Introduction à l’étude du point de vue chez Elio Vittorini
p. 35-48
Texte intégral
1A l’aube du Quattrocento, le monde occidental a inventé les règles de la perspective, « cet art », dit Robert, « de représenter les objets sur une surface plane, de telle sorte que leur représentation coïncide avec la perception visuelle qu’on peut en avoir, compte tenu de leur position dans l’espace par rapport à l’œil de l’observateur ». Image du point à l’infini, le point de fuite principal est aussi défini géométriquement comme la marque de la position de l’œil du peintre dont il peut alors prendre le nom : le point de vue. Etonnante synonymie qui rappelle, si besoin en est, l’indéfectible union entre le tableau et le spectateur...
2Et tandis que l’histoire de la peinture s’employait à répertorier les aventures de cette donnée technique – de son élaboration humaniste jusqu’à sa dissolution moderne1 —, la littérature, à son tour, a pris peu à peu conscience d’un phénomène analogue : la perspective narrative qui donne sens et réalité aux divers éléments du texte. Comme le rappelle avec à-propos B. Morrissette : « chaque style romanesque se caractérise par un ensemble de procédés qui permettent au romancier de se placer par rapport à son œuvre, et, à l’intérieur de celle-ci, de placer ses personnages les uns par rapport aux autres »2.
3La notion de point de vue dans le roman a suscité, selon les critiques, un engouement différent. Elle doit manifestement son heure de gloire aux préfaces d’H. James qui vers 1890 l’érige en exigence de modernité3 : reprise et codifiée, quelques années plus tard, par P. Lubbock, aux Etats-Unis (The Craft of Fiction), elle rencontre bientôt un succès tel, dans le monde anglo-saxon, qu’elle devient une des bases de l’enseignement scolaire et universitaire. Quoique sous une autre terminologie, on la retrouve avec ses multiples implications chez les théoriciens allemands soucieux d’établir la poétique du roman et ce, dès 18644. En France, par contre, il a fallu attendre la phénoménologie existentialiste et, dans cet orbe, le livre de J. Pouillon, Temps et Roman (1946) pour qu’elle trouve une certaine audience. « Un tel manque d’intérêt », affirme F. Van Rossum-Guyon, « s’explique sans doute par une tradition universitaire qui, contrairement à la tradition allemande, ignorait [...] toute ˮscience de la littérature” comprise comme science des propriétés du discours littéraire »5. Aussi sera-ce finalement l’essor de la linguistique et le regard nouveau que celle-ci porte sur l’analyse du récit qui permettront une reformulation de ce principe littéraire6.
4Mon propos n’est toutefois pas de retracer par le menu l’historique de la notion de point de vue7, mais plutôt d’éprouver (dans toute la polysémie du verbe), la grille de lecture proposée par G. Genette dans Figures III8, en l’appliquant à l’étude des romans d’E. Vittorini9.
5Genette calque sa théorie sur le modèle linguistique des catégories verbales, et présente ainsi une typologie des figures du récit classées selon le temps, le mode, et la voix. Laissant délibérément de côté les problèmes d’ordre temporel, ce travail privilégiera ceux qui tiennent aux modalités de la représentation narrative : c’est là, en effet, que le critique, prenant dans son extension métaphorique la définition du mode selon Littré (« le mode est ce nom donné aux différentes formes du verbe pour affirmer plus ou moins la chose dont il s’agit et pour exprimer les différents points de vue auxquels on considère l’existence d’une action »), traite du point de vue. Le paradigme de Genette peut ainsi amener, dans un premier temps du moins, à une étude fort cloisonnée10 des différents aspects du récit : « Une situation narrative », affirme-t-il, « est un ensemble complexe dans lequel l’analyse [...] ne peut distinguer qu’en déchirant un tissu de relations étroites entre l’acte narratif, ses protagonistes, ses déterminations spatio-temporelles, son rapport aux autres situations narratives impliquées dans le même récit »11. Et la distinction la plus célèbre qu’apporte Figures III est, sans conteste, celle opérée entre ces deux catégories généralement confondues que sont la « perspective » et « l’instance narrative » ; en d’autres termes, le personnage dont le point de vue oriente la narration n’est pas forcément le narrateur ; ainsi, la question : « qui voit ? » pose-t-elle des problèmes de mode, tandis que celle : « qui parle ? », des problèmes de voix12. Mais, au-delà de ce repérage, c’est bien plutôt la corrélation particulière existant entre le mode et la voix qui paraît véritablement intéressante, comme tend à le prouver l’exemple d’Erica e i suoi fratelli (Erica et ses frères).
