Apprendre de Dieu ce qu’il est
p. 715-753
Texte intégral
1Peut-être le temps est-il venu de nous faire une vraie image de Dieu. De notre Dieu en tout cas, à défaut de prétendre d’emblée à l’universel. Au reste, celui-ci se construit davantage en prenant son essor d’un particulier concret, dont la vocation à l’universel se révèle à partir de lui-même. Une vraie image de Dieu, car il n’est pas impossible que l’on se détourne aujourd’hui de Dieu, moins pour raison de doutes sur son existence que pour motif d’hésitations sur ce qu’il est. « La nature même de Dieu empêche de croire »1. Et les meilleures preuves de l’existence de Dieu ne piétinent-elles pas souvent, faute d’avoir mieux établi ce qu’est Dieu ? Une simple conception vague et générale de Dieu ne peut plus suffire à l’esprit ni au coeur d’hommes de la modernité, sensibles, comme nous le sommes, aux valeurs, au sens et à la vie plus qu’aux simples faits d’existence ou aux énoncés de démonstration. « C’est ton visage que je cherche, Seigneur » (Ps 27,8).
2Mais, précisément, ne nous est-il pas dit que notre Dieu s’est manifesté ? Or la révélation ne s’arrête pas à confirmer une existence ni même à dévoiler le dessein et l’œuvre de Dieu, ce serait par trop anonyme. Et pusillanime par rapport à une tradition qui proclame le droit de son audace à dire Dieu et à le nommer par son nom (audemus dicere). Il s’agit là, sans doute, d’une donnée fondamentale de notre foi, et à laquelle Paul et Jean furent singulièrement sensibles. Peut-être parce qu’ils étaient, plus que d’autres témoins, particulièrement au fait des représentations et de la pensée païennes, et qu’ils perçurent avec éclat l’écart et la différence. Et de fait, plus on scrute la tradition judéo-chrétienne, plus on est frappé, en y regardant de près, par les traits vraiment spécifiques et différents du Dieu de notre foi quand on le compare aux représentations communes2. C’est à l’établissement de quelques-uns de ces traits que ces pages sont consacrées. Nous le ferons en cherchant à saisir ce qu’est Dieu, non en scrutant des qualifications abstraites, mais à partir de relations où Dieu nous rencontre concrètement. L’intention n’est pas d’exhaustivité, mais d’indiquer un chemin dans la découverte de la « divinité de Dieu », de ce en quoi Dieu est Dieu.
1. Un échange par la parole
3La parole est de principe le lieu même de la clarté et de la transparence dans les rapports entre les hommes. Nous le savons depuis les Grecs, par tout ce qu’ils nous ont appris sur le logos et sa luminosité. Or tout semble se passer comme si notre Dieu avait voulu situer à ce niveau sa relation avec nous. Ce qui le différencierait nettement des dieux païens, lesquels prennent davantage les chemins confus de l’obscure énigme.
4Il n’est pas nécessaire de rappeler longuement l’omniprésence du thème de la parole dans la tradition judéo-chrétienne pour exprimer le rapport de Dieu au monde (thème prévalant des récits de création), à l’homme (thèmes de l’appel et de l’élection) et à lui-même (thème de la Parole en Dieu). On a pu estimer, en dehors de toute considération dogmatique, qu’il s’agissait peut-être là, dans l’histoire de la perception du mystère de Dieu, d’une des intuitions les plus saisissantes3. Cette intuition semble bien absente du paganisme.
5Le dieu païen est interrogé dans des présages ; tout au plus émet-il un oracle. Et encore est-ce par intermédiaire : c’est le devin qui le déchiffre, la pythonisse qui le décrypte. Un oracle, en tout cas, délivre une information mystérieuse, souvent fixée de toute éternité et que l’on est en quelque sorte parvenu à arracher au dieu. On reste dans un registre très impersonnel et, singulièrement, dans le registre de ce qui est irrémédiable et inflexible. L’oracle est une parole définitive, sans échange, sans conversation ; une parole à deviner ; non parole claire, mais profération d’énigme. Comme le rapporte Héraclite : « Le Seigneur qui vaticine à Delphes n’énonce ni ne cache : il signifie » (Fgm. Y, 98). Et avec le dieu païen, qui ne parle pas, on ne parle pas.
6Il en va tout autrement du Dieu biblique. Dans un surprenant dialogue sur le chemin de Sodome et de Gomorrhe (Gn 18, 16-33), Abraham n’hésite pas à penser que les arrêts de Dieu ne sont pas irrévocables et qu’on peut arriver à le fléchir, ce qui est bien la caractéristique d’un échange véritable, où rien n’est figé d’avance. Cette audace d’Abraham constitue le paradigme d’une constante de l’Ancien Testament, que l’on retrouve aussi bien chez Jonas que que chez Moïse, dans les rangs des prophètes que parmi les simples orants des Psaumes. Le recours à la parole suppose que l’homme n’a pas simplement à recevoir et à accepter sans plus, mais qu’il peut intervenir dans le « procès de parole », dans cette relation où le résultat n’est pas arrêté. La parole, au fond, privilégie le rationnel (au sens large) et l’éthique, et respecte par conséquent l’homme en tant qu’homme (zôon logikon). Ce rapport par la parole est sans doute celui qui manifeste le mieux l’infini respect de Dieu pour l’homme. Loin du silence ou de la ruse, de la violence ou de la force, Dieu ne rencontre l’homme que dans un échange en clarté (« Vais-je cacher à Abraham ce que je fais ? » Gn 18, 17).
7C’est qu’un Dieu qui parle est un Dieu que l’on comprend. On est loin, ici, du Zeus d’Homère dont il faut déchiffrer l’impénétrable froncement de sourcils. Notre Dieu ne se présente pas comme un Sphinx au carrefour de Thèbes, sommant Œdipe, à vie ou à mort, de résoudre une énigme. Le rapport voulu est délibérément celui de la clarté : « Le commandement du Seigneur est limpide, il clarifie le regard » (Ps 19,9). Certes, il arrive que notre Dieu parle en paraboles et ne soit pas immédiatement compris (Mc 4,13 et al.). Mais le but n’est pas de poser une devinette, avec chance hasardeuse pour qui en trouvera la solution. La parabole, par son « ralentissement herméneutique », invite simplement à séjourner dans son espace pour arriver à comprendre un mystère qui demande qu’on y habite. Et la joie de Dieu est que nous arrivions à cette connaissance : « Je te bénis, Père, de ce que tu as révélé cela aux petits » (Mt 11, 25 ; Lc 10, 21), dit Jésus dans son Magnificat. Il y a là comme un droit à partager la connaissance de Dieu. En paganisme, la connaissance est toujours comme un défi : Prométhée, Tantale, Sisyphe en trameront éternellement la condamnation. Jacob, lui, devant l’Ange du gué du Yabboq, n’aura pas, comme Œdipe aux abords de Thèbes, à résoudre une charade, mais à combattre franchement et loyalement, à visage découvert. Peut-être avons-nous dans ce nouveau paradigme loisir de penser que le peuple de la Bible a eu la chance, n’étant pas un peuple philosophe, de situer la connaissance de Dieu non pas dans les débats de l’esprit, mais bien plutôt dans les combats de la liberté. Jacob fut béni parce qu’il avait « lutté avec Dieu » (Gn 32, 29), car Celui-ci préférera toujours l’homme debout, fût-il incisif comme Job, désagréable comme le fils qui dit non, mais agit (cf. Mt 21, 28-30), à l’homme aimable mais rampant, niant sa dignité d’homme et finalement beaucoup moins fidèle.
