Narration, Poésie, Vérité. De Cervantes à Segalen
p. 153-166
Texte intégral
Oui, j’étouffe dans le Roman. N’y a-t-il pas d’autre alternative ? Pourquoi revêtir si fatalement tout germe de cette chape qui n’a sans doute pas dit son dernier mot, dont je reconnais toute la beauté, mais enfin, qui n’est qu’une forme entre d’autres. Et si je voulais reprendre la Chanson de Geste ?
Victor SEGALEN, Sur une nouvelle forme du roman.
Gloire épique et défaillance romanesque
1Liés originairement par la voix épique au cœur même du chant, le Récit et la Poésie ont chacun suivi tout au long des Temps modernes, sur des pistes tantôt parallèles tantôt divergentes leur propre destin. Alors que la geste médiévale désignait en leur unité profonde l’action guerrière digne d’être chantée et le chant de mémoire qui, par le sacre de la parole, en faisait une œuvre de langage, l’action romanesque des Temps modernes, quant à elle, se déploie en une quête illimitée de son propre sens dans un univers désormais clivé entre les mots et les choses, entre faire et dire. Repérant de façon exemplaire dans Don Quichotte le moment où le romanesque s’émancipe de l’épique, Foucault écrit dans Les Mots et les Choses : « La vérité de Don Quichotte, elle n’est pas dans le rapport des mots au monde, mais dans cette mince et constante relation que les marques verbales tissent d’elles-mêmes à elles-mêmes. La fiction déçue des épopées est devenue le pouvoir représentatif du langage. Les mots viennent de se refermer sur leur nature de signe1 ». C’est donc de la déception épique que se lève, déjà défaillante, la voix romanesque ouvrant la fiction, par le descellement des mots et des choses, au glissement du sens, au murmure infini du désir.
2Dans un essai intitulé Le Narrateur2, Walter Benjamin montre comment la naissance du roman moderne procéda d’une crise générale de la narration produite par l’émergence, dans notre culture, de la rationalité scientifique et technicienne. En effet, dans notre modernité l’acte de raconter ne va plus de soi. Son art serait même en voie de se perdre puisqu’à la temporalité secrète et rythmée de la narration se substitue aujourd’hui la circulation instantanée de l’information. « Si l’art de conter est devenue chose rare, écrit Benjamin, cela tient avant tout au progrès de l’information3 ». Alors que l’information se livre tout entière dans l’instantanéité même de sa transmission, la narration, en revanche, ne se divulguant jamais tout entière, conserve tout au long de sa tradition, de bouche à oreille, de génération en génération, un secret qui lui permet justement de se déployer.
Le secret, le déjà-dit et le discours de l’Autre
3Il ne saurait y avoir de récit sans secret, fût-ce un secret de Polichinelle. La notion même de secret, contrairement à celle de mystère, implique nécessairement une référence à une instance qui, demeurât-elle à tout jamais invisible, n’en détiendrait pas moins la clé et serait par conséquent susceptible de nous y initier. Le secret est par définition détenu par un Autre qui en garantit l’authenticité. Aussi tout récit se trouve-t-il toujours d’une façon ou d’une autre confronté au problème de sa propre authentification. Comment dès lors authentifier le récit sinon en lui faisant désigner à l’intérieur de sa configuration sa propre source ? Tout se passe comme si le discours narratif devait être à tout prix garanti par une voix, qui fût-elle anonyme, n’en demeure pas moins celle de l’Autre. Tout se passe comme si raconter ne consistait qu’à recueillir une histoire qui serait donnée à l’avance, comme si raconter était toujours déjà avoir entendu : « Personne ne songe, écrit Blanchot dans l’Entretien infini, que pourraient être créés de toutes pièces les œuvres et les chants. Toujours ils sont donnés à l’avance, dans le présent immobile de la mémoire. Qui s’intéresserait à une parole nouvelle, non transmise ? Ce qu’il importe, ce n’est pas de dire, c’est de redire et, dans cette redite, de dire chaque fois encore une première fois. Entendre, au sens auguste, c’est toujours déjà avoir entendu : prendre rang dans l’assemblée des écoutants antérieurs, leur permettre d’être présents à nouveau dans l’entente persévérante4 ».
