Précédent Suivant

Signes narratifs dans l’espace pictural

p. 129-140


Texte intégral

1Raconté oralement ou par écrit, le récit se déroule dans la succession des épisodes que révèle, les uns après le autres, l’ordre du discours. Les intrigues se nouent et se dénouent selon l’apparition des mots, qui sont naturellement faits pour dire le temps. Il en va tout autrement de la peinture qui nous met d’un coup devant la totalité de son message. Elle nous présente simultanément une multitude de signes, que notre regard peut parcourir selon diverses voies, mais sans jamais échapper à la présence des autres, ceux-ci accompagnent, comme en sourdine, la figure sur laquelle se porte, provisoirement, notre attention.

2Le pouvoir d’évocation de la peinture en fait, à l’origine un art magique susceptible de donner l’existence aux objets dessinés, désignés avec la précision requise. Il en a été ainsi, comme on sait, dans l’Egypte ancienne et dans bien d’autres civilisations. La magie oubliée, la peinture demeure un art de la présence et de l’évidence. Elle révèle le sens de ce qu’elle fait voir au moyen de formes et de symboles qui semblent exclure tout récit. Elle attire notre regard par une lumière, par un geste immobile par des ressemblances qui suscitent des rimes : objets ronds, objets pointus, taches de couleur. Nous sommes entraînés de l’un à l’autre, sans qu’un ordre rigoureux ne nous oblige à considérer ceci d’abord et cela ensuite.

3S’il est vrai que la peinture n’est pas faite pour raconter, le pouvoir de créer des personnages et de les grouper en scènes significatives, a incité certains peintres à raconter des histoires. Ce faisant, ils n’obéissaient pas simplement à leur caprice, ils pouvaient être poussés par le besoin de transmettre à un large public des récits qu’il importait de connaître : légendes, hauts faits de tel ou tel seigneur, vie de saints, épisodes de la vie du Christ. La puissance de l’image apporte aux événements peints une évidence, un pathétique, une solennité qui, dans bien des cas, fait préférer la peinture au texte.

4Le peintre narrateur se heurtait nécessairement à une double difficulté : il fallait, comme l’exige l’histoire, tenir compte de plusieurs lieux successifs ou simultanés, il fallait, en outre, exprimer le déroulement du temps. De multiples inventions ont permis au champ pictural, limité dans l’espace et tout entier donné au regard dans l’instant, d’être structuré de manière à ce que soient évoqués plusieurs lieux et une succession d’épisodes.

5La manière la plus simple de procéder consite à découper le récit en événements successifs qui font chacun l’objet d’un tableau autonome. On pourra alors les juxtaposer, dans un seul cadre, selon l’ordre qu’on souhaite. Un panneau, une tenture peuvent, de la même façon être conçus comme une suite de scènes séparées, ainsi qu’on le voit souvent sur les tapisseries racontant des vies de saints, mais l’indépendance des divers éléments ne permet guère de rendre manifeste le sens d’une intrigue ou le rythme dramatique.

6Il en va tout autrement lorsque le peintre force les structures temporelles et spatiales du champ pictural, propre à son époque, à faire voir le mouvement d’un récit, la violence des passions qui s’y expriment, la signification de l’action.

7Il faut rappeler ici que l’espace pictural de la Renaissance, qui nous est très familier, n’est pas universel. Depuis le XVe siècle jusqu’au début de notre siècle, il a été admis qu’un tableau ou une fresque représente ce que pourrait découvrir un secteur, situé devant la peinture, en un endroit déterminé. Cette vision localisée sert de critère à la vraisemblance du représenté, elle impose une rigoureuse unité de temps : c’est ce qui se donne dans l’instant qui peut apparaître. Elle détermine aussi l’unité de lieu, puisque le tableau est comme une fenêtre ouverte sur un monde réduit à notre champ oculaire.

8En d’autres temps, en d’autres civilisations, le champ pictural obéit à d’autres règles et il sera dès lors possible de montrer une multiplicité de lieux et de faire état d’événements qui se sont produits à des moments différents.

