, si le récit dé-signe bien le cours réel du temps, celui-ci, une fois intégré dans la composition narrative, est re-figuré selon les lois propres de la parole. La temporalisation interne du récit se conçoit d’emblée dans un rapport de symbolisation au sens où l’entend E. Ortigues : « Alors que le signe est l’union d’un signifiant et d’un signifié, le symbole est l’opérateur d’un rapport entre un signifiant et d’autres signifiants»11. Cette relation intérieure du langage au langage s’appréhende, dans le récit, par une incessante interpolation des figures. Ainsi T. Mann, dans Joseph et ses frères, rapporte le moindre événement de la vie de Joseph soit à une séquence temporelle qui précède cet événement, soit à un contenu légendaire connu par le héros, soit à quelque partition des « beaux entretiens » qu’il a eus avec Jacob concernant la vie de ses pères, laquelle se présente comme la mise de fond de « traditionalité » la plus indispensable de son héritage. L’éloignement de Joseph en Egypte est une reduplication du séjour de son père chez Laban, et sa mise à mort manquée est l’explication du sacrifice d’Isaac. La trahison des frères répète l’éternel conflit des frères de lignage séparé, dont Ismaël et Esaü sont les plus antiques figures. Son arrivée comme esclave chez Putiphar et son ascension rapide à l’intendance suprême s’inscrivent comme le contre-point harmonique de la prospérité de Jacob, arrivé chez son oncle dans le plus complet dénuement et contraint de louer ses services selon les prescriptions d’un contrat inique. On ne parviendrait d’ailleurs pas à parcourir le réseau complet des micro-récits grâce auxquels s’organise la « logique rituelle » du schéma générateur de Joseph et ses frères12, car aucun événement ne s’y produit pour la première et la dernière fois, ou, si l’on préfère, ne se verse et ne se ferme dans le présent accompli. L’instance narrative est donc toujours à la fois en retard et en avance sur ce qu’elle énonce, tant elle est débordée par la giration exponentielle de ses figures.
15Le fait est encore aggravé par l’utilisation de procédés narratifs tout-à-fait spécifiques aux mythes et aux légendes, étrangers par conséquent au roman moderne. Le premier consiste à recourir à des opérateurs rigoureusement extérieurs aux possibles humains, tels le songe prémonitoire, l’influence astrale, les arcanes magiques de la science des nombres, ou encore l’intervention d’un ange incarné de mauvaise grâce et qui se charge, au cours des épisodes « initiatiques » du jeune Joseph, de le conduire aux lieux précis de l’épreuve. La fonction de ces opérateurs est d’abord de surmonter l’éloignement, à priori infranchissable, des actants. Spatialement, le guide angélique et mercurien, à la fois voleur et médiateur, que le hasard place sur la route de Joseph, permet à ce dernier de voyager sans embarras superflus et de rencontrer d’un seul trait ceux qui, alternativement, le mèneront à sa perte et lui relèveront le chef. Tout aussi ambigu que la figure d’Anubis apparue à Jacob dans le désert, ou que le vieillard médianite qui extrait Joseph de son puits, il est surtout ange en ceci qu’il annonce et indique aux protagonistes les voies de leur transformation intérieure, indispensable à la réalisation des plans de Dieu et qui, grossièrement résumée, part de l’état de confiance irréfléchie vers l’état de lucidité responsable.
16Quant aux songes, ils rapprochent certes d’abord, de manière affine, les élus du Dieu d’Abraham. Mais plus spécialement, dans le cas de Joseph, ils établissent un lien de proximité spirituelle immédiat avec des personnages qui lui sont temporellement et culturellement inaccessibles, principalement avec Akhénaton dont il deviendra non seulement le second mais le précepteur, l’inspirateur théologique et l’Ami. D’autres opérateurs, tels les astres et les constellations, contribuent à donner au récit une véritable portée cosmique, signifiant du même coup que la figure de Joseph est porteuse d’une vérité anthropologique et religieuse plus large que celle contenue et retenue par la tradition judaïsante13.
17Le second procédé narratif, également propre au mythe et à l’épopée, n’est autre que l’emploi, par l’actant premier, de la parole-récit14. Joseph n’existe qu’à raconter et sa propre histoire, et celle de ses frères, et celles du monde méditerranéen qu’il découvre et s’approprie. Il ne fait quasi jamais appel à la parole-action15, performative et individuelle. Pour se révéler et se déclarer, il préfère s’insérer dans l’entrelacs harmonique des mythologèmes et rappeler, par une parole récitative, son appartenance à l’univers symbolique tout entier. L’action qui consiste à proférer et à interpréter, par recoupements et connexions inédites, des vérités uniment universelles et énigmatiques se pratique ici au détriment du discours directement référentiel. Joseph ne renvoie jamais ses interlocuteurs à ses œuvres et n’en appelle jamais à l’efficacité de ses interventions dans la collectivité des hommes, bien qu’il soit sans cesse préoccupé de s’y faire reconnaître. La raison en est qu’il considère le récit, détaché de tout contexte fini, comme plus transformateur que la parole située. Dans de nombreuses circonstances, raconter, pour Joseph, équivaut à vivre ou à survivre. C’est par la narration du caractère sacré et « virginal » de sa naissance qu’il obtient, au détour d’un chemin, un crédit extraordinaire auprès de Putiphar, courtisan honorifique du Pharaon, évitant ainsi de périr sous la férule impitoyable des contremaîtres qui dirigent les exploitations agricoles égyptiennes. Devant Maî-Sachmé, son geôlier, il se garde bien d’atténuer les accusations portées contre lui, afin d’obtenir l’adoucissement de ses peines. En revanche, il se fait l’auditeur complaisant de celui qui détient les clés de sa destinée, l’invite même à rédiger une véritable biographie, laquelle aura pour effet de désabler son existence enlisée dans la routine, de la réinscrire dans un horizon d’attente insoupçonné et par là-même d’y découvrir la fonction providentielle de Joseph. Il agit de même avec les hauts dignitaires emprisonnés dont il écoute les doléances et à qui il prédit l’issue de leurs aventures - acquérant de ce fait une autorité plus que momentanée, qui le conduira plus tard au palais du Pharaon. En présence de ce dernier - ébahi par ses dons d’herméneute et curieux d’en percer le secret - Joseph fait l’éloge de son ascendance, en racontant quelques hauts faits d’intelligence, de ruse et de perspicacité attribués à ses ancêtres. Telle est la dynamique ininterrompue qui lie, dans Joseph et ses frères, le procès d’énonciation à l’énoncé narratif. Pour que l’histoire puisse avancer, il est à chaque fois nécessaire qu’apparaisse un nouveau récit, où le procès d’énonciation finit par devenir une partie intégrante de l’énoncé. L’on pourrait dire à son sujet, avec T. Todorov, que « l’histoire racontante devient toujours aussi une histoire racontée, en laquelle la nouvelle histoire se réfléchit et trouve sa propre image »16.
