Narration et digression
p. 21-34
Texte intégral
1Dans la rhétorique classique, la digression n’a jamais eu bonne presse. Une mentalité qui exigeait, dans la conduite de tout discours, l’ordre, l’unité et la cohérence devait considérer la digression comme un désordre, une défaillance logique, un dangereux égarement. Une telle faiblesse ne pouvait s’expliquer que par les survivances d’une époque préadulte (et donc prérationnelle) de l’humanité, comme le déclarait Vico avec une belle assurance :
« Les digressions s’expliquent par la grossièreté des temps héroïques alors que les hommes étaient incapables de s’en tenir à ce qui ne se rapportait que directement au sujet ; nous l’observons encore chez les faibles d’esprit et surtout chez les femmes1. »
2C’est surtout dans les discours soumis à une forte logique fonctionnelle, telles la narration ou la démonstration, que la digression apparaît comme spécialement intempestive. Une narration ne doit-elle pas être toute tendue vers son dénouement et donc entièrement au service de celui-ci2 ? Toute considération, toute péripétie qui ne conduit pas directement ou indirectement à ce dénouement sera aisément perçue comme un véritable parasite. De même, une démonstration ne tient que si ses phrases enchaînent rigoureusement les causes et les conséquences sans se laisser détourner un seul instant de « ce qu’il faut démontrer ».
3Voyons de plus près ce qu’il en est de la narration.
4La condamnation traditionnelle de la digression dans le cadre du discours narratif a été fort bien située par Tzvetan Todorov dans sa Poétique de la Prose. Ce dernier remarque que, fréquemment, les philologues ou les théoriciens de la littérature, pour porter certains jugements esthétiques, postulent implicitement l’existence d’une sorte de norme qui serait « le récit simple, sain et naturel »3. Ce modèle théorique, qu’il appelle « le récit primitif », s’appuie sur une série d’impératifs (comme la loi du vraisemblable ou la loi de la non-contradiction) parmi lesquels la loi anti-digressive occupe une place de choix. C’est en se référant à cette loi que certains philologues en arrivent à décréter que toute digression dans un texte classique ne peut être qu’une interpolation et qu’il est donc de leur devoir de l’exciser4.
5Dans la tradition esthétique française, l’idéal du récit classique, qui prise par-dessus tout l’unité d’intrigue et la sobriété (et qui se reconnaît volontiers dans Adolphe ou Dominique) est également très sévère à l’égard des digressions. Ce qui explique qu’une œuvre d’un classicisme aussi pur que La Princesse de Clèves ait fait l’objet d’incessantes critiques, de Fontenelle à Marcel Arland : les quatre histoires insérées dans le roman ont été régulièrement considérées comme des digressions sans aucun rapport avec l’intrigue principale5. A la lumière de ce long procès, on comprend que pour une certaine mentalité tout abandon, fût-il minime, du droit fil de la narration est une inconséquence que rien ne peut excuser.
6Un impératif aussi fort, aussi durable ne peut pas être un fait isolé dans la culture. L’opposition esthétique que nous venons d’esquisser (et qui est celle du trajet en ligne droite opposé au détour) n’a eu une telle prégnance que parce qu’elle appartient à toute une symbolique commandée, en dernier ressort, par des images théologiques6. Une tradition théologique rationaliste d’origine aristotélicienne représente Dieu dans la position du créateur, du premier moteur, du soleil. Toute émanation de ce centre rayonnant se fera selon la ligne droite, laquelle s’oppose à la courbe, à la ligne serpentine, nécessairement satanique. Cette ligne droite est le plus souvent figurée par le rayon solaire, la colonne, la flèche7, qui symbolisent la communication directe de la cause à l’effet, de l’incréé au créé. Cette ligne droite, c’est aussi « la voie royale »8, qui est le chemin direct de l’âme remontant vers son créateur. Par contre, le diable, le séducteur, le trompeur, celui qui n’est pas droit, ne peut utiliser que le détour, la courbe, le méandre, comme le rappelle subtilement Valéry dans L’Insinuant :
« O Courbes, méandre,
Secrets du menteur,
Est-il art plus tendre
Que cette lenteur ? »
7Les milieux cléricaux belges s’en souviendront encore, autour de 1900, quand ils prétendront reconnaître dans les volutes, les arabesques et les torsades du Modem Style de Horta la main même du diable9.