4Raconter, c’est toujours déjà avoir entendu. Aussi les œuvres de fiction n’ont-elles cessé d’éprouver le besoin de se justifier en feignant ne dépendre de personne si ce n’est précisément de l’Autre, ce Tiers-Témoin garant de la Parole qui, fût-il silencieux et invisible, n’en est pas moins appelé à venir marquer le Récit du sceau de la Vérité. Mais alors que le jongleur de chansons de geste tirait la légitimité de ses récits en s’inscrivant dans une lignée de conteurs anonymes, dépositaires d’une sagesse immémoriale, alors que l’authenticité des récits de chevalerie se trouvait, comme chez un Chrétien de Troyes, scellée par l’autorité d’une parabole évangélique ou par celle d’un livre dont un comte de Flandre ou une comtesse de Champagne lui avait commandé la réécriture, le narrateur des Temps modernes, en revanche, se trouve désormais seul, détaché des instances fondatrices du récit qui en légitimaient jadis l’exercice. Cette défaillance de la voix narrative ne se donne-telle pas précisément à lire dans le Prologue de Don Quichotte. Si dans le cours du récit le narrateur se réfère au manuscrit d’un imaginaire historiographe arabe dont il aurait non sans se faire aider assuré la traduction, dans le Prologue, en revanche, l’auteur présente son œuvre comme l’enfant de son intelligence (como hijo del entendimiento). Mais cette intelligence n’hésite pas à se présenter comme chétive. Suscitant la bienveillance du lecteur, le livre avoue, dès son ouverture, sa pauvreté, sa contingence, son manque d’érudition et de culture. Passant en revue les ingrédients du rituel des Belles Lettres Cervantès écrit : « De tout cela mon livre va manquer, car je n’ai rien à annoter en marge, rien à commenter à la fin et je ne sais pas davantage quels auteurs j’ai suivis5 ». D’entrée de jeu, la voix narrative se donne pour défaillante.
Le romanesque et le simulacre
5Cette défaillance assumée et jouée constituera l’une des ressources essentielles de l’art romanesque. Ainsi les références aux manuscrits trouvés et traduits deviendront, au grand scandale de Jean-Jacques Rousseau6, des stratégies narratives par lesquelles le romancier, non sans jeter un regard ironique au lecteur, assiéra la crédibilité de sa fiction afin de nous la donner à consommer, non sans malin plaisir, comme un mensonge avéré. N’est-ce pas ce que propose dans le Prologue de Don Quichotte à l’auteur qui se plaint de la pauvreté de son imagination et de son manque d’érudition la figure de l’ami : « A la première chose qui vous chagrine, c’est-à-dire le manque de sonnets, épigrammes et éloges à mettre en tête du livre, voici le remède que je propose ; prenez la peine de les faire vous-même ; ensuite vous les pourrez baptiser et nommer comme il vous plaira, leur donnant pour parrains le Preste Jean des Indes ou l’Empereur de Trébisonde, desquels je ne sais que le bruit a couru qu’ils étaient d’excellents poètes ; mais quand même ils ne l’eussent pas été, et que des pédants de bacheliers s’aviseraient de mordre sur vous par derrière à propos de cette assertion, n’en faites pas cas pour deux maravédis : car le mensonge fût-il avéré, on ne vous coupera pas la main qui l’a écrit7 » ? Avec le roman, la narration devient l’art consommé du simulacre. Qu’y a-t-il en effet de plus difficile à saisir que cette voix romanesque qui, non seulement feint ses sources se parant ainsi du prestige d’une autorité usurpée, mais se délègue en de multiples instances d’énonciation, se disperse en de multiples points de vue, et va jusqu’à simuler, comble de l’ironie, son propre effacement grâce à l’usage, par exemple, du style indirect libre que Flaubert a porté à son plus haut degré de perfection ? L’ironie ne serait-elle pas inhérente à l’exercice de la voix romanesque comme le croient deux auteurs anglo-saxons Sholes et Kellog qui, abordant le problème de la multiplicité et de la disparité des points de vue dans la configuration d’un récit, écrivent : « The narrative situation is thus ineluctably ironical. The quality of irony is built into the narrative form as it is into no other form of literature8 ».