18L’enchâssement réflexif des récits doit toutefois être distingué de leur « mise en abîme » qui commande leur dérive ou leur dérision, et dont le modèle classique nous a été donné par Diderot dans son Jacques le fataliste. L’œuvre de T. Mann ne cherche pas à dérober son procès d’énonciation par l’interruption ludique de son élan discursif, mais elle s’efforce au contraire de l’expliciter. Pour ce faire, le narrateur n’hésite point à se nommer. Mais c’est bien afin que l’attention se porte tout entière vers les choses racontées, au lieu de nous tourner vers le sujet qui les raconte17. A vrai dire, l’entrelacs indéfectible qui renvoie ces choses l’une à l’autre donne l’impression que le véritable objet du récit n’est autre que Yahvé lui-même — l’Actant ultime18 — et que l’histoire de Joseph, ainsi que celui-ci le déclare en finale, n’est autre que le discours par lequel Dieu « se raconte »19. Joseph n’existe d’ailleurs qu’à jouer et à réaliser cette histoire, pareil à ces hommes-récits dont parle aussi T. Todorov. Le roman s’achève d’ailleurs avec son progressif effacement et l’extinction de ce qui, en lui, transcende les autres actants. Après avoir mené à bien le coup de théâtre conclusif, où il se fait reconnaître par ses frères, jetant ainsi les bases de la réconciliation entre le monde d’en-haut (Israël) et le monde d’en-bas (l’Egypte), Joseph se confond peu à peu avec l’image commune que l’on peut se faire d’un haut dignitaire, imposant et embourgeoisé, mais que seuls le luxe et les titres détachent du tissu humain ordinaire. Le porte-parole de la Révélation, sa tâche accomplie, regagne son rang et se tait, sans plus chercher à doubler l’écrivain qui nous l’a présenté — lequel d’ailleurs s’incline lui aussi devant le silence de Dieu.
III. L’épique et le romanesque : le retour à l’« esprit du livre »
19Parler de roman à propos de Joseph et ses frères ne va dès lors pas sans soulever des questions. La nature d’un tel récit est énigmatique du seul fait que l’intérêt du lecteur n’a pas son origine dans la curiosité habituelle de savoir ce qui se passera une fois traversée telle ou telle séquence. Tout comme les spectateurs des tragédies, nous connaissons dès le début le dénouement de l’intrigue. Pour le dire brièvement, ce que cherche pareille narration n’est pas d’abord d’ordonner les événements en une succession qui surprenne le lecteur, mais de les identifier, de les révéler, ou de dire ce qu’ils sont. Voilà pourquoi les rapports de contiguïté ne sont, la plupart du temps, que des rapports de substitution : les événements ne cessent d’expliciter mutuellement leur contenu. Et notre intérêt se porte spontanément vers ce mouvement soutenu d’inter-interprétation. « Il y a un plaisir à trouver, écrit T. Todorov, dans un récit où tout est organisé, où tout est signifiant, un passage qui affiche audacieusement son non-sens narratif et qui forme ainsi le meilleur éloge possible du récit »20. Eloge du récit, en effet. Fête de la Narration, écrit T. Mann. Pour parler en termes kantiens, là où l’intuition se libère du schéma contraignant de la causalité, pour donner au temps une autre figure, un autre type, une nouvelle forme d’exemplarité, deux sujets libres peuvent se reconnaître l’un pour l’autre, par delà les mécanismes psychosociaux qui régissent l’identification ordinaire. Toujours selon Kant, l’on nomme pareil pouvoir de reconnaissance « faculté de juger ». Celle-ci permet de faire de l’hétérogénéité elle-même la source de rapprochements inédits et de prédications supérieures. Ainsi en a-t-il été de Jacob et de Rachel, de Joseph et d’Akhénaton, mais surtout d’Abraham et de son Dieu. L’essence de cette faculté, dont procède notre récit, est tout entière métaphorique : sa finalité est de figurer, de schématiser ou, mieux encore, de symboliser. Raconter, c’est rechercher l’existence de prédicats communs et nécessaires, suffisants en tous les cas pour motiver toujours à nouveau les signes grâce auxquels nous nous comprenons. Ces prédicats accumulés par les grandes œuvres composent une sorte de réserve infinie de sens, dans laquelle puise le langage ordinaire, mais dont l’ensemble n’est accessible qu’au seul langage de l’art.
