Indicialité du récit policier
p. 115-128
Texte intégral
1Raconter ? La question renvoie à des usages immémoriaux et à une immense variété d’objets et de comportements. Aussi ne doit-on pas s’étonner de voir que, parmi toutes les significations que l’on donne à l’acte de narrer, aucune n’arrive à recouvrir l’ensemble du phénomène. Dans les dernières années, une conception semble avoir prévalu sur les autres et s’être imposée comme l’une des plus pertinentes et des plus universelles. Elle rapporte tout récit au dévoilement d’un mystère, à l’élucidation d’une énigme. Ainsi, à l’origine de chaque narration, il y a un secret, dûment posé, et la narration prend fin lorsque le secret cesse d’en être un, est levé — pour autant qu’un secret puisse jamais l’être. Entre début et fin, le corps du récit est fait tout à la fois d’une progression vers la connaissance et de manœuvres de retardement. Celles-ci ont pour fin d’accroître par des subterfuges, dont le caractère fétichiste mérite d’être souligné, le désir du savoir. Tel serait le paradoxe de toute histoire. Telle serait la vocation herméneutique de n’importe quel trajet narratif.
2Il va presque sans dire qu’une telle définition de l’acte de raconter fait du roman policier un récit particulièrement exemplaire puisque ce roman, dans sa forme classique, ne se donne pour rien d’autre que la mise en jeu et la résolution d’une énigme. Le schéma est connu : un crime a été commis dont on ne sait qui est l’auteur ; un détective part en quête du coupable : lorsque le premier nous livre l’identité du second, le récit peut se clore. L’énigme et sa solution sont ici d’ordre conventionnel, et de manière clairement affichée. Elles appartiennent à la loi du genre et apparaissent comme conditions de l’existence même du récit. Cela ne veut pas dire que le « taux herméneutique » d’une histoire policière soit nécessairement plus élevé que celui d’une narration quelconque. Simplement, en cette dernière, le secret se fera plus diffus, sera moins clairement posé et moins nettement levé. Le lecteur de policiers est conscient de cette différence, lui qui à tout moment peut se reporter aux dernières pages de ses ouvrages préférés pour connaître le fin mot de l’histoire. C’est de ce point de vue que le récit d’enquête semble le comble de tout acte narratif tel que nous l’avons défini en commençant. Perfection d’une forme et donc aussi sa perversion. Car à ramener si instamment le récit à sa fonction centrale, le genre finit par produire un système d’économie fermée ne trouvant plus sa finalité qu’en lui-même. C’est ce qui donne au récit d’enquête le caractère ludique que nous lui connaissons.
3Quoi qu’il en soit, ce récit représente, au sein du continent narratif, un secteur particulier dont l’office est de désigner la fonction herméneutique comme constituante et définitoire de l’ensemble. Avec ceci de curieux cependant : le secret comme donnée ontologique du policier n’est pas entièrement un effet de sa structure. Si le texte policier « fonctionne au secret », c’est qu’il est figuration d’une pratique sociale — l’enquête policière — qui se définit elle aussi et au premier chef par une énigme et son élucidation. En somme, le modèle herméneutique mis en œuvre par le genre est un modèle d’emprunt. Il est vrai aussi que le récit fait accéder l’enquête à une formalisation qui est étrangère à la pratique sociale. De toute façon, le caractère exemplaire du roman policier en regard de la narration demeure : il est le témoignage de la bonne convenance qui existe entre l’acte narratif et l’univers social des secrets et énigmes.
4Cette réflexion incidente ouvre à une question beaucoup plus large que celle ici traitée. Quelles sont les activités humaines qui intègrent la fonction herméneutique ? Donnent-elles naissance à des formes narratives (romanesques) spécifiques et articulées elles-mêmes sur une problématique du secret ? Quel est, en ce cas, le rapport de mimétisme entre l’activité et sa représentation ? Sans aborder véritablement ces différents thèmes, nous pouvons cependant leur consacrer quelques remarques : elles nous aideront à mieux cerner le statut du genre policier.