6Cet écrit vittorinien des années 36-37 relate l’histoire douloureuse d’une adolescente, issue du petit prolétariat urbain ; abandonnée par ses parents, celle-ci se retrouve de façon impromptue chef de famille. Bien qu’elle soit le personnage principal, Erica ne s’exprime pas directement : tout est rapporté à la troisième personne par un narrateur qui ne s’implique pas. De signifier ce dernier dans son « absence »13 peut certes permettre d’en mieux mesurer l’emprise... D’entrée de jeu, le roman frappe, par une nette restriction du champ de vision : le regard de la fillette semble, en effet, venir tout orchestrer dans un mélange subtil d’émouvante naïveté (puisque la signification de l’histoire d’adultes où elle est plongée, lui échappe) et de cette créativité animiste propre à l’enfance ; les plus simples réalités quotidiennes s’en trouvent, par là même, recréées : le charbon et sa flamme vive se voient, par exemple, investis du rôle de confidents d’infortune,
« Tu mi cuocerai tutta la minestra o non te ne andrai più di qui » (I, p. 521)14.
« Tu vas me cuire toute la soupe ou tu ne t’en iras plus jamais d’ici » (p. 43)15.
7la maison devient une enfant,
la più piccola di loro ragazzi, da lavare, da ravviare e non lasciare troppo sola [...] si senti la casa in grembo (I, p. 599).
la plus petite d’eux trois, une enfant à laver, à mettre en ordre et à ne pas laisser trop seule [...] elle eut le sentiment d’avoir sa maison dans son sein (p. 4).
8quant au bonheur, pourquoi ne serait-il pas un simple grain de raisin où, par la grâce du rêve, on peut se lover dans une « mélodieuse certitude de compagnie »...
Specie sognava uva, un’uva di un dolce colore, giallo appannato dal freddo, e non uva da mangiare ma da abitare. Si trattava di boschi biondi con uccelli invisibili che cantavano, e con globi di polpa dove si entrava e si diventava felici (I, p. 495).
Souvent, elle rêvait de raisin, un raisin d’une douce couleur, jaune embué par le froid, et ce n’était pas un raisin à manger, c’était un raisin à habiter. Il s’agissait en somme de blondes forêts où chantaient d’invisibles oiseaux et où il y avait des globes de pulpe, et, pénétrant dans ceux-ci, l’on devenait heureux (p. 9).
9Si le point de vue du personnage domine manifestement la représentation, il ressort toutefois à la lecture de ces exemples, que tant la qualité des images que le soutenu du registre de parole signent, sans conteste, l’intrusion, dans la trame du récit, d’une subjectivité « autre » : celle du narrateur16. C’est d’ailleurs bien souvent dans le sillage d’une métaphore que vient se glisser une petite phrase, qui, sous ses allures d’observation générale, implique un jugement ne pouvant, de toute évidence, relever du « savoir » d’Erica ; ainsi dans ce passage consacré à la maison-enfant :
[...] in tutto quello che ora faceva per la casa la spinta le venne dal grembo. Ma era una bambina ; e aveva il grembo acerbo, capriccioso (I, p. 519)17.
[...] dans tout ce qu’elle faisait maintenant pour la maison l’impulsion lui venait de son sein. Mais c’était une enfant ; et son sein était encore un fruit vert et capricieux (p. 41).
10Il apparaît donc que, dans ce roman fortement marqué par le point de vue d’Erica (cf. le titre), et qui, de plus, a l’air de « se raconter lui-même », la distinction de la focalisation et de la narration permet de mieux mesurer le « travail » presque clandestin du narrateur, ou d’apprécier la qualité du jeu de celui qui, sous le manteau, corrige, prédit, affectivise les données de l’histoire. La mise en relation du mode et de la voix, pour peu aisée qu’elle s’avère souvent18, n’en reste donc pas moins essentielle dans l’analyse d’une situation narrative19. C’est, en tout cas, ce dont témoigne l’écriture vittorinienne par la tension particulière qu’elle fait régner entre ces deux catégories.
