La destruction du roman dans l’Histoire du Roi de Bohême et de ses sept Châteaux de Charles Nodier
p. 141-151
Texte intégral
1Sans doute la fortune littéraire de Charles Nodier est-elle au zénith vers 1830. Nodier, nommé bibliothécaire du comte d’Artois à l’Arsenal depuis 1824, accueille dans son salon les personnalités du temps et les écrivains romantiques comme Nerval, Dumas, Musset et Balzac. A partir de 1832, nous assistons au déclin du salon de l’Arsenal. Nodier meurt en 1844. La même année, Mérimée lui succède à l’Académie et prononce son éloge, modèle d’ironie et de perfidie académique. Pendant plus d’un demi-siècle, Nodier sera considéré comme l’auteur de contes pour enfants et de dissertations philologiques et entomologiques que personne ne prend au sérieux. La 23e édition du Manuel de la littérature française de Gustave Lanson (1932) ne consacre à Nodier que quelques lignes distraites, le plus souvent au bas d’une page. Nerval, soit dit en passant, y est plus mal logé encore, puisqu’il y est à peine mentionné, malgré « l’aversion de l’auteur pour l’énumération des noms ». Béranger, plus heureux, y a droit à plus de deux pages.
2Pour que Nodier sorte enfin de l’oubli, il faudra attendre la thèse de Jean Larat, publiée en 1923 et celle de Jules Vodoz, publiée en 1925. Cette dernière constitue un essai de psychocritique appliquée à l’œuvre la plus célèbre de Nodier : La Fée aux Miettes. Vodoz, disciple de Jung et de Charles Baudouin y découvrait, sous la fiction du conte fantastique, le drame profond de Nodier. En 1937, Albert Béguin consacrait à Nodier un chapitre de son livre sur L’Âme romantique et le Rêve. Une excellente édition des contes, due à Pierre-Georges Castex, paraissait en 1961 chez Garnier. Un choix de contes précédé d’une pénétrante introduction de Jean-Luc Steinmetz voyait le jour en 1980 chez Garnier-Flammarion. La même année, un colloque était organisé à l’université de Besançon sous les auspices de la Société d’Histoire littéraire de la France et de la Société des Etudes romantiques. Slatkine avait réédité de son côté les douze volumes des œuvres complètes de Nodier publiées, à partir de 1832, chez Renduel. Cette édition est loin de comprendre tout ce que Nodier a publié. Elle n’a pas repris une quantité d’œuvres de jeunesse de Nodier où se marque l’influence de Goethe et d’Ossian-Macpherson. Elle ne reprenait pas non plus l’Histoire du Roi de Bohême et de ses sept Châteaux.
3Sans doute est-il légitime de distinguer, dans l’œuvre de Nodier, plusieurs cycles et de les situer sur la ligne du temps. On peut être d’accord avec Pierre-Georges Castex pour souligner un cycle werthérien, un cycle frénétique et même, au cours des dernières années, un cycle mystique. Mais les autres cycles que distingue Μ. P.-G. Castex (le cycle des innocents, le cycle du dériseur sensé et le cycle mystique) ont entre eux trop d’interférences pour que ces distinctions soient toujours pertinentes. L’inspiration écossaise, à laquelle nous devons Trilby ou le Lutin d’Argail se prolonge bien au-delà de 1822 puisque la Fée aux Miettes se passe en partie dans l’asile des aliénés de Glasgow. La Neuvaine de la Chandeleur, recueillie sous le titre de Fantaisies et Légendes, serait mieux à sa place parmi les récits du cycle mystique. Les Aveugles de Chamouny et l’Histoire du Chien de Brisquet ont été extraits de leur contexte originel : l’Histoire du Roi de Bohême et de ses sept Châteaux.
4Le texte n’a guère retenu jusqu’ici l’attention de la critique. Ce qui ajoute encore à sa singularité, c’est que l’œuvre se présente sous la forme d’un livre objet dont seul un facsimilé peut donner une idée exacte.
5L’histoire même du roi de Bohême et de ses sept châteaux est évoquée par Sterne dans La Vie et les Opinions de Tristam Shandy. Le récit est plus d’une fois annoncé sans que jamais il ne nous soit donné de savoir de quel roi de Bohême ni de quels châteaux il s’agit.