8Car c’est bien là en effet, dans le respect de cette dignité, que se dessine toute la différence. Le dieu païen est un dieu du regard. On connaît les paroles amères de Sartre contre ce Dieu espion, qui voit tout et ne laisse pas l’homme en repos4. Mais il s’agit bel et bien là, en fait, du dieu païen. A peine a-t-il commis son infraction, Sisyphe voit l’aigle de Zeus fondre sur lui, car Zeus a tout vu d’emblée. Le Dieu d’Adam, lui, n’a pas l’air, dans le texte, d’avoir vu puisqu’il doit demander à Adam où il est et qu’il l’interroge sur ce qu’il a fait. Ce Dieu-là, précisément, est un Dieu non du regard, mais de la parole5. « Je (le) suis, moi qui (te) parle » (Jn 4,26). Et alors que Sisyphe ne sera même pas interrogé ni entendu, Adam, Eve, Caïn sont d’abord invités à s’expliquer ; qui sait ? peut-être à se disculper.
9Le rapport avec Dieu par la parole est un rapport que les Anciens ne pouvaient guère imaginer. Parler, prendre la parole, pour l’homme de l’Antiquité, consiste à prendre un risque majeur, comme l’a fort pertinemment montré Todorov. Commentant quelques épisodes de l’Odyssée, il y souligne qu’il ne fallait pas avoir peur pour parler, et que seuls quelques héros comme Ulysse, Ajax, Eurymaque s’y essayaient, mais non sans risque. A fortiori, la prise de parole devant le dieu déchaîne la colère de celui-ci. « (Ajax) s’en tirait, malgré la haine d’Athéna, s’il n’avait proféré une parole impie (...). Poseidon l’entendit (...). Aussitôt, de ses puissantes mains saisissant son trident... » (Od., IV, 501-508). Au vrai, « la piété correspond au silence, la parole se lie à la révolte »6. Au fond, la parole devant les dieux est par nature impie : « L’homme devrait toujours se garder d’être impie, et jouir en silence des dons qu’envoient les dieux ». Joue ici la règle des liturgies païennes, le fameux prescrit du « favete linguis »7 : la moindre inadvertance pouvant indisposer le dieu, — qu’on songe aux premiers vers de l’Enéide : « quo numine laeso (...). Tantaene animis caelestibus irae », — il vaut mieux se taire. On est loin, on s’en rend compte, de l’audace de Job, dont il fut dit par Dieu après tous ses « blasphèmes » que lui seul avait bien parlé (Jb 42, 7-8) ou de la confiance de Jésus qui ne craint pas d’exprimer son sentiment d’abandon, et qui pourtant malgré ce « grand cri (...) fut exaucé » (Hb 5, 7).
10L’univers païen est, au fond, un univers muet. Comme le disaient les Pères alexandrins, cet univers muet n’est pas comme le cosmos chrétien traversé, lui, de part en part, par le Logos divin. Désormais, Dieu et l’homme prennent le risque de la parole. L’homme a le droit de parler, d’interroger, de se défendre. Et ce risque est partagé. Car en parlant à l’homme, au lieu de s’adresser à lui par le regard (est-ce s’adresser ?) ou par l’énigme, Dieu prend aussi un risque, celui de n’être pas suivi. Comme toujours quand on s’adresse à une liberté. Le rapport entre l’homme et Dieu se présente à cet égard comme un rapport risqué, mais n’en est-ce pas le prix ? Et le prix qui manifeste l’éminente dignité de l’homme et son infini respect par son Dieu. Mais au moins ce risque est payé par l’honneur de la clarté à découvert : « Je n’ai pas parlé en cachette, dans un coin ténébreux de la terre ; je n’ai pas dit à la descendance de Jacob : ’Cherchez-moi dans le vide’ » (Is 45,19).
11Un Dieu qui s’adresse à l’homme dans la limpidité et non dans les pièges de la devinette et de la divination, voilà certes qui plaide déjà en faveur d’un Dieu autrement digne de l’homme. Il n’est pas jusqu’aux ordres de Dieu qui, puisqu’il s’agit de commandements, non d’intentions secrètes, ne bénéficient de cette clarté : les commandements sont publiés, communiqués, révélés (Gn 20, 1-21). Ils sont paroles, et non pas volontés énigmatiques, pièges à faux pas. Le rapport n’est pas dissimulé, mais ouvert, manifeste, face à face de sujet à sujet. « La parole est l’être de l’homme », dit Pierre Emmanuel. Combien plus cela est-il vrai de Dieu. Et ceci nous permet maintenant de mieux comprendre un autre aspect de la spécificité chrétienne, celui d’un Dieu personnel. C’est dans la doctrine de la création que l’on peut saisir au mieux l’originalité de ce thème.
2. Un rapport de sujet à sujet
12La doctrine théologique de la création ne vise pas tant à donner l’explication de l’origine de l’univers qu’à révéler le sens d’un monde dès là qu’il est porté par Dieu. En d’autres mots, on parle de la création par Dieu non tant pour résoudre une éventuelle énigme philosophique ou scientifique, que pour indiquer ce que cela représente pour la création de relever de Dieu. Pour l’Écriture, le fait pour la création de relever de Dieu signifie qu’au lieu d’être livrée à l’anonymat, au hasard ou à la nécessité, elle est confiée au souci d’un Sujet, entendons : un être personnel, foyer d’intelligence et de liberté, non soumis au destin, demeurant maître de toute situation.