20Certes, cette conception du récit contredit sa compréhension vulgaire. Nous ne saisissons pas comment il est possible de signifier dans le temps sans désigner quelque objet limitatif, appartenant soit à la matière soit à l’esprit, soit au terrestre soit au céleste, soit au passé soit au futur, soit à l’humain soit au divin. Or, tout l’enjeu de Joseph et ses frères consiste à montrer comment de telles oppositions peuvent se métamorphoser en pôles différentiels dont le jeu n’engendre qu’une seule et même direction de sens. Non seulement Joseph met fin au conflit fratricide qui déchire son propre clan, déjà miné par la rivalité des deux sœurs, Léa et Rachel, mais il réunit ceux-là mêmes que l’antique Alliance avait séparés : les sédentaires et les nomades, les cultivateurs et les bergers, les fils de la terre-mère et les fils du père des cieux, les habitants des montagnes et les errants du désert, Isaac et Ismaël, Israël et l’Egypte, mais plus profondément encore, l’homme et sa vocation universelle à la divinité.
21Si toute « belle histoire » a pour fonction d’ajointer les éléments d’un ordre perturbé et brisé, dans ce cas, Joseph et ses frères est celle qui participe le plus à la beauté. Peut-être ajoutera-t-on que cette beauté relève davantage du mythe et de l’épopée que du roman moderne. Cette remarque peut se fonder en toute rigueur. D’une part, le but avéré de l’écrivain était bien de revenir aux mythologèmes initiaux de notre culture et de les travailler en un groupement textuel autonome : « le retour du roman au mythe est un retour à la terre natale (Heimkehr) », explique-t-il à K. Kérenyi, et c’est le seul qui puisse me préparer à poursuivre des idées fondamentalement intéressantes ». Et il ajoute : « tout retour de l’esprit européen aux réalités les plus hautement mythiques, lesquelles parlent de lui d’une façon si expressive, est une chose bonne et nécessaire à notre histoire, et je n’ose me glorifier d’y prendre part dans mes œuvres »21. D’autre part, pour ne traiter que de l’énonciation narrative en elle-même, Joseph et ses frères réactive le modèle épique de deux manières : 1) la première consiste à convertir en signes les séquences narratives comme telles, à faire de la chose signifiée une chose signifiante. Nous retrouvons ici le processus de symbolisation provoqué par l’enchâssement des récits. Chaque aventure est d’emblée, et préalablement à sa représentation langagière, la désignation d’une autre. Ainsi l’épisode de la descente au puits est directement significative de l’expérience même de l’écrivain et de son travail d’anamnèse. Le symbole en effet, tel que le définit E. Ortigues, se situe à la fois en-deçà et au-delà du signifiant lexicalisé22. En-deçà, car l’image du puits nous renvoie à un système sémantique plus élémentaire, incluant le vide, l’abîme, l’absence et la mort. Au-delà, car le symbole n’atteint sa puissance significative maximale que par l’intermédiaire d’une totalité de corrélations « qui a toujours la forme d’un pacte, d’un serment, d’un interdit, d’une foi jurée, d’une fidélité, d’un bien d’appartenance spirituelle qui fonde les possibilités allocutives de la parole »23. « Joseph, écrit T. Mann, était le fils authentique de Jacob, le penseur vénérable, l’homme de formation mythique, qui toujours savait ce qui lui arrivait, qui, pendant ses pérégrinations sur la terre, levait les yeux vers les étoiles et ramenait toujours les événements de sa vie à des prototypes divins. Néanmoins, en admettant que Joseph, pour donner une réalité et une justification à sa vie, la rattachait aux sphères d’en-haut, c’était d’une manière moins empreinte de spiritualité que celle de Jacob et portant davantage la marque d’une astuce calculatrice. Pour lui aussi, toutefois, la certitude fondamentale était qu’une vie, des événements, qui ne portent point le signe authentique d’une réalité supérieure, qui ne reposent pas sur des données sacrées et connues, qui ne s’appuient point sur elles et ne reflètent aucun élément céleste en lequel ils puissent chercher à se reconnaître, n’étaient pas une vie ni des événements. La conviction que ce qui se déroule en bas ne saurait se produire ni même s’imaginer isolément, sans prototype et contre-partie stellaire, l’unité de ce qui est double, le présent de ce qui est soumis à la giration, la permutabilité du haut et du bas (en sorte que l’un se mue en l’autre, que les dieux peuvent devenir des hommes, et les hommes, réciproquement, des dieux), tout cela formait la certitude essentielle de son existence. »24
22Ainsi comprise, la dimension mythique du récit a donc une fonction transcendentale. L’entrelacs métaphorique de ses symboles conditionne a priori toute liaison sociale structurée, toute représentation d’objet et toute élaboration signitive. Créer ou recréer du mythe, c’est tout uniment inventer le langage de la reconnaissance réciproque des hommes et laisser se déployer la médiation, toujours dramatique — et de ce fait toujours temporelle et narrative — de la « troisième personne... de l’Autre universel »25.