6D’ailleurs, dès les premières pages de son livre, Nodier prend soin de nous informer que toute création littéraire est vaine, et impossible. Car tout livre n’est qu’un pastiche :
Le premier qui s’avisa de tracer quelques lignes verticales ou horizontales de bas en haut ou de haut en bas — de droite à gauche ou bien de gauche à droite — ou même de gauche à droite et de droite à gauche alternativement comme cela se pratiquait dans le Boustrophédon — et de s’écrier dans une langue qui est morte avant le déluge : Exegi monumentum ! Celui-là (écrivain original, je te salue !) n’écrivit cependant, selon toute apparence, que ce qu’on avait dit avant lui ; et, chose merveilleuse ! le premier livre écrit ne fut lui-même qu’un pastiche de la tradition, qu’un plagiat de la parole !
7Et Nodier poursuit :
Et vous voulez que moi, plagiaire des plagiaires de Sterne —
Qui fut plagiaire de Swift —
Qui fut plagiaire de Wilkins —
Qui fut plagiaire de Cyrano —
Qui fut plagiaire de Reboul —
Qui fut plagiaire de Guillaume des Autels —
Qui fut plagiaire de Rabelais —
Qui fut plagiaire de Morus —
Qui fut plagiaire d’Erasme —
Qui fut plagiaire de Lucien — ou de Lucius de Patras — ou d’Apulée — car on ne sait lequel des trois a été volé par les deux autres, et je ne me suis jamais soucié de le savoir... Vous voudriez, je le répète, que j’inventasse la forme et le fond d’un livre ! Le ciel me soit en aide ! Condillac dit quelque part qu’il serait plus aisé de créer un monde que de créer une idée1.
8C’est pourquoi Nodier intitulera son livre : Histoire du Roi de Bohême et de ses sept Châteaux. Pastiche. Paris, chez les libraires qui ne vendent pas de nouveautés. En épigraphe, une citation d’Horace : O imitatores, servum pecus2.
9Quant à résumer cet étrange roman, c’est une autre histoire.
10Le narrateur commence par affirmer qu’il ira en Bohême :
Oui ! Quand je n’aurais pour monture que l’âne sophiste et pédant qui argumenta contre Balaam !...
Quand je serais réduit à enfoucher la rosse chatouilleuse qui fit un autre Absalon de F. Jean des Entommeures — ou la mule rétive dont l’opiniâtreté infernale compromit un jour le salut de l’abbesse des Andouillettes et de la douce Marguerite !...
Quant il me serait prescrit par la loi de l’État — ou par un canon de l’Église — de ne jamais courir une poste que sur la haquenée fantastique de Léonore — ou sur le cheval pâle de l’Apocalypse qui portait un cavalier nommé LA MORT !...
Hélas ! celui-là frappe à ma porte... Mais qui pourra me dire ce que c’est qu’un cheval pâle ?
Quand je devrais emprunter (pour y aller) l’essor aventureux de l’hippogriffe, me suspendre comme Montgolfier à une vessie de toile gommée, chassée par le vent, ou me jucher comme Sindbad le marin sur les épaules d’un afrite maudit...
J’irai3.
11Mais il est impossible d’aller en Bohême : il y a trop de choses à faire en chemin ! Le narrateur ne peut entrer en Bohême que par la Styrie, en Styrie que par la Carinthie, en Carinthie que par l’Istrie, en Istrie que par le pays de Venise, à Venise que par Mantoue, ou par Brescia ou par Bergame, en Italie enfin que par le mont Saint-Bernard et la vallée de Chamouny, où il vient de pénétrer à reculons, doublement distrait par le vertige et par le souvenir confus de Gervais et de Caecilia.
12Entre deux digressions, Nodier nous livre par bribes et morceaux l’histoire de Gervais et de Caecilia. Mais comme Caecilia est aveugle, il faut qu’elle change de nom. L’auteur, en effet, a « en horreur ces fictions sans naturel où le nom du principal personnage vous indique d’avance le sujet et le but du récit sans égard pour l’illusion qui en fait tout le charme ». C’est le cas pour Hippolyte, Qedipe, Diomède, Philippe, Alexandre, Augustule, Nicias, Scaevola, Coclès, Tibulle, Catulle, Florus, Christophore et Véronique dont le destin ou le génie est inscrit d’avance dans le nom qu’ils portent. En guise de protestation contre ce cratylisme qui fixe d’avance le terme du récit, Caecilia, qui est aveugle, s’appellera désormais Eulalie4.