13Il n’en est pas ainsi dans les autres conceptions qui s’apparentent aux doctrines de création. Dans les récits cosmogoniques ou théogoniques, l’univers est le résultat non intentionné ou mal intentionné d’un combat entre dieux rivaux, puissances anonymes, forces élémentaires. Chez les philosophes païens, c’est le même profil, rationalisé. Selon Platon, le monde est l’ombre dégradée du monde transcendant des Idées ; chez Aristote, il est une autoproduction éternelle ; pour Plotin, l’émanation de plus en plus déchue de l’Un ; selon Spinoza (Deus sive natura), c’est la nature elle-même (natura naturans) qui produit la nature (natura naturata). Dans tous les cas, la « création » est une œuvre anonyme : elle ne relève de personne ; tautologique et répétitive : elle vient d’elle-même ; fatale et arbitraire : elle est suite inévitable d’un processus non finalisé. Il est significatif à cet égard que le panthéon antique ignore tout d’un dieu créateur, seule idée de dieu qu’il n’ait pu syncrétiser. Le monde est soumis à un destin incontrôlé, irréversible, qu’il obéisse à un Fatum anonyme et tout-puissant auquel Zeus même est soumis ou qu’il décalque des lois universelles, fixées d’avance et irréfragables.
14En posant Dieu comme créateur de l’univers, la révélation judéo-chrétienne a posé un geste spéculatif et salutaire rigoureusement inouï. En disant que le monde est « soumis » à Dieu, elle écarte d’emblée, et de manière radicale et définitive, l’idée d’un monde soumis à une puissance anonyme ou à une force aveugle. Fait à partir de rien (ex nihilo), le monde ne traîne rien, aucun poids, aucune histoire, aucun héritage. Si le monde n’est soumis qu’à Dieu, cela signifie qu’il est soumis (et encore faudrait-il bien penser le sens de ce mot) — qu’il est soumis à quelqu’un qui, lui, ne l’est pas. Le dieu mythologique, nous l’avons vu, est soumis aux lois et à la fatalité, et lui-même est souvent postérieur à des processus précisément théogoniques. Zeus est peut-être conçu comme une personne, mais non vraiment comme un Sujet, et sa liberté (si l’on peut employer ce mot que n’utilisent d’ailleurs guère les anciens à son propos) se limite à l’exécution, souvent dérisoire, de quelques caprices cosmologiques, amoureux ou guerriers. En un mot, dire que Dieu est une personne (hypostase) ne suffit pas tout à fait, car une personne peut ne pas être libre, créatrice, maître des choses, mais être elle-même en tout point soumise. Le dieu païen est précisément tout sauf tout-puissant, il ne peut presque rien. On s’est parfois et même souvent trompé en ce qui concerne l’attribut judéo-chrétien de toute-puissance, y voyant la possibilité presque fakirique et puérile de pouvoir faire tout ou n’importe quoi8. En réalité, ce que l’attribut de toute-puissance désigne, c’est précisément cette liberté, cette souveraineté, cette « aisance » d’un Dieu qui n’est soumis à aucune fatalité, souverainement libre, c’est-à-dire non lié par une quelconque antériorité, souverainement « à l’aise ». Il est Seigneur, comme dit précisément l’Ecriture.
15Le Dieu judéo-chrétien est ainsi pleinement Sujet, « compos sui ». Certes, on comprend le risque couru, celui d’un Dieu arbitraire. C’est le risque-limite du nominalisme, et ce Dieu ne vaudrait alors guère mieux qu’un dieu de fatalité. Mais les correctifs nécessaires d’intelligence et d’amour sont aussitôt là pour rectifier cette courbure9. Dans le monde judéo-chrétien, Dieu est littéralement un Sujet qui a un projet, un dessein, une intention. Le monde est « animé », dans le meilleur sens du terme, il n’est donc pas jeté (thème existentialiste de la Geworfenheit) répétitivement sur lui-même ou absurdement dans l’anonymat. On se souviendra que le dieu philosophique, celui d’Aristote en tout cas, non seulement n’a pas créé le monde, mais ne le connaît même pas, et sa présence n’assure qu’une providence générique de maintien, ce qui heurtait la foi biblique de l’aristotélicien Maimonide10. Le monde reste alors soumis à l’aveuglement immense d’une destinée sans orientation.
16Dire que le monde est dans les mains d’un dieu conçu comme Sujet consiste en revanche à apporter à l’homme le souffle, source lui-même d’espérance et de salut, de savoir que ce monde et lui-même ne sont pas « nulle part », en désorient définitif. Un monde posé par un Sujet, c’est un monde qui relève toujours et partout de la possibilité d’un salut, d’une reprise. Qui dit sujet, dit en effet que rien n’est irrémédiable, que tout peut toujours être repris. Un Dieu-Sujet (comme déjà le Dieu-parole) peut en effet, de principe, être fléchi. Du coup, le règne de l’absolue nécessité est frappé au vif. Si on peut prier Dieu, puisque rien n’est anonymement fatal, voici que se déchire le voile de l’inévitable et du nécessaire, comme aussi celui de la résignation stoïcienne, et que s’annonce le royaume clair de la liberté. Sur le plan de l’histoire de la pensée et de la culture, on peut se demander si la pleine idée de liberté n’est pas née en ce lieu théologique de la prière à un Dieu-Sujet, dans lequel l’homme a appris que tout n’était pas fatal.
17Car il faut bien comprendre tout ce que cette conviction d’un monde porté par un Sujet comporte d’éclairant sur l’homme lui-même et sur sa liberté. Par la création, la tradition judéo-chrétienne pose en effet que le Dieu de liberté a posé et voulu des hommes libres. Un geste libre suppose la provocation d’une liberté (abyssus abyssum invocat) ; un monde posé par une liberté est un monde où la liberté est « chez soi », de plein droit, voulue. L’homme de l’antiquité n’a pu concevoir qu’une liberté qui était toujours une prise d’assaut. Et certes on ne peut qu’admirer cette grandeur tragique et émouvante d’une Antigone affrontant la loi ou d’un Prométhée ravissant au dieu jaloux le feu indispensable à l’homme. Mais ces révoltes de liberté (quand elles réussissent et ne sont pas payées par la pire servitude et par la mort) sont précisément des révoltes et des culpabilités, et finissent tôt ou tard par se briser et par casser leurs héros. La liberté n’est pas « chez elle » parmi les hommes.
18Pour la foi judéo-chrétienne, en revanche, la liberté de l’homme, voulue par Dieu et non pas à lui arrachée, est une liberté « autorisée », entendons : une liberté de plein droit, une liberté de naissance. La conséquence d’un monde créé par un Sujet, c’est qu’il s’agit d’un monde de Sujets. L’exercice de la liberté n’est pas simplement toléré, encore moins est-il l’acte d’une insoumission ; il est bien plutôt, voudrait-on dire,... « obligatoire » ! Entendons : cet exercice relève de la vocation même de l’homme, institué en quelque sorte par elle et pour elle, d’ordre divin. La logique de Prométhée est renversée.
