Narration et interprétation : les traductions du roman picaresque espagnol
p. 75-86
Texte intégral
1Dans cette communication, j’essayerai de montrer que l’évolution d’un genre littéraire est étroitement liée à l’interprétation qu’en ont donnée ses lecteurs, et spécialement un groupe de lecteurs privilégiés : les traducteurs. Je voudrais illustrer cette thèse à l’aide d’un genre narratif qui a connu son apogée au XVIIe siècle, c’est-à-dire le roman picaresque. Il s’agit d’un nombre assez considérable de romans espagnols qui, au début du siècle, se manifestent comme constituant un véritable corpus de caractère générique. Plusieurs métatextes du temps (critiques littéraires, préfaces aux éditions et aux traductions, etc.) montrent d’ailleurs que les lecteurs contemporains étaient conscients de l’existence d’un nouveau genre. Je ne renvoie qu’à l’épisode bien connu dans le Don Quichotte de Cervantes, dans lequel le galérien Ginès de Pasamonte se vante d’avoir écrit durant son emprisonnement : « l’histoire de (sa) vie d’une telle façon que Lazarillo de Tormes et tous les autres romans de ce genre qui ont été et seront encore écrits, font pâle figure ».
2Comment ce nouveau genre se distingue-t-il des autres formes narratives du temps ? Quand on se propose de saisir les caractéristiques d’un genre narratif, il est indiqué de se poser quelques questions assez simples concernant 1. les protagonistes et les autres acteurs dans ces romans, 2. le caractère des actions auxquelles ils participent, et 3. la façon dont ces acteurs et ces actions sont présentés au lecteur le long du récit. Ces trois questions constituent pour ainsi dire une heuristique rudimentaire, ou mieux, un système de référence interprétatif qui pourrait nous livrer déjà une notion globale d’un genre, à être confirmée par des recherches socio-culturelles1.
3En ce qui concerne le roman picaresque espagnol, il n’est pas tellement difficile de répondre à la première question : le protagoniste de ce type de roman est évidemment le picaro, c’est-à-dire une figure assez solitaire, qui vit en marge de la société, étant d’origine pauvre et ayant été maltraité par son propre milieu. Le « monde » auquel il est confronté est figuré à travers un certain nombre de soi-disant « maîtres », souvent de caractère stéréotypé, qui sont autant de représentants de la société en question. Et il se développe, le long du récit, une tension entre le picaro et ce monde, qui se caractérise comme une relation trompeuse.
4Du même coup, une réponse partielle a déjà été donnée à notre deuxième question, c’est-à-dire quelles sont les actions spécifiques auxquelles les acteurs de ce type de roman participent. Car il s’agit essentiellement d’une série de situations trompeuses qui se suivent sans logique interne, sinon qu’elles sont basées sur le canevas de la fortune : « tout y est possible pour chacun à chaque moment »2. Cette structure épisodique n’est d’ailleurs pas gratuite : elle reflète une vision du monde nettement chaotique. Ajoutons que les motifs les plus importants qui organisent le récit sont en général d’ordre matériel : « manger à sa faim et boire à sa soif » comme disait Marcel Bataillon3. D’autre part, ces motifs touchent de près à l’honneur espagnol (la honra) et se rejoignent dans une thématique centrale qui est d’ailleurs typique pour la littérature espagnole d’alors, c’est-à-dire le désengaño.
5La troisième question : « comment ces acteurs et ces actions sont-ils présentés au cours du récit ? » ne soulève pas non plus de grandes difficultés. C’est le picaro lui-même qui raconte, pour ainsi dire « par derrière », l’histoire (d’une partie) de sa propre vie — « narrateur extradiégétique-homodiégétique dans la terminologie de Gérard Genette4 — histoire qui de par sa nature n’est pas encore achevée, parce que, ainsi la réponse de Ginès de Pasamonte dans l’épisode mentionné, « ma vie n’est pas encore achevée non plus ». Il s’agit donc d’une pseudo-autobiographie à fin ouverte, caractérisée d’une tension entre un je-narrateur et un je-protagoniste.