6Omnisciente ou effacée, mais ubiquitaire jusque dans son effacement même, la voix romanesque est à la fois plurielle et solitaire ; plurielle puisqu’elle se déploie dans une polyphonie de voix dont Bakthine a souligné l’origine carnavalesque ; solitaire puisqu’elle demeure au cœur de cette fête polyphonique profondément esseulée comme le narrateur proustien au milieu de cette comédie mondaine de masques et de mort qu’est la « Matinée chez la Princesse de Guermantes ». Raconter dès lors ne va plus de soi. Si raconter est toujours déjà avoir entendu, que peut encore entendre qui soit digne d’être transmis le narrateur moderne sinon, répercuté dans le labyrinthe de sa propre oreille, l’écho d’un langage qui, ne recelant peut-être plus aucun secret, se dévide à l’infini ? N’est-ce pas ce que nous donnent à lire aujourd’hui des récits exemplaires comme ceux de Blanchot ou de des Forêts. Livrée à la tourmente d’un langage dont rien ne garantit plus le sens, la voix narrative en vient à se prendre constamment en flagrant délit de mensonge ou se trouve dans l’incapacité de tramer le récit le plus élémentaire. « Personne ici ne désire se lier à une histoire9 » lit-on dans l’Attente l’Oubli. Et le narrateur de La Folie du Jour de conclure : « Un récit ? Non, pas de récit, plus jamais »10.
7De la grande polyphonie romanesque au récit monodique, la narration devient une tâche de plus en plus périlleuse. Enrayée par l’oubli chez Blanchot, entravée par une mémoire démentielle chez des Forêts, la marche narrative s’y trouve chaque fois paralysée. Le récit ne prend plus. Alors que chez Blanchot la voix narrative tend à s’effacer dans la blancheur de l’aphonie, chez des Forêts en revanche, se lève de la blancheur d’un paysage enneigé, réveillant le narrateur qui venait de s’y évanouir, le miracle du chant dans sa plénitude bouleversante. Alors que chez Blanchot le récit doit, pour pouvoir se déployer en roman, contourner l’espace du chant comme Ulysse contourne le rocher des Sirènes, — ce n’est d’ailleurs qu’à ce prix que la navigation et le récit sont possibles —, chez des Forêts la narration creuse d’un vain bavardage se trouve transfigurée miraculeusement à la fin du récit par un chœur de voix enfantines qui, dans leur suavité même, n’en demeurent pas moins impératives : « C’était bien pour moi que résonnaient ces voix impératives et pleines d’une solennité sauvage, pour moi, rien que pour moi, c’était moi qu’elles appelaient11 ».
Du secret au mystère
8Le chant est une injonction irrésistible, un impératif catégorique. Aussi, contrairement au récit, le chant se passe-t-il de toute légitimation, n’a-t-il pas à se rendre crédible, à feindre ses sources, à fantasmer son arbre généalogique, à étaler ses titres de noblesse, à exhiber ses armoiries. Il n’a pas à se mettre en abyme s’il est vrai, comme nous le rappelle Gide dans son Journal qu’« abyme » est un terme d’héraldique. Le chant se lève, s’arrache, s’élance et consume dans son élan le mystère de son origine, « car tel est le miracle de chanter, écrit Mallarmé, qu’on se projette à la hauteur où va le cri12 ». Mais dès lors le chant n’interrompt-il pas inéluctablement de par sa fulgurance le devenir intelligible du sens, la constitution progessive des significations inhérentes au déploiement de la narration ? « Assez m’écriai-je en sanglotant, assez ! après un tel chant, comment oserais-je encore ouvrir la bouche ? »13 avoue le bavard de des Forêts.