19En termes philosophiques, cette conception théologique de la liberté pourrait s’exprimer en disant que la liberté appartient à l’essence de l’homme, qu’elle est constitutive de son être. Il n’est pas étonnant, à cet égard, que la philosophie de Sartre n’ait pu penser qu’une liberté conçue comme exercice de l’existence. Elle n’appartient pas à l’essence de l’homme, elle ne le définit pas essentiellement : elle est « liberté pour rien », « passion inutile ». La liberté s’inscrit dans l’acte existentiel par lequel j’arrache et prend d’assaut et de haute lutte la conquête de mon être. On n’est pas loin de Prométhée et d’Antigone. Disons encore les choses autrement : pour Sartre, il y a liberté contre Dieu ; pour le chrétien, il y a liberté parce qu’il y a Dieu ; pour Sartre, la liberté est négative (et vaine), nécessitée par la lutte contre un destin affreux ; pour le chrétien, la liberté est positive, voulue comme telle et pour elle-même par Dieu, et sa destinée est positive. D’entrée de jeu (in principio), droit d’essence et de naissance, non seulement d’existence et pour la mort (Sein zum Tod).
20C’est tout cela qu’il y a, entre autres choses, dans la doctrine inépuisable de la création par Dieu. Dire que l’univers est créé par Dieu, c’est dire en effet que sa logique dépend d’une logique de Sujet, c’est-à-dire d’une logique de don et de liberté. C’est pourquoi il pourrait être préférable, comme suggéré plus haut, de parler de Dieu comme d’un Sujet, plutôt que le désigner comme personne, et d’ailleurs pour donner tout son sens au terme de personne. « Le divin est déjà dans l’énonciation juste de son nom »11. Notre Dieu est ce Sujet, souverainement « à l’aise », indépendant, tout à la différence du dieu païen soumis au destin comme le dieu mythologique ou à la nécessité comme le dieu philosophique.
21Et certes, poser (ou plutôt : croire à) un tel Dieu, c’est, de nouveau, adopter une position de risque. Un rapport personnel, un rapport de sujet à sujet, puisqu’il suppose de part en part la liberté et ses choix, est bien plus fragile qu’un rapport (mais peut-on encore utiliser ce mot ?) de nécessité, de soumission anonyme (qui n’a rien à voir avec l’obéissance d’un auditus de foi). Mais, ici encore, cette fragilité n’est-elle pas le prix à payer, le seul prix qui mérite d’être payé, pour gagner un véritable rapport, digne de Dieu et digne de l’homme ?
22N’aurions-nous donc pas ici une fois de plus affaire à un trait distinctif, et incomparable à tout autre, du Dieu de notre tradition ? On a souligné à juste titre que l’apport culturel du judéo-christianisme était d’avoir défatalisé l’histoire12. La doctrine du salut suppose en effet, en son fond, que rien n’est définitif, que l’on peut toujours revenir sur une situation, la sauver précisément, que rien n’est jamais définitivement perdu. Le mal existe, mais n’a plus couleur de destin. L’idée d’un Dieu-Sujet, c’est-à-dire d’un Dieu parfaitement libre et souverain, est à la racine même de cette conception et la fonde radicalement. L’intuition judéo-chrétienne est ici que Dieu est la figure même de l’anti-destin, et pour lui-même et pour nous13. Il est Maître et Seigneur, et non pas pour on ne sait quel despotisme ou tyrannie, mais au service de la liberté, pour la liberté. Un tireur de marionnettes n’est pas un créateur. Le Dieu judéo-chrétien n’est jamais, comme le dieu Rê constamment menacé par le Serpent des abîmes, en risque de ne plus être dieu et sur le qui-vive de ses prérogatives. Il est toujours pleinement lui-même, et nous veut à cette image et ressemblance. Et nous voici au seuil de l’éthique.
3. Une rencontre éthique
23« Le miracle de la création consiste à créer un être moral »14. En s’exprimant ainsi, E. Levinas n’est pas seulement philosophe ou théologien. Il dit excellemment une spécificité de cette Bible qu’il connaît si bien : celle d’un rapport foncièrement éthique entre Dieu et l’homme. Les dieux païens — peut-être justement parce qu’ils ne sont pas créateurs ? — ne sollicitent pas un tel rapport. Celui-ci, globalement, est de type cultuel, civique, domestique et magique, assez superficiel en somme, sans relation en tout cas avec l’être profond de l’homme. Il ne rencontre pas celui-ci au niveau de ce qui le définit le plus proprement. Le dieu païen, d’ailleurs, n’est guère offensé par une faute morale de l’homme, c’est-à-dire par une faute qui fait tort à l’homme lui-même, mais seulement par des transgressions portant atteinte à un honneur jaloux ou par un manque à l’étiquette. Pas davantage, le dieu païen ne s’occupe-t-il du bien moral de l’homme. Il peut être un dieu secourable pour ce qui touche à la santé ou aux biens de l’homme, il n’est nullement préoccupé de ses qualités morales. Dans l’Iliade, Athéna se contente de conseiller le héros de son choix dans ses entreprises. Tout au plus du dieu philosophique (le dieu stoïcien, par exemple) pourrait-on dire qu’il recommande au sage la vertu, mais il ne s’occupe pas de promouvoir cette vie morale et d’y voir le lieu vérifié d’un rapport avec lui.
24Il en va tout autrement du Dieu de la tradition judéo-chrétienne — dont la transcendance est d’ordre éthique plus que cosmologique, à la différence précisément des dieux de l’Olympe. Quand Esope, en réponse à une question de Chilon, dit de Zeus qu’« il abaisse les choses hautes et élève les choses basses », ne soyons pas troublés par l’apparent parallèle avec notre Magnificat. Le fabuliste songe simplement à dire que « le monde est un véritable jeu de bascule », comme le commente Bayle15. Il s’agit d’une roue de fortune aux mains de Zeus, non de l’acte d’un discernement des cœurs d’un Dieu attentif, comme celui de Marie, au sort des humbles. L’Elysée est sans doute ouvert à l’homme vertueux, mais Dieu ne s’en est ni occupé ni préoccupé. Le Dieu de la Bible, lui, est un Dieu dont la préoccupation est le salut et le bonheur de l’homme, bonheur non simplement lié à des aspects économiques, affectifs, etc..., mais à une situation éthique16. « A quel Dieu te comparer, toi qui ôte le péché ? » (Mi, 7,18).