13L’histoire de Gervais et d’Eulalie est des plus simple et témoigne en même temps de la survie d’un werthérisme qui s’accommode aussi bien de l’idylle champêtre que du mélodrame. Parmi leurs montagnes, Gervais et Eulalie sont aveugles tous les deux. Gervais est pauvre, Eulalie est riche. Les médecins guériront Eulalie, qui se laissera séduire par un aventurier. Le narrateur retrouvera Eulalie à Milan, au cours d’un bal. Au nom de Gervais, Eulalie s’évanouit. Le narrateur nous suggère qu’elle est peut-être morte. Gervais disparaît, sans toute noyé dans un torrent. L’histoire des deux amants finit sur cette lugubre incertitude.
14Le voyage en Bohême est impossible pour les raisons que nous avons dites. Et la narration est impossible parce que, non plus qu’Achille la tortue ou la flèche son but, le signifiant jamais ne parviendra à rattraper le signifié :
Si je vais tout d’un trait en Bohême [...] le calcul n’est pas difficile ! Mes aventures à l’amphithéâtre de Vérone demandent au moins un volume.
[...]
Mais la composition du premier volume m’ayant coûté trente ans, trois semaines et quelques heures — nous ne compterons que trente pour éviter le calcul des fractions, — je ne pourrais guère founir ma dernière livrasion avant le mois de mars de l’an vingt-neuf cent neuf5
15Et si l’Histoire du Roi de Bohême a une fin, ce sera pour une raison singulière : la nécessité typographique. Un doigt fatidique mettra un terme au récit :
Je ne dirai pas que ce fut celui qui minuta, en argot laconique, sur les murailles du Palais de Balthazar, que les Grecs appelaient Nabonadios, l’arrêt définitif de la monarchie de Babylone. C’était simplement celui de mon libraire qui ne m’avait donné que trois cent quatre-vingt-sept pages de cavalier vélin blanc à remplir, et qu’un encrier de vingt centilitres à vider, pour parfaire cet œuvre intutile de suffisance et d’oisiveté qu’on appelle vulgairement un livre. Breloque allait commencer, dis-je, quand le doigt positif et calculateur traça, en initiales ombrées de vingt-deux, au pied de ma page achevée le monosyllabe suivant : FIN6
16On peut dire — et ce fut l’objet d’une communication de M. Simon Jeune au colloque Nodier de Besançon, que le livre tend à se constituer en objet7.
17Comme l’emprunt à Sterne est évident, Nodier nous confie qu’il pourrait « dissimuler cet emprunt d’une imagination épuisée en disant par exemple Histoire du Roi de Hongrie et de ses huit Forteresses ou mieux encore Chronique des Empereurs de Trébisond (sic) et description de leurs quatorze Palais8. Aux différents titres que se propose Nodier correspond une typographie différente. Comme avant lui Raban Maur, Rabelais et Sterne, comme après lui Mallarmé et Appolinaire, Nodier considère la typographie comme un jeu. P. 41, les lignes vont diminuant de longueur pour ne comporter finalement qu’une seule syllabe. P. 84, un des personnages formule sa devise : Qu’est-ce que cela me fait ? en lettres « ultracapitales » de 6, 7 et 8 millimètres. P. 107, où il est question de marches, le texte est disposé en escalier. Pp. 285-287, le texte figure un rouleau de vélin. P. 297, le texte est imprimé à l’envers, le chapitre étant intitulé Distraction. P. 397, le titre du chapitre est imprimé en caractères penchant vers la gauche. Et le mot de la fin, Nodier a soin de le préciser, sera tracé en initiales ombrées de vingt-deux.
18Le titre — Histoire du Roi de Bohême et de ses sept Châteaux — est transcrit p. 37. Nodier y ajoute : Pastiche, appellation qui est reprise dans la mention — fantaisiste — de l’éditeur : Paris, chez les libraires qui ne vendent pas de nouveautés. P. 69, sous le titre « annonces littéraires » le titre est une nouvelle fois reproduit et est accompagné de la description du volume, fait exceptionnel dans l’histoire du livre, : in-8° cartonné à l’anglaise et orné de 50 vignettes sur bois par Porret d’après les dessins de Tony Johannot. Suit la justification du tirage et le prix des différents exemplaires. La table des matières enfin comporte cinquante-huit titres de chapitres, tous ces titres se réduisant à un substantif terminé par le suffixe tion : Introduction, rétraction, convention, démonstration, etc... Une note de l’imprimeur nous annonce qu’il a soigneusement noté le chiffre de pagination des chapitres, leur enchaînement logique étant de grande importance pour l’intelligence du livre.