5La pratique du secret caractérise, en effet, divers secteurs de l’activité sociale. Songeons plus spécialement à la police et à l’espionnage, à la médecine et à la psychanalyse, à la religion et à la science. Dans tous les cas, le secret est une sorte d’enjeu, même s’il s’agit tantôt de le préserver, tantôt de le recueillir et tantôt de le débusquer. A chaque fois, un rôle social s’institue dont le prestige, pour ne pas dire l’attrait magique, est partiellement lié à cette relation singulière au secret. Or, si narrer, c’est en effet mettre en jeu une énigme, dévoiler un mystère, il ne faut pas s’étonner de voir que les domaines qui viennent d’être évoqués sont, pour le récit en général, de bons pourvoyeurs thématiques.
6Confirmation nous en est donnée, pour le seul registre paralittéraire, par quatre genres au moins : le policier certes mais encore le roman d’espionnage, la science-fiction et le roman médical. Ces quatre formes ont-elles quelque chose en commun ? S’il en était ainsi, l’hypothèse du récit herméneutique se trouverait renforcée et même précisée. A première vue toutefois, les traits de divergence sont plus marqués que les éléments de convergence. Roman policier et roman d’espionnage sont apparentés par une commune structure d’énigme : c’est au point qu’on peut les confondre et considérer le second comme une dérivation du premier. Ils partagent en gros le même vraisemblable. Mais il n’en va pas de même de la science-fiction que l’on rattache en général au domaine du fantastique. Par projection utopique, elle opère sur une représentation fantasmée du faire scientifique et retire largement son caractère mystérieux de cette transposition imaginaire. Gardons-nous cependant d’exagérer cette différence. Espionnage et fiction scientifique ont des points communs qui leur permettent de se conjoindre en des formes particulières. Mais il y a surtout que l’écart entre les deux vraisemblables est lié à la nature différente des deux secrets, l’énigme policière possédant un caractère individuel et l’énigme scientifique un caractère collectif.
7Quant au roman médical, il est très éloigné des autres genres mais non moins intéressant que ceux-ci. Il figure, à travers son personnage-sujet, le médecin, un acte hautement herméneutique, à proprement parler sémiologique. Mais il est frappant de voir qu’il ne programme pas le secret de la maladie en tant qu’énigme narrative. Le roman médical n’est jamais qu’un pauvre roman sentimental. En ce cas, on pourrait dire que les choses se sont déplacées du plan structurel au plan symbolique et seulement symbolique. Si le récit médical ne passe pas par une structure herméneutique, la fascination qu’exerce le personnage du médecin (et son univers), le caractère magique que lui confèrent la détention et la maîtrise d’un « trésor » de secrets fonctionnent en ce cas de façon emblématique : ils valent comme symbole et comme pathos. Le romanesque ne semble donc pas trouver dans cette thématique une forme mais un puissant horizon connotatif. A cet endroit, on pourrait se demander si et comment l’énigme médicale aurait pu donner une structure narrative de bon rendement. Mais la question est assez oiseuse : il demeure qu’elle n’a rien produit de ce genre. Il est peut-être plus intéressant de relever que la figure du médecin n’est pas absente de l’univers policier et que, du docteur à l’inspecteur, des glissements ont lieu. Par Watson ou Pardon interposés, le personnage du médecin accompagne volontiers celui du détective, qu’il soit Holmes ou Maigret. Il est même des enquêtes menées par des médecins cumulant les deux talents sémiologiques1.
8Au total et provisoirement, on voit que le récit policier ne représente pas une situation entièrement isolée. Sans entrer vraiment dans une série, il appartient au champ des récits herméneutiques dont l’origine est socialement marquée. Mais revenons-y : de l’enquête policière au roman qui prétend l’imiter, la relation est fortement médiatisée. Jusqu’à un certain point, c’est le genre littéraire qui donne à l’histoire sa cohérence et son orientation, qui lui confère une linéarité à laquelle la pratique policière ne saurait prétendre. C’est encore lui, et parce qu’il est texte, qui fait porter tout l’accent sur l’identité du coupable, sur la formulation finale d’un nom. L’objectif d’une enquête non-fictive est par priorité de mettre la main sur un être réputé nuisible. La solution de l’énigme romanesque est essentiellement concentrée sur l’identification d’un personnage, la révélation d’un nom propre. Cette différence de perspective ne va pas sans conséquences. L’enquête peut trouver celui qu’elle cherche parmi la foule innombrable. La convention veut que le récit d’enquête ne puisse reconnaître « son coupable » que parmi le personnel explicite du roman (toute exception à la règle est à considérer comme paradoxale). Cette différence peut sembler latérale. Elle est pourtant fort significative de la clôture du texte et, par-delà, du caractère ludique du récit (nous voici ramenés à la perversion).