232) Joseph et ses frères est aussi un récit mythique au sens où il contient, d’entrée de jeu, l’unité au moins potentielle des divers niveaux de l’être qui composent le système du monde. En effet, jamais cette unité n’est considérée comme problématique ainsi qu’elle l’est par exemple dans Les Démons de Dostoïevski, roman moderne exemplaire et magistral où chaque personnage tente tragiquement, et en vain, de reconstituer la cohérence d’un univers en lambeaux. En référence à la distinction opérée par Ch. S. Peirce entre signe et symbole, J. Kristeva explique que l’efficacité originale du mythe est le résultat d’une pratique sémiotique cosmogonique et idéelle : « La clef de la pratique symbolique est donnée dès le début du discours symbolique : le trajet du développement sémiotique est une boucle dont la fin est programmée, donnée en germe dans le début (dont la fin est le début), puisque la fonction du symbole (son idéologème) préexiste à l’énoncé symbolique lui-même »26. Kant nous avait aidé à rappeler, plus haut, que les symboles renvoient à des transcendances non objectales, irreprésentables, non cognitives et qui se profilent dans l’immensité du pensable. Les signes au contraire, tels que les théorise la linguistique moderne, se détournent de l’Idée. Ils s’identifient à leur pouvoir nominal, se matérialisent, se détachent de leurs signifiés et deviennent avant tout les éléments d’une combinatoire formelle, dont les « valences » se définissent indépendamment des « universaux » qui forment l’horizon du dicible. Cette combinatoire, lorsqu’elle devient normatrice de la production littéraire, prive cette dernière de sa portée référentielle « verticale » pour favoriser sa projection vers l’immédiateté perceptible de l’instant. C’est elle qui régit principalement le processus romanesque dont les segments linguistiques n’arrivent à dénoter leurs objets que de façon quasi infinitésimale. L’altérité de ceux-ci est d’ailleurs conçue en termes de traits « personnels », « singuliers », « bizarres », « inattendus ». Dans cette mesure, ils s’avèrent réfractaires à toute symbolisation et ne se laissent nommer que par des signes conscients de leur radicale inaptitude à donner du réel une configuration définitive. L’écart qui dissocie l’énonciation de la chose énoncée entretient ainsi la dynamique même du discours dans le roman. De l’effet de polysémie provoqué par indistinction découle la possibilité de faire se muer continûment la chaîne syntagmatique en une cascade précipitée de « surprises » dont la finition, comme le remarque J. Kristéva, est toujours arbitraire.
24Il n’empêche que Joseph et ses frères, malgré sa structuration mythique délibérée, soit aussi un roman. Pour une multitude de raisons, les unes plus ténues que les autres. La principale d’entre elles tient peut-être au statut du narrateur. Non seulement T. Mann échappe au « monologisme épique »27 et dispose de la parole de ses actants, mais la permutation symbolique des aventures qu’il opère dans la trame de la narration n’est pas purement dialogique : elle a un sens évolutif. D’Abraham à Joseph, l’accent se déplace et la signification du schéma générateur initial se modifie. Assimilé à l’Egypte, Joseph s’est véritablement substitué au pôle antithétique d’Israël — au point que Jacob ne le reconnaîtra plus vraiment et lui refusera la bénédiction élective, pourtant confirmée par le Dieu de l’Alliance. L’itinéraire de Joseph transgresse la tradition judaïque, pour en fonder une autre, transculturelle et cosmopolite. C’est du moins ce qui ressort du travail narratif de l’écrivain, et c’est ce que celui-ci laisse entendre dans ses propres commentaires : « Les hommes de l’Ancien Testament sont encore prisonniers de leur être mythique et collectif. Ce que l’on appelle leur ”esprit” est la conscience qu’ils ont que leur vie est l’incarnation d’un mythe et leur moi se délivre du collectif un peu comme une figure de Rodin se dégage de la pierre. Même Jacob, celui qui est lourd d’histoire, n’est qu’une figure à-demi délivrée. Sa solennité est encore mythique et déjà individuelle : il se sent le sujet et le héros de ses propres histoires. Cette émancipation paternelle deviendra plus audacieuse avec Joseph. Celui-là n’est pas seulement quelqu’un que Dieu a révélé, mais qui sait aussi se comporter envers lui : pas seulement un héros, mais un régisseur, un poète qui décore l’histoire qui lui est impartie. Il ne se contente pas de prendre part au mythe collectif, mais il le joue d’une manière humoristique et spirituelle. Ce moi délivré est un moi artistique, excitant, délicat, menacé, mais pourvu de possibilités innées de développement et de maturation, un moi tel qu’il n’y en avait jamais encore eu auparavant »28.
25Il convient dès lors de préciser que la narration « artistique » et « spirituelle » par laquelle T. Mann se joue des figures mythiques univoques, exige de lui une position différente de celle du « narrateur-programmé » de l’épopée. S’il se dédouble d’abord en un écrivain-auteur, maître de ses propres affirmations et en un écrivain-acteur, soumis aux prémisses textuelles de la citation et respectueux de l’autorité29, il utilise de surcroît le présent historique qui lui permet de se situer lui-même dans le présent de l’événement. Il s’accorde ainsi la facilité surprenante de se déployer à la première personne entre son propre point de vue, réfléchi et argumenté, et l’univers raconté qu’il semble commémorer avec une mémoire plus que fidèle. La force d’actualisation temporelle dont il dispose ainsi dépasse largement celle du passé historique. Elle lui permet de présentifier et de dépasser simultanément chaque séquence du récit, d’avoir sans cesse une avance sur lui, de telle sorte que notre attention soit perpétuellement sollicitée par sa finalisation. Cette manière d’osciller entre l’immobile et le mouvant l’oblige à refuser d’emblée l’exclusion thématique des termes posés et de la remplacer par une positivité douteuse30. L’humour qui accompagne la relation des propos sévères de Jacob à l’égard de l’Egypte, et leur contraste avec les tentations précoces et ambiguës de Joseph pour ce même espace interdit, laisse le lecteur dans l’attente d’une médiation encore indécidable. Alors qu’à l’intérieur d’un discours rigoureusement épique, les figures initiales investies par les syntagmes positifs et négatifs se contrediraient sans équivoque et sans mutation ultérieure. Ce qui veut dire que T. Mann fait usage d’au moins deux foncteurs narratifs spécifiques au roman31. Le premier, dit aléthique, présente l’opposition des contraires comme rigoureusement problématique : l’on ignore si elle s’avère nécessaire à la conduite du récit ou si elle y apparaîtra comme purement contingente. Le second, dit déontique, fait entendre que cette opposition sera explicitement traitée dans la suite, qu’elle y soit obligatoire, permise ou au contraire défendue. Quoi qu’il en soit, ce sera à la « voix narrative » dont seul l’écrivain-auteur est le maître qu’il reviendra d’inférer, c’est-à-dire de déchiffrer, la logique immanente de l'idéologème traité. Même si T. Mann déclare, non sans ironie, s’en remettre à des prémisses textuelles incontestées32, il ne peut s’empêcher, en vertu de ce qu’il appelle l’élément personnel-synthétique de l’art, de s’en approprier le discours et d’en infléchir le sens.