11Pour traiter les problèmes du mode, Genette présente une typologie à trois termes reposant sur ce qu’il appelle la focalisation : c’est-à-dire « la régulation de l’information selon qu’il y a ou non le choix d’une restriction de champ ». Le premier terme, le récit « non-focalisé » ou à « focalisation zéro », correspond à ce que Pouillon nomme la « vision par-derrière » et la critique anglo-saxonne, « le récit à narrateur omniscient » (c’est un récit où le narrateur « en dit plus que n’en sait aucun des personnages »). Si, par contre, « le narrateur ne dit que ce que sait tel personnage », nous avons affaire à ce que Lubbock, à la suite de James, appelait le récit « à point de vue ». C’est la « vision avec » de Pouillon, ce qui correspond chez Genette au récit à « focalisation interne » ; celle-ci peut être fixe, variable ou multiple suivant le degré de mobilité du point de vue à l’intérieur du récit. Le troisième terme, enfin : le récit à « focalisation externe », là où le narrateur « en dit moins que n’en sait le personnage » ; c’est le récit « objectif » ou « behaviouriste », celui que Pouillon désignait comme « vision du dehors ».
12Comment cette grille de lecture peut-elle rendre compte de l’évolution de la technique du mode dans l’écriture vittorienne ?
13S’inscrivant dans la tradition littéraire de l’époque, les premiers romans de l’écrivain sont généralement non-focalisés ou, plutôt, à focalisation variable20 : dans le recueil Piccola borghesia (Les petits bourgeois)21, sept des huit nouvelles22 sont racontées à la troisième personne par un narrateur absent, qui, tout en insérant plusieurs descriptions faites en position d’omniscience23, adopte tour à tour le point de vue des différents personnages. Si la démultiplication parfois excessive de ces derniers dans Quindici minuti di ritardo (Quinze minutes de retard), par exemple, finit par lasser le lecteur24, le choix habile de plusieures visions « enchâsées » que présente La Signora della stazione (La Dame de la gare), ne peut, lui, qu’agréablement surprendre.
14Comme son titre le laissait supposer, cette nouvelle développe, tout d’abord, de façon privilégiée, le point de vue d’une jeune femme, Norma, une triestine, qui vient d’épouser un chef de gare sicilien. Enfermée dans ce mariage qui a bien vite perdu ses airs de fin en soi, elle ne fait rien d’autre que de se promener, chanter, jouer du piano, bref, s’ennuyer avec élégance. Le rêve éveillé semble sa seule véritable activité... Quand la banale réalité bourgeoise pèse, étouffe, interdit, l’imaginaire est parfois la seule dérive qui parle de jouissance et vienne investir une simple escapade dans le vallon tout proche d’un troublant parfum d’interdit.
15Le monologue de Norma (entrecoupé de conversations — directement rapportées — avec Lauretta, sa jeune servante) livre sans distance toute une philosophie reposant sur ce principe, avoué d’entrée de jeu : « la felicità è una terra » (le bonheur est une terre). Elle-même nommée par le biais d’un lieu qui est aussi son malheur (la Dame de la gare), l’héroïne s’efforce, en effet, de donner à ses fantasmes une représentation spatiale où l’intransitivité fondamentale du désir s’inscrit à première vue hors du champ relationnel (seule une île tropicale, imagine-t-elle, pourrait lui rendre sa joie de vivre).
16Et si, curieusement, elle en arrive à compter Lauretta parmi ses rêves de félicité, c’est bien parce que tout ce qu’elle découvre de la jeune fille, lui paraît merveilleusement illustrer sa propre équation du bonheur. Comme pétrie d’espace, Lauretta devient aux yeux émerveillés de sa maîtresse (« con le sue estasi di perplessità », dans sa « perplexité extasiée », dit le texte), un simple élément de paysage :
era un piccolo nido, una pianta ? Capelli verdi di abitante del ruscello... Testina piena d’api e farfalle, inghirlandata di fiori bianchi, un cespo primaverile... Alveare ? (I, p. 106).
elle était un petit nid, une plante ? Des cheveux verts d’habitante du ruisseau. Une petite tête pleine d’abeilles et de papillons, avec une guirlande de fleurs blanches, un bourgeon de printemps... Une ruche ?
17Quant à la « maniera reale di star vene » (la façon royale d’être bien) qu’incarne la petite servante, elle suscite aussitôt chez Norma, en ondes de résonance, l’envie de mouvements de fuite dans la nature :
[...] uscire pei campi e correre, andare per lo stradale pieno di polvere, sotto il sole, verse il monte brullo a cercar capperi o chiocciole (I, p. 104).
[...] partire a vedere la montagna (I, p. 105).
[...] sortir par les champs et courir, s’en aller par la route pleine de poussière, sous le soleil, vers le mont chauve, chercher des câpres ou des escargots.