9Considérons la forme classique du policier. Nous savons que, quant à l’élucidation de l’énigme, le nombre des solutions possibles y est défini et restreint. C’est au point que les suspects peuvent y être dénombrés et de quelque façon numérotés. Ainsi des « dix petits nègres » d’Agatha Christie, tous suspects (sauf un) et tous victimes (sauf un) d’ailleurs. La structure d’énigme se constitue de la sorte en combinatoire codifiée qui voue le récit d’enquête à être perçu comme un jeu. Jeu d’un caractère tout spécial puisqu’il pose la figure de la mort aux deux extrémités du trajet narratif. Jeu pourtant et si bien que le genre a cultivé dès ses débuts l’autoparodie et que la note d’humour fait fréquemment partie de ses ingrédients. L’enquête fictive est donc plus fermée que l’enquête réelle. Mais, si c’est cela qui la rapproche des jeux, elle est d’autre part moins fermée dans sa combinatoire que la plupart des formes ludiques auxquelles on la compare généralement, — y compris le cluedo, jeu de société qui s’inspire d’elle. On a souvent rapporté, par exemple, le récit d’enquête à un puzzle : les écrivains eux-mêmes font volontiers la comparaison. Métaphore sans doute mais qui mérite que l’on s’y arrête un instant pour ce qu’elle a d’instructif. Le puzzle consiste à élaborer une image finale cohérente à partir d’une image brouillée. Il y a bien de cela dans le policier qui vise à construire une histoire finale cohérente à partir d’une histoire brouillée.
10Mais avec, du roman au jeu, une forte différence. Tandis que le joueur de puzzle opère sur un nombre fini de pièces, le « joueur de polar » traite un nombre indéfini d’éléments confondus avec d’autres. Un peu comme si les pièces d’un puzzle donné étaient mélangées à d’autres et qu’il faille — difficulté supplémentaire — effectuer un tri en cours de jeu. Cette différence fait que le policier ne relève pas d’une combinatoire purement ludique.
11Ce qui vient d’apparaître mais que l’on savait déjà, est que le policier superpose et confond deux histoires, celle du crime et celle de l’enquête. Soyons attentifs à la relation entre ces deux histoires : elle définit étroitement la fonction herméneutique. Sa description en quatre traits va d’ailleurs nous permettre d’isoler le procédé nodal qui est porteur de cette fonction :
121° le récit policier imbrique et superpose deux histoires. L’une est manifestée : le récit d’enquête. L’autre est cachée : le récit du crime.
132° manifestée dans sa cohérence et dans sa linéarité, l’histoire de l’enquête n’a pas d’autre fin que de mettre au jour l’histoire du crime, enfouie en elle. Symboliquement, cette tâche est dévolue dans le texte à un personnage investigateur chargé de faire sortir les éléments cachés en recourant à diverses procédures.
143° cachée, posée en secret du roman, l’histoire du crime est cependant présente en texte à un triple titre :
- en creux comme ce qui présuppose l’enquête et ce qui l’autorise ;
- en fragments dispersés comme ce que, tout au long de son déroulement, l’enquête va mettre au jour ;
- en plein et sous une forme généralement resserrée comme le produit construit que l’enquête révèle au moment de se clore.