26D’une certaine façon, plutôt que d’appartenir à la forme symbolique qui livre le récit sans médiation « subjective », Joseph et ses frères apparaît, de ce point de vue, commandé à distance par la forme-signe. Ce qui permet d’ailleurs à l’auteur de donner à ses personnages une indépendance à l’égard de la trame discursive du récit et à en faire plus que des intermédiaires : des régisseurs pourvus d’une réelle conscience de soi. Néanmoins, dans le cas qui nous occupe, cette vérité n’est que partielle. Si le sujet de l’énonciation est bien le sujet-auteur, distributeur de rôles, contrôlant tous les actants pour les ramener au discours du « je », l’on découvre également que le narrateur véritable du roman n’est, en fin de compte, ni l’auteur, ni un des protagonistes, mais qu’à l’intérieur de la dialectique énonciation-citation, c’est le roman lui-même qui se raconte, l’esprit omniscient et omniprésent qui l’anime, l’« esprit du livre » tel que la Bible le désigne, créateur de l’univers33. « L’énonciation romanesque, écrit J. Kristéva, se révèle être une inférence non-syllogistique, un compromis du témoignage et de la citation, de la voix et du livre. Le roman se jouera dans ce lieu vide, sur ce trajet irreprésentable, qui rejoint deux types d’énoncés à « sujets » différents et irréductibles »34. Certes, et ceci se vérifie d’autant mieux en l’occurrence que Joseph n’est ni la proie d’un anonymat univoque, ni une entité tout à fait indépendante de l’auteur. La difficulté majeure de décider à part entière de la nature mythique ou romanesque de Joseph et ses frères provient de ce que, sans que discours et histoire ne se confondent dans l’immanence, l’histoire racontée n’y est pourtant possible qu’à la faveur de ce même discours, lequel domine et le temps et la sémantique du récit. La parole narrative s’y révèle dès lors véritablement atopique : le lieu duquel elle s’élève s’avère être à la fois celui de l’énonciation et celui du signifié invariant qu’elle rapporte, de telle façon que raconter et interpréter s’égalisent à tous les moments du parcours textuel.
27L’organisation sphéromorphe du récit en témoigne :
Ici, nous tombons en plein mystère et nous perdons pied ; le mystère, autrement dit l’infini du passé, où chaque point de départ se révèle illusoire, but éternellement reculé dont la nature mystérieuse tient au fait que son essence ne procède pas de l’idée de l’étendue mais de la sphère. En effet, l’étendue n’est pas mystérieuse ; le mystère est dans la sphère. Mais celle-ci se compose de compléments et de correspondances, étant constituée d’une double moitié, un hémisphère supérieur et un hémisphère inférieur, — le céleste et le terrestre, — qui finissent par former un tout, en sorte que ce qui est en haut est aussi en bas, et que ce qui s’accomplit dans la partie terrestre se répète dans la partie céleste, celle-ci se retrouvant dans celle-là. La correspondance de ces deux moitiés qui, juxtaposées, forment un tout et se rejoignent pour constituer une boule, équivaut à un véritable échange, c’est-à-dire à un mouvement de rotation. La sphère tourne, phénomène inhérent à sa nature de sphère. Le haut devient le bas, le bas devient le haut, si tant est qu’on puisse parler de haut et de bas en l’occurrence. Non seulement l’élément céleste et l’élément terrestre se reconnaissent l’un dans l’autre, mais grâce au mouvement giratoire de la sphère, le céleste se transforme en terrestre et inversement, d’où résulte cette vérité que les dieux peuvent devenir hommes et les hommes, à leur tour, dieux...35.
28A la fois close et infinie, comparable en cela à la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel, cette composition contient en elle une possibilité de transformation incommensurable. Mais celle-ci, aussi paradoxal qu’il y paraisse, se réalise autant sur le plan que T. Todorov appelle « gnoséologique »36 que sur le plan de la concaténation séquentielle. En effet, si l’intrigue semble tellement dépendre d’une herméneutique préalable des symboles, c’est parce que Joseph et ses frères donne moins d’importance à l’événement qu’au degré de connaissance que nous en avons. Cette disposition à retourner l’art romanesque vers la forme initiale (Ur-Form) du mythe, explique T. Mann, à le détacher de ce qui n’est qu’individuel, particulier, bourgeois au sens large, et à en faire la quête de l’essence ultime de l’humain, de son idée a-temporelle typique, provient d’une exigence qui n’est pas seulement celle de l’auteur, « mais d’une exigence du temps, de notre temps, des bouleversements historiques, des aventures et des souffrances par lesquelles l’humanité s’est posée à elle-même comme une question totale, comme l’inventaire de la problématique européenne et séculaire du devenir, provoquant ainsi l’ébranlement et le retournement du savoir »37.