25Certes, on ne peut en disconvenir, l’intérêt porté à ce type de relation a pu connaître des maldonnes17, dans la mesure où — c’est un fait historique et culturel — un excès moralisateur a pu peser sur le rapport entre l’homme et Dieu. Il ne faudrait pas, cependant, que cet abus, qui constitue l’envers d’un aspect hautement positif, cache précisément celui-ci. En créant un être moral, c’est-à-dire un être qui se construit non seulement par un processus biologique ou par un développement intellectuel, mais par une prise en main du destin de son être, Dieu a en même temps voulu que sa relation avec lui s’authentifie à ce niveau. La chose, vraiment, n’est pas banale. La conjonction entre les règles du culte et le comportement éthique de l’homme s’arrête souvent — l’histoire des religions le montre — à des prescrits concernant la pureté rituelle18. L’Evangile porte ces exigences bien au-delà. Le commandement de Jésus de ne se présenter à l’autel qu’après s’être réconcilié avec son frère (cf. Mt 5, 23-24), — commandement qui prolonge la préférence de Dieu, dans l’Ancien Testament, pour le coeur qui se repent plutôt que pour les sacrifices (cf. Ps 51, 19 et al.), — n’interdit certes pas le recours aux médiations cultuelles pour exprimer le rapport à Dieu. Mais il signale que sans la rectitude éthique ces manifestations « ne concernent pas Dieu » et que c’est au contraire dans cette rectitude éthique que Dieu s’estime d’abord le plus réellement honoré. On assiste ici à une conception où le respect de Dieu coïncide (ce qui ne signifie pas identité) avec le respect du prochain, et dans ce qu’il a de plus spécifique. On ne porte pas d’abord atteinte à Dieu parce qu’on lui manquerait de déférence, attitude souvent assez formelle d’ailleurs, mais lorsque, en manquant envers notre propre être ou celui du prochain, nous portons ainsi atteinte à Dieu. Il faut bien voir ici un Dieu qui, à l’instar de véritables parents, est atteint à cause du mal que l’enfant se fait à lui-même, et non pas, comme des parents abusifs, offensé par contrariété narcissique, blessure d’amour-propre.
26Mais il y a plus encore. Le Dieu judéo-chrétien est à ce point soucieux du destin moral de l’homme, qu’il n’hésitera pas à s’engager lui-même dans le salut de l’homme. Bien sûr, certaines religions ont pu aussi être appelées religions de salut. Elles ne le sont, cependant, que parce que l’homme y est effectivement appelé à prendre un chemin de purification et d’ascension19. Mais nulle part comme en judéo-christianisme la divinité ne prend elle-même en main l’initiative et la conduite de l’acte salutaire. Il pourra y avoir pesée des âmes, comme en Egypte, au moment d’entrer dans le Royaume des morts20, mais le dieu n’y aura pas préparé l’homme. Tout au plus voit-on dans certaines religions (l’iranienne ancienne, par exemple) l’envoi d’anges et de démiurges. Seul le christianisme voit Dieu se compromettre lui-même, et seul il comprend ainsi le souci de Dieu, au point que l’Incarnation rédemptrice en constitue la spécificité la plus radicale. Le Dieu de notre tradition n’est pas le Dieu indifférent d’Aristote, le Dieu inconscient de Lacan21, pas plus qu’il n’est pas le Dieu d’Einstein qui écrivait : « Je crois au Dieu de Spinoza, qui se révèle dans l’harmonie régulière de tout ce qui existe, non en un Dieu qui s’intéresse en personne aux faits et gestes des humains »22. A lire cette sorte de contre-profession de foi, on en arriverait parfois à se demander si les chrétiens n’ont pas, contrairement à ce que l’on dit si souvent, une conception de l’homme plus élevée que celle des humanistes. Ceux-ci ne peuvent croire à cette capacité de l’homme (homo capax Dei) qui suppose que Dieu lui-même se rend capable de l’homme. Quid est homo quoniam visitas eum ? (Ps 8,5). Les chrétiens ne craignent pas d’aller jusqu’à penser, très naïvement diront certains, que le sort de l’homme est si élevé qu’il mérite de voir Dieu en être personnellement préoccupé et concerné. « Dieu a tant aimé le monde... » : le chrétien n’en reviendra jamais de cette « philantrôpia tou Theou », effectivement totalement étrangère à l’esprit païen et philosophique.
27Dans sa Prière sur l’Acropole, Renan rapporte d’un ami, que celui-ci avait coutume de dire que « la vérité des dieux était en proportion de la beauté solide des temples qu’on leur a élevés »23. Sans doute. Mais ce critère esthétique, aussi troublant soit-il (nous ne sommes pas des barbares), ne pourrait suffire à « juger » de notre Dieu. Sa grandeur — sa vérité — notre Dieu l’astreint lui-même à la mesure d’un autre temple : celui qui est (en) nous-mêmes. Là se trouve en effet son Esprit-Saint (cf. 1 Co 6, 13-20 et al.). L’homme est lieu de Dieu, et c’est là que, fondamentalement, s’illustre le reflet de sa transcendance. Il ne faut pas oublier, d’ailleurs, que déjà la création du temple du monde manifeste essentiellement un souci éthique : « et Dieu vit que cela était bon » (Gn 1, passim). Combien plus, on le sait, la création de l’homme, jugée très bonne (ibid.).
28Et sans doute serait-il justement permis de trouver le paradigme de cette conception éthique du rapport entre Dieu et l’homme dans le récit du Jardin. L’arbre devant lequel les premiers parents sont invités à ratifier leur être (et dans le même temps leur relation à Dieu) n’est pas l’arbre scientifique de Newton, ni davantage l’arbre philosophique de Porphyre, mais l’arbre du bien et du mal, un arbre éthique. Ce n’est pas de simple connaissance qu’il s’agit, — sinon n’importe quel salut gnostique y suffirait, — mais de l’appréciation et de la pratique « du bien et du mal ». C’est que l’éthique n’est pas un simple comportement conséquent, en aval et somme toute relativement extérieur à la nature humaine, voire simplement esthétique comme chez les héros grecs. L’agir moral est intrinsèque à la constitution de l’être de l’homme, il en est en amont ; l’éthique n’est pas une simple esthétique (kalon kagathon), elle a une portée métaphysique : l’homme construit son être dans la démarche morale et se perd, au sens le plus fort du terme, dans le péché. Le théologien, philosophe et médecin juif Maimonide, qui savait corriger Aristote par la Bible, insistait à merveille, comme plus tard le fera Levinas, sur cette portée métaphysique de l’action morale. L’homme est celui qui, dans la création, ne reçoit pas simplement l’être (comme le reçoit le reste de la création, non « morale »), mais il le conquiert aussi : il est celui qui dit oui, « ratifie son être », le mérite, le gagne24. L’homme poursuit son être (inachevé) par des choix moraux : « Vois, je mets aujourd’hui devant toi la vie et la mort, la bénédiction et la malédiction. Tu choisiras la vie (...) en aimant le Seigneur ton Dieu » (Dt 30, 19). L’homme est appelé à édifier son être. Cette métaphysique éthique est une ontologie de consentement actif à l’être, du courage (virtus) d’être, une métaphysique du coeur courageux (cf. Mt 15, 11 sv. ; Mc 7,15). Là est le site royal de l’homme25.
