Préface*
p. VII-XIII
Texte intégral
1L’art de raconter est devenu tout à la fois plus difficile et plus impérieux. Depuis presque deux siècles, la continuité de la vie intentionnelle des individus et des communautés n’a cessé de se crevasser en autant d’abîmes laissés sans pontage. Nulle rationalité ne prétend plus désormais en rassembler les îlots épars. Au moment même où certains courants idéologiques se retournent contre la tradition « logocentrique » de l’Occident, nous nous apercevons que ce qui fait précisément défaut, c’est la présence d’un logos sage et finalisé. Délaissé par la pratique, et confiné au seul royaume des « lettres », jamais il ne fut mis en œuvre dans l’espace institutionnel où se joue notre devenir, de même que la « charité », clé de toute la spiritualité judéo-chrétienne n’a jamais été le mot d’ordre de notre économie. Où serait en effet le principe directeur susceptible de rassembler notre existence, et de la parcourir de part en part pour l’élever à la dignité du récit ? La banalisation de la vie, dite « quotidienne », que ne scande même plus l’événement fondateur de l’aurore journalière, détruit jusqu’à la cohérence atmosphérique du monde humain. Celui-ci s’est transformé en un vis-à-vis objectai, en un en-soi matériel inerte et anarchique. Seul lui convient donc l’énoncé que Austin dénomme « constatif », et qui n’a d’autre finalité que de décrire, d’informer, de notifier. Or il s’avère de ce fait réfractaire à toute énonciation soutenue, à caractère illocutionnaire ou perlocutionnaire1, et donc aussi à toute forme narrative.
2La littérature moderne a réagi de manière contrastée à cette atrophie généralisée du réel. Les premiers paragraphes de L’homme sans qualités de R. Musil sont composés d’une suite d’énoncés constatifs sans portée événementielle. L’intitulé du chapitre anticipe d’ailleurs directement sur l’effet produit sur le lecteur : « D’où, chose remarquable, rien ne s’ensuit. » ou encore, un peu plus loin : « S’il y a un sens du réel, il doit y avoir aussi un sens du possible. » Le narrateur exprime ainsi d’emblée, et de manière théorique, ce qui l’empêche de s’abandonner à la « naïveté » narrative. Certes, à l’inverse, et par un ultime geste de reprise, Kafka a fait de cette impossibilité même de l’événement, un récit. Le Procès, Le château, et d’autres écrits sont le lieu d’une métamorphose par lequelle s’effacent et l’intrigue et le sujet. L’exemplaire Monsieur K..., chose assignée, interpellée à l’accusatif par des Instances aussi absentes qu’ubiquitaires, a pour destin extrême de se confondre avec l’acte inhabité d’une procédure. Mais dans la mesure où elle s’est répétée, confirmée, et radicalisée en une extravagante hyperbole, cette métamorphose s’est également révélée chaque fois plus incommunicable, sensu stricto inimaginable et par là-même inénarrable. C’est pourquoi, aujourd’hui, l’art de raconter a très souvent pour objet le passé, et prend parfois la forme d’une remémoration nostalgique ou alors s’énonce au futur d’une fiction absolue. Le « lieu commun » du présent pêche en effet par excès d’évidence. Sa massification le propulse au-delà de l’orbite historique dans la nécessité d’un scénario dont le secret est depuis longtemps éventé, et pour lequel le concept d’aventure est tout à la fois inapplicable et incrédible. Pareille à notre espace qui s’étrécit et se ferme à l’appel des lointains, la durée du temps, elle aussi devient irréelle. Elle se vide et s’épuise, à force de se fragmenter en une myriade de soubresauts imperceptibles, tels les glissements cadentiels et invisibles des horloges. La littérature du présent est par là même contrainte à une nouvelle lucidité. Car son statut se modifie à mesure que la création de la langue et son développement lui échappent. Comment habiter « en poète » une langue dont la pratique devient parcimonieuse, au point de n’être plus qu’une monnaie d’échange que confisque le « monde des affaires ». Pareille question oblige la littérature, non seulement à s’arracher à la rhétorique commune, en un travail d’ironie sans compromis2, mais aussi à inventer de nouveaux lieux critiques, de nouvelles formes prospectives et de nouvelles ressources de communication.