[...] partir voir la montagne.
18Ce qui frappe dans ces différentes « visions » de bonheur, c’est qu’elles s’expriment toutes par des métaphores spatiales déployant la conviction profonde de l’héroïne25 : belle cohérence d’un point de vue qui unifie de façon étonnante la représentation26.
19Deux autres focalisations27, plus brèves, se succéderont dans la nouvelle : sur Lauretta et sur Marianna, une paysanne du village. Ces trois points de vue s’enchaînent les uns aux autres, selon une certaine direction : Marianna regarde Norma qui regarde Lauretta ; la quête de la « felicita » passe donc par une mise en perspective de plusieurs regards de femmes. Celui que Marianna porte sur Norma donne à la situation sa juste mesure sociale : que la paysanne admire la bourgeoise et ne puisse que la croire heureuse, cela rentre dans un ordre de choses communément admises ; mais cela souligne d’autant mieux le saphisme et l’extravagance — ne somme-nous pas dans la « petite » bourgeoisie ? — du choix du Norma qui s’est pris, elle, comme modèle de bonheur, sa petite servante pauvre, malpropre et, de surcroît, enfant matyre !
20On le voit, cette ingénieuse présentation par des personnages qui se regardent mutuellement, dessine plusieurs champs de questions et, en creux, en appelle à l’interprétation... Cette dernière se trouve, le plus souvent, suggérée au lecteur, par le fait même de la focalisation interne : que fait le personnage qui, à partir de signes perçus, recontruit les pensées et même la vision des autres, sinon « interpréter » ?
21Vittorini n’a donc jamais véritablement eu recours à la « classique » focalisation zéro « plaçant son foyer en un point si indéterminé [...] qu’il ne peut coïncider avec aucun personnage »28, et où l’interprétation est, en quelque sorte, prédonnée ; dans Piccola Borghesia, celle-ci s’élabore petit à petit et, si elle cherche à percer le mystère de l’autre, il faut bien avouer que c’est généralement en vain.
22Cette première manière d’écrire va toutefois bien vite comme s’épurer dans le choix délibéré de la focalisation interne stricte.
23Le passage s’opère lors de la rédaction de La mia guerra qui prend, par ailleurs, la forme d’un récit autodiégétique29. Bien qu’en tête du recueil, la nouvelle, selon les dires de l’auteur lui-même30, fut la dernière à être composée ; qui plus est, à l’encontre des autres, elle s’arrogea les faveurs de la critique italienne... Il est évidemment tentant d’établir un certain lien de causalité entre l’innovation technique (qui caractérisera, en outre, tous les grands romans de la maturité) et le succès remporté par ce petit texte.
24En focalisation interne, la règle du jeu est d’adopter un point de vue privilégié : un personnage — qui peut être, ou non, le narrateur — est perçu de l’intérieur et, tel un « goulot d’information », il ne laisse percevoir que ce qu’autorise sa situation, sa perception du monde, son intelligence des autres et de lui-même. Ainsi, La mia guerra, où le narrateur, bien des années plus tard, raconte ses souvenirs d’enfance et de guerre en retrouvant, tant que faire se peut, ses yeux de petit garçon, semble un exemple rêvé : le héros-narrateur, vedette même, se réduit le plus possible à sa position focale. De là découlent, en outre, la drôlerie voire le fantastique de plusieurs scènes, comme celles-ci où il est question du bruit du canon :
La notte non dormii ; ascoltavo Sabotino e Podgora aprirsi e richiudersi sulla mia testa ; [...] sono orchi che fendono la montagna, pensavo, si affaciano e sbattono di nuovo le imposte ; chiamai Boris, Emilietta [...] parlammo, abbracciati, di questa rissa di draghi ch’era scoppiata intorno a noi (I, p. 14).
Che cos’è una cannonata ? » mi chiedevo. E mi pareva dovesse balzarne fuori un cavallo, dopo lo scoppio, un cavallo nero e senza testa come quello dell’altra mia infanzia di Siracusa, che sortiva dai rintocchi di mezzanotte e galoppava, galoppava, sul selciato della città con uno spettro altissimo in groppa (I, p. 16).
La nuit, je ne dormis pas ; j’écoutais Sabotino et Podgora s’ouvrir et se refermer sur ma tête [...] ce sont des ogres qui passent à travers la montagne, pensais-je, ils arrivent et frappent de nouveau aux volets ; j’appelai Boris et Emilietta [...] nous parlâmes, enlacés, de ce combat de dragons qui avait éclaté au-dessus de nous.