9C’est le cas chez les peintres du nord de l’Europe, à la fin du moyen âge, et plus particulièrement chez les primitifs flamands. Il va de soi que l’absence d’unité de temps et de lieu n’implique pas que leur peinture s’ouvre naturellement à la narration. En réalité il s’agit d’un art symbolique et religieux. La structure picturale a été conçue pour exprimer des rapports entre le monde quotidien de l’expérience humaine et celui de l’action divine. Dans les tableaux de cette école, l’avant-plan est consacré à un acte dont les répercussions se prolongent jusqu’à la fin des temps. On y situera un épisode essentiel de la vie du Christ, une scène de martyr, voire un appel de l’Ancien Testament préfigurant l’Evangile. L’arrière-plan est occupé soit par un paysage, soit par des épisodes de la vie courante ou encore par des scènes explicatives du sujet principal.

10On peut prendre comme exemple de cette organisation de l’espace le Triptique des sept sacrements de Roger de la Pasture du Musée Royal des Beaux Arts d’Anvers. Les personnages sont situés dans les trois nefs d’une église gothique. Le bâtiment a, de toute évidence, un caractère symbolique puisque dans la partie centrale sont figurées, en avant-plan, la crucifixion et, en arrière-plan, la célébration de la messe. Dans les bas côtés, on voit des fidèles recevant les sacrements. S’il va de soi que la représentation de la messe ou du mariage sont à leur place dans un édifice religieux, en revanche, il est bien évident qu’un mourant, couché dans un lit, reçoit l’extrême-onction chez lui ou dans un hôpital ; par ailleurs il est évident que, pour les fidèles du XVe siècle et pour le peintre lui-même, le Christ et les saintes femmes qui l’entourent se trouvent au Golgotha. En d’autres termes la topographie représentée est symbolique, bien que chaque scène puisse être considérée, par le spectateur, comme ayant lieu là où il convient : La croix s’élève à la porte de Jérusalem, le malade est dans sa chambre, le prêtre dans une église qui, sans doute, n’est pas semblable à celle qui a été peinte. Toutes les scènes sont réunies dans les nefs d’une église parce qu’ainsi apparaît à l’évidence le rapport entre la mort de Jésus et la vie sacramentelle.

11Une analyse parallèle peut être pour le temps. La crucifixion, dont le signe occupe toute la hauteur du vaisseau central, a un sens éternel, elle a été accomplie une fois pour toujours. Chaque rite sacramentel s’effectue à un moment donné de l’histoire d’une personne particulière et ce rite la fait participer à ce qui a été accompli à la fois dans le temps et dans l’éternité au Golgotha. Il va sans dire que ce qui, aujourd’hui, requiert explications, apparaissait directement, comme allant de soi, aux spectateurs du XVe siècle.

12On voit suffisamment qu’une telle structure du tableau ne s’offre pas naturellement au récit, toutes les relations spatiales ou temporelles sont mystiques ou symboliques ; cependant les peintres s’en sont servis pour montrer le déroulement d’événements purement humains. C’est ce qui s’est produit notamment lorsqu’on leur commandait des tableaux destinés à une salle de tribunal. Le but de la représentation était d’impressionner juges et témoins de manière à ce que la sentence soit conforme à la justice. Les sujets choisis sont tantôt le Jugement dernier, tantôt une histoire qui met en cause une faute d’un magistrat. Dans ce cas il fallait faire comprendre le déroulement d’une histoire exemplaire.

13Le jugement d’Othon du Musée Royal des Beaux Arts de Bruxelles appartient à cette catégorie. Il fut commandé à Thierry Bouts pour l’Hôtel de Ville de Louvain. Il s’agissait pour le peintre de raconter comment Othon III avait condamné injustement un de ses courtisans, sur la dénonciation de l’impératrice. Celle-ci avait souhaité prendre le comte pour amant, elle lui avait fait des avances qui avaient été repoussées. Humiliée, craignant des indiscrétions qui l’auraient perdue, la souveraine dénonça le comte en affirmant qu’il avait voulu lui faire violence et obtint de l’empereur une sentence de mort. Or la femme du condamné, sûre de l’innocence de son époux, exigea, après l’exécution, de se soumettre à l’épreuve du feu pour faire éclater l’injustice du jugement qui avait été prononcé contre lui. L’empereur convaincu du mensonge de sa femme condamna celle-ci à mourir par le feu.