3De telles recherches existent certes déjà depuis fort longtemps, et il serait fastidieux de les recenser. Cependant, s’il est vrai comme le dit P. Ricœur, que l’art de raconter est lié à notre aptitude fondamentale à exister, aucun effort créatif en cette direction n’est superflu. Ce que l’on pourrait nommer, par une formule raréfiée, « le droit à la narration », se fait entendre partout où la destinée humaine demande aujourd’hui à s’expliciter. L’anamnèse analytique de l’individu et la quête d’enracinement historique des communautés en sont des exemples. La redécouverte des origines est indispensable à la lecture du lendemain. Car vivre une histoire n’est possible que si elle peut être racontée, c’est-à-dire suivie. En rassemblant les événements passés, nous cherchons surtout à ne pas perdre la trace du sentier qui fraye l’avenir. Ces attentes qui forment comme l’« inspir » du temps sont les seules qui puissent nous désensabler de la quotidienneté et, comme le dit encore P. Ricœur3, nous « tirer en avant ». Car la téléologie de la narration est celà qui lui confère son soufle secret. C’est d’elle que dépend le charme agissant ou plus exactement le sens attractif de l’art de raconter.
4La première partie de ce volume est consacrée à l’étude des formes spécifiques du discours narratif, lesquelles offrent bien entendu des prises différenciées. R. Jongen nous propose une analyse linguistique rigoureuse de leurs processus. Tout en s’interrogeant sur la motivation qui sous-tend leur lecture, il fait saillir une dimension du récit demeurée jusqu’à présent fort peu théorisée. Non pas celle que dégage l’analyse structurale de Propp par exemple et qui se fixe pour objet essentiel l’inventaire taxinomique des « rôles » et des « fonctions » (préalables cognitifs de la lecture), mais bien plutôt celle dont le récit fait preuve par la génération de son unité. Le récit segmente incessamment son énonciation, afin de dire au mieux le spécifique, le différentiel, l’imprévisible. Mais cette constante mise en valeur de ce qui transgresse les catégories de l’identité n’est possible que si elle surgit au sein d’un tissu radicalement lié qui permet au lecteur de sauvegarder le fil du sens. A cet endroit M. R. Jongen fait intervenir la rhétorique des tropes en s’attachant surtout à montrer l’importance qu’occupe dans la narration la dialectique, mise au jour par J. Gagnepain, des deux mouvements de la complétion motivante (identification/différenciation et unification/pluralisation). C’est dans une perspective analogue que M. Otten étudie l’incidence de la disgression sur la trajectoire narrative. L’analyse textuelle vise ici à nous démontrer que la digression n’est pas facultative ou relative à un genre narratif : le travail qu’elle opère sur le temps est autant présent dans la stratégie épique que dans le roman moderne où il apparaît à l’avant-plan.
5Ce conflit intérieur au récit, lequel s’affranchit sans cesse du schéma générateur, nous le retrouvons dans les analyses proposées par M.-F. Renard à propos du romancier italien E. Vittorini. Tout en souscrivant aux méthodes de G. Genette élaborées dans Figure III, elle nous fait comprendre à quelles conditions le « point de vue » du narrateur peut s’accorder aux « voix » qui habitent le roman, et qui constituent autant d’instances du discours présentées comme indépendantes du narrateur lui-même. A même la lecture des textes, la recherche des seules modalités narratives de l’auteur s’avère, en effet, insuffisante. Car celles-ci, nous explique M.-F. Renard dépendent aussi des voix qui lui répondent, les contredisent ou les confirment, à telle enseigne que le roman devient un énoncé pluriel.