IV. L’esprit du livre et les « sources » de l’Histoire
29« Un symbole de l’humanité - ainsi peut-on appeler ce livre en toute quiétude »38. Joseph et ses frères répond en effet à deux questions majeures :
301) Qu’est-ce qui fait qu’un homme, une peuplade ou une nation puissent avoir une histoire ? De quoi cela dépend-il ? L’historicité est-elle chose subie ?
312) Est-il possible que les hommes aient une histoire sans se préoccuper d’en jouer une ou d’en accomplir une qui puisse se communiquer à tout le genre humain ? La réponse de T. Mann est audacieuse. Pour lui, c’est l’inquiétude spirituelle, la recherche angoissée de l’absoluité divine, qui arrachent l’humanité à sa condition « terreuse ». Ainsi l’histoire commence véritablement avec le départ d’Abraham, tournant le dos au puissant état de Nemrod, dans le but de se libérer tout à la fois du culte des idoles et du souci exclusif de l’abondance. Car le souci de Dieu élève l’homme au-dessus des préoccupations aliénantes de la lutte économique et l’empêche de se sacrifier de manière morbide sur l’autel de la rentabilité financière. C’est pourquoi la vie errante d’Abraham prépare le retour de Joseph à la vie sédentaire et à l’administration royale des biens. Car Joseph devient alors « nourricier » en un sens renouvelé, nourricier spirituel, symbole d’une gestion véritablement finalisée des biens terrestres. Dans l’accomplissement de ce destin, Joseph « sauve » ses frères menacés par la famine et par le poids d’un crime inavoué, et il réhabilite, pour les siècles à venir, la dignité méconnue de l’Egypte et des habitants du monde d’« en-bas ». Le cercle ainsi parcouru ajointe les pôles contraires de l’espace et du temps, mais aussi les pôles métaphysiques de la vie et de la mort. Si la découverte d’Abraham, d’Isaac et de Jacob se concentre essentiellement sur la pureté incorruptible et indestructible de l’esprit divin, la religion égyptienne, en revanche, affronte la décrépititude charnelle avec une étonnante radicalité. Ses rites funéraires surmontent le caractère informe du matériau de la vie et frayent la voie de son immortalisation. Or, et c’est capital, seul l’amour d’un dieu peut avoir précédé l’homme en cette épreuve. Osiris, Tammouz — et plus tard le Christ qui deviendra la figure dominante de la résurrection des corps.
32Nous comprenons aussi que cette reconnaissance spéculative répond plus directement à la question d’Abraham : « Oh Dieu de tous les mondes ! Qu’est-ce que l’homme pour que tu penses à lui ? ». L’odyssée du retour à l’Egypte nous conduit à comprendre qu’il ne suffit point de détacher Dieu de l’univers terrestre, ou même cosmogonique, pour que l’homme recouvre son essence. Nous comprenons aussi qu’à cette fin, Dieu doit pouvoir à l’inverse se réapproprier sa création, s’y incarner, s’y manifester. A ce propos, la complaisance de Joseph à l’égard des enfants de Kémé a son fondement dans l’espèce de commutation libre, à caractère esthétique, que la civilisation égyptienne établit entre les dieux, les astres, les hommes et les animaux. Le contexte mythique de l’Egypte convient fort bien au degré de conscience auquel accède Joseph et qui fait s’entre-éclairer l’humain et le divin en une sorte de libération rieuse.
33C’est de cette libération que dépend la possibilité de schématiser l’histoire et d’en proposer une configuration narrative digne d’être transmise. Elle donne aux personnages la force de se hisser au-dessus des événements et de les jouer comme un acteur de théâtre dit son texte, avec le sérieux mêlé d’humour qui convient à ce type de rapport aux occurrences. Elle donne aussi d’accepter de sombrer dans le puits du temps pour en régénérer les formes fondamentales, dans la mesure où seul ce qui est infiniment passé permet l’Ouvert d’un avenir qui transgresse l’actualité, la contingence absurde du fait brut, la mauvaise nécessité — celle que les hommes invoquent d’ailleurs, aujourd’hui plus encore qu’autrefois, sous le titre de « dure loi économique », de « matérialité indépassable des faits », comme si l’homme était irrémédiablement voué à la guerre et au désordre du seul fait qu’il ait appris à calculer son avoir. Car la libre permutabilité, la giration intérieure du présent, concentre en elle tout l’enjeu, non pas d’abord de la métaphysique, mais du temps réellement narratif, susceptible de provoquer l’intérêt à la narration.