8Pourtant, on s’en doute, tout n’est pas si simple. D’abord, il n’est pas évident que toute digression soit, en son principe, une manœuvre en pleine contradiction avec le fonctionnement le plus premier du récit. Henri Morier et Bernard Dupriez font remarquer qu’une des fonctions importantes de la digression narrative (« l’histoire en marge de l’histoire ») est de créer « une sorte de suspension destinée à faire languir le lecteur dans l’attente impatiente » du dénouement10. Elle est l’exact équivalent, note encore Morier, du suspense au cinéma, un des procédés les plus efficaces pour réaliser une intrigue haletante. Nous retrouvons ici ce que Roland Barthes a appelé fort justement la dynamique paradoxale du récit11. Il y a chez le lecteur une attente impatiente du dénouement, de la solution de l’énigme. Or, construire une narration de quelque ampleur, c’est nécessairement « disposer dans le flux du discours des retards » qui suspendent et reportent à plus tard la révélation attendue.
9Cette mise à nu de la mécanique du récit fait entrevoir que la plupart des péripéties qui constituent le corps d’un récit pourraient être considérées, fonctionnellement, comme un ensemble de digressions habilement déguisées. On le voit, à côté des digressions avouées, stylistiquement marquées, il en est bien d’autres qui n’en diffèrent pas, logiquement, et qui constituent le matériau même du conteur le plus classique. L’art (et le plaisir) de raconter ne consiste-t-il pas à faire désirer le plus longtemps possible, par l’intervention des péripéties les plus inattendues, le dénouement promis ?
10Il ne serait pas difficile de montrer qu’un récit aussi premier que L’Odyssée ne procède pas autrement. Le thème en est, prétendument, le retour d’Ulysse à Ithaque. Mais chaque nouvelle péripétie ne cesse d’éloigner le héros de sa patrie. N’est-ce pas l’indice qu’on a affaire à un immense récit à tiroirs12 ? Nerval le pensait, sans aucun doute : pour excuser la construction d’Angélique, audacieuse suite de digressions, ne plaçait-il pas son entreprise sous le patronage de l’auteur de L’Odyssée qui, dit-il, « fait promener son héros pendant dix ans autour de la Méditerranée, pour l’amener enfin à cette fabuleuse Ithaque ».
11Quant aux images théologiques qui sous-tendent notre dualisme, il y a lieu de remarquer que la simplicité de la ligne droite ou de la voie royale ne s’est pas toujours imposée à la sagesse populaire lorsqu’elle a voulu se représenter l’intervention divine. Les dictons et les proverbes témoignent de flottements bien révélateurs. Déjà, en français, il est courant de dire que « les voies de la divine Providence sont impénétrables » ; le proverbe portugais que Claudel plaça en exergue au Soulier de Satin est plus net encore et va jusqu’au paradoxe : « Dieu écrit droit avec des lignes courbes ».
12En ce domaine, tout est affaire de contexte culturel. Laissant la théologie rationaliste occidentale, il suffit de se tourner vers l’Islam pour découvrir une inversion complète de notre imaginaire et une confirmation grandiose de ce qu’entrevoyait le proverbe portugais. En Islam, l’écriture religieuse, l’écriture de la révélation est l’arabesque. Son extrême sinuosité, qui n’est pas sans rapport avec le labyrinthe, suggère le paradoxe d’une révélation qui ne procède qu’en voilant et relance ainsi sans cesse la quête de l’illimité13.
13L’arabesque, telle que l’Islam l’interprète, nous fournit une bonne image de transition pour aborder le point de vue de la modernité en Occident.