9Louange ou complainte, art poétique ou chanson d’un mal-aimé, le chant poétique ne prétend nullement nous transmettre un secret dérobé par une oreille indiscrète au savoir supposé infaillible de l’Autre, mais se met, fût-ce dans la déchirure du cri, silencieusement à l’écoute de son propre jaillissement dont on ne sait s’il est encore l’écho du Même ou déjà le don de l’Autre. Le chant poétique appartient à l’ordre du mystère, et celui-ci, contrairement au secret, est inénarrable. Aussi le chant ne saurait-il se laisser couler dans les structures de la temporalité narrative. N’est-ce pas ce que nous donne à entendre la Seconde Divagation de Mallarmé où viennent s’opposer le chant liturgique et la narrativité quelque peu factice de la musique d’opéra : « Quelque chose comme le Génie, aventureux, sans commencement ni chute, simultané, écho de soi, en l’arabesque de son intuition supérieure : il se sert des exécutants, par quatuor, duo, etc., ainsi que des puissances d’un unique instrument l’aidant à jouer la virtualité. Contrairement par exemple aux usages d’opéra ; où tout advient pour rompre la céleste liberté de la mélodie, sa condition, et l’entraver par la vraisemblance du développement régulier humain14 »? Cette vraisemblance dont Mallarmé souligne la nature contraignante n’est-elle pas celle qui régit le code des actions narratives auquel le chant poétique de par son essence même ne saurait être qu’indifférent. Car le chant ne prétend pas débusquer un secret, et n’a par conséquent pas à entrer dans ce que Baudelaire appela « le fil interminable de l’intrigue superflue »15 qui constitue la trame d’une narration romanesque. Le chant poétique, dans sa solitude et sa déréliction, parole nue et non fondée, se met immédiatement à l’épreuve de la vérité, non pour nous la dévoiler et nous la révéler — comment le chant le pourrait-il ? — mais pour la laisser être dans son voilement, pour la laisser parler du fond de l’oubli. N’est-ce pas ce que Blanchot appelle : le don latent de l’oubli16.
10Le chant poétique ne vise pas à dérober ni à voler au savoir de l’Autre un secret jalousement gardé dont la quête et la capture exigeraient la mise en marche du récit. Capté par l’écoute de son propre jaillissement, le chant poétique en apprivoise tout au plus le mystère. Aussi ne saurait-il se disperser dans l’ubiquité simulée de l’affabulation romanesque. « Il manque au poète le don d’ubiquité » regrette Reverdy dans Le Livre de mon bord. Pourquoi le poète devrait-il envier au romancier ce don d’ubiquité qui n’est que ruse simulatrice ? Pourquoi devrait-il s’adonner au jeu des travestissements et des métamorphoses et ne s’adresser au lecteur que par personnages interposés, lui qui, par l’écoute de « la pulsation de sa vie intérieure » est d’entrée de jeu le « foyer de l’univers »17 ? Pourquoi dès lors Reverdy s’est-il mis à écrire un roman dont le titre contient déjà tout un programme, Le Voleur de Talan ? Quelle sourde exigence ou quelle sombre fatalité habite le poète à confier ainsi à une élaboration narrative le germe de la création poétique qui risque d’y étouffer sous la chape de ce que Segalen appelle la loi de l’Anecdote. Y aurait-il tout de même logée au cœur de l’écriture poétique une secrète exigence narrative ?