15Ceci nous confirme à quel point le secret occupe ou hante le récit. S’il est ce dont le dévoilement est longuement retardé, il est aussi constamment ce qui précède l’enquête et la dirige d’une façon quasi tangible. Il n’en est pas de meilleure preuve que ces romans — pas si rares2 — qui contiennent en leurs débuts une mise en abyme toujours plus ou moins métaphorique de l’histoire du crime. Il s’agit de séquences prédictives, intégrées plus ou moins à l’action (en ces cas, l’histoire du crime n’est pas clôturée quand commence l’histoire de l’enquête) et programmant à leur manière la suite du récit. Elles s’offrent à l’attention comme des rébus dont l’enquête sera le patient déchiffrement. Il n’est guère besoin de souligner la valeur ironique de ces séquences qui, dévoilant au lecteur le secret du secret, c’est-à-dire l’artifice ou la supercherie du roman, engendrent un effet de miroir dangereusement subversif pour le genre.
164° la relation entre les deux histoires peut se définir essentiellement comme un rapport d’indexation. Les affleurements de l’histoire cachée dans l’hisoire manifeste prennent la forme de ce que le code policier appelle des indices. Ceux-ci sont les traces de l’histoire première dans l’histoire seconde. Vus autrement encore, ils représentent des éléments qui, étant relativement incongrus dans l’histoire 2, ne prennent toute leur signification qu’à condition d’être indexés sur une autre histoire. Cette histoire autre sera l’histoire 1 la plupart du temps, encore qu’il faille tenir compte des fausses pistes, donc des faux indices.
***
17Indices, indexation, indicialité : nous voilà à pied d’œuvre après quelques détours. Le récit policier repose sur l’idée que tout crime laisse des traces. Les plus grossières dénoteront un assassin maladroit, les plus discrètes mettront en valeur la subtilité du détective. Qui voudrait dresser un répertoire des indices mis en œuvre par le texte policier aurait fort à faire. S’il est vrai qu’il existe des indices classiques ou stéréotypés — les menus objets abandonnés par mégarde sur les lieux du crime —, la variété de ce qui peut faire office d’indice est infinie. Tout est indiciable, en fin de compte. De toute façon, la question n’est guère là. Si l’on veut, elle n’est pas de substance mais de forme, pas de nature mais de structure. Il faut partir de la position et de la fonction de l’indice dans le récit. Je m’appuierai, sur cet exemple pris un peu au hasard et intéressant dans sa banalité même :
Dans le bas du placard, juste devant de nombreuses chaussures soigneusement alignées, se trouvait le plateau qu’on lui avait monté plus tôt dans la soirée. Le verre était vide qui avait contenu le lait, mais il y avait autre chose qu’on n’avait pas monté sur le plateau. Une grosse tasse d’argent, d’environ dix centimètres de diamètre, curieusement travaillée en bosses, mais sans grande valeur pour autant que j’en puisse juger. Elle se trouve ordinairement au rez-de-chaussée sur le vaisselier. (...) au fond de cette tasse, il était resté une sorte de lie gluante et près de la tasse était étendu Joachim, le chat d’Edith. Je le touchai et constatai qu’il était mort.
C’est alors que j’ai su3.
18De la tasse incongrue au chat mort en passant par le dépôt suspect, nous avons en un raccourci saisissant et naïf un bel échantillon de ce que sont le montage indiciel (côté auteur) et la déduction policière (côté personnage). Pour nous en tenir au seul indice de la tasse, quelles remarques appelle-t-il ?
19Il est sous le signe d’une continue ambivalence4. Objet domestique et commun, la tasse relève de l’anodin. Mais elle est incongrue là où elle se trouve : au sens propre, elle est déplacée. Présence étrange mais qui n’est que l’envers d’une absence (la tasse n’est plus dans le vaisselier). Absence dans la présence même : qui s’est arrêté à cet objet sans valeur ? Si elle est remarquée par l’enquêteur, c’est d’ailleurs moins pour elle-même que pour son déplacement et pour ce qu’il pourrait indiquer. Elle nous est donnée comme l’effet d’autre chose dont elle tient lieu. A considérer le troisième indice, on mesure mieux ce caractère d’effet : la mort du chat est selon toute apparence l’effet accidentel d’un acte qui avait d’autres fins. Ce caractère donne fondement à l’indice et le fera éventuellement passer au rang de preuve.