« Qu’est-ce qu’un coup de canon ? », me demandais-je. Et je croyais qu’il devait en sortir, après le coup, un cheval bondissant, un cheval noir et sans tête comme celui de mon autre enfance à Syracuse, qui faisait irruption aux douze coups de minuit et galopait, galopait sur les pavés de la ville... Un immense spectre le montait.
25Dans une admirable préfiguration de romans comme Conversazione in Sicilia (Conversation en Sicile) ou Il Sempione strizza l’occhio al Frejus (le Simplon cligne de l’œil au Fréjus), La mia guerra doit sa réussite à cette corrélation particulière du mode et de la voix qui signe, précisément, l’art vittorinien.
26Pour cet écrivain reconnu comme un des maîtres du néo-réalisme italien, la valeur testimionale d’un récit à la première personne prendra de fait, au fil des ans, une telle importance, qu’elle deviendra le critère obsédant à la lumière duquel sa production antérieure trouvera grâce ou mépris. Ainsi, en 1947, il n’hésitera pas à dénoncer, au nom de sa présente conception de la littérature, l’imposture du « je » narrateur dans un roman de jeunesse, Il Garofano Rosso (L’œillet rouge) : « Avevo ancora il gusto di imbrogliare le carte e darla a bere. Cosi, sotto senso di finzione artistica, cercavo di imporre un me stesso che non corrispondeva a me stesso e una mia storia che non corrispondeva alla mia storia » (Prefazione alla I edizione del « Garofano Rosso », I, p. 446). (« J’avais encore le goût de brouiller les cartes et d’en faire accroire. C’est ainsi que sous prétexte de fiction artistique, je cherchais à imposer un moi qui ne correspondait pas à moi-même et une mienne histoire qui ne correspondait pas à mon histoire »31). Ce culte du « libro-documento », tout entier guidé par « una ricerca di verosimiglianza » (une recherche du vraisemblable), trouve naturellement son expression la plus adéquate dans l’autobiographie : « In Italia si ha bisogno di autobiografia. Né il saggio storico né la letteratura creativa possono adempiere al compito di registrare i mutamenti cellulari della storia in seno alla vita privata. Resta l’autobiografia esplicita a poterlo svolgere »32. (« En Italie, l’on a besoin d’autobiographie. Ni l’essai historique ni la littérature créatrice ne peuvent remplir la tâche d’enregistrer les mutations cellulaires de l’histoire au sein de la vie privée. Reste l’autobiographie explicite, pour pouvoir exécuter cela »33). Publiée dans la revue I Gettoni, en juin 1952, cette affirmation péremptoire témoigne, entre autres, de la valeur impérieuse qu’a acquise, au fil des ans, dans l’écriture vittorinienne, la catégorie de la voix. Et, en toute logique, une telle attitude narrative ne pouvait que trouver sa pleine réalisation dans la focalisation interne : il fallait que le récit se focalise exclusivement sur ce narrateur historien ou témoin rétrospectif...
27Comme le laissent entendre ses nombreuses préfaces, postfaces ou notes d’auteur, le choix d’un point de vue s’est certes toujours avéré, pour Vittorini, un problème crucial. Reprenant, par exemple, vingt ans plus tard, le récit inachevé d’Erica, il va jusqu’à affirmer : « [...] pur avendo ancora in testa le radici dei motivi toccati in Erica, non mi [era] più possibile riprenderne e concluderne la storia. Il modo cui mi sono abituato a raccontare da Conversazione in poi non è esattamente lo stesso in cui questa storia è raccontata. Oggi io sono abituato a riferire sui sentimenti e i pensieri dei personnaggi solo attraverso le loro manifestazioni esterne... Non mi riesce più naturale di scrivere che il tal personaggio — senti — la tal cosa o che — pensò — la tal cosa » (Ipp. 566-7) (« [...] bien qu’ayant encore dans ma tête les racines des thèmes effleurés dans Erica, il ne m’était plus possible de reprendre et de terminer cette histoire. La façon de raconter une histoire, à laquelle je me suis habitué depuis Conversation, n’est pas exactement la même que celle adoptée pour raconter cette histoire-ci. Aujourd’hui, je suis habitué à ne rapporter les sentiments et les pensées de mes personnages qu’à travers leurs manifestations extérieures... Il ne m’est plus naturel d’écrire que tel personnage ”sentit” telle chose ou qu’il ”pensa” telle chose »34).