34Le temps biblique de Joseph et ses frères est en effet un temps qui ne disparaît pas, qui n’est l’objet d’aucune négativité, plus involutif qu’évolutif. Dit autrement, ce temps n’éloigne pas de son origine mais nous en rapproche à tout instant. Si l’histoire contenue dans le « Livre » échappe à la mer des heures, des jours et des années qui se recouvrent, pareils aux nappes de sable dans le désert, c’est parce qu’elle remonte en amont, vers le commencement, en place de se laisser dériver en aval vers cette myriade d’événements éclatés dont nous sommes devenus, trois mille ans plus tard, les spectateurs. Plus précisément, ce que nous enseigne T. Mann, c’est que nous ignorons dans quelle histoire nous jouons, dans la mesure où nous nous précipitons vers des fins qui, parmi toutes celles qui s’avèrent possibles ou probables, correspondent uniquement à nos désirs individuels et contingents. L’histoire de Joseph est tout le contraire d’une chute en avant de soi ; elle est une genèse dont la dynamique, loin de se résorber en un résultat final, est choisie de part en part et en totalité. C’est par cette anabase que Joseph délivre les sources de la divinité et marque chaque événement du sceau de son empreinte. Ce motif de la source — de l’origine, de l’initium — nous le trouvons d’ailleurs présent à tous les épisodes cruciaux de Joseph et ses frères. Jacob fait sourdre un filon d’eau au pays de Laban pour faire rayonner la bénédiction qui le couvre ; et Joseph, après avoir été jeté dans un puits à sec, anticipe sur les crues nourricières du Nil, prépare les années de disette et rassasie les hommes à l’image d’une divinité prodigue. Ce « retour à la source », explique T. Mann, qui rapatrie l’efficience divine dans le monde des hommes nous initie, éthiquement, à la force spécifique de la compassion. C’est elle, au fond, qui est le ressort ultime de notre récit. Et c’est sa compréhension qui nous permet de répondre, en dernière analyse, à la question : à quelles conditions une histoire mérite-t-elle d’être portée à la narration ? Nous ne le savons point de manière tranchée. Ce que révèle Joseph et ses frères ne touche au fond qu’à notre aptitude à l’attente, à la longue expectative. Mais le souci de dieu, fondateur de l’histoire biblique, est le souci d’un dieu souffrant, captif, irréalisé, vers qui se tourne l’adoration consolatrice des hommes souffrants eux-mêmes.
35Et que ce dieu soit dans les liens, dans l’attente de sa libération, fait également de lui un dieu du Futur, le Dieu d’un récit à inventer et d’un destin à assumer. Voici comment s’exprime l’auteur :
« Ceux qu’on trouve à la source d’une Histoire ne dispensent que rarement, sinon jamais, une « bénédiction » pure et indubitable ; ce n’est d’ailleurs pas cela que leur murmure leur intime conscience : « Tu seras un destin », telle est l’interprétation la plus exacte de la promesse divine, quelle que soit la langue en laquelle elle fut formulée ; quant à savoir si ce destin sera une bénédiction pour autrui, la question est secondaire, ainsi qu’il résulte de la divergence des réponses qu’elle pourra recevoir »39.
36Le souci de pareille « Histoire », et de la promesse qui la conduit, peut paraître étrange. Il l’est en vérité. Mais il l’est moins que l’Esprit de bonté compatissante qui le fonde et qui, en ce siècle, n’est même plus intellectuellement médité. Et pourtant, dans la tradition du Livre, l’endurance de Noé, le Très-Intelligent, raillé par ses fils, l’endurance d’Abraham persécuté par les puissants, l’endurance d’Isaac, de Jacob et de Joseph, livre à chaque fois sa réponse : le sacrifice à l’être aimé. De cette souffrance féconde jaillit la narration. Et si notre temps s’en avoue incapable, force nous est bien de méditer cet ultime paradoxe :
« Peut-être les cœurs sensibles, défiant le destin, dédaignent-ils sciemment la liberté et la tranquillité et n’aspirent-ils à vivre que dans l’angoisse et sous la menace du glaive ? Il est évident qu’une volonté aussi téméraire est inhérente à l’ineffable joie d’aimer ; nul ne devrait ignorer que l’amour prépare à de grandes possibilités de souffrance et que rien n’est plus imprudent que d’aimer. Or, par une contradiction de la nature, il advient que les âmes tendres qui s’engagent dans cette voie, ne sont point faites pour supporter les conséquences du danger qu’elles risquent, alors que celles qui en auraient la force ne songent pas à exposer leur cœur et demeurent invulnérables »40.
Notes de bas de page
1 Cf. l’ouvrage de N. SARRAUTE du même titre (Paris, Gallimard, 1956).
2 Cf. M. BLANCHOT, Le livre à venir, Paris, Gallimard, 1959.
3 ARTISTOTE, Poétique, trad. fr. Hardy, Paris, éd. des Belles Lettres, 1932, 19695, 60a 26-27.
4 P. RICOEUR, Temps et récit, t. I, Paris, Seuil (« L’ordre philosophique »), 1983, p. 102.
5 P. RICOEUR, ibid., p. 85.
6 T. MANN, Joseph et ses frères, trad. fr. par L. Servicen, Paris, Gallimard, 1936, I, p. 7.
7 T. MANN, Joseph et ses frères, I, p. 42.
8 P. RICOEUR, Temps et récit, I, p. 40.
9 T.MANN, Joseph et ses frères, I, p. 47.
10 Le temps de la pure « Vergangenheit » doit donc être surmonté. T. MANN parlera dès lors de « présent hors temps ». Non qu’il s’agisse de l’éternité immobile, mais d’une temporalité dont rien ne se perd :
« Ce qui nous occupe, ce n’est pas le temps chiffrable, mais plutôt qu’il puisse s’abolir dans le mystère de la permutation entre la tradition et la prophétie, qui confère au mot « jadis » son double sens de passé et d’avenir, le chargeant ainsi d’un présent potentiel. C’est de là que dérive l’idée de la réincarnation. Les rois de Babel et des deux Egyptes, de Kourigalzou à la barbe calamistrée aussi bien que cet Horus du palais de Thèbes qu’on nommait « Amon est satisfait », ainsi que leurs prédécesseurs et successeurs, incarnèrent en chair et en os le dieu solaire ; en d’autres termes, le mythe s’étant fait mystère en eux, il ne fut plus possible d’établir de distinction entre « être » et « signifier ».