***
14L’émergence de la modernité en littérature, dès le milieu du XVIIIe siècle, va modifier du tout au tout la signification esthétique de la digression. On assiste à une véritable inversion des valeurs, inversion dont le Romantisme d’Iéna, autour de 1800, fera pour la première fois la théorie conséquente. La digression, forme suspecte voire condamnable dans l’esthétique classique, va se révéler un des grands moyens par lesquels l’écriture nouvelle pourra tenter son aventure. C’est que la vérité en littérature, comme l’expliquera lumineusement Maurice Blanchot, ne s’atteint pas par la voie directe mais par le détour :
« Le chemin le plus court d’un point à un autre est littérairement l’oblique ou l’asymptote. Qui parle directement ne parle pas ou parle mensongèrement, par conséquent sans autre direction que la perte de toute droiture »14.
15Ce que nous voudrions montrer au sujet de la digression pourrait l’être également pour le fragment ou encore pour le détail, formes esthétiques que la pensée classique n’a cessé d’abaisser, en en soulignant le caractère second. Selon la logique reçue, en effet, la digression ne peut être que seconde par rapport au propos central, comme le fragment par rapport à la totalité, et le détail par rapport à l’ensemble.
16Le roman qui, le premier, a posé de manière humoristique et provocante le problème de la digression (en même temps que bien d’autres problèmes relatifs à la narration) est l’extraordinaire Vie et opinions de Tristram Shandy de Laurence Sterne, paru entre 1760 et 1767. Sterne a bouleversé toutes les traditions narratives et a produit un livre littéralement inénarrable, puisqu’il est impossible de le résumer.
17Certes, le roman se donne un thème central, qui est le projet de Tristram de nous raconter sa vie. Mais, très vite, nous comprenons que c’est une parodie d’autobiographie que nous sommes invités à lire : nous n’aurons jamais le récit de la vie de Tristram (tout au plus nous dispensera-t-il quelques anecdotes sur sa naissance et sur ses premiers mois).
18Dans cette entreprise de déconstruction du récit autobiographique, la digression joue un rôle capital, le plus important peut-être. Voici pourquoi : Tristram, le narrateur, se propose de tout expliquer par le menu, notamment en remontant aux causes des divers événements qu’il veut raconter. Ainsi, pour nous expliquer sa naissance et les malheurs qui s’ensuivirent, il croit bon de révéler quand et comment il fut conçu : le récit commence donc neuf mois avant sa naissance, exactement le soir où son père et sa mère s’unirent... fort distraitement. Mais il faut encore expliquer qui est son père, qui est sa mère, pourquoi son père est tel qu’il est, et ainsi de suite. « Bref, on n’en a jamais fini », constate philosophiquement le narrateur. En remontant ainsi de causes en causes, d’anecdotes significatives en anecdotes significatives, Tristram s’éloigne constamment de l’événement à raconter, au lieu de le raconter et de faire ainsi progresser sa narration.
19Ces explications, ces anecdotes, ces portraits sont autant de digressions présentées explicitement comme telles par l’auteur qui ne cesse de répéter qu’elles sont indispensables à son entreprise. Dans un chapitre consacré à la théorie de la digression, il va même jusqu’à rassurer son lecteur : pendant qu’il développe ses digressions, il veille à ce que l’action continue (mais où ? dans quelles coulisses ? se demandera le lecteur) ; ainsi le roman digresse et progresse en même temps :
« La digression où je viens d’être conduit par accident et en vérité toutes mes digressions (sauf une) sont marquées par un trait de magistrale habileté digressive dont je crains que le lecteur ne se soit pas avisé — non, certes, par manque de pénétration mais parce qu’il est d’une qualité rarement recherchée et même inattendue dans une digression. Le voici : [...] je m’arrange toujours, dans l’ordonnance de mon histoire, pour que mes personnages ne chôment pas en mon absence. [...] Cet ingénieux dispositif donne à la machinerie de mon ouvrage une qualité unique : deux mouvements inverses s’y combinent et s’y réconcilient quand on les croit prêts à se contrarier. Bref, mon ouvrage digresse, mais progresse aussi, et en même temps »15.