28Il faudrait toutefois se garder de trop vite voir dans cette déclaration le passage à la focalisation externe. L’exemple qui, selon l’auteur lui-même, illustre cette nouvelle façon de faire, Conversation en Sicile, ne présente jamais, en effet, un foyer « situé en un point de l’univers diégétique choisi par le narrateur, hors de tout personnage, excluant par là toute possibilité d’information sur les pensées de quiconque »35. Le foyer de Conversation reste bien le « Je » narrateur, Silvestro, qui, fidèle en cela aux lois de la focalisation interne, n’est jamais décrit et s’attache à « rapporter les sentiments et les pensées (des autres) personnages à travers leurs manifestations extérieures » ; ainsi, dans ce passage où le héros, après une longue absence, retrouve sa mère en Sicile, le lecteur a-t-il droit aux nombreuses pensées intimes de Silvestro (qui vont même jusqu’à l’injure amusée au récit des « aventures » de Concezione : « Benedetta vacca ! », I, p. 633), mais il doit se contenter de simples notations descriptives pour deviner la personnalité de l’interlocutrice :
I suoi occhi si accesero, la sua bocca si chiuse, dura, e tutta lei fu dura, più alta, agitata nel suo vecchio miele (I, p. 628).
Si fermò, come se non avesse più nulla da dire (I, p. 631).
Ses yeux devinrent brillants, sa bouche se ferma, dure, et toute entière, elle fut dure, plus grande, troublée dans son vieux miel.
Elle s’arrêta comme si elle n’avait plus rien à dire.
29Et, chose peu banale, dans ce roman (comme dans le Simplon), le parti de focalisation est constant : le récit s’élabore véritablement à partir de la vision de Silvestro, depuis ses « astratti furori » (abstraites fureurs) jusqu’à cette conscience plus claire du monde et de lui-même que finit par lui rendre sa « conversation » en Sicile. Le choix systématique d’un point de vue a comme effet de laisser les autres dans une certaine ombre, dans un mystère qui, en retour, donnent à l’œuvre ce caractère indécidable qui ne cesse d’interroger le lecteur.
30Ici s’exprime la valeur d’interprétation que détient, aux yeux d’un écrivain, le choix de son point de vue36. Quand Vittorini s’insurge contre l’écriture traditionnelle — ou pour le dire vite, contre la focalisation zéro — c’est qu’il récuse en celle-ci la pertinence qu’elle peut encore offrir dans la perception des êtres et des choses. « Ottimo per raccogliere i dati” espliciti” di una realtà, e per collegarli” esplicitamente” tra loro, per mostrarli” esplicitamente” nei conflitti loro, risulta oggi inadeguato per un tipo di rappresentazione nel quale si voglia esprimere un sentimento complessivo o un’idea complessiva, un’idea riassuntiva di speranze o insofferenze degli uomini in genere, tanto più se segrete » (I, p. 431). (Excellent pour recueillir les données « explicites » d’une certaine réalité et pour les relier « explicitement » entre elles, pour les montrer « explicitement » dans leurs conflits, ce langage apparaît aujourd’hui inadapté à un genre de représentation où l’on veut exprimer un sentiment général ou une idée générale, une idée qui résume les espoirs ou les souffrances des hommes en général, surtout s’ils sont secrets37).
31Il n’est finalement pas étonnant qu’à cette vision omnisciente et mécaniciste croyant à la clarté et à la transparence des êtres, la modernité ait préféré l’éclairage plus restreint de la focalisation interne. Comme si la déconstruction du cogito et la présence reconnue de l’inconscient dans la création qui ont marqué, avec la publication de la Traumdeutung, le tournant du siècle, avaient appelé une écoute, un regard différents... nouveaux garants d’un savoir condamné à se chercher aux aspérités et aux symptômes de l’autre.
Notes de bas de page
1 Comme le résume clairement J. Aumont : « l’histoire de la peinture du XVe au XXe siècle est celle de la régulation, puis de la mobilisation du point de vue : de son institution à son excentrement dans le baroque, à sa dilution chez les paysagistes du XIXe et dans l’impressionisme, à sa multiplication et sa perte dans le cubisme analytique » (Le point de vue, Communications, no 38, 1983, p. 5).