29C’est aussi pourquoi, encore une fois, il ne faudrait pas limiter l’importance du péché à une évaluation « moralisatrice », mais bien en voir plutôt l’impact théologique et ontologique. Au fond, ce qui fait la profonde différence entre Dieu et l’homme, la « regio dissimilitudinis » dont parle Saint Bernard26, ce n’est pas seulement quelque intervalle métaphysique, aussi vrai cela soit-il, mais bien plutôt et surtout cette sainteté de Dieu, qui fera se prosterner un jour Pierre, le pécheur, devant la sainteté de Jésus qu’il découvre (cf. Lc 5,8). Mais sainteté à laquelle précisément l’homme est appelé par Dieu pour devenir vraiment homme. Tel est le « cur Deus homo » de la tradition chrétienne orientale. Telle est l’œuvre pour laquelle Dieu s’est fait homme. L’arbre de la Croix rédemptrice est bien alors l’arbre de la Nouvelle Alliance, qui devait prendre le relais de l’arbre éthique du premier Paradis, si Dieu voulait renouer le rapport avec l’homme au niveau même où l’homme est homme. Le Dieu chrétien ne s’estime pas absolument exlex comme le Législateur nominaliste, au-dessus de ses lois. Peut-être justement, et une fois de plus, parce qu’il est créateur, non simplement législateur. « Dieu règle l’ordre du monde sans le subir », écrit Sartre27. Ce n’est guère vrai de notre Dieu. Parce que créateur, Dieu ne s’estime justement pas dispensé d’assumer les consignes morales de sa création, et il vient s’y mêler et y trouver sa grandeur (Propter quod et Deus exaltavit ilium...). Mythologie par excellence, pensent certains. Nous ne le pensons pas. Mais, mythologie pour mythologie, ne serait-on pas en droit de préférer celle qui prend ainsi tellement au sérieux l’homme, plutôt que celles qui en font peu de cas et ne pourraient dire comme le psalmiste : « Qu’est donc l’homme pour que tu penses à lui, l’être humain pour que tu t’en soucies ? Tu en as presque fait un dieu » (Ps 8, 5-6). Folie ? Evidemment. Mais c’est, justement, celle de la grâce.
4. Une relation de gratuité
30On s’en veut presque, tant le thème de la grâce est partie prenante de la foi chrétienne, de faire état ici du régime de gratuité. Il faut le faire, cependant, parce que sa spécificité en regard de la conception païenne est singulièrement éclairante. Mais aussi parce que ce type de rapport au sein même de l’expérience chrétienne, s’il est sans doute bien perçu au niveau du salut (thème de la grâce précisément), l’est beaucoup moins au niveau du rapport « général » avec Dieu.
31Sur ce plan en effet, — peut-être à cause d’une trop grande présence de la théologie naturelle et de ses preuves de l’existence de Dieu, — le chrétien vit dans la conviction confuse que, puisque Dieu existe, le rapport est inévitable, au point qu’il est même vécu par certains comme pesant à l’égal d’une contrainte. Pour se corriger la vue, rien n’est peut-être ici plus salubre que de relire la finale du livre de Josué. Au moment de mourir, le successeur de Moïse rassemble les fils d’Israël et les invite à choisir : s’il ne « vous plaît pas, dit-il, de servir le Seigneur », choisissez « aujourd’hui qui vous voulez servir ». Les Israélites protestent évidemment de leur fidélité au Seigneur de leurs pères, mais Josué, leur rappelant les lourdes obligations que cela entraîne, veut comme les décourager de ce choix dangereux, insistant pour dire qu’ils ne parviendront pas « à servir le Seigneur car c’est un Dieu qui ne supporte pas révoltes et péchés ». Quand pour la seconde fois le peuple clame sa promesse, Josué fait élever une pierre qui, les prévient-il, « servira de témoignage contre vous » (cf. Jos 24, 14-28). Josué n’a vraiment rien d’un recruteur de Dieu, qu’il ne présente d’ailleurs guère selon des traits flatteurs. On est loin du chantage à la séduction. Bien plus, Josué semble prêt, sinon à persuader les Hébreux de choisir un autre Dieu (moins exigeant), en tout cas à leur en laisser la responsabilité plutôt que de les exposer au parjure. Le moins qu’on puisse dire, c’est que nous sommes en présence ici d’un discours théo-logique qui s’exprime clairement en terme de choix et de décision, non en termes de contrainte et de loi. Et le cas n’est pas isolé28.
32Ce langage nous surprend, et il ne faudrait certes pas l’interpréter comme signifiant une liberté indifférenciée29. Il n’empêche qu’il se présente comme caractéristique, précisément, de ce climat éthique qui préside au rapport avec Dieu. L’accent n’est pas mis, comme nous le faisons, sur l’argument rationnel ; lequel, dans son habituelle présentation en tout cas, laisse peu de place à la liberté. L’accent est mis ici sur le plan moral, lequel est par nature davantage axé sur les choix et les décisions. La question n’est pas tellement, comme dans les preuves de l’existence de Dieu, de conclure au théisme contre l’athéisme ; mais bien plutôt, comme dans la foi, de choisir contre le polythéisme (en présence de toute une série de dieux possibles) pour le monothéisme. Dire que l’on croit en un seul Dieu, ce n’est pas en effet dire simplement que l’on croit en Dieu, ni même qu’il n’en existe métaphysiquement qu’un seul. C’est dire surtout qu’on a choisi (aussi bien « si c’est Baal qui est Dieu, suivez-le ») (cf. 1 R 18, 21)30, c’est dire qu’on a choisi le (seul) Dieu véritable, le seul qui mérite de l’être, et même quand la fidélité est, comme ici, moins attrayante. Car, on ne le cache pas : « le Seigneur est un Dieu jaloux et vengeur. Sa colère est terrible. Certes il est lent à la colère, mais il ne laisse rien passer » (cf. Na 1, 2-3). On sait que les disciples eux-mêmes seront troublés : « Cette parole est rude ! Qui peut continuer à l’écouter ? » (Jn 6, 60).