20Quel sens attribuer à cette prolifération de digressions si agressivement affichées ?
21Rappelons d’abord la réponse de Victor Chklovski qui a eu le mérite de proposer, dans son étude intitulée Le roman parodique parue en 192916, la première interprétation cohérente de la construction déroutante du roman de Sterne. Pour Chklovski, « Tristram Shandy est le roman le plus caractéristique de la littérature universelle »17, parce qu’il opère une « mise à nu » systématique des procédés du roman. Mise à nu par le grossissement parodique, qui se poursuit dans une réflexion théorique toujours humoristique.
22Il est certain que Sterne se moque des digressions déguisées, procédés par trop faciles dont abusaient les romans d’aventures pour créer un suspense artificiel. Le plus bel exemple de ces dénonciations parodiques est sans doute la façon dont il interrompt brusquement un geste et une phrase de l’oncle Toby :
« — Je pense, répliqua mon oncle Toby, ôtant de sa bouche la pipe dont il frappa deux ou trois fois le fourneau contre l’ongle de son pouce gauche en commençant sa phrase — je pense...
Mais pour entrer dans les vues de mon oncle Toby à ce sujet, il vous faut d’abord entrer un peu dans son personnage. Je vais donc vous le dessiner à grands traits »18.
23Suit alors une série de chapitres consacrés au portrait de l’oncle Toby, non sans que, de temps à autre, le narrateur ne se souvienne de son personnage qui attend patiemment qu’il veuille bien lui rendre la parole :
« Mais j’oublie mon oncle Toby qui a passé tout ce temps à tapoter sa pipe pour en faire tomber les cendres »19.
24Finalement, après une trentaine de pages (et, sur les entrefaites, on est passé du livre I au livre II), l’oncle Toby est autorisé à poursuivre son propos :
« — Je pense, répliqua mon oncle Toby, ôtant, comme je l’ai dit, la pipe de sa bouche pour en secouer les cendres, je pense, frère, que nous ne ferions pas mal de sonner »20.
25Un commentaire suscité par cette digression-record ne laisse pas de doutes : à travers elle, c’est bien la pratique de ses confrères que Sterne vise :
« Je joue le jeu des digressions aussi loyalement que n’importe quel auteur de Grande-Bretagne et j’y vole aussi loin de mon sujet et aussi fréquemment que quiconque »21.
26Chklovski a sûrement vu juste. Mais ne faut-il pas aller plus loin ? Car le jeu des digressions en chaîne bouleverse de fond en comble toute l’architecture traditionnelle du récit au profit d’une écriture que le roman qualifie lui-même de rhapsodique. Sterne n’a-t-il pas cherché à mettre en cause la narration classique elle-même ? En multipliant les digressions sur tout sujet, il suggère le caractère complexe et foisonnant du réel ; la narration linéaire qui efface cette complexité apparaît dès lors étriquée, factice et même mensongère. Le « nouveau réalisme » qu’inaugure Sterne doit donc, pour pouvoir se déployer, faire sauter le carcan du récit unidimensionnel étroitement causaliste.
27Un tel projet peut se lire en filigrane dans ce savoureux plaidoyer pour la pratique digressive :
« Incontestablement, c’est du soleil des digressions que nous vient la lumière. Elles sont la vie et l’âme de la lecture. Privez-en, par exemple, ce livre, autant vous priver du livre même »22.
28Sterne renverse la hiérarchie classique du couple récit central/digression ; l’expression imagée dont il se sert, « le soleil des digressions », apparaît encore plus savoureuse lorsqu’on se souvient que le terme « digression » (c’est même son sens premier dans Littré) signifie aussi : « écartement apparent des planètes par rapport au soleil ». L’héliocentrisme, dont Derrida a montré qu’il était l’emblème privilégié de tout logocentrisme, subit ici un véritable découronnement carnavalesque.
29Il serait intéressant de montrer comment, à chaque tournant important des recherches de la modernité, la digression a eu son rôle à jouer. Faute de place, nous nous contenterons de signaler quelques points de repère.