2 B. MORRISSETTE, De Stendhal à Robbe-Grillet : modalités du Point de Vue, C.A.I.E.F., no 14, 1962, p. 143.
3 H. JAMES, The Art of the Novel, Critical Prefaces of Henry James, R. P. Blackmur, New York, 1934.
4 Citons, pour mémoire, F. SPIELHAGEN, Beitrage zur Theorie und Technik des Romans, Leipzig, 1883 et K. FRIEDEMANN, Die Rolle des Erzählers in der Epik, Leipzig, 1910.
5 F. VAN ROSSUM-GUYON, Point de vue ou perspective narrative : Théories et concepts critiques, Poétique, no 4, 1970, p. 490.
6 Cf., entre autres, les travaux de R. Barthes, de T. Todorov et de G. Genette.
7 Sur cet aspect du problème, voir les articles de F. VAN ROSSUM-GUYON (art. cité) et de B. MORRISSETTE (art. cité).
8 Ou plus particulièrement dans la section Discours du récit de Figures III (Paris, Seuil, 1972), à laquelle Nouveau discours du récit (Paris, Seuil, 1983) apporte de judicieux prolongements.
9 Elio Vittorini (Syracuse, 1908 - Milan, 1966) est une des figures de proue du néo-réalisme. Si Conversazione in Sicilia l’a consacré romancier lyrique dès 1938, son inlassable désir de renouvellement de la culture (« organizzatore e provocatore di cultura ») l’a aussi porté à traduire les écrivains américains, ou à créer diverses revues et collections qui ont fortement marqué la vie publique italienne. Les plus célèbres sont : Il Politecnico (1945-47), I Gettoni (1951-57), Il Menabò (qu’il dirigea avec I. Calvino de 1959 jusqu’à la fin), Il Nuovo Politecnico (lancé en 1965 et dont le dernier titre retenu par Vittorini n’est autre que Elementi di Semiologia de R. Barthes). De son œuvre narrative, retenons : Piccola borghesia (1931), Il Garofano rosso (1933), Erica e i suoi fratelli (rédigé en 1936, publié en 1954), Conversazione in Sicilia (1938), Uomini e no (1945), Il Sempione strizza l’occhio al Frejus (1947), Le Donne di Messina (1949), Le Città del mondo (1952, † 1969).
10 C’est un des reproches majeurs qu’a suscités Figures III (Shlomith Rimmon, Mieke Bal) et dont Genette a tenté de s’amender dans Nouveau discours du récit (voir p. 93).
11 Figures III, p. 227.
12 Pour la catégorie de la voix, Genette part de la définition de Vendryès (« aspect de l’action verbale considérée dans ses rapports avec le sujet ») à laquelle il accorde, de nouveau, une valeur métaphorique : « ce sujet n’étant pas ici seulement celui qui accomplit ou subit l’action, mais aussi celui (le même ou un autre) qui la rapporte, et éventuellement tous ceux qui participent, fût-ce passivement, a cette activité narrative » (ibid., p. 226).
13 L’absence du narrateur ne signifie toutefois pas que le récit soit sans narrateur ; réfutant ce « mythe du récit sans narrateur », Genette se plaît à réaffirmer, dans Nouveau discours du récit, que sa théorie repose sur « l’assomption de cette instance énonciatrice qu’est la narration, avec son narrateur et son narrataire, fictifs ou non, représentés ou non, silencieux ou bavards, mais toujours présents dans ce qui est bien [...] un acte de communication » (p. 68).
14 Pour les romans de Vittorini, la pagination renvoie aux deux tomes de Le opere complete, Mondadori, 1974.
15 Erica, Paris, Gallimard, 1961.
16 Il resterait à se demander si, comme mon analyse du texte vittorinien tend à le suggérer, toutes les comparaisons introduisent nécessairement le « discours » dans le « récit » (pour reprendre l’opposition chère à E. Benveniste). Délicate question qui a fait couler beaucoup d’encre... (cf. à ce propos les réflexions de C. GOTHOT-MERSCH, dans son article Sur le narrateur chez Flaubert, in Flaubert, Actes du Colloque de Madison, Nineteenth-Century French Studies, Spring 1984, p. 344 et suiv.).
17 C’est moi qui souligne ; il en sera de même dans les autres citations.
18 G. GENETTE, Nouveau discours du récit, p. 44.
19 Comment comprendre, dès lors, cette conclusion (désabusée ?) de Genette selon laquelle « l’importance du choix vocalique pourrait bien ne tenir à aucun avantage ou inconvénient d’ordre modal [...] mais simplement au fait brut de sa présence : l’écrivain [...] a un jour envie d’écrire tel récit à la troisième, pour rien, comme ça, pour changer » (ibid., p. 77). Chez Vittorini, par exemple, ce n’est qu’avec le choix vocalique de la première personne (l’assomption du « je ») que pourra « sévir » la focalisation interne (presque) stricte. Peut-être cette conséquence modale relève-t-elle d’un itinéraire propre à l’écrivain (« c’est comme ça »)... Il me semble toutefois intéressant sinon révélateur de continuer à interroger conjointement ces deux catégories...