14L’œuvre se présente comme un diptyque dont l’interprétation ne peut être que narrative, mais dont la structure est celle des tableaux religieux contemporains. Les scènes d’avant-plan priment sur les autres éléments du tableau. A cette place, dans le panneau de gauche, figure l’exécution du comte. On voit l’image d’un corps décapité devant lequel une jeune femme agenouillée reçoit, sur un linge, la tête sanglante. Le geste pieux de la femme, la place de la scène, au lieu où se tiennent d’ordinaire les personnages sacrés, sont autant d’indices de l’innocence du supplicié. Pour connaître les événements qui ont précédé, il faut remonter au second plan, où se déroulent deux épisodes significatifs, séparés par une architecture. D’autre part, un personnage, en chemise et pieds nus, selon la coutume du temps, est mené en supplice. Il s’entretient avec une jeune femme, personnage identique à l’agenouillée du premier plan. Devant le couple marche un moine qui fait un geste d’étonnement. Son rôle est évident en ce lieu, il est le confesseur et son attitude renforce l’idée de l’erreur judiciaire. D’autre part, on voit l’empereur, couronne en tête, en conversation avec une dame richement parée, portant une large coiffure1. Le rôle de juge du souverain était sans doute suffisamment connu des contemporains pour qu’il ne soit pas nécessaire d’ajouter d’autres détails. Les trois scènes dès lors se liaient sans peine : dénonciation calomnieuse, sentence injuste, supplice. Seuls manquent les éléments permettant de reconstituer l’intrigue amoureuse de l’impératrice. Nous verrons qu’on peut faire l’hypothèse du manque d’intérêt du peintre pour cet aspect du récit.

15Sur le second panneau, nous retrouvons l’épouse du comte, agenouillée encore, mais cette fois face à son juge, assis sur un trône. Elle tient en main le fer rouge et reste impassible. L’attitude de l’empereur et celle des personnages qui l’entourent montre assez que leur conviction est faite. Dans le haut du tableau est peint, à très petite échelle, le bûcher sur lesquel est liée la dénonciatrice reconnaissable à sa coiffure et à ses vêtements.

16Encore une fois la compréhension de l’image est aisée pour quelqu’un qui connaît les procédures en usage. On remarquera que, dans ce cas, le motif secondaire permet de juger des conséquences de l’action principale, alors que dans l’autre panneau, les épisodes d’arrière-plan donnaient à voir les événements qui avaient précédé le supplice. La structure du champ pictural médiéval est, en effet, d’une grande souplesse, tout en permettant une lecture sans ambiguïté. Temps et lieux accompagnent, en quelque sorte, l’action et sont reconnus, sans qu’il soit besoin de les spécifier davantage.

17L’interprétation du récit est naturellement influencée par l’organisation du tableau. Le caractère mystique des rapports habituellement suggérés par la situation et la dimension des personnages sous-tend tout le mouvement donné au drame qu’on nous raconte. Tout repose sur le choix des épisodes à placer en avant-plan, épisodes qui seront envisagés en parallèle avec des scènes sacrées. Le choix de Thierry Bouts souligne le sens spirituel de l’action plutôt que la brutalité des faits. L’histoire de l’erreur judiciaire deviendra l’éloge, presque hagiographique, de la foi conjugale ; puisque le personnage principal, celui qui est le plus souvent répété, celui qui est en même place dans les deux panneaux, est la femme du comte. Toute concourt à le montrer, aussi bien le rythme des lignes que le jeu des couleurs, l’expression des visages, et la direction des regards. Cette interprétation impose de donner moins d’importance aux autres figures et notamment à l’autre femme. Mais la structure symbolique de l’espace qui se reflète inévitablement, pour le spectateur contemporain dans toutes les œuvres du temps, ne permet pas n’importe quel choix. Ce qui est méprisable ne peut être souligné, ainsi tout ce qui concerne l’impératrice ne peut prendre place que pour autant que cela soit nécessaire pour éclairer le rôle de l’épouse du comte et le repentir de l’empereur.

18On voit, par cet exemple, la simplicité des procédés employés : la répétition du même personnage, reconnaissable à ses vêtements et sa silhouette, les gestes, les expressions des visages, le choix de certains signes tout à fait familiers au spectateur ; mais on remarquera aussi l’importance de la structure spatio-temporelle de la peinture de l’époque, structure qui définit le sens et le mouvement du drame.