6Ces quelques traits, trop sommairement esquissés, se rencontrent dans un grand nombre de romans parus en Espagne entre 1600 et 1645, après que La vida de Guzmán de Alfarache de Mateo Alemán eût connu un succès énorme. C’était, dès son apparition en 1599 un véritable bestseller5 qui du même coup a attiré de nouveau l’attention sur La vida de Lazarillo de Tormes, écrit près d’un demi-siècle auparavant, et qui est considéré dans la critique comme le soi-disant prototype du genre picaresque. C’est sur les traductions de ces deux textes, mais surtout sur celles de La vida del Buscón llamado Don Pablos (1626) de Quevedo et de La Hija de Celestina (1612) de Salas Barbadillo — autres exemples-types du genre — que portent les observations qui suivent.
7Avant d’entamer les textes, je voudrais pourtant formuler deux remarques préliminaires : 1. Il est frappant que l’inventaire des traductions du roman picaresque espagnol6 révèle une dominance assez nette des traductions françaises, et c’est à partir de celles-ci que la plupart des traductions néerlandaises, allemandes et anglaises ont été élaborées, quoique cette « déviation » ou « intermédiation » n’apparaît pas comme telle à travers les titres des œuvres traduites, puisque celles-ci se présentent pour la plupart comme des traductions « de l’espagnol ». Je ne fais que constater ce phénomène sans m’attarder à sa cause, qui sans doute est liée à la position politique et culturelle dominante de la France au milieu du XVIIe siècle. Cet état de choses explique néanmoins que nous nous soyons concentrés sur les traductions françaises. 2. Une évolution assez nette se manifeste au cours du siècle dans les méthodes et stratégies traductionnelles en ce qui concerne le genre picaresque. Cette évolution semble entretenir, quand on y voit de plus près, un rapport direct avec l’évolution du prestige de la littérature d’origine espagnole et d’autre part de la littérature d’arrivée (réceptrice ou médiatrice), c’est-à-dire la littérature française. Résumant les résultats de notre recherche personnelle et de la littérature secondaire7, on pourrait dire que les premières traductions (avant 1620) sont plutôt de caractère adéquat. Elles suivent l’original espagnol de près et semblent avoir l’intention d’informer le lecteur français, au moyen d’un récit divertissant, sur les mœurs et les habitudes espagnoles. Ce lecteur était à ce moment-là, comme dit d’Audiguier, « curieux de voir les livres Espagnols »8. La méthode qui vise à traduire aussi littéralement que possible correspond donc nettement à l’intérêt prononcé des lecteurs français pour une culture espagnole prestigieuse, à la deuxième moitié du XVIe et au début du XVIIe siècle. Les titres à caractère commentateur sont significatifs à cet égard, par exemple : L’Histoire plaisante et facétieuse du Lazare de Tormes Espagnol. En laquelle on peut reconnaître bonne partie des mœurs, vie et condition des Espagnols (1561)9. Jean Chapelain, un critique dont l’autorité est reconnue dans la première moitié du siècle et lui-même traducteur du Guzman, fait explicitement allusion à cette valeur informative des traductions en recommandant sa traduction au public français : « Je le tiens pour utile à chacun, et pour nécessaire à plusieurs que les livres traduits en leur langue maternelle instruisent d’infinies choses de la connaissance desquelles ils seraient privés pour ignorer celle en laquelle ils sont écrits »10.
8Vers 1620-30 se manifeste une plus grande liberté dans les méthodes de traduire. Il semble qu’en France le génie propre entre en conflit avec le génie espagnol. Les traducteurs commencent alors à travailler « suivant l’usage » ou « à la française » ou « selon la raison et selon la coustume », et ce faisant, ils se fondent sur la tradition littéraire française elle-même, dont ils empruntent leurs modèles. Alors que cette liberté plus grande vis-à-vis de l’original espagnol se manifeste initialement sur le plan linguistique et stylistique (les soi-disants « embellissements »), elle adaptera bientôt le déroulement du récit aux habitudes en vigueur, c’est-à-dire aux normes et aux modèles des romans « réguliers » et des romans « comiques » français du temps. Et ce qui est important, c’est qu’il ne s’agit pas ici d’interventions subjectives, facultatives ou bien éventuellement tout à fait conscientes de la part des traducteurs individuels (quoique des facteurs individuels jouent toujours un rôle dans le procès traductionnel), mais qu’il s’agit d’options quasi-contraignantes, donc imposées par l’opinion et le goût du public et des éditeurs d’alors.