***
19Dans Palimpsestes, Gérard Genette a défini un certain nombre de concepts dont nous voudrions faire ici notre profit. Relevons celui de transtextualité : « tout ce qui met un texte en relation manifeste ou secrète avec d’autres textes ». L’architextualité est l’ensemble des catégories générales ou transcendantes — types de discours, modes d’énonciation, genres littéraires, etc... dont relève chaque texte singulier. L’intertextualité est une relation de coprésence entre deux ou plusieurs textes, c’est-à-dire la présence effective d’un texte dans un autre. C’est la pratique traditionnelle de la citation, du plagiat et de l’allusion9.
20La métatextualité est la relation de commentaire qui unit un texte à un autre dont il parle sans nécessairement le citer, voire, à la limite, sans le nommer. C’est par excellence, d’après G. Genette, la relation critique. Quant à l’hypertextualité, c’est toute relation unissant un texte B, que Genette appelle hypertexte, à un texte A, qu’il appelle hypotexte10.
21Par paratexte Genette entend le titre, le sous-titre, l’intertitre, les préfaces, postfaces, l’avertissement, l’avant-propos, les notes marginales, infrapaginales, terminales, épigraphes, illustrations, prière d’insérer, bande, jaquette et « bien d’autres types de signaux accessoires »11.
22Ces signaux sont particulièrement nombreux dans l’œuvre qui nous occupe et font sans doute l’originalité du Roi de Bohême. Ils ressortissent pour la plupart aux divers modes que nous avons signalés à propos du livre-objet.
23Quant à l’architextualité, l’architexte, le genre dont relève chaque texte singulier, si l’auteur a voix au chapitre, nous devons tenir compte du fait que Nodier a intitulé son œuvre : pastiche. Encore faut-il s’entendre sur le concept.
24Le terme de pastiche, note Gérard Genette, apparaît en France à la fin du XVIIIe siècle dans le vocabulaire de la peinture. C’est un calque de l’italien pasticcio, littéralement « pâté », qui désigne d’abord un mélange d’imitations diverses, puis une imitation singulière12. Cette définition appelle quelques précisions. En premier lieu, c’est en 1677, et non à la fin du XVIIIe siècle, que le terme apparaît en France (Bloch et von Wartburg). Notons aussi que l’italien pasticcio désigne « una pittura in cui si cerca di imitare un qualche pittore » (Battisti et Alessio, p. 2729). Il désigne aussi une composition musicale faite de l’adaptation de motifs empruntés (1826). Remarquons que jusqu’ici le caractère satirique de l’imitation est absent. Il nous semble en effet que l’intention satirique soit absente de l’Histoire du Roi de Bohême. Que Nodier ait emprunté, il est le premier à le reconnaître. Il avoue ne pas avoir craint de « contrefaire gauchement ce que le talent même ne saurait imiter, l’originalité d’un écrivain unique dans son espèce et à jamais unique dans tous les âges : Laurence Sterne »13. Il nous faut ici oublier Reboux et Müller et songer davantage peut-être à Marcel Proust. On pourrait dire de Nodier ce que Genette remarque à propos du pastiche proustien : il n’est ni purement satirique ni purement admiratif et son régime propre est bien celui irréductiblement ambigu de la taquinerie où se moquer est une façon d’aimer et où l’ironie (comprenne qui doit) n’est qu’un détour de la tendresse14.
25En toute hypothèse, une sorte d’hommage, remarque Genette. Ce terme traditionnel, dont Debussy fera le titre d’un fort libre mais fervent pastiche de Rameau, qualifie bien le régime non satirique de l’imitation qui ne peut rester neutre et n’a d’autre choix qu’entre la moquerie et la référence admirative — quitte à les mêler dans le régime ambigu qui me semble la plus juste nuance du pastiche quand il échappe aux vulgarités agressives de la charge15.
***
26Sans doute pouvons-nous aborder l’hypertextualité par — je cite Genette — « son versant le plus ensoleillé, celui où la dérivation de l’hypotexte à l’hypertexte est à la fois massive et déclarée d’une manière plus ou moins officielle »16. La dérivation est déclarée par Nodier avec insistance : le titre même est emprunté à Sterne, Sterne est cité dès la page de titre, en épigraphe, ce qui relève de l’intertextualité. Dès l’introduction, il est fait allusion à l’abbesse des Andouillettes et à la douce Marguerite, dont l’histoire est racontée dans Tristram Shandy.
27D’après Sterne et d’après Nodier, le récit est impossible parce que le temps du signifié ne sera jamais rattrapé par le temps du signifiant.