11Nul ne l’a sans doute mieux souligné que Victor Segalen, poète et romancier, lecteur de Mallarmé, comme ce dernier hanté par l’idée du Grand Œuvre. Opposant le germe de la création poétique à l’anecdote romanesque, Segalen écrit : « Il est certain que l’Anecdote n’est pas le germe. Celui-ci est trop profond et trop obscur pour être confondu avec une sorte d’historiette dicible. Pourquoi l’orienter mécaniquement dans cette voie, le couler implacablement dans ce moule ? Est-ce qu’il ne peut pas vivre sans lui ? Je ne puis croire au nécessaire triomphe du Roman. Sa formule est grossière par excellence et sa transsubstantiation médiocre. Il réclame de se développer. Il a besoin du temps. Il lui faut aligner toute une série de causes et d’effets, et il n’est même pas réversible. Comme un long fil d’acier il doit surtout faire preuve d’une ductibilité grande (300 pages) et, pour ne pas se rompre, d’une considérable ténacité. -Mais cette filière n’en est qu’une, entre d’autres. J’en ressens tout l’arbitraire18. Désirant se libérer du discours romanesque dont il souligne la nature mensongère voire la feinte et l’hypocrisie, Segalen n’en éprouve pas moins le besoin de raconter : « M’affranchir enfin de cette fatalité, de cette habitude, de cette superstition, de cet usage, de cette paresse peut-être qui, depuis plus de six ans, me fait revêtir toute idée nouvelle (...) et nourrir tout germe nouveau de la forme même et de l’appareil du Roman de 300 pages couvert de jaune et vendu au prix réel de 3 francs. Ce roman possède une justification de tirage, une dédicace, un récit ! Un récit surtout ! Soit à la troisième, soit à la première personne ; ou bien encore adressée à la seconde. Et je n’en sors pas ! Il faut que je raconte ! Il faut que j’étale proprement une anecdote, comme un peintre en bâtiment une couche de ripolin »19. Comment raconter en demeurant poète, en récusant la fausse ubiquité romanesque, la dissimulation hypocrite ou les interventions indécentes d’un auteur-narrateur dont toute la rhétorique consiste à se jouer de la passion de son lecteur, telle est la question fondamentale qui sous-tend toute l’œuvre de Segalen. Aussi Segalen s’attaque-t-il avec une rare violence à la figure même de l’Auteur, support et suppôt de cette narration mensongère : « Notons que le roman, seul de tous les genres, possède ledit personnage haïssable : l’Auteur à tout faire, obstiné, importun, polymorphe, plat, vil, qui flatte son lecteur, lui donne des petites tapes, parfois l’injurie. Pour moi, c’est là-dedans que réside la définition du roman que j’exècre. Les autres genres l’ont ignoré cet auteur hypocrite. Dans le lyrisme, le Poète, bien en scène, chante. Dans le sonnet d’Hérédia, le Tableau vivant, bien en lumière, est décrit par un récitant d’à côté. Dans la Tragédie, aucun doute (L’auteur n’apparaît que quand on le réclame). Dans le Roman de geste « ... Seigneur ! » il y a encore toute vive, l’intonation noblement émue, l’adresse aux écouteurs. L’épopée commence par « Je chante... » bref, tous ces auteurs-là pourraient être des êtres. Celui de « notre Roman » n’est au plus qu’une larve »20.
12L’œuvre de Segalen rassemble en un faisceau tous les problèmes que nous avons rencontrés sur notre parcours. Les Immémoriaux, le premier roman de Segalen, ne nous racontent-ils pas la disparition de la civilisation maorie à Tahiti, la dissolution du monde épique où la diction cadencée, le chant rituel et la marche narrative fondaient en leur unité profonde l’ordre de la Cité. Car c’est en récitant les cosmogonies fabuleuses au cours de leur déambulation nocturne sur les terrasses des temples que les gardiens de la Mémoire, les Maîtres-du-Jouïr maintenaient par la force même du Récit leur Cité plongée dans la gloire de son origine. Ce n’était qu’à ce prix que l’enseignement de la Tradition, le rapport au Sacré et l’exercice du Pouvoir étaient possibles. Aussi le moindre trou de mémoire et la moindre rupture dans la tresse des paroles risquaient-ils d’être fatals à toute une civilisation. C’est bien de ce trou de mémoire que nous parlent Les Immémoriaux : « Or comme il achevait avec grand soin sa tâche pour la nuit — nuit quinzième après la lune morte — voici que tout à coup le récitant se prit à balbutier... Il s’arrêta (...) Un silence pesa avec une petite angoisse. Aiie ! que présageait l’oubli du nom ? C’est mauvais signe lorsque les mots se refusent aux hommes que les dieux ont désignés pour être gardiens des mots ! Terii eut peur ; il s’accroupit (...) Et l’île heureuse, devant l’angoisse de ses fils, tremblait dans ses entrailles vertes21. Qui parle ? Qui raconte Les Immémoriaux ? Est-ce la voix maorie qui au moment de s’éteindre nous lance le dernier écho d’un ordre où parler était jouir, où chanter était marcher ? Ou est-ce déjà la Voix de l’Ethnologie, la Mémoire de l’Archiviste dans laquelle Segalen puisa avec la même rage que le fit Flaubert pour Salammbô ?