9Examinons à ce sujet de plus près les glissements les plus frappants dans les traductions françaises de La vida del Buscón de Quevedo et de La Hija de Celestina de Salas Barbadillo, traductions qui se situent nettement dans cette période des « belles infidèles »11.
10Le cas du Buscon est assez remarquable. Cela tient au fait qu’une traduction française de 1633 est parvenue à occuper une position quasi monopolisante, aussi bien en France qu’à l’étranger. Le traducteur français, Sieur de La Geneste — pseudonyme du jeune Scarron selon Andreas Stoll ! — ne souffle mot de sa méthode de travail. L’éditeur Billaine par contre, un nom bien connu dans le monde des libertins et dans celui du genre picaresque, informe le lecteur que l’œuvre de Quevedo « a été façonnée à la française d’une main qui l’a merveilleusement bien embellie ». Ces « embellissements » ne se limitent pas au niveau stylistique, mais ils affectent également la structure même du récit. De fait, le traducteur a transformé son protagoniste en un « Aventurier Buscon » (c’est le titre de la traduction française), qui atteint finalement son bonheur. La fin s’adapte ainsi au goût français. Le Pablos original décide de s’enfuir aux Indes pour voir si son sort s’améliorait en changeant de monde et de pays. Mais, écrit-il, « il n’en fut rien, bien au contraire... car l’homme qui ne change que de place, et non de vie et de mœurs, n’améliore jamais sa condition »12. C’est une fin assez pessimiste et amère, digne du stoïcien Quevedo et qui se réfère à un aphorisme d’Horace et de Sénèque. De son côté, le Buscon français de La Geneste parvient à se lier à « une jeune bourgeoise... douée d’une parfaite beauté et fille unique d’une maison extrêmement riche ». Les dernières paroles du Buscon ont reçu un tout autre ton que chez Quevedo : « Voilà, Seigneur Lecteur, l’heureuse yssue de mes avantures, de même que l’état présent de mes contentements ». Bien sûr, les vicissitudes de la fortune, tellement frappantes dans le texte original, y résonnent encore faiblement : « Je ne sçay » se demande le protagoniste, « si parmi tant d’excès de bonne fortune, il ne m’arrivera point quelque désastre... et que ma fin ne soit pareille à mon commencement ». Mais en attendant il se sent l’homme le plus heureux du monde ; ce qui lui fait prononcer les adieux suivants : « Veuille le Ciel me conserver longtemps ce bonheur dans la compagnie de mon aimable Rozele (= sa jeune épouse) ».
11Cette fin nettement « embellie » se retrouve dans la plupart des traductions néerlandaises, allemandes et anglaises du roman de Quevedo. Dans une traduction néerlandaise de 1642, le dernier chapitre est annoncé comme suit : « Buscon... wordt op een rijke koopmansdochter verliefd ; hij begeeft zich als huisdienaar naar het huis van haar vader. Dan volgen de verwonderlijke vijnzerijen, uitvindingen en arglistigheden, waarvan Buscon zich bedient om de Juffrouw ertoe te brengen hem te beminnen. En eindelijk zijn huwelijk met haar : hetwelk een aangename en zeer vermakelijke historie is ». Le traducteur a même réussi à faire mourir les parents de la femme de son protagoniste à l’avant-dernière page du roman, ce qui n’est pas désagréable au héros, le rendant héritier avec sa femme de tout le bien qui se montait à plus de cent mille écus ! Ceux qui ont lu le seul roman picaresque néerlandais qui vaille encore la peine d’une relecture, c’est-à-dire De vermakelyken Avanturier (1695) par Nicolaas Heinsius jr., reconnaîtront sans doute cette fin de roman. Heinsius s’est nettement inspiré de la traduction française (et/ou néerlandaise ?) du roman de Quevedo pour terminer son récit. De plus, il fait mourir également la femme du héros Mirandor, ce qui lui donnera l’occasion de raconter de nouvelles aventures (fin ouverte) : « Ziet hier, waarde Lezer, hetgeen ik u van mijn levens-loop heb willen berichten ; en dewijl mij het stilzitten, en mijn Vaderland nu wederom begint te walgen, en ik ook niet geloven kan, dat het onstandvastig geluk mij alleenlijk zo korten tijd mijns levens tot een voorwerp van zijn wonderbare verandering heeft willen verkiezen, twijfel ik niet, of hetzelve zal mij stof geven, om u mogelijk met een vervolg van mijn verdere levens-loop... nog t’eniger tijd te konnen vermaken »13.