20Les quelques traits relevés — caractère anodin, incongruité, présence-absence, effet — devraient nous permettre de mieux cerner ce qu’est l’indice et son mode de fonctionnement. En fait, dans le récit, l’indice se définit au croisement de deux logiques. La première de ces logiques s’alimente à l’ambiguïté d’une apparence. Souvenons-nous de la lettre volée : l’indice narratif est ce qui crève les yeux mais que l’on ne voit pas. A l’inverse mais aussi bien, il est ce qui disparaît dans le décor mais que la subtilité de l’enquêteur finit par déceler. Cette logique est, en effet, celle qu’exige une quadruple subtilité. Subtilité du criminel : il ne serait ni vraisemblable ni amusant qu’il laisse derrière lui des traces grossières. Subtilité du détective : quel serait son mérite si l’investigation ne rencontrait que des indices massifs ? Subtilité du lecteur qui ne fait que redoubler celle du détective. Subtilité enfin de l’auteur même : la finesse des indices est sans doute garante de ce que le récit va « durer » mais elle appartient aussi à une poétique, un art d’inventer. A la lecture le bel indice suscite une jubilation, comme d’ailleurs la belle énigme plus largement. Tout cela fait que l’indice soit avant tout un détail, ce qui passe inaperçu et n’accroche qu’une attention exercée. Force de résistance de l’anodin qui peut tenir aussi à l’assemblage de plusieurs détails. La présence-absence s’inscrit dans cette même logique. Les meilleurs indices sont soit ceux qui se marquent par un vide ou un non-lieu soit ceux dont la trop grande évidence se résorbe en absence. L’indice est bien en cela l’exemplaire détenteur du secret.
21La seconde logique est celle de l’écart et de l’effet. Nous en revenons au caractère déplacé de la tasse ou encore à n’importe quel objet qui est là et n’aurait pas dû y être. Objet en trop ou objet en trop peu. On sait que tout écart est relatif. Il l’est ici par excellence : l’indice n’est une anomalie qu’au nom d’une première isotopie d’interprétation, car selon une autre il s’intégrera aisément à un sens global. Il est l’élément ou le fragment sorti de sa séquence et ayant perdu sa raison d’être. L’art du détective est de le réintégrer dans sa série et c’est bien parfois un art du puzzle. Dans La Couronne de cuivre d’Ira Levin, l’investigatrice a relevé quatre détails vestimentaires singuliers dans le comportement de la victime le jour de sa mort. Elle arrive à donner cohérence et pertinence à la réunion de ces détails lorsqu’elle se souvient du dicton anglais qui veut qu’une jeune mariée porte « Quelque chose de neuf, quelque chose de vieux, quelque chose de prêté, quelque chose de bleu »5. Cet exemple montre à quel point l’indicialité est code et texte, et sa détection lecture ou déchiffrement. Surtout, il nous dit que la transposition d’un champ de signification insatisfaisant à un autre plus pertinent est remontée de certains effets à une cause (ci-dessus, le mariage). Le détective fait entrer des éléments erratiques dans une série causale. Il met ainsi en œuvre une logique mais tout autant une rhétorique. Car, dans ce rapport effet-cause, la forme de la métonymie se reconnaît. En assemblage, le neuf et le vieux, le prêté et le bleu sont emblèmes métonymiques de la cérémonie de mariage. Encore faut-il le savoir, être au fait de la convention. Subtil, le détective est encore un homme averti qui, à l’instar de Sherlok Holmes, circule avec aisance parmi les savoirs et les systèmes symboliques. En tout cas, il doit s’appuyer sur des savoirs qu’il veut atteindre avec succès à cette divination métonymique qui fait son génie particulier.