19La démultiplication des temps et des lieux dans l’espace d’un tableau se retrouve de nos jours, particulièrement chez les peintres qui pratiquent le collage ou qui sont influencés par les procédés qui en découlent. L’œuvre se donne comme lieu de rencontre d’une série d’images autonomes, qui pourraient, comme celles du XVe siècle, entraîner avec elle les précisions topographique ou temporelle indispensables à la compréhension du récit. Mais l’ordre hiérarchisé de la peinture du XVe siècle fait défaut, de même que l’orientation symbolique de la topographie du panneau peint. Aujourd’hui, plus de place privilégiée, plus de décision préalable pour concentrer l’action ici, plutôt que là, pas de commencement nécessaire, pas de différence pré-établie entre le bien et le mal, entre le principal et l’accessoire. Les rencontres sont aléatoires, les scènes peuvent être lues dans une succession qui ne s’impose jamais. On pense au Nouveau roman où des descriptions identiques, plusieurs fois répétées, changent de signification selon que se déroule un texte où il est simplement fait allusion à des événements qui semblent sans liens entre eux.

20Dans Story Line, du peintre américain Robert Rauschenberg, des images de film s’inscrivent sur la photographie jaunâtre d’un paysage où se devinent des automobiles. Un visage de femme, une dispute, un corps étendu, incitent le spectateur à découvrir les épisodes d’une histoire, mais l’ordre ne lui est pas donné. Il peut éprouver le sentiment de la violence des événements mais rien ne peut l’éclairer sur leur sens. S’il reconnaît le film, il retrouve le sujet, il met un nom sur les figures mais, contrairement à ce qui se passe pour la Justice d’Othon, l’interprétation lui échappe parce que l’image est volontairement lacunaire. L’ordre des causes et des conséquences est ignoré et ce qui éclate, par le fait même de l’organisation du champ pictural au moyen du collage, c’est la disparité des faits, le règne du hasard, l’absurdité de la condition humaine dont le fil conducteur nous échappe.

21Nous voudrions envisager aussi l’interprétation narrative telle qu’elle peut se présenter dans l’organisation classique du champ pictural, là où l’unité de temps et de lieu semble mettre un obstacle infranchissable à la présentation d’une histoire. Il est évident qu’une telle structure est surtout destinée à rendre manifeste la présence des êtres et des choses et, par le jeu des formes et des couleurs, à créer un ordre symbolique tout à fait étranger à la narration. Mais un tel espace comporte des significations virtuelles qui s’enracinent dans la présence du spectateur potentiel, interprète inévitable des projets inscrits dans l’espace.

22Pour montrer les procédés utilisés pour raconter une histoire dans un tableau de cette catégorie, nous avons choisi de présenter un tableau d’Edgar Degas, peint vers 1868, et intitulé, dans les catalogues, Intérieur ou Le viol. On sait, par ailleurs, que Degas appelait cette toile Scène de genre2. Ce nom est significatif, les scènes de genre ont, traditionnellement un caractère narratif.

23Comme des études récentes l’ont prouvé, le peintre s’est inspiré du roman d’Emile Zola, Thérèse Raquin3. La scène choisie est celle de la nuit de noces de Thérèse et de Laurent, son ancien amant. On se rappelle que ce mariage est la conséquence du meurtre de Camille Raquin, premier mari de Thérèse. Pour ne pas attirer les soupçons, les assassins ont renoncé à toute relation intime après la mort de Camille. Le soir de leur mariage, ils se retrouvent pour la première fois seuls dans une chambre et ils s’aperçoivent que le souvenir des événements leur est à ce point horrible, qu’ils ne peuvent s’étreindre et que toute relation sexuelle leur est désormais interdite.

24Les épisodes successifs de l’histoire ne peuvent trouver place dans la structure picturale utilisée par Degas. L’avant et l’après du représenté ne peut avoir qu’un caractère virtuel. Rien ne peut indiquer, par exemple, que les personnages sont complices d’un meurtre, en revanche, ce qui pourra être dit dans la peinture, c’est l’insupportable tension qui existe entre eux ; c’est aussi que la cause de cette tension est d’ordre sexuel et enfin, que quelque chose d’irréparable s’est produit, qui les sépare.

25Le peintre a situé les deux protaganistes dans une chambre à coucher bourgeoise. Les attitudes sont très expressives et imposent l’idée que quelque chose de dramatique vient d’avoir lieu. Les personnages sont séparés par toute la largeur du tableau ; une table, au centre, ajoute un obstacle entre eux. La femme, Thérèse, en camisole, une jupe posée sur les genoux, est assise, prostrée, tournant le dos à l’homme, vêtu de sombre, adossé à la porte. Derrière lui, contre le mur, se dresse le lit couvert encore du couvre-lit orné de passementeries.