33Il faut bien se rendre compte, en effet, que les dieux païens sont en un certain sens infiniment plus gratifiants que le Dieu judéo-chrétien. Les multiples dieux païens répondent à une infinité de bonheurs très séduisants : fertilité, succès, prédiction de l’avenir, fécondité, richesse, etc... « Le monde est plein de dieux », rappelait judicieusement, le païen Thalès. Et l’on comprend, à lire ne fût-ce que l’épisode du Veau d’or, combien les Hébreux ont dû être tentés par ces divinités que l’on pouvait consulter et presque toucher au sommet des collines de Canaan, dans ses fontaines sacrées et ses bosquets magiques. Il n’y a pas jusqu’aux sacrifices d’enfants et de jeunes filles qui ne hantaient leurs songes. Le Dieu de Moïse et de Jésus-Christ, peut-être en raison d’une certaine abstraction (on ne peut s’en faire une image, dans tous les sens du terme,) surtout à cause de ses exigences éthiques, est bien plus exigeant.
34C’est que, pour s’exprimer en termes actuels d’anthropologie, alors que le dieu païen répond à des besoins, le Dieu judéo-chrétien, — et c’est un autre aspect essentiel de la gratuité, — s’inscrit dans la ligne du désir31.
35Un besoin est impératif, immédiat et il exige une réponse immédiate et, à court terme du moins, hautement gratifiante. Le désir, au contraire, davantage spirituel32, est fait de beaucoup d’inconnues. On peut se tromper sur son désir, alors qu’on ne se trompe pas sur ses besoins. Le désir est moins évident aussi, ses contours sont moins simples en tout cas (même si le mouvement comme tel est puissant) et la réponse en est moins immédiate, elle peut même être différée, voire refusée. Bref, le désir se construit dans une démarche personnelle beaucoup plus difficile et moins tentante33. Surtout, alors que le besoin appartient essentiellement au domaine des choses et de l’avoir, — d’où la facilité et la rapidité de sa satisfaction, — le désir, lui, se situe dans la sphère des personnes, un lieu donc où l’estimation est plus précaire et la relation plus difficile34. C’est que, comme le dit merveilleusement saint Augustin : « Desiderium sinus cordis » (In Jo Εν., 40, 10), le désir est mesure de la profondeur du cœur.
36Or, sous une forme ou sous une autre, c’est bien essentiellement dans le registre du désir, de l’invite, de l’appel, de la proposition que le Dieu judéo-chrétien se présente à l’homme. Le « grand désir qu’a désiré Jésus » à la Cène (cf. Lc 22, 15) a ici valeur de paradigme. Il serait certes périlleux d’aller repérer les textes bibliques où le mot « désir » apparaît car, outre la difficulté de toute équivalence intralinguistique, il faudrait aussi retenir les mots comme « aspiration », « soif », « souhait », etc... Une chose est certaine, et c’est elle qui nous importe, ce thème, — pour exprimer les rapports entre Dieu et l’homme, — est très présent. Et l’on n’a pas manqué de souligner, en contraste avec le dieu païen ou philosophique (« pour moi c’est la même chose » dira le curé de Bernanos) et à côté des formules rudes rencontrées plus haut (c’est le prix d’ailleurs d’une affection véritable35), on n’a pas manqué de souligner le climat d’affectivité, les comparaisons empruntées au vocabulaire sponsal, les termes de tendresse, etc..., toutes caractéristiques d’un rapport personnel, fondé sur l’élan d’un désir qui se cherche, non sur l’impératif d’un besoin qui s’impose.
37Non d’ailleurs que le besoin soit à exclure, nous ne serions pas homme sans lui, mais il n’a de sens qu’intégré dans le désir, — ce « besoin luxueux » dit Levinas36, — ce désir qui fait que l’homme n’est pas un animal et qu’il ne devient même homme que comme être désirant37. La Bible latine dit magnifiquement de Daniel : « Vir desideriorum tu es » (Dn Vg 9, 23). Un homme de désir et d’attente vit un rapport à Dieu infiniment plus gratuit que celui qui voit dans son dieu le bouche-trou bienvenu de ses besoins en panne38. « L’homme ne vit pas seulement de pain » (Lc 4, 4). Le désir se fait prière, alors que le besoin se dicte en exigence. Le désir invoque le don (gratuité), là où le besoin convoque la satisfaction nécessaire. Le désir ressortit à l’amour, lequel « bannit toute crainte » (1 Jn 4, 18), tandis que le besoin (cf. l’expression « état de besoin ») conduit vite à la panique et à la peur. A cet égard, s’applique pertinemment à la religion païenne le jugement terrible et lucide de Lucrèce : « Timor fecit deos »39. Au reste, la prière païenne est souvent apotropaïque, conjuratoire.
38Car l’univers païen est au fond un univers dominé par la peur, la crainte en tout cas. Et l’on peut se demander, une fois de plus, si la conception de la création ne joue pas ici un rôle prépondérant et, c’est le cas de le dire, fondateur. Les cosmogonies et les théogonies ont presque toutes en commun, nous l’avons vu, une vision désastreuse du surgissement du monde : combat des dieux, morcellement ou mutilation d’un dieu, engendrements divins souvent violents, ombre portée du monde divin, émanation progressivement déchue, indifférenciation, sacrifice primordial. Il n’y a pas désir divin du monde ; celui-ci ne vient pas d’un choix d’amour et de liberté, mais résulte de la contrainte et de la fatalité, souvent même d’une tragique maldonne. Une fatalité mauvaise, dans les meilleurs cas neutre mais jamais bénéfique d’intention, préside à l’installation du cosmos. La création judéo-chrétienne, au contraire, pose que celle-ci est désirée et décidée (fiat), et non pas résultat non escompté d’une tragédie. Bien plus, elle est positivement posée comme bonne, intrinsèquement bonne. Par-dessus tout, cette création est gratuite, c’est-à-dire posée librement par Dieu, sans qu’elle réponde à aucune nécessité de sa part, sans qu’elle soit exigée par un besoin de sa nature.