6Dans le même ordre d’idées, J.-L. Cupers nous fait part d’un autre facteur décisif pour la compréhension du récit : son mouvement de répétition thématique, créateur d’atmosphère, sa musicalité articulatoire qui agit en profondeur, au cœur de toute grande œuvre romanesque, comme ce qui assure la présence et la permanence d’un seul univers. Le roman obéit à la métaphore du fleuve. Mais il ne s’agit pas d’un flux monotone et univoque. Il se déploie, dit J.-L. Cupers, à la façon d’un espace symphonique, chromatique et contrapuntique que configure également tout un cycle temporel. C’est dans la temporalité étoilée du récit que réside d’ailleurs son imagination première. Μ. E. Léonardy développe cette question à propos de l’évolution paradoxale de la littérature allemande contemporaine. Après avoir écarté la nature événementielle du récit, au profit de l’auto-théorisation de leur activité, beaucoup d’écrivains allemands, dont P. Handke, ont cependant réaffirmé la nécessité de conserver la base traditionnelle du travail narratif. L’enjeu social et anthropologique de la fiction s’avère en effet trop important pour être abandonné au journalisme. Car imaginer la trame d’une intrigue, c’est aussi sélectionner ou exagérer certaines dimensions du réel et les agencer en un ordre significatif. De la réorganisation générale du monde que propose la forme narrative dépend la satisfaction émotive et pré-rationnelle que nous prenons à suivre le dénouement d’une action. Mais cette satisfaction est elle-même fonction du degré d’intensité compréhensive qui émane de cette forme. Enfin, H. Van Gorp souligne, quant à lui, le rôle que jouent les langues dans les multiples versions-traductions d’un récit, même et surtout lorsqu’il s’agit d’un récit qui obéit déjà aux règles d’un genre particulier (le genre picaresque en l’occurrence) : le cadre socio-culturel vacille, mais aussi l’intention éthique ; et parfois l’altération va jusqu’à modifier les événements. Ceci nous montre que la langue est la force articulante de la narration dont dépend, originairement, son interprétation.
7La seconde partie rassemble des contributions qui ont en commun de confronter le récit à cet « autre » qui l’habite en secret. La narration se présente en effet toujours comme le dévoilement d’une énigme. Comme le signifie J. Dubois, elle est fondamentalement indicielle. Le récit policier est à cet égard exemplaire : l’intrigue consiste en un vaste recueil de traces, de stigmates, de marques, qui toutes visent un référent absent. Ce « procès d’indexation », lorsqu’il met en branle la « divination métonymique » du lecteur-enquêteur, soulève la question secrète de notre rapport au livre : que cherchons-nous dans le parcours de son temps ? Madame E. Guéret-De Keyser interroge de la même façon l’espace pictural. En la vision d’un instant, certains tableaux nous font entrevoir le mystère de toute une condensation temporelle. Mais dans cet espace, lacunaire lui aussi, la peinture ne raconte qu’à la condition d’effacer l’événement raconté. Il ne s’y produit de récit que par l’actualisation de virtualités forcément équivoques et polysémiques. Cette nécessité interne du secret, comme Μ. A. Kies le démontre, est à la fois ce qui permet l’acte narratif et ce qui le menace. Dans la mesure où celui-ci se défie de sa maîtrise sur le temps et de son aptitude à le révéler, il se mue en livre-objet. A. Kies a remarquablement illustré ce problème par la présentation de l’histoire du roi de Bohême de C. Nodier. Privée de sa force persuasive, la rationalité du récit devient impraticable. L’espace du voyage du roi de Bohême se fragmente en un découpage infinitésimal. L’événement ne parvient jamais à s’accomplir. Mais, par là même, la logique présupposée du roman nous est livrée, naïve et impuissante, en une sorte de parodie méthodique. J.-P. Madou relance audacieusement la question : il se pourrait que la poésie soit seule capable de révéler ce type de vérité paradoxale qui n’existe qu’à se voiler. Or, de ce dilemme étrange, S. Mallarmé et V. Segalen nous ont livré d’étonnants témoignages. J.-P. Madou en développe, de façon à la fois concise et profonde, tout l’enjeu. Quelle est l’origine de ce « souffle secret » qui constitue en quelque sorte l’âme de tout acte littéraire ? La narration en est-elle exclue ? Emprunte-t-elle donc sa « voix » ? Quel serait son « dire » propre ? Ces interrogations, R. Célis les continue à propos de ce qu’il nomme, après M. Blanchot, « l’esprit du Livre ». Son modèle original et irréductible, la Bible, intègre toutes les formes de discours. Mais la narration est la seule qui lui octroie la configuration initiale de l’attente du sens et son énonciation explicite au niveau spéculatif. Certes, pour atteindre ce niveau suprême d’articulation, et pour contenir en elle le secret de toute parole, la narration doit dépasser la pratique sémiotique ordinaire liée à la notion de signe pour s’accroître en un système symbolique universel.