26Les indices qui expliquent qu’on ait interprété l’œuvre comme représentation d’une scène de viol, sont assez nombreux : quelques vêtements jetés sur le lit, un corset tombé sur le tapis, le désordre de la toilette de la femme et enfin, sur la table, un coffret ouvert, doublé de rose. Ce dernier élément a fait l’objet, vraisemblablement, d’une lecture psychanalytique inconsciente. On sait, en effet, aujourd’hui, à la suite de Freud, que les boîtes symbolisent les organes féminins.

27Si l’attention se porte sur l’expression picturale proprement dite, l’hypothèse du viol fait place à une interprétation plus conforme au thème du roman qui a inspiré Degas. L’immobilité rageuse de Laurent, la prostration de Thérèse doivent se comprendre en fonction de la distance qui se creuse entre eux, distance qui est soulignée par les lignes du tapis, barres obliques qui semblent enfermer l’homme, par la table, protégeant la femme, par un jeu de lignes et de lumières qui impose la séparation.

28L’éclairage met en valeur les linges et la chair de Thérèse et le coffre, soulignant l’aspect sexuel du tableau. Une lampe, à abat-jour blanc et rose, projette son éclat sur un miroir au-dessus de la cheminée, et, à travers le miroir, sur le reflet d’un tableau, dans lequel on a pu reconnaître un portrait de Camille. Cette zone claire, qui est au centre, accuse, par contraste, l’obscurité dans laquelle baignent littéralement les deux personnages, dont la silhouette est dédoublée par de grandes ombres. Symboliquement, on peut dire qu’ils s’enfoncent chacun dans sa propre nuit. La clarté, au milieu de la toile, lieu de la séparation des protagonistes, montre non seulement les indices des rapports sexuels mais encore désigne le miroir.

29Les couleurs renforcent l’aspect dramatique du sujet, du blanc, de l’ivoire, mais aussi des tonalités rouges très soutenues sur la carpette, sur le foyer, sur le papier qui tapisse la chambre et sur l’abat-jour, les chairs sont elles-mêmes empourprées. Enfin sauf la camisole, tous les vêtements sont noirs ou gris foncé, inclus, en quelque sorte, dans les zones obscures.

30Il faut ajouter encore un élément, le caractère bourgeois de la chambre, que nous avons indiqué au début de la description, et qui contraste avec la violence contenue des protagonistes et les éléments de désordre. Ce qui se passe en ce lieu est en contradiction avec le cadre : ou bien l’événement était imprévu ou bien les personnages ne sont pas à leur place, mais de toute manière ce qui est impliqué, c’est que quelque chose a dû se passer. La scène que nous voyons est le résultat d’un événement invisible et terrible et cette scène même marque le début d’autre chose : la séparation, avec ce qu’elle a d’évidemment insupportable pour les personnages.

31Pour lire tout cela, c’est à dire le sens dramatique du récit, il est inutile d’utiliser la clef introduite par le peintre dans son tableau, à savoir le portrait de Camille. Cet indice reconnu permet, aux lecteurs du roman, de mettre un nom sur les figures et de se rappeler que ce qui précède est un adultère et un assassinat, mais de le savoir n’ajoute rien à la puissance dramatique du tableau.

32Comme le montre nos exemples, l’interprétation narrative d’une peinture exige du spectateur un certain savoir : il doit reconnaître des signes iconographiques liés à une culture déterminée et il lui faut les interpréter selon l’ordre imposé par la structure picturale en usage. Les tableaux qui justifient une telle interprétation font généralement allusion à une tradition orale ou à des textes, mais la connaissance de telles sources n’est pas requise pour comprendre de qui est effectivement exprimé par les jeux de l’espace, des figures, des tracés, des masses colorées. Le spectateur contemporain peut lire immédiatement les éléments de l’histoire que le peintre a effectivement mis en œuvre, puisqu’ils partagent la même culture. Le fil des événements sera toujours incomplet, réduit, par le mutisme des protagonistes et par leur présence simultanée, à une ou deux actions importantes et à leurs répercussions virtuelles. Ce caractère lacunaire n’est pas une insuffisance du moyen d’expression, mais il impose au peintre, à l’inverse de ce qu’on pourrait croire d’un art visuel, d’intérioriser le récit. A partir de là, il est facile de s’apercevoir que les lacunes sont, à la lettre, insignifiantes.