30Une étape importante est constituée par le Romantisme d’Iéna, au début du XIXe siècle, qui cherche à ouvrir au maximum la forme du roman. Le plus important théoricien du groupe, Frédéric Schlegel, définissait son propre idéal romanesque comme « une suite d’arabesques » ; il voulait signifier par là que le roman nouveau ne pouvait plus s’écrire à partir d’un centre stable ; mosaïque de fragments, suite de libres arabesques, il ne cessait toutefois pas de tendre vers un centre, mais rejeté à l’infini23.
31Au milieu du XIXe siècle, une image emblématique, le thyrse, va retenir l’attention de plusieurs écrivains et leur permettre de se situer par rapport à l’émancipation de la digression.
32Le thyrse se compose de deux éléments qui se complètent en s’opposant : un bâton droit, sec et nu qu’enveloppent un feuillage luxuriant et des rubans sinueux. Le bâton, c’est le sujet, le thème ; le feuillage capricieux, ce sont les variations, les digressions qui viennent s’y greffer. Baudelaire, qui consacre au thyrse tout un poème en prose, le considère encore dans un esprit classique comme une structure équilibrée : la droite austère et l’arabesque folâtre lui semblent toutes deux nécessaires à la beauté de l’œuvre : « Quel est le mortel imprudent qui osera décider si les fleurs et les pampres ont été faits pour le bâton, ou si le bâton n’est que prétexte pour montrer la beauté des pampres et des fleurs ? » demande-t-il. Pour renforcer cette complémentarité, il n’hésite pas à sexualiser l’opposition et à faire de l’arabesque l’élément féminin qui sinue autour du bâton masculin.
33Thomas De Quincey, par contre, écrivain « essentiellement digressif » (selon Baudelaire), opte plus témérairement pour un modèle en déséquilibre, dans ses Confessions d’un mangeur d’opium ; pour lui, seule importe l’arabesque florale, qui est le mouvement même de l’écriture ; le bâton du thyrse n’est là que pour lui permettre de se déployer24. Avec cette émancipation totale de la digression, nous ne sommes pas loin de la peinture de Gustav Klimt, où l’ornement va déborder le dessin jusqu’à l’étouffer25.
34Chez les grands romanciers de la première moitié du XXe siècle qui vont modifier profondément la forme romanesque, tels Musil et Joyce, la digression continue à jouer un rôle important, tout en intervenant sous des formes beaucoup plus subtiles.
35Le premier chapitre de L’Homme sans qualités de Robert Musil raconte un banal accident : un jour d’août 1913, dans une grande artère de Vienne, un camion renverse un passant distrait et le blesse. Un attroupement se forme mais bien vite une ambulance survient et emporte le blessé. On ne reparlera jamais de cet accident dans la suite du roman, ni du blessé, ni du couple inconnu qui assistait à la scène et dont le texte nous a livré les impressions. L’épisode n’aura donc aucune fonction narrative. Le chapitre s’intitule : D’où, chose remarquable, rien ne s’ensuit.
36Ce début provocateur constitue une sorte de digression particulièrement intempestive, puisqu’elle intervient avant même que la narration ait commencé. Il est destiné, entre autres, à prévenir le lecteur dès les premières pages qu’il entre dans un récit éclaté, qui a perdu son centre et qui ne peut plus se construire selon la continuité rassurante du récit unidimensionnel26.
37Dans l’Ulysse de Joyce, c’est surtout le monologue intérieur qui intègre la digression. Le monologue intérieur, on le sait, prétend reconstituer le fonctionnement le plus spontané de la conscience : il en mime les enchaînements hasardeux et le désordre. Ainsi se trouvent mis sur le même pied les réminiscences ou les associations d’idées les plus futiles et le propos central que poursuit la conscience. Autrement dit, tout ce qui eût fait chez un romancier antérieur l’objet de digressions bien distinctes est maintenant entrelacé aux préoccupations principales, ce qui donne au monologue intérieur joycien l’allure d’une continuelle dérive.