8La troisième partie est consacrée à cet interminable récit que constitue l’Histoire. Le statut controversé de cette discipline la conduit parfois à sortir des sciences de l’esprit, au sens où l’entend Dilthey, et à s’identifier à un savoir positif. Ainsi, l’opposition irréconciliable entre la figuration narrative et l’historicité factuelle continue à hanter sa méthodologie. J. Poucet, citant pour exemple la chronique des premiers siècles à Rome, vise à nous démontrer que toutes les narrations traditionnellement reprises par les historiens du passé n’ont fait que nuire à l’intelligibilité des faits. Pour lui, le travail historique a pour fondement privilégié l’archéologie, laquelle n’a pas recours au récit. Ce dernier, selon M. J. Poucet, n’est qu’une production subjective, irréelle et sans référence, tout comme le sont aussi, à ses yeux, le mythe et la légende. A. Tihon reprend néanmoins cette question au niveau même où s’élabore, très rigoureusement, l’intellection de l’histoire. Comment comprendre la temporalité de l’événement ? Comment en ordonner concrètement le dynamisme ? Comment ne pas se perdre dans le foisonnement des informations, au risque de manquer le mouvement progressif de l’histoire ou, à l’inverse, comment ne pas verser dans des généralités abusives où la spécificité des données documentaires serait effacée ? S’appuyant sur les recherches d’épistémologues et de philosophes de l’histoire, Μ. A. Tihon fait ressortir la multiplicité des niveaux temporels d’analyse historique, lesquels vont de la quasi immobilité du temps géographique jusqu’au rythme plus ou moins rapide des institutions sociales et politiques, en passant par l’instantanéité de l’action individuelle. Sa réflexion, dont la plupart des exemples renvoient à l’époque moderne, prolonge une des idées-force de P. Ricœur : si l’histoire des historiens partage une dimension commune avec le récit littéraire, c’est parce que « les traits distinctifs de l’explication historique doivent être considérés comme des expansions au service de l’aptitude de l’histoire de base à être suivie. En d’autres termes, la discontinuité critique introduite par la recherche historique doit être réintégrée dans la continuité narrative. C’est l’intérêt que nous portons aux être humains et à leurs actions qui règle cette intégration des procédures explicatives dans le mouvement principal de suivre l’histoire »4.
Notes de bas de page
1 En l’occurrence, il s’agit, selon la théorie d’Austin, des actes dont la force est dite « expositive » : l’intention du narrateur est d’exposer au lecteur la dynamique d’une action sans pour autant s’engager moralement envers lui ni prononcer des « jugements » quant à la nature de ce qu’il écrit. (cf. AUSTIN, How to do things with words, Oxford, 1962).
2 P. RICOEUR, La narrativité, Paris, C.N.R.S., 1983, p. 22.
3 P. RICOEUR, ibid., p. 21.
4 P. RICOEUR, ibid., p. 13.
Notes de fin
* Cet ouvrage est composé des actes du colloque qui s’est déroulé en avril 1984 à l’occasion du 125e anniversaire des facultés Saint-Louis. La plupart des universités francophones du pays étaient réprésentées ainsi d’ailleurs que la K.U.L et l’Université de Nijmegen (Pays-Bas). J. PUISSANT de l’Université libre de Bruxelles y prononça une communication intitulée « Langage cinématographique et réalité historique ». Pour des raisons pratiques, indépendantes du Comité de Publication, son texte n’a pu être édité dans ce recueil.
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