13Dépouillée désormais de sa gloire épique, la voix narrative, livrée à elle-même, se verra condamnée à feindre ses procédures d’autolégitimation. Comment dès lors accréditer l’idée d’une vérité narrative ?
14Aussi René Leys, le second roman de Segalen, se présente-t-il d’entrée de jeu comme un faux roman. Comme l’auteur de Don Quichotte, le narrateur avoue dès les premières lignes son ignorance : « Je ne saurai donc rien de plus »22. Mais alors que celui-là se laissa séduire par l’art du simulacre, celui-ci défait le livre au moment même où nous l’entamons : « C’est par cet aveu — ridicule ou diplomatique, selon l’accent qu’on lui prête — que je dois clore, avant de l’avoir mené bien loin, ce cahier dont j’espérais faire un livre. Le livre ne sera pas non plus. (Beau titre posthume à défaut d’un livre : « Le livre qui ne fut pas »23. La narrativité lâche et décousue de ce récit ne tient d’ailleurs qu’à la chronologie tout empirique des feuillets d’un journal intime soigneusement datés. La déception lucide du narrateur contraste avec le comportement naïf qu’il exhibe en tant que personnage du récit. Ne fut-il pas lui aussi un Don Quichotte au service d’une cause perdue : la survie de la dynastie mandchoue, sur le point de tomber sous les coups de boutoir de la Révolution de Sun-Ya-Tsen. Ce récit défaillant se déploie comme la quête d’un secret farouchement gardé à l’ombre de la Mort et de la Castration au cœur de la Cité violette interdite, « pleine de palais, de lotus et d’eau morte, d’eunuques et de porcelaine »24. Cependant, le secret des secrets semble être détenu par un Autre dont la fonction dans l’économie narrative du récit est des plus troublantes : René Leys, jeune Belge de dix-neuf ans, fils d’un épicier de Termonde, suit à Pékin une carrière invraisemblable que les héros de Stendhal ou de Balzac n’auraient pu que lui envier. Maîtrisant plusieurs dialectes chinois, il obtient la chaire d’économie politique à l’Ecole des Nobles, et avoue aux fils de ses confidences jouer un rôle d’organisateur dans la police secrète impériale. Et à la question qui lui est posée par le narrateur : « Un Européen peut-il se faire aimer d’une Mandchoue ? », il se révèle être l’amant de l’Impératrice Douairière. Aux yeux perplexes et éblouis du narrateur, René Leys détient les clés du secret. Mais cet intrigant confident mourra empoisonné sans qu’on n’ait jamais pu vérifier l’authenticité de ces dires. Ces « révélations » n’auront peut-être été que les affabulations d’un mythomane qui se plaisait à renvoyer du mystérieux dedans de la Cité interdite des échos illusoires et trompeurs. René Leys était-il vraiment cet Autre, garant de la Parole, appelé à venir marquer le Récit du sceau de la Vérité ? Il en a sans doute usurpé la place car il n’aura jamais été autre chose que l’écho du Même, le désir piégé à son propre jeu. Comme l’écrit Henri Bouillier dans sa magistrale étude : « Si fort était le désir du narrateur de pénétrer dans la Cité interdite, ou du moins de fréquenter des gens l’ayant fait, que René Leys aurait imaginé toute l’histoire, ou plutôt mimé l’histoire imaginée par le narrateur. Il aurait poussé l’amitié jusqu’à se faire complice du romanesque de l’autre, jusqu’à donner une densité, une couleur, une vie aux songes d’un Don Quichotte qui ne pouvait vivre dans Pékin que soutenu par ses songes. Il aurait poussé l’amitié jusqu’à mourir, non pas pour sauver la face, mais pour éviter de renverser l’échafaudage d’imaginaire construit par le narrateur pour fonder « l’habitat de ses rêves ». Au contraire de Jarignoux-Sancho Pança, René Leys a consacré tous ses efforts à modeler le Réel et la vie sur les illusions romanesques du narrateur »25. Tout se passe en effet comme si René Leys n’existait qu’en vertu des questions qui lui sont posées, de la demande qui lui est adressée par le narrateur. Mais la mort mystérieuse du héros laisse la question sans réponse. Qu’est-ce à dire sinon que la Cité violette interdite ne recèle pas de secret narrable mais relève de l’inénarrable mystère que seule une écriture poétique est capable d’apprivoiser ? Car la vraie Cité interdite n’est pas celle qu’on localise sur les cartes et les cadastres, mais l’espace de la Poésie, ce « germe obscur » que Segalen porte au fond de lui comme sa « Chine intérieure ». Et en effet, au cœur de l’intrigue chaotique surgit l’exigence poétique. Le narrateur et son étrange confident n’en arrivent-ils pas à communiquer par poèmes : « Lui-même, en me faisant sous forme de lettre poétique l’aveu de la « Première Nuit », m’invite à prolonger la correspondance sur un mode équivalent. Donc je compose avec grand soin sur papier filigrané de fleurs pâles, transparentes et indiscrètes, le poème suivant :
« Le jour nocture où le Phénix-femelle reçut dans son nid le fils de l’Aigle étranger, Qui des deux a tressailli d’amour et d’ignorance ?