38Si nous passons au jeune roman contemporain où dominent l’humour et la parodie (Jean-Luc Benoziglio, Paul Emond, Pascal Bruckner, Renaud Camus), il ne serait pas difficile de montrer que la digression reste un des grands procédés utilisés pour déjouer le piège toujours renaissant du récit primitif. La danse du fumiste de Paul Emond27 nous fournira un bon exemple de la pratique contemporaine de la digression.
39Ce bref roman, qui se présente comme le monologue d’un intarissable bavard, se place explicitement sous le signe de Sterne, puisqu’il s’ouvre sur une citation de Tristram Shandy placée en exergue. Mais Paul Emond a lu aussi le Nouveau Roman, dont il esquisse peut-être la parodie, au passage. C’est néanmoins en comparant sa pratique de la digression à celle de Sterne que l’on pourra le mieux mesurer le chemin parcouru par l’écriture moderne :
401. Alors que Tristram Shandy se donne encore un projet cohérent de narration (une autobiographie), projet qui sert de fil conducteur à partir duquel la multiplicité des digressions prolifère, La danse du fumiste supprime cet alibi. Le narrateur qui nous interpelle dès la première page n’a rien de précis à raconter ; il parle pour parler, poussé par un besoin irrépressible et, pour ainsi dire, vital :
« causer ça me maintient en vie » (p. 11)
« le silence c’est la mort vous comprenez » (p. 99).
41On pourrait donc hésiter à parler de digressions au sens strict, n’était que le texte lui-même signale que c’est bien elles qui sont en cause : Caracala, le fascinant conteur, le double du narrateur, les manie en virtuose :
« comme d’habitude mon gars avait multiplié les digressions » (p. 21).
422. Conséquence inévitable, les digressions de La danse du fumiste ne seront plus justifiées comme celles de Sterne qui étaient toujours provoquées par un besoin maniaque d’expliquer. Elles fusent dans le plus complet désordre et s’enchaînent sur le mode du coq-à-l’âne, comme l’annonce le bavard lui-même :
« je te raconte l’âne, je te raconte le coq » (p. 11).
433. Au fur et à mesure que le texte se déroule, on s’aperçoit que les anecdotes qu’il enchaîne se contredisent parfois du tout au tout ; de même, certains personnages changent totalement d’identité ou se confondent entre eux ; ce qui nous conduit à penser que le narrateur est un menteur, un truqueur, à l’instar du « Bavard » de Louis-René des Forêts ou de certains narrateurs de Jean Cayrol.
44Toutefois, à partir de ce subtil désordre, de ce foisonnement d’anecdotes disparates, il n’est nullement impossible de reconstituer une histoire quelque peu cohérente : par exemple, celle d’une rivalité mimétique entre Caracala et son ami le narrateur28. Mais c’est au lecteur d’opérer cette reconstitution, en éliminant les péripéties qu’il juge inutiles, en en retouchant d’autres qu’il considère comme mensongères, en exploitant les multiples sous-entendus.
45On mesure le renversement de hiérarchie réalisé par un tel roman : alors que chez Sterne les digressions naissent du récit central, dans La danse du fumiste, c’est à partir du patchwork des digressions qu’un récit centralisateur peut se constituer.
46Reste à se demander quel peut être le sens d’une composition romanesque aussi paradoxale. On peut y voir surtout, nous semble-t-il, une manière très réussie de concrétiser un rêve tenace de l’esthétique moderne : montrer l’œuvre se faisant, faire apparaître au sein même du texte tout le mouvement créateur, la force par laquelle la forme se dégage du chaos de l’intertextualité diffuse (représentée dans La danse du fumiste par l’amas des clichés narratifs et langagiers). Tout se passe comme si Paul Emond nous avait donné un préroman, étalant sous nos yeux l’ensemble des matériaux narratifs puisés dans le trésor du « déjà écrit »29. Anecdotes disparates ou contradictoires, phantasmes obsédants, personnages à l’identité encore floue, toutes ces bribes romanesques jaillissent librement, brillent un instant sur le devant de la scène puis s’éclipsent ; mais déjà un récit se profile, susceptible de mettre de l’ordre dans ce joyeux carnaval et d’en faire un roman. Seulement, ce roman n’est pas écrit ; c’est au lecteur qu’il revient de le construire, lequel s’associe ainsi au geste créateur de l’auteur et le prolonge30.