33Cherchons en effet à compléter ce qui est peint, soit dans La justice d’Othon, soit dans Intérieur, la teneur exacte de la dénonciation qui provoque la mort du comte, les détails de l’assassinat de Camille n’ajouteraient rien à la puissance dramatique des peintures. Voire même, le supplice de l’impératrice représenté dans le panneau de Thierry Bouts est moins significatif que le geste de l’empereur découvrant l’erreur judiciaire dont il est coupable. Ce geste annonce que quelque chose va se produire, dans le sens de la justice et de notre émotion de témoin, notre intérêt pour les personnages en présence n’en demande pas davantage. De même si nous reconnaissons le malheureux Camille dans le reflet du miroir, cela signifie que nous sommes au courant des faits qui ont précédé la scène que Degas nous donne à voir, mais cela ne nous apprend rien de plus que ce que dit la peinture même au sujet du poids du passé qui accablent les protagonistes. Ce que la toile nous révèle c’est que quelque chose a eu lieu, qui est à la fois insupportable et irréparable. Cela seul peut s’exprimer adéquatement dans l’immobile, avec une force qui souvent dépasse celle des textes parallèles. L’anecdote, supplément d’information, ne peut que distraire sans donner sens.

34On comprend que, ce qui peut subsister du récit, c’est son intensité dramatique qui tient tout entière dans une image. Nous saurons immédiatement que la situation peinte est le résultat d’un événement dont il nous suffit de connaître la coloration affective : quelque chose s’est passé, un crime, un mensonge, un deuil, des violences, rien de plus précis n’est nécessaire pour sentir d’où vient la tension présente, pour craindre le dénouement.

35Cette construction narrative, elliptique et fortement intériorisée, vaut aussi pour le collage de Rauschenberg. Nous y retrouvons les mêmes éléments. La dispersion des scènes tragiques dans un espace sans organisation provoque notre inquiétude et suscite une émotion d’une qualité différente de celle qui nous atteindrait à la lecture d’un roman policier. Là l’intrigue nous distrairait de la violence nue qui, ici, nous saute au visage. L’aspect lacunaire et le caractère aléatoire de l’ordre des images sont des moyens efficaces de faire apparaître l’absurdité d’un destin livré au déchaînement de passions vaines, absurdité qui demeurerait voilée dans la trame du film ou du roman qui traiteraient du même sujet.

36On ne peut assez souligner le caractère directement expressif des structures picturales dont il fait usage. Ce qui met en évidence le tragique universel des héros de Story line, c’est le procédé même du collage, ce qui donne leur violence aux figures de Degas, c’est l’unité de temps et de lieu. La chambre close, le caractère décisif de l’instant, imposent une tension qui doit mener à une issue tragique. L’espace complexe de la peinture médiévale permet à Thierry Bouts de mettre en évidence un personnage héroïque et de nous faire sentir la sérénité et la force de sa foi, avec une évidence qu’aucune parole ne pourrait dire.

37La narration picturale, lorsqu’elle est traitée de cette façon, est une manière originale de raconter, riche des pouvoirs magiques de la présence immédiate, différente de tout discours, intériorisée et puissamment expressive, dans la mesure même où elle se sert de ce qui est son bien, l’immobile.

Notes de bas de page

1 Il semble que l’impératrice suit une mode qui suscita les remontrances des prédicateurs, à cause de son extravagance et de sa somptuosité, celle des escoffions ; cf. M. LELOIR, Dictionnaire du costume, Paris, Grund, 1951, p. 167. Sa coiffure pourrait donc être un signe de sa perversité.

2 L’œuvre, qui porte le no 348 dans le Catalogue de LEMOISNE, appartient à la collection de Mc Ilhenny de Philadelphie. C’est une lettre de P. Poujaud à M. Guérin qui révèle le titre que Degas donnait lui-même à ce tableau. Cf. M. GUERIN, Lettres de Degas, Paris, Grasset, 1945, p. 255-256.

3 T. REFF, Degas, Tableau de Genre, dans Art Bulletin, LIV, 1972, p. 316-337 et S. GEIST, Degas’s Intérieur as an Unaccustomed Perspective, dans Ars News, oct. 1976, p. 80-82.

Précédent Suivant

Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.