12La fin de la traduction française du Buscón, reprise dans la plupart des autres traductions et dans plusieurs imitations comme celle de Heinsius, nous semble typique pour l’impact des codes esthétique et éthique sur un genre étranger, en ce cas le roman picaresque espagnol. Les critiques français contemporains soulignent maintes fois qu’une histoire doit toujours avoir une conclusion. Charles Sorel regrette dans sa Bibliothèque Française (1664), commentaire critique de la production livresque des années 1630-1660, que Le Roman comique (1651-57) de Scarron ne soit pas achevé : « On doit avoir regret que l’Autheur n’a point fait la Conclusion... » (p. 178). Et il ajoute qu’il en est de même des romans picaresques espagnols, qu’il range nettement parmi les propres « romans comiques », « fait Français par la traduction ».
13Ce même Scarron a d’ailleurs traduit assez de romans et de nouvelles espagnols de caractère picaresque, lesquels peuvent être critiqués de la même façon. Sa nouvelle Les Hypocrites par exemple, qui est une traduction-adaptation de Salas Barbadillo’s La Hija de Celestina, ne se termine pas non plus par une conclusion, mais reste tout ouverte, quoiqu’elle soit profondément modifiée à l’égard de la version originale. Scarron écrit ce qui suit : « Dom Sanche et Hélène (= les protagonistes du roman) allèrent heureusement aux Indes (cf. la fin du Buscón de Quevedo !), où il leur est arrivé des avantures qui ne peuvent tenir dans un si petit volume, et que je promets au public, sous le titre de la ”parfaite Courtisane” ou de ”Lais moderne”, pour peu qu’il témoigne avoir envie de les apprendre »14.
14En ce qui concerne le code esthétique classique qui commence à se former en France dans les années 1630-40, Scarron, romancier comique et traducteur picaresque, reste donc assez « espagnol ». Néanmoins, le goût français se manifeste nettement dans d’autres aspects de ses traductions. C’est surtout l’impact du code éthique (bienséance) qui se fait sentir. Quand Sorel regrette que trop de nouvelles et d’histoires comiques ou picaresques finissent ordinairement « par des empoisonnements et des meurtres »15, il fait allusion sans aucun doute à la fin de La Hija de Celestina de Salas Barbadillo. En effet, ce texte se termine par une fin catastrophique digne de son modèle La Celestina (1499-1502) de Fernando de Rojas, auquel le titre se réfère. Dans la traduction de Scarron, cette fin « cruelle » est neutralisée, comme nous avons vu, par une sorte de « à suivre ». C’était du reste l’usage traductionnel de Scarron qui, selon Sorel, « a adjousté beaucoup de choses agréables » aux nouvelles espagnoles, et « les à écrites d’un Stile si particulier qu’il les a fait toutes siennes » (1664, p. 161). Il est intéressant de noter que, dans une traduction néerlandaise de La Hija de Celestina, faite sur la version de Scarron (De Geschiedenis van de Schijnheiligen, 1662), l’impact du code éthique va fonctionner tout autrement. Le traducteur Lambert van Bos, étant d’opinion qu’une vie tellement criminelle comme celle d’Hélène, ne puisse se terminer par une fuite aux Indes sans que les coupables soient punis, y fait mourir Hélène par la main de son amant : « ... daer (= aux Indes) sij ten laetsten, gelijck mij van eenige berecht is, noch van haer eygen bysit vermoort is geworden, alsoo sij haer snoode hoererij (niet) laten konde ». La fin catastrophique de la version originale espagnole est pour ainsi dire reprise, quoique déplacée partiellement aux Indes : « Ondertusschen maeckte sich de Overigheydt meester van al haer goederen maer den moorder van den alreedts vermoorden Montufar, most dienen om een galge te vercieren ».