47A sa façon, La danse du fumiste nous révèle ce que sont les nombreuses digressions que toute grande narration s’est toujours plu à multiplier : des points de fuite, des appels à l’ouverture qui avouent le caractère dictatorial du projet central, du récit unificateur. Le roman de Paul Emond nous rappelle ainsi que toute unité, en art comme ailleurs, est toujours un coup de force ; coup de force qui est d’abord celui de l’auteur, puis celui du lecteur qui, ce faisant, travaillent tous deux à contre-courant de la force vive de l’écriture qui, elle, inlassablement, digresse.
Notes de bas de page
1 Cité par M. CHARLES, Digression, régression, in Poétique no 40, novembre 1979, p. 397.
2 Gérard Genette a bien analysé, sous le nom de « détermination rétrograde », cette logique particulière du récit qui veut que tout ce qui y arrive soit déterminé par le dénouement (Vraisemblance et motivation, in Figures II, Ed. du Seuil, 1969, p. 92-95).
3 T. TODOROV, Le récit primitif, in Poétique de la Prose, Ed. du Seuil, 1971, p. 68.
4 Voyez, par exemple, ce commentateur de l’Odyssée que cite Todorov et qui rêve de nettoyer le poème homérique de ses excroissances digressives :
« Ce long passage des vers 394-466 que Victor Bérard tient pour une interpolation, ne laisse pas de paraître au lecteur d’aujourd’hui une digression non seulement mutile, mais encore mal venue, qui suspend le récit en un moment critique. On peut sans difficulté l’exciser du contexte. » (Poétique de la Prose, p. 68).
5 J.W. SCOTT, The Digressions of the Princesse de Clèves, French Studies, t. 11, 1957, p. 315-322.
6 Un romancier comme Herman Melville a parfaitement perçu le rapport qu’il pouvait y avoir entre digression et péché. Au début du chapitre 4 de Billy Budd (chapitre digressif), il écrit avec ironie :
« En matière d’écriture, si résolu que l’on soit à rester sur la grand-route, certains chemins de traverse ont une séduction à laquelle il est difficile de résister. Je m’en vais vagabonder dans l’un d’eux. Si le lecteur veut bien me tenir compagnie, j’en serais heureux. Du moins pouvons-nous nous promettre ce plaisir que l’on prête avec perversité au péché, car cette digression sera un péché littéraire. » (Billy Budd, marin, Gallimard, 1980, p. 49).
7 M.-M. DAVY, Droite, in CHEVALIER et GHEERBRANT, Dictionnaire des Symboles, Seghers, 1973, tome II, p. 215.
8 M.-M. DAVY, Voie royale, in CHEVALIER et GHEERBRANT, op. cit., tome IV, p. 403-404.
9 A. BRUMAN et M. CULOT, Emboucher les trompettes de la renommée ?, in Art Nouveau Belgique (Bruxelles, Palais des Beaux-Arts, 1980), p. 86.
10 H. MORIER, Dictionnaire de Poétique et de Rhétorique, Paris, Presses Universitaires de France, 1961, p. 143-144.
Voyez aussi B. DUPRIEZ, Gradus. Les procédés littéraires, Union Générale d’Edition, 10/18, 1980, p. 157-158.
11 R. BARTHES, S/Z. Essai, Paris, Seuil, 1970. Chapitre XXXII, Le retard, p. 81-82.
12 Cfr. T. TODOROV, Poétique de la Prose, p. 75.
13 E. MEYEROVICH, Arabesque, in CHEVALIER et GHEERBRANT, op. cit., tome I, p. 91-92.
14 M. BLANCHOT, L’Amitié, Paris, Gallimard, 1971, p. 194.
15 L. STERNE, Vie et opinions de Tristram Shandy, gentilhomme, Paris, R. Laffont, 1946, p. 64.
16 Etude reprise dans son volume Théorie de la Prose, traduit en 1973 aux Editions de l’Age d’Homme, Lausanne, coll. « Slavica ».