Les controverses au sujet de savoir si l’hostie est le « corps » de la victime ou seulement son symbole, ne devaient éclater que trois mille ans plus tard ; mais ces discussions oiseuses ne changent rien à l’essence même du mystère qui est et demeure celle-ci : un présent hors du temps. Tel est le sens des rites, des fêtes. Chaque nuit de Noël renaît l’Enfant Sauveur du monde, destiné à souffrir, mourir et ressusciter. Quand Joseph, à Sichem ou à Beth-Lama, à la mi-été, à la Fête des Pleureuses, des Lampes Allumées ou de Tammouz, assistait à l’assassinat d’Osiris-Adonaï, le fils perdu, le dieu adolescent, et à sa résurrection parmi les sanglots des flûtes et les cris de joie, c’était à la faveur de cet arrêt du temps dissous dans le mystère, qui nous agrée, parce qu’il ôte tout caractère illogique au mode de pensée de gens qui, dans chaque inondation, reconnaissaient tout uniment le Déluge » (Joseph et ses frères, I, p. 28).
11 E. ORTIGUES, Le discours et le symbole, Paris, Aubier, 1962, p. 61.
12 T. TODOROV, Poétique de la prose, Paris, Seuil, 1971, p. 141.
13 Dans les entretiens de Joseph et d’Akhénaton, toutes les mythologies hébraïque, babylonienne, grecque - sont intégrées en un gigantesque dialogue encyclopédique, « à telle enseigne, écrit T. Mann, que l’on peut à peine comprendre qu’il s’agit d’un point de vue judaïque-biblique ». (Joseph und seine Brüder.Ein Vortrag, in Gesammelte Werke, Frankfurt, Fisher Verlag, XI, 1974, p. 663.
14 T. TODOROV, Poétique de la prose, p. 85-86.
15 T. TODOROV, Poétique de la prose, p. 85-86.
16 T. TODOROV, Poétique du récit, p. 90.
17 P. RICOEUR, Herméneutique de l’idée de Révélation, p. 19.
18 Parlant des récits bibliques, P. Ricœur écrit : « Ce n’est pas un narrateur double, un sujet double de la parole, mais un actant double, par conséquent un objet double du récit, qui est ici donné à penser » (Herméneutique de l'idée de Révélation, dans La Révélation, Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 1977, p. 20.
19 P. RICCEUR, Herméneutique de l’idée de Révélation, p. 19.
20 T. TODOROV, Poétique de la prose, p. 143.
21 K. KERENYI et T. MANN, Romandichtung und Mythologie : ein Briefwechsel, Zürich, Atlantis, 1945, p. 54.
22 E. ORTIGUES, Le discours et le symbole, p. 66.
23 E. ORTIGUES, Le discours et le symbole, p. 67.
24 T. MANN, Joseph et ses frères, II, p. 185.
25 E. ORTIGUES, Le discours et le symbole, p. 68.
26 J. KRISTEVA, Le texte du roman, The Hague-Paris-New York, Mouton Publishers, 1970, p. 27.
27 Pour l’examen de cette notion, nous nous référons à l’article de J. KRISTEVA : Le mot, le dialogue et le roman, dans Recherches pour une sémanalyse, Paris, Seuil, 1969, p. 98-99.
28 T. MANN, Joseph und seine Brüder. Ein Vortrag, in Gesammelte Werke, Frankfurt, Fisher Verlag, XI, 1974, p. 666.
29 J. KRISTEVA, Le texte du roman, p. 48.
30 J. KRISTEVA, Le texte du roman, p. 45.
31 J. KRISTEVA, ibid., p. 46.
32 T. Mann écrit ceci : « J’ai voulu rapporter ces histoires originaires, telles qu’elles s’étaient passées réellement, ou bien telles qu’elles auraient dû se passer. Mais si l’on met hors considération les ”si”… advient l’exactitude qui ne va point sans une critique humoristique de la Bible, laquelle relève de l’impact de la recherche scientifique sur sa conception et qui, dans le cas du roman, le renforce de part en part par l’apport d’éléments essayistes. Dynamitage de la Forme ? — Je ne me fais pas de souci — Cette peur provient du peu de confiance que l’on a dans l’élément personnel-synthétique de l’art, dans son pouvoir de clarification et de spiritualisation » (Ein Wort zuvor : mein « Joseph und seine Brüder », in Gesammelte Werke, p. 626).
33 W. Kayser envisage une telle possibilité pour le roman dans son article intitulé : Qui raconte le romani », dans Poétique du récit, Paris, Seuil, 1977.
34 J. KRISTEVA, Le texte du roman, p. 48.
35 T. MANN, Joseph et ses frères, I, p. 166.
36 T. TODOROV, Les genres du discours, Seuil, Paris, 1978, p. 68.
37 T. MANN, Joseph und seine Brüder. Ein Vortrag, in Gesammelte Werke, XI, p. 657.
38 T. MANN, ibid., p. 667.
39 T. MANN, Joseph et ses frères, I, p. 7.
40 T. MANN, Joseph et ses frères, I, p. 335.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Narration et interprétation
Ce livre est diffusé en accès ouvert freemium. L’accès à la lecture en ligne est disponible. L’accès aux versions PDF et ePub est réservé aux bibliothèques l’ayant acquis. Vous pouvez vous connecter à votre bibliothèque à l’adresse suivante : https://0-freemium-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/oebooks
Si vous avez des questions, vous pouvez nous écrire à access[at]openedition.org
Référence numérique du chapitre
Format
Référence numérique du livre
Format
1 / 3