15« Ils n’ont que ce qu’ils méritent » : c’est le code éthique assez puritain de la société hollandaise au XVIIe siècle, qui se rapproche de l’idéologie des vieux chrétiens en Espagne. Seulement, les romanciers picaresques se montraient beaucoup plus « réalistes » dans leurs histoires. Salas Barbadillo, et Scarron après lui, avait décrit d’une manière détaillée, toutes sortes d’horreurs et d’atrocités (les soi-disant « basses mœurs ») dans La Hija de Celestina. Un bon exemple est l’épisode de la punition d’Hélène et de Mendez par Montufar, qui se venge d’elles en les fouettant, nues et liées à un arbre. Le traducteur néerlandais a simplement omis cet épisode. D’autre part, des avertissements didactiques sont insérés qui culminent dans une morale finale mise dans la bouche d’un personnage observateur : « Onder den mantel van godsdienst... schuylt menigmael veel boosheyt, dewelcke de aldergevaerlijckste is, omdat ze de mensch geen gelegenheyt toelaet sich daer tegen te wapenen ».
16Mais retournons aux versions françaises. L’adaptation de la structure narrative dans le sens qu’une histoire doit toujours avoir une conclusion (code esthétique) qui n’est pas désagréable (code éthique) va de pair avec le changement que subit la figure du picaro.
17Le picaro espagnol, on le sait, était un homme marginal, d’origine plutôt populaire. Ce fait constitue un élément structural important de la novela picaresca. Presque tous les romans picaresques espagnols débutent, dès lors, par une description du milieu du protagoniste. La façon parodique dont le sujet est traité touche de près la thématique de l’honneur : le fait que les parents du picaro sont de basse extraction, est souligné dès la première phrase et non sans ironie. Et dans les traductions ? Evidemment, un traducteur n’intervient pas communément dès le début. Toutefois, de petits glissements s’y révèlent déjà. Dans La vida del Buscón Pablos — un nom à la connotation discriminante de ’converso’— se présente comme le fils de Clemente Pablo et d’Aldonza de San Petro. Le métier de son père fut barbier, mais, y ajoute le Pablos espagnol : « il avait le cœur si généreux qu’il se fâchait qu’on l’appelât ainsi, disant qu’il était tondeur de joues et tailleur de barbes. On dit qu’il était de bonne souche ; ce devait être vrai selon sa capacité à boire ». La mère de Pablos, alléguant les noms de ses ancêtres — elle est présentée comme « fille de Diego de San Juan et petite fille d’Andres de San Cristobal » — se prétend du plus ancien lignage chrétien ! (motif des vieux chrétiens et des conversos). La généalogie chevaleresque est nettement renversée.
18Le traducteur français La Geneste fait de ce Pablos « le fils d’Isidor et de Roquille » et lui donne meilleure contenance que dans l’original : « J’étais, dit-il, assez complaisant à tous ceux qui m’envisageaient... la nature m’avait donné un visage et une taille que chacun trouvait passablement agréable ». Et la tournure ’assez complaisant’ se change même, dans une soi-disant traduction ’nouvelle’(1698) de Raclot en « extrêmement complaisant » ! Plus loin dans le récit, le traducteur n’omet pas, au moyen de mots et de tournures insérés, de transformer Pablos en un buscon-chercheur de bonheur (il s’agit d’un glissement subtil de l’espagnol buscón (= voleur habile) vers le français ’busquer fortune’. Le protagoniste devient un aventurier comparable à l’honnête homme de l’époque « qui a droit à l’amour, à l’amitié, à une position sociale, et aspire désormais à l’honorabilité »16.