(...)
15J’aurais beaucoup aimé écrire d’un seul jet de pinceau ancien, en style coulé dans le bronze des vieux caractères « Tchouan », ce petit poème que j’ose affirmer de « circonstance ». Je dois me contenter de le retraduire en français, d’un chinois qui ne fut pas — je m’abstiens de le commenter — il me paraît assez clair — et l’expédie par la poste à l’adresse de M. René Leys, Professeur à l’Ecole des Nobles »26. L’écriture poétique n’est-elle pas la transcription d’une langue obscure et silencieuse, « d’un chinois qui ne fut pas ? » René Leys interrompra aussitôt la correspondance : « Il a compris, écrit le narrateur, mais il n’a pas répondu, du moins sur le mode poétique »27. Pouvait-il en effet faire autrement ? La narration romanesque dont il est le principe ne saurait faire éclore le germe poétique. Aussi René Leys ne saurait-il être lu et commenté sans son complément indispensable, Stèles, recueil de soixante-quatre poèmes, nombre qui rappelle les soixante-quatre combinaisons du Ying et du Yang, les arcanes du Yi-King, le jeu divinatoire et sacré du Taoïsme. Si René Leys témoignait d’une exigence poétique, il se pourrait que les Stèles, se découpant dans leur solitude lapidaire sur les ciels sereins et orageux de la Chine, témoignent, quant à elles, d’une secrète exigence narrative. Pierres taillées portant les inscriptions les plus variées, épitaphes, édits, éloges funèbres, les stèles bordent les routes de Chine. Leur lecture exige un déplacement dans l’espace, les péripéties d’un itinéraire, la durée d’un voyage. Loin d’être une évasion pittoresque, le voyage est pour Segalen une aventure de l’esprit et du corps où se vérifie la co-appartenance originaire entre l’Imaginaire et le Réel, « entre la cime conquise par une métaphore et l’altitude lourdement gagnée par les jambes, entre le fleuve coulant dans les alexandrins longs, et l’eau qui dévale vers la mer et qui noie ; entre la danse ailée de l’idée — et le rude piétinement de la route »28.