28Chez Sterne comme chez Nodier, nous assistons à l’éclatement du récit. De la vie et des opinions de Tristram Shandy nous n’apprendrons pas grand-chose, puisque le récit se termine au moment où les parents du petit Tristram se demandent s’il convient de lui faire porter des culottes. Le non-récit sera truffé de réflexions et de digressions de tout genre. Sterne élabore d’ailleurs une théorie de la digression. Il qualifie de « malsain » « le goût qui s’est insinué dans l’esprit de sa lectrice et dans mille autres et qui les porte à lire tout d’un trait en se souciant davantage d’une péripétie que du savoir et de l’érudition profonde qu’un livre de ce genre, lu comme il faudrait, leur ferait nécessairement acquérir ». Et de rappeler (p. 99) que c’est du soleil des digressions que vient la lumière. Pline est cité à l’appui : non enim excursus hic eius, sed opus ipsum est17.
29Chez Nodier aussi, la digression tend à étouffer la matière du récit. Ne pourrait-on pas dire que le récit proprement dit étant le syntagme, la digression suppose un développement paradigmatique ? Toujours est-il qu’en matière de digression, Nodier est plutôt généreux. Nous avons été gratifiés d’une dissertation sur le cratylisme. Nous aurons droit aussi à une dissertation sur les bibliothèques qui ont brûlé, sur le mot pantoufle et son étymologie, sur l’étymologie du mot ruban, puisqu’Eulalie, aveugle, a les yeux recouverts d’un ruban, sur les marionnettes aussi, à propos du séjour du narrateur à Milan, sur les insectes, avec plus de neuf pages d’énumération. Le récit bascule par moments dans le rêve, ce qui nous vaut un voyage en Afrique et l’apparition du Juif errant.
30Sterne, qui est un des premiers à avoir fait éclater le récit, est aussi un des premiers à avoir posé le problème du temps du récit. N’ira-t-il pas jusqu’à figurer au moyen d’un dessin ce que Gérard Genette, deux siècles plus tard, désignera du nom d’analepse et de prolepse18 ? Mais c’est au chapitre VIII du livre III qu’il mesure tout ce qui sépare le temps du signifié du temps du signifiant :
Depuis l’instant où mon oncle Toby sonna et où Obadiah reçut l’ordre de seller un cheval et de galoper chez le Dr. Slop, l’accoucheur, il s’est bien écoulé une heure et demie de lecture tolérable. Poétiquement, j’ai donc laissé à Obadiah le temps de faire l’aller et retour (étant donné d’ailleurs l’urgence du voyage) et l’on ne saurait rien me reprocher à cet égard, bien qu’à la vérité l’homme ait peut-être juste enfilé ses bottes.
Un hypercritique encore insatisfait va-t-il mesurer au pendule l’intervalle de temps exact séparant le coup de sonnette et celui frappé à la porte ? L’ayant trouvé seulement égal à deux minutes treize secondes trois cinquièmes, va-t-il me reprocher ensuite d’avoir violé le principe d’unité de temps ou plutôt de vraisemblance ? Je lui rappellerai que l’enchaînement de nos sensations produit seul en nous l’idée de durée : le vrai pendule scolastique, le seul au tribunal de qui, très scolastiquement, je me soumette, abjurant et détestant la juridiction de tous autres pendules au monde.
Je prie donc mon critique de considérer ceci : huit pauvres milles seulement séparent Shandy Hall de la maison du Dr. Slop, l’accoucheur ; or, tandis qu’Obadiah faisait ce trajet, j’amenais, moi, mon oncle Toby de Namur à travers Flandres, en Angleterre ; je le gardais près de quatre ans malade sur les bras ; enfin, je lui faisais parcourir deux cents milles aux côtés du caporal Trim dans un coche à quatre chevaux jusqu’en Yorkshire ; tout cela n’a-t-il pas préparé l’imagination du lecteur à l’entrée en scène du Dr. Slop autant que l’exécution d’une danse, d’un chant, ou d’un concerto pendant l’entracte ?
Mon hypercritique peut se montrer intraitable : deux minutes treize secondes, dira-t-il, ne font jamais que deux minutes treize secondes ; la plaidoirie qui vous sauve dramatiquement vous damne biographiquement et transforme en roman avoué un livre naguère apocryphe. Eh bien, ainsi pressé, je mettrai fin à notre controverse : Obadiah avait à peine fait trente mètres hors de la cour qu’il rencontra le Dr. Slop. Telle est la vérité : et l’on en eut immédiatement la preuve dégoûtante sinon tragique.