20 Dans son Nouveau discours du récit, Genette tend, de fait, à admettre l’équation : focalisation zéro = focalisation variable (p. 49) ; il dépasse par là l’arbitraire de ses premières catégories qui ne devaient d’ailleurs leur distinction qu’à la fâcheuse notion de dominante (quoi de plus retors, en critique littéraire, que les métaphores musicales !).
21 La première édition est publiée à Florence, aux éditions de Solaria, en 1931.
22 Seule La mia guerra (Ma guerre) adopte la forme de l’autobiographie écrite à la première personne (le héros-narrateur y assume la fonction narrative).
23 Le narrateur voit « les fils qui soutiennent la marionnette », disait J. Pouillon (op. cit., p. 86).
24 Cette nouvelle pourtant brève (quinze pages) prend, en effet, l’allure d’une « mosaïque de segments diversement focalisés » (pour reprendre la formule de Genette) : au point de vue du « héros », Adolfo, succèdent, celui de l’agent de police Scapino, celui de Mariettino, chauffeur de Son Excellence, ou bien encore ceux plus surprenants des voitures (une 509, une Chrysler, une Rolls Royce) ou de la société provinciale qui, telle un choeur, scande et analyse les événements importants de la journée, sans oublier celui de la belle Madame Giliberti, que chérit secrètement Adolfo...
25 On retrouve ce phénomène dans la description de Norma au miroir ; émue par la beauté de son reflet, la Dame de la gare ne pouvait alors que s’exprimer en « style spatial » :
i suoi abiti [...] suggerivano il colore di quei luoghi, di mare, di sabbie, di tetti [...] una specie di corolla campestre [...] una nuvoletta di pistacchio [...] nuvoletta fluviale e capricciosa [...] Colla sua nuvola indosso, color pistacchio, poteva finalmente sortire da una finestra o da un lago (I, p. 109).
Ses habits [...] suggéraient la couleur de ces lieux de mer, de sable, de tuiles [...] on aurait dit une corolle champêtre [...] un charmant nuage pistache [...] un capricieux nuage des fleuves [...] Auréolée de son nuage pistache, elle pouvait finalement sortir d’une fenêtre ou d’un lac.
26 Ce type de récurrence peut ainsi conduire à une étude plus systématique de l’espace à la fois comme élément représenté et comme catégorie de la représentation chez un auteur.
27 Il n’entre pas dans mon propos de parler ici du discours commentatif du narrateur « omniscient » qui s’attache, le plus souvent, à dramatiser l’information.
28 G. GENETTE, Nouveau discours du récit, p. 49.
29 Cf. note 22.
30 Voir Il Giorno, 24 février 1959.
31 L’œillet rouge, Paris, Gallimard, 1950, p. 280.
32 Diario in pubblico, Milan, Tascabili Bompiani, 1976, p. 357.
33 Journal en public, Paris, Gallimard, p. 331.
34 Erica, p. 280-281.
35 G. GENETTE, Nouveau discours du récit, p. 50.
36 C’est par là que s’expliquerait l’absence de focalisation externe dans l’écriture vittorinienne. Rendu célèbre par le roman américain d’entre deux guerres — auquel le Sicilien vouait une grande admiration (voir ses traductions et son anthologie Americana publiée en 1941) —, ce type narratif ne pouvait certes que le tenter, comme en témoignent certains passages de Uomini e No et de Le Città del mondo. L’écueil a peut-être justement résidé dans la conception qu’avait Vittorini de la littérature : si son engagement néo-réaliste se confortait sans problème d’une narration autodiégétique à focalisation interne, il n’aurait toutefois pas su assumer l’éclatement de l’identité du sujet que présuppose la focalisation externe. N’y a-t-il pas, de fait, une incompatibilité logique (voire idéologique) entre la narration homodiégétique et la focalisation externe (cf. les réflexions de Genette, ibid., p. 85, 6, 7) ?
37 L’œillet rouge, p. 266.
Auteur
Romaniste, chargé de cours aux Facultés universitaires Saint-Louis et aux Facultés universitaires Notre-Dame de la Paix
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