16Ce voyage poétique, cette écriture itinérante, se déploie comme la lecture de stèles, d’idéogrammes taillés au burin au cœur du paysage chinois. La lecture de ces poteaux dressés dans le ciel de Chine se présente comme le récit d’un voyage intérieur qui, après avoir parcouru les quatre points cardinaux, des « stèles face au Midi » aux « stèles face au Nord », des stèles orientées aux stèles occidentées, nous amène au cœur d’une cinquième dimension :
Tout confondre, de l’orient d’amour à l’occident héroïque, du midi face au Prince au nord trop amical — pour atteindre l’autre, le cinquième, centre et Milieu Qui est moi29
17Cette lecture itinérante relève d’une narrativité poétique et musicale dont le déploiement se confond avec le déchiffrement et l’interprétation des décrets d’un autre Empire, ceux de notre « Chine intérieure ». Aussi Segalen espérait-il inaugurer un nouveau genre littéraire. A son ami Henri Manceron le poète écrit : « Un pas de plus et la « Stèle » se dépouillerait entièrement pour moi de son origine chinoise pour représenter strictement un genre littéraire nouveau, - comme le roman, jadis, issu ou non d’une certaine Princesse de Clèves, ou de plus haut, en est venu à Salammbô, puis à tout, puis à rien du tout. Il est possible que plus tard, dans très longtemps, je donne un nouveau recueil de « stèles » et qu’elles n’aient de la Chine même pas le papier »30. C’est donc contre la tradition romanesque, jugée artificielle et mensongère, que Segalen imagine un nouveau genre où viendraient se conjuguer Narration, Poésie et Vérité, le Livre de vie et d’écriture où l’Autre, garant de la Parole, ne se dissimulerait plus sous les voiles d’un discours mensonger, mais scellerait le mystère de son absence à même la page : Prince absent, Nom caché :
Le véritable Nom n’est point lu dans le Palais même, ni aux jardins ni aux grottes, mais demeure caché par les eaux sous la voûte de l’aqueduc où je m’abreuve31.
Notes de bas de page
1 M. FOUCAULT, Les Mots et les Choses, Paris, Gallimard, Bibliothèque des Sciences humaines, 1966, p. 62.
2 W. BENJAMIN, Poésie et Révolution, traduit de l’allemand et préfacé par Maurice de Gandillac, Paris, Denoël, Dossiers des Lettres modernes, 1971.
3 Ibidem, p. 145-146.
4 M. BLANCHOT, L’entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 459.
5 CERVANTES, Don Quichotte de la Manche, traduction de L. Viardoit, édition de Bardon, Paris, Garnier Frères, 1961, p. 1.
6 J.-T. ROUSSEAU, Les rêveries du promeneur solitaire, Paris, Garnier-Flammarion, 1964, p. 83-84.
7 CERVANTES, op. cit.
8 R. SHOLES & R. KELLOG, The nature of Narrative, New-York, Oxford University Press, 1966, p. 240.
9 M. BLANCHOT, L’Attente l’Oubli, Paris, Gallimard, 1962, p. 22.
10 M. BLANCHOT, La Folie du Jour, Montpellier, Fata Morgana, rééd., 1973, p. 33.
11 L. - R. des FORETS, Le Bavard, Paris, Gallimard, coll. « Imaginaire », rééd., 1973, p. 136.
12 S.MALLARME, Vers et Prose, Paris, Garnier-Flammarion, 1977, p. 160-161.
13 L.R. des FORETS, op. cit., p. 137.
14 S. MALLARME, op. cit., p. 160.
15 Ch. BAUDELAIRE, Petits poèmes en prose, Dédicace à Arsène Houssaye, in Œuvres Complètes, Paris, Ed. du Seuil, coll. « L’Intégrale », 1968, p. 146.
16 M. BLANCHOT, L’Attente l’Oubli, p. 87.
17 P. REVERDY, Le Livre de mon bord, Paris, Mercure de France, 1948, p. 133-134.
18 V. SEGALEN, Sur une nouvelle forme de roman, inédit cité par Henri Bouillier dans Victor Segalen, Paris, Mercure de France, 1961, p. 392-393.
19 Ibid.
20 V. SEGALEN, Sur la nouvelle forme de roman, op. cit., p. 394-395.
21 V. SEGALEN, Les Immémoriaux, Paris, Plon, coll. « Terre humaine », rééd. 1982.
22 V. SEGALEN, René Leys, Paris, Gallimard, 1971, p. 13.
23 Ibid.
24 V. SEGALEN, Stèles, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », rééd. 1973, p. 129.
25 H. BOUILLIER, op. cit., 1961, p. 326.
26 V. SEGALEN, René Leys, p. 161-162.
27 Ibid., p. 163.
28 V. SEGALEN, Equipée, Paris, Gallimard, coll. « L’Imaginaire », rééd. 1983, p. 12.
29 V. SEGALEN, Stèles, p. 116.
30 Ibid., p. 13.
31 Ibid., p. 134.
Auteur
Romaniste, professeur à l’Université de Nimègue
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