Imaginez — mais cela mérite un autre chapitre19.
31Mais, pour Sterne, l’écoulement du temps rend le récit impossible, et c’est ici que ses paradoxes rejoignent les réflexions de Nodier sur le récit qui n’aura jamais lieu. Je cite Sterne :
Je ne terminerai ma phrase qu’après avoir fait remarquer au lecteur dans quelle étrange situation je me trouve par rapport à lui à cet instant précis — situation qu’aucun biographe n’a jamais partagée depuis que le monde existe et ne partagera jamais plus à mon sens jusqu’à la destruction finale, de sorte que sa nouveauté mérite à elle seule d’attirer l’attention de Votre Excellence.
J’ai ce mois-ci douze mois de plus qu’il y a juste un an ; or, comme, parvenu à peu près au milieu de mon quatrième volume, je n’ai retracé que l’histoire de ma première journée, il est clair que j’ai aujourd’hui trois cent soixante-quatre jours à raconter de plus jusqu’à l’instant où j’entrepris mon ouvrage. Ainsi au lieu d’avancer dans mon travail à mesure que je le fais, comme un écrivain ordinaire, j’ai reculé de trois cent soixante-quatre fois trois volumes et demi, si chaque jour de ma vie doit être aussi plein que celui-ci (pourquoi pas ?) et si les événements et les opinions qui l’emplissent doivent être traduits aussi longuement (et pourquoi les couperais-je ?). En outre comme à cette allure, je vis trois cent soixante-quatre fois plus vite que je n’écris, il s’ensuit, n’en déplaise à Votre Excellence, que plus j’écris plus j’aurai à écrire et plus, par conséquent, Votre Excellence aura à lire.
La vue de Votre Excellence ne risque-t-elle pas d’en souffrir20 ?
32Livres-objets tous les deux, réflexions sur l’impossibilité du récit, procédé du récit sentimental inséré dans le non- écrit (histoire de le Fèvre chez Sterne, des aveugles de Chamouny chez Nodier), pastiche, chez Nodier, au chapitre intitulé Navigation, du style de Rabelais, introduction dans Tristram Shandy (V, 29) d’un chapitre de Gargantua (XXXI), procédé de l’énumération, procédé rabelaisien de la référence périodique : on peut dire que la dérivation est à la fois massive et déclarée.
33Et Tristram Shandy et l’Histoire du Roi de Bohême semblent poser avant tout le problème du récit impossible, du récit qui sans cesse nous est promis et qui n’a pas lieu. Et qui ne peut avoir lieu, tout texte étant un pastiche, un plagiat, un rabâchage. Dans la mesure où le texte est une errance, il ne peut se mouvoir.
34Dans la mesure où il est signifiant, il ne peut épuiser la durée du signifié. Imagine-t-on une Recherche du temps perdu qui raconterait une vie au rythme de la matinée chez la Princesse de Guermantes ? Dans la mesure où enfin il est écrit, il est sans cesse interrompu par le discours. Dans la mesure où il est syntagme, il éclate sous la poussée des paradigmes.
35Quoi qu’il en soit, il revient à Sterne d’avoir entrevu cette impossibilité.
36A sa manière, Nodier s’en est fait l’écho.
Notes de bas de page
1 Histoire..., p. 26-27.
2 Ibid., p. 35.
3 Ibid., p. 1-3.
4 Ibid., p. 47 et suiv.
5 Ibid., p. 347-350.
6 Ibid., p. 387.
7 Charles NODIER, Colloque du deuxième centenaire, Besançon, mai 1980. Annales Littéraires de l’Université de Besançon, Paris, les Belles Lettres, 1981, pp. 199-210.
8 Histoire..., pp. 30-31.
9 G. GENETTE, Palimpsestes, Paris, éd. du Seuil, Coll. « Poétique », p. 8.
10 Ibid., p. 11.
11 Ibid., p. 9.
12 Ibid., p. 96-97.
13 Histoire..., p. 74.
14 G. GENETTE, Palimpsestes, p. 130.
15 Ibid., p. 106.
16 Ibid., p. 16.
17 Nous étions Sterne d’après la traduction de Charles MAURON, Paris, Laffont, 10/18. 1946, t. I, p. 99 et t. II, p. 373.
18 Tristram Shandy, t. II, p. 198-199.
19 Ibid., t. I, p. 140-142.
20 Ibid., t. I, p. 382.
Auteur
Romaniste, professeur aux Facultés universitaires Saint-Louis
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