22L’indice par excellence est sans doute la trace ou l’empreinte. Rappelons que l’empreinte digitale fut retenue comme le plus sûr indicateur de l’identité à la fin du XIXe siècle, c’est-à-dire au moment où, avec Doyle, le detective-novel prenait son essor. Le relevé des empreintes est au début de toute enquête, réelle ou fictive : s’il ne mène en général à rien, c’est que les malfaiteurs ont appris à effacer les traces de leur passage. Mais relevons surtout que la trace est la parfaite illustration de ce que nous avons appelé la présence-absence de l’indice. Elle est le négatif présent d’un positif manquant. Elle appartient par ailleurs à la catégorie des index, tels que Peirce les a définis. L’index est en gros un objet-signe qui représente un autre objet en vertu du fait qu’il est ou a été en connexion avec lui : la girouette pour le vent, la fumée pour le feu, etc. Déjà, la trace n’est pas un pur index dans la mesure où elle offre une ressemblance de forme avec l’objet de référence. Mais l’essentiel est que l’index implique l’existence de son référent sans pour autant nous informer de la signification de ce dernier. C’est par une déduction particulière, fondée par exemple sur l’expérience, que nous pourrons passer de l’index comme effet au référent comme cause (pas de fumée sans feu). Et cette déduction prendra, dans plus d’un cas, la forme d’un petit bouclage narratif. Pour passer de la présence incongrue d’une tasse à l’hypothèse du geste criminel d’un empoisonneur, le détective doit recourir à un scénario improvisé. En elle-même, la tasse ne dit pas l’empoisonnement.
23Mais la tasse est-elle une trace ? Les indices sont-ils des index ? On ne saurait confondre les deux catégories mais on peut supposer qu’il existe une forte intersection entre les deux ensembles qu’elles recouvrent. Plus localement, la fonction indicielle dans l’enquête policière postule un procès d’indexation. Selon le détective, l’indice est, dans son contexte immédiat, un objet sans valeur, un détail négligeable mais qui pointe vers un autre contexte pour y trouver sens en référence à un autre objet. C’est bien là un geste d’indexation. Vu autrement encore, l’indice-index se présente à nous comme le produit ou le résidu d’une connexion perdue, connexion qu’il convient de rétablir si l’on veut que l’objet indiciel reprenne valeur. Le détective est un détecteur de signes qui tente de rétablir les bonnes connexions. Qu’il soit en fin de compte un sémiologue, nous n’en pouvons douter en voyant ou revoyant Fenêtre sur cour d’Alfred Hitchcock. Il n’est pas de meilleur démontage de la fonction indicielle que ce film où le procès de détection est l’objet d’une mise en scène idéalement spatialisée.
24Dans Fenêtre sur cour, un photographe impotent se transforme en voyeur indiscret de ses voisins puis en détective inquisiteur à la suite de quelques observations « curieuses ». Ce que capte par l’œil ce héros contemplatif dans les découpes de l’immeuble que sont portes et fenêtres, ce sont des fragments de comportements qui, détachés des séquences dont il font partie, n’offrent jamais un sens complet ou cohérent. Il ne saisit que des effets, et pour la plupart latéraux. Mais, à partir d’eux, qu’il traite spontanément comme des indices, il va remonter à des causes hypothétiques. Clairement, le personnage fabule et si finalement les événements lui donnent raison, c’est que l’ironie d’Hitchcock s’en mêle. L’important est que cet « armchair detective » (à la façon du Nero Wolfe de Rex Stout) apparaisse comme un lecteur d’indices s’appliquant à rétablir des connexions, à indexer un registre de sens sur un autre, avec tout ce que l’entreprise a de hasardeux. Sa situation autorise une figuration tabulaire judicieuse de ce qu’est l’activité sémiologique de l’enquêteur, du lecteur d’indices. D’abord futile, ensuite fertile, cette activité manifeste un rapport frustré et dévié à l’objet de désir (l’impuissance est un autre motif du film). Mais en cela aussi le héros est le sujet accompli d’un genre et du paradigme qui se profile derrière ce genre.
25Ce qui favorise la rêverie métonymique dans Fenêtre sur cour est le caractère fragmenté de la perception. Des détails isolés se muent aisément en indices. Ils engendrent ainsi une pensée de la contiguïté plus intuitive que systématique. Notons pourtant que cette pensée parcourt des trajets plus compliqués que la simple relation effet-cause. L’espèce de révolution que G. Simenon a apportée dans le genre policier correspond à une complexification de la relation métonymique. Comme on sait, l’inspecteur Maigret ne croit pas trop aux indices matériels :
Le commissaire avait relevé, sur un papier, le contour des empreintes découvertes dans le champ. Il compara. La similitude était absolue.