19Et le succès ne se fait pas attendre en Europe occidentale. Le type du picaro-bourgeois atteindra son point culminant dans la figure de Gil Blas de Santillane dans le roman de Lesage. Il est significatif, par ailleurs, que dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, José Francesco de Isla veut restituer à l’Espagne les aventures de ce Gil Blas « volées (comme elles sont appelées) à l’Espagne et adaptées en France par M. Lesage » (1783). Et notamment la mère de Gil Blas passe de nouveau de ’bourgeoise’ (dans le texte français) à paysanne. Isla modifierait d’ailleurs également la fin du roman et substituerait au héros galant de Lesage un ermite solitaire.
20Au motif de la descendance est lié, comme nous l’avons déjà signalé, le motif de l’honneur. Mais sa fonction devient tout autre dans les traductions et adaptations. Alors que la ’honra’ espagnole n’aspire nullement au profit matériel, les versions francisées en Europe occidentale rattachent l’argent et la possession à l’honneur. Lesage n’avait qu’à broder sur les traductions françaises du Guzmán et du Buscón afin de permettre à son Gil Blas d’atteindre son but. Et l’on retrouve très nettement cet intérêt mercantile dans le domaine néerlandais (p.ex. dans le Vermakelyken Avanturier) et dans le domaine anglais (p.ex. dans Moll Flanders de Defoe et Roderick Random de Smollett, lui-même traducteur et imitateur de Lesage).
21Il est temps de conclure. Si nous faisons le point de quelques traductions-pilotes de la novela picaresca en France au XVIIe siècle, il apparaît que dès les années ’30 des traductions du type acceptable commencent à dominer nettement, qui se sont adaptées aux codes esthétique et éthique (culturel et idéologique) de la littérature d’arrivée. Ceci se manifeste aussi bien dans les préfaces des traducteurs respectifs où ceux-ci expliquent leurs stratégies traductionnelles, que dans les traductions elles-mêmes. Il s’agit presque toujours d’une structure narrative appropriée, se terminant par un happy ending (mariage ou conversion du protagoniste) et d’une transformation du ’héros’ en un type bourgeois de picaro-gentilhomme. Certaines de ces traductions ont contribué à fournir un modèle pour des imitations dans la langue propre aussi bien en France qu’ailleurs et ont ainsi influencé en grande mesure la littérature nationale. Ceci est particulièrement vrai pour la traduction du Buscon de Quevedo par La Geneste et les traductions fondées sur elle. Elles ont mené dans les différents domaines linguistiques à une vogue de romans d’aventures à caractère mixte : c’est-à-dire picaresque et galant17.
22Traduire c’est interpréter. Le cas des traductions du roman picaresque espagnol nous livre un bon exemple de l’influence qu’ont eue ces interprétations pour l’évolution du genre au cours du XVIIe siècle. Il ne s’agit pas d’objecter que ces interprétations ne sont pas de véritables traductions, mais plutôt de s’intéresser aux faits littéraires, c’est-à-dire que les romans en question ont été traduits de telle manière et que ces traductions-interprétations à leur tour ont pu influencer la littérature nationale. Je voudrais me rallier à l’avis de Cécile Cavillac où elle écrit par rapport à la traduction du Buscon : « C’est dans la mesure où la traduction de La Geneste s’écarte du texte de Quevedo... qu’elle nous semble infiniment précieuse. S’il est vrai qu’une collectivité ne se révèle jamais plus complètement qu’à travers les fables qu’elle se forge, on ne saurait trop prendre en considération le coup de force du traducteur qui accomplit, par un consensus tacite avec la communauté des lecteurs, ce que l’on peut appeler un détournement de fiction »18. En effet, le traducteur occupe une position ’centrale’ dans le système littéraire. C’est un lecteur privilégié qui se présente — consciemment ou pas — comme porte-parole d’une majorité silencieuse de lecteurs. Dans son interprétation de l’original se reflètent souvent leurs opinions sur la manière de raconter des histoires, de créer des mondes imaginaires. Narration et interprétation : elles s’impliquent tout comme l’écriture et la lecture. Et c’est précisément l’interaction de ces deux activités qui constitue l’histoire toujours dynamique d’un genre littéraire, d’une littérature nationale. L’évolution, à première vue particulière, du genre picaresque, pourrait être, tout compte fait, une évolution exemplaire.