17 V. CHKLOVSKI, Théorie de la Prose, p. 244.
18 L. STERNE, op. cit., p. 57.
19 L. STERNE, op. cit., p. 59.
20 L. STERNE, op. cit., p. 86.
21 L. STERNE, op. cit., p. 64.
22 L. STERNE, op. cit., p. 65.
23 J.-J. ANSTETT, Introduction à Lucinde de Frédéric Schlegel (Aubier-Flammarion, 1971), p. 19-20.
24 J’emprunte les éléments de ce parallèle Baudelaire-De Quincey à l’excellent article de Michel Charles déjà cité : Digression, régression (Arabesques).
25 A. BONITO OLIVA, Gustav Klimt, une extase ornementale, in Art Press (hors série no 3) spécial Vienne, 1er trimestre 1984, p. 19-20.
26 Ulrich, l’homme sans qualités, prendra conscience lui-même, dans le cours du roman, qu’il ne lui est plus possible de croire au récit unidimensionnel que l’on fait de sa vie, où tout s’enchaîne logiquement et chronologiquement :
« Il lui vint tout à coup à l’esprit que la loi de cette vie à laquelle on aspire quand on est surchargé de tâches et que l’on rêve de simplicité, n’était pas autre chose que la loi de la narration classique ! De cet ordre simple qui permet de dire :” Quand cela se fut passé, ceci se produisit !” C’est la succession pure et simple, la reproduction de la diversité oppressante de la vie sous une forme unidimensionnelle, comme dirait un mathématicien, qui nous rassure ; l’alignement de tout ce qui s’est passé dans l’espace et le temps le long d’un fil, ce fameux ”fil du récit” justement, avec lequel finit par se confondre le fil de la vie. Heureux celui qui peut dire ”lorsque”, ”avant que” et ”après que” ! [...] Ulrich s’apercevait maintenant qu’il avait perdu le sens de cette narration primitive à quoi notre vie privée reste encore attachée bien que tout, dans la vie publique, ait déjà échappé à la narration et, loin de suivre un fil, s’étale sur une surface subtilement entretissée. »
(R. MUSIL, L’homme sans qualités. Paris, Seuil, 1957, tome I, p. 775-776.)
27 Paru en 1977 aux Editions Jacques Antoine (Bruxelles), coll. « Ecrits du Nord ».
28 C’est l’interprétation que propose Frans De Haes dans son excellente analyse du roman parue dans les Cahiers internationaux de Symbolisme nos 40-41, 1980, p. 153-158.
29 Interprété de la sorte, le roman d’Emond se rapporche du film d’Alain Resnais, Providence, où un vieil écrivain, au cours d’une nuit d’insomnie, imagine un roman à partir des membres de sa famille. Les scènes discontinues et contradictoires qui se succèdent dans le film sont les fragments de ce livre que le romancier ne cesse de corriger et de reprendre au gré de son imagination. (Voir David MERCER, Providence. Un film pour Alain Resnais, Paris, Gallimard, 1977.) Cette différence importante sépare néanmoins les deux œuvres : dans le roman d’Emond, le romancier au travail n’est pas représenté et le lecteur est confronté, d’emblée, au foisonnement contradictoire du récit.
30 Mais le lecteur peut tout aussi bien (puisqu’ici, plus encore qu’ailleurs, c’est lui qui fait le texte) accentuer le mouvement inverse de déconstruction du vraisemblable, comme le fait Frans De Haes dans son interprétation finale du roman, qui insiste sur la perte progressive des différences et sur le « véritable travail de rêve où tout objet réel se perd » (article cité, p. 157-158).
Auteur
Romaniste, professeur à l’Université catholique de Louvain
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