Et pourtant il n’eut pas un tressaillement. Il ne parut pas se réjouir. Il fumait toujours, aussi maussade qu’au réveil.
Un voix féminine s’éleva.
« C’est toi ?... »6
26Simenon disqualifie le matériel au profit du psychologique. Il introduit de la sorte un trajet métonymique qui compte désormais deux temps : l’enquête s’appuie sur des effets périphériques pour dégager les causes qui permettront d’éclairer des effets plus centraux. La méthode s’apparente à la sémiologie médicale. Symptômes et stigmates ont pris la place des indices. Mais les bonnes pistes n’en demeurent pas moins des faits de détail. Ainsi se rappelle à nous la convergence herméneutique de deux modes d’investigation bien différents.
27Il serait donc possible de fonder une typologie des récits policiers sur la nature des indices mis en jeu. Ce n’est cependant pas là le critère le plus décisif, car il n’engage que partiellement le dispositif textuel. La position et la fonction des indices dans le discours narratif sont sans conteste plus déterminantes en ce qui touche à l’évolution du genre. Ce que nous savons à présent de l’indicialité permet de leur réserver quelques remarques.
28Le traitement de l’indice par le texte soulève pour l’essentiel la question de la marque. Convient-il ou ne convient-il pas que le texte désigne l’indice dans sa fonction ? En pratique comme en théorie, les deux possibilités existent ; elles ont des implications bien différentes. Il arrivera que toutes deux se concrétisent dans un même récit.
29Ainsi, dans la nouvelle de Rex Stout « On demande un sosie »7, le détective s’avise de ce que, sur le lieu du crime, un des coussins du divan a disparu. Se fondant sur cette disparition, qu’il souligne, il va élaborer une hypothèse qui le conduira à la solution de l’énigme. En ce cas l’indice est clairement marqué par le commentaire dont il est l’objet. Quelques pages auparavant, un autre détail est seulement mentionné comme en passant et parmi d’autres détails ; pourtant, au moment de l’élucidation finale, il servira de preuve de la duplicité du criminel. Il s’agit du fait que celui-ci, après le coup de feu, se retrouve avec l’oreille ensanglantée mais sans que cela soit apparu aux premiers témoins. Cet indice, car c’en est un, n’a pas été relevé chemin faisant et, selon toute vraisemblance, il échappe au lecteur.
30Quel sens donner à cette différence de traitement ? Il faut voir les choses sous l’angle théorique avant de les reprendre dans une perspective historique. En théorie, la différence entre les deux solutions — indice marqué et indice non-marqué — ressort de la comparaison entre leurs avantages et leurs inconvénients. Sans marque, l’indice est purement textuel. Il bénéficie donc d’une parfaite intégration au discours narratif et n’offre aucune aspérité à la lecture. Mais précisément, ce qui le rend ruineux pour l’économie narrative est que, risquant de passer inaperçu, il ne permet pas au dispositif herméneutique de se développer normalement aux yeux du lecteur qui va donc se trouver, in fine, devant une solution impromptue, plaquée. En somme, il exige du lecteur une perspicacité que l’on ne peut toujours lui supposer. Marqué, au contraire, l’indice se voit métatextualisé, en général par le commentaire du détective. Cette fois, on ne peut plus s’y tromper. L’enchaînement herméneutique se déroule avec toute la clarté voulue. Avec trop de clarté peut-être. Nous connaissons ces reconstructions insistantes jusqu’au délire qu’inaugure déjà Holmes. Expansions de l’indicialité et une série de petites boucles narratives et ratiocinantes, elles démantèlent la linéarité du récit en poussant trop loin l’artifice. Au total chacune des deux solutions représente un déséquilibre dans la relation entre les deux histoires — enquête et crime — comme si une concurrence habitait cette relation et menaçait de déclencher la crise du récit.