Notes de bas de page
1 H. VAN GORP, Inleiding tot de picareske verhaalkunst, Groningen, 1978, p. 46-48.
2 St. MILLER, The Picaresque Novel, Cleveland, 1967, p. 37.
3 M. BATAILLON, La Picaresca : A propos de la Picara Justina, dans : Wort und Text, Festschrift für Fritz Schalk, Frankfurt am Main, 1963, p. 235.
4 G. GENETTE, Figures III, Paris, 1972, p. 255.
5 C. GUILLÉN, Literature as System, Princeton, 1971, p. 143.
6 J. L. LAURENTI, Bibliografia de la literatura picaresca, Metuchen, N. J., 1973.
7 Voir entre autres M. LAMBERT, Filiations des éditions françaises du Lazarillo de Tormès (1560-1820) dans : Revue des Sciences humaines, 120,1965, p. 587-603 ; et R. GREIFELT, Die Uebersetzungen des spanischen Schelmenromans in Frankreich im 17. Jahrhundert dans : Romanische Forschungen, 50, 1936, p. 51-84.
8 Cf. A. STOLL, Scarron als Uebersetzer Quevedos. Studien zur Rezeption des pikaresken Romans « El Buscon » in Frankreich, Frankfurt am Main, 1970, p. 12. Voir aussi P. CHASLES qui, dans ses Etudes sur l’Espagne (Paris, 1847, p. 108), ose parler d’une « France espagnole » au début du XVIIe siècle.
9 La traduction néerlandaise de 1579 suivra de près l’exemple français : De geneuglijke en kluchtige historie van Lazarus van Tormes uit Spanje ; in dewelke gij eensdeels moogt zien en leren kennen de manieren, condiciën, zeden en schalkheid der Spanjaarden.
10 J. CHAPELAIN, Opuscules critiques, p. 49 ; citation d’après A. STOLL, op. cit., p. 27.
11 Pour ce qui concerne l’évolution des traductions du Lazarillo de Tormes et du Guzman de Alfarache de Mateo Alemán, voir mon « Traductions et évolution d’un genre littéraire. Le roman picaresque en Europe aux XVIIe et XVIIIe siècles » dans : Poetics Today, 2, 1981, p. 209-219, et en ce qui concerne le Guzman, la thèse remarquable de Cécile Cavillac, L’Espagne dans la trilogie « picareque » de Lesage, Université de Bordeaux, 1984 (1120 p.).
12 Nous citons d’après la traduction de J.-F. Reille dans l’édition de la Pléiade : Romans picaresques espagnols (1968).
13 Cité d’après l’édition récente : De vermakelijke avonturier, Elsevier/Manteau, 1981, p. 262.
14 Œuvres de Scarron. Nouvelle édition, Tome III, Paris, chez J.-F. Bastien, 1786, p. 328 (281-328).
15 De la Connaissance des bons Livres, Amsterdam, 1672, p. 187.
16 Cf. C. CAVILLAC, El picaro amante de José Camerino et L’Aventurier Buscon de La Geneste : étude d’un cas de médiation littéraire dans Revue de Littérature Comparée, 1973, p. 406 (399-411).
17 En Allemagne, la traduction du Buscon français a introduit une forme de ’Avonturier-roman’. Voir a ce sujet D. REICHARDT, Von Quevedos ’Buscon’ zum deutschen ’Avonturier’, Bonn 1970. La traduction-adaptation du Guzmán par Aegidius Albertinus d’autre part a mené à une tradition narrative dans laquelle des éléments picaresques et didactiques (Bildungsroman) sont étroitement liés.
18 C. CAVILLAC, op. cit., p. 410.
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