31D’un point de vue historique, la contradiction a été affrontée de diverses façons. Schématiquement on peut dire que les auteurs classiques font prédominer la marque. Leur détective se charge de la poser avec d’autant moins de discrétion qu’un comparse prête une oreille complaisante à ce qu’il indique et indexe. Il passe en outre hâtivement de la détection à la déduction : plus l’explication est tarabiscotée et plus il en tire gloire. Le polar contemporain s’est davantage rapproché d’une pratique indicielle allusive et qui en appelle à la participation du lecteur. L’image est dans le tapis ; au lecteur de la déchiffrer. Comme si, en un siècle, de Doyle à Japrisot, ce lecteur avait appris à manier le code spécifique. Nous avons, en effet, intégré à nos habitudes mentales — à notre psychologie comme à notre épistémologie — le paradigme de l’indice8. Or, pour une herméneutique active, la vraie découverte n’est pas dans le mot de la fin (toujours décevant comme on sait). Centrée sur le matériau signifiant, cette herméneutique se refuse à ruiner la qualité du secret par une indexation hâtive. L’indexable l’intéresse autant et plus que l’indexé. Car elle sait qu’« il n’y a pas de trésor caché. Le trésor ne préexiste pas à sa recherche plus ou moins éperdue. C’est notre désir d’avoir et de savoir qui fait le secret que nous scrutons. Nous sécrétons le secret. Aussi l’opacité du mystère est-elle à la mesure de notre ardeur à élucider »9.
Notes de bas de page
1 Voir, par exemple, le roman de G. SCERBANENCO intitulé Vénus privée, Paris, Plon, 10/18, 1984.
2 Comme exemples, mentionnons Les dix petits nègres d’Agatha Christie, La Nuit du Jabberwock de Frederic Brown et, pouquoi pas, Le Nom de la rose d’Umberto Eco. A noter que les mises en abyme propres à ces romans ont un caractère intertextuel : elles prennent appui sur des textes célèbres. Par ailleurs, si elles prédisent les crimes dans leurs formes particulières, elles ne vont pas jusqu’à identifier les criminels. « C’est insensé, dit un personnage des Dix petits nègres, de commettre des crimes en suivant les strophes d’une chanson pour bébés » (Livre de Poche, p. 204).
3 J. D. CARR, La Chambre ardente, Paris, La Maîtrise du Livre, 1948, p. 47-48.
4 L’ambivalence de la tasse contamine d’ailleurs sa description. Ainsi, Carr écrit qu’elle est « curieusement travaillée en bosses, mais sans grande valeur ».
5 I. LEVIN, La Couronne de cuivre, Bruxelles-Genève, Détective-Club, 1954, p. 66-67.
6 G. SIMENON, La Nuit du carrefour, Paris, Le Livre de Poche, 1971, p. 52.
7 J. SADOUL, Anthologie de la littérature policière, Paris, Ramsey, 7/1980, p. 125-155.
8 Sur cette notion de paradigme de l’indice, cf. C. GINZBURG, Signes, traces, pistes. Racines d’un paradigme de l’indice, in Le Débat, 6 novembre 1980, p. 3-44.
9 C. DAVID, Le cauchemar d’un curieux, in Nouvelle Revue de Psychanalyse, 14, automne 1976, 261-274, p. 272.
Auteur
Romaniste, professeur à l’Université de Liège
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Imaginaire et création historique
Philippe Caumières, Sophie Klimis et Laurent Van Eynde (dir.)
2006
Socialisme ou Barbarie aujourd’hui
Analyses et témoignages
Philippe Caumières, Sophie Klimis et Laurent Van Eynde (dir.)
2012
Le droit romain d’hier à aujourd’hui. Collationes et oblationes
Liber amicorum en l’honneur du professeur Gilbert Hanard
Annette Ruelle et Maxime Berlingin (dir.)
2009
Représenter à l’époque contemporaine
Pratiques littéraires, artistiques et philosophiques
Isabelle Ost, Pierre Piret et Laurent Van Eynde (dir.)
2010
Translatio in fabula
Enjeux d'une rencontre entre fictions et traductions
Sophie Klimis, Laurent Van Eynde et Isabelle Ost (dir.)
2010
Castoriadis et la question de la vérité
Philippe Caumières, Sophie Klimis et Laurent Van Eynde (dir.)
2010