39Ceci est capital. Certes ce thème de la gratuité doit être sans cesse corrigé et affiné, pour ne pas verser dans l’excessif et dangereux arbitraire. Cela dit, l’important est que cette gratuité de l’acte créateur rend précisément la création véritablement libre. L’homme est affirmé libre puisque son destin n’est pas la résultante d’un besoin et de ses nécessités. Au reste, en théologie, c’est peut-être le mot « gratuité » (grâce) qui dirait le mieux ce qu’en philosophie on appelle « liberté ». Pour la foi, la liberté, qui n’a pas besoin d’être protestation et revendication, est en régime de don. La liberté y est merveille reçue d’une munificence. La liberté n’est pas arrachement prométhéen, mais exercice d’un don. La liberté est libre. Dans une logique hégélienne, on ne pourra jamais tout à fait éviter de voir la création comme un moment nécessaire dans le devenir du processus divin (ce qui nous rapproche des mythes théogonique40. Mais, alors, comment l’homme pourrait-il encore s’estimer libre, puisqu’il ne serait qu’un jalon d’une destinée (divine) qui n’est même pas la sienne ? L’homme païen donne souvent l’impression, sinon sur le plan moral et civique, en tout cas sur le plan métaphysique et religieux, d’avoir vécu dans un monde où le dernier mot était nécessité, hasard, fortune, fatalité, sort. Et, en tout cas, le rapport aux dieux a rarement pu être un rapport libre et gratuit, mais presque toujours ou si souvent un rapport craintif. Il n’est pas jusqu’au fameux mot latin « religio » qui ne semble désigner l’attitude révérencielle dans laquelle, par crainte «religieuse», par scrupule, on se reprend (re-ligere, on se re-lie), on revient sur une position prudente et silencieuse pour éviter toute parole néfaste, tout risque de faux pas41.
40Tout cela vient de ce que la notion même de don et de gratuité pour dire le rapport entre Dieu et l’homme est absente de la théologie païenne. Ce n’est pas pour rien qu’on a pu dire que le dieu païen ou philosophique était mort « par manque de générosité »42. La doctrine de la création gratuite est seule à dire un véritable don, c’est-à-dire un don permettant au bénéficiaire de pouvoir à son tour donner, et même de donner à son Dieu. Car celui-ci, en même temps qu’il offrait, avait aussi demandé. On songe au « jeu royal » que Tagore voit ici : « tendre la main au mendiant pour mendier », car, en effet, « on ne donne pas vraiment si on ne demande rien »43 et si on ne donne pas à l’autre de pouvoir donner (Vade et tu fac similiter, Lc 10, 37). Nous avons ici un surprenant « do ut des », mais qui en renverse la logique païenne.
41C’est que la création n’est pas de ces gestes condescendants et solitaires, souvent pervers, où celui qui reçoit est alors confiné en état de dépendance et sans aucune maîtrise44. Bien au contraire, ici le don est donné pour qu’à partir de là celui qui est à l’image et à la ressemblance puisse à son tour être créateur45, inventif et donateur et surmonter toute crainte : « Voici, je vous donne toute herbe, soumettez toute la terre ; je vous donne tout, remplissez la terre, c’est vous qui serez craints » (cf. Gn 1, 26 et 29 ; 9, 1-3). « N’ayez pas peur » (Mt 17, 7 et al.).
42Dans pareil climat de gratuité et de confiance, l’homme vit vraiment son rapport à Dieu, non pas comme un rapport qui l’aliène, mais au contraire comme un rapport qui le structure. Il ne doit pas, comme Prométhée, arracher, puisqu’il s’agit de don. Le païen entreprend les grandes choses contre et malgré le dieu : « tantae molis erat Romanam condere gentem » (En., I, 83). L’homme judéo-chrétien ne « prend » que ce qu’il a reçu (de tuis donis ac datis, Liturg. Missae) : « L’homme ne peut rien prendre qui ne lui soit donné du ciel » (Jn 3, 27). A l’image et à la ressemblance de Dieu, il n’a pas, comme le héros, à se conquérir contre Dieu, puisque, comme le saint, c’est par Dieu même qu’il y est convié (Si vis, Mt 19, 21). C’est la surprenante logique du don, si caractéristique du christianisme, si étrangère à la mentalité païenne. Un vrai don, en effet, suppose que ce qui est donné l’est totalement à disposition de qui le reçoit. Jamais, par conséquent, hormis évidemment ce qui lui ferait tort à lui-même ou à son prochain (cf. Gn 9, 5-6), l’homme ne devra se sentir mal à l’aise dans sa liberté devant Dieu. Même l’absence de mérite, d’exploit et de performances, — et c’est un trait de génie du christianisme46, — n’autorisera jamais l’homme à craindre un Dieu dont la grâce, — on voudrait presque dire dans un esprit de mystique médiévale : la courtoisie, la déférence (Si vis ; Ave, Maria), — est précisément le secret. Le secret de ce secret ne s’annonce-t-il pas dans un mystère de surabondance et de prévenance, qui n’a justement rien à voir avec le calcul, parce que Dieu est toujours premier dans l’initiative (Prior dilexit, 1 Jn 4, 10) ?
5. Une union de prévenance
43Il s’agit ici d’un des traits les plus saisissants de notre tradition judéo-chrétienne. La Création, la Révélation, l’Incarnation, la Rédemption et la Parousie, ces kaïroï (avènements) majeurs de l’événement de notre Dieu, manifestent un rapport entre Dieu et l’homme où c’est Dieu qui prend l’initiative de la rencontre. Que l’homme puisse arriver à Dieu, — c’est le thème plotinien de l’ascensus, à la fin de l’Antiquité, — le paganisme n’a déjà pu que bien difficilement et tardivement en concevoir l’idée. Mais que Dieu puisse venir à l’homme, et de premier propos, — c’est le thème du descensus, de la sunkatabasis, — voilà qui lui était inimaginable. Il y a là un véritable fossé entre paganisme et christianisme. Fossé d’autant plus troublant d’ailleurs que ce n’est pas faute, dans le paganisme, d’avoir désiré le combler en souhaitant ce qu’on pourrait appeler justement « l’inversion judéo-chrétienne ». Mais le dieu païen, celui du mythe comme celui de la philosophie, est toujours resté un dieu qui ne cherche pas à sortir de lui-même. « Seul à seul » (Monos pros monon), comme dit Plotin, il y a un être « un et identique qui ne se partage pas et qui reste entier ; il n’est éloigné d’aucune chose, et il n’a pas besoin de se répandre en elle » (Enn. VI, 5, 3). Fr. Rosenzweig, qui parle à ce propos de l’autosuffisance et de l’autosatisfaction de dieux qui restent chez eux et entre eux, a bien montré que la théologie de l’Antiquité a connu « une inquiétude qui (la) poussait à dépasser » cet isolement de Dieu. « Mais, remarque-t-il, les essais tentés dans cette direction, aussi bien dans les mystères que dans les pensées des grands philosophes, tendaient toujours » à ne voir que le mouvement de l’homme vers Dieu. « Jamais on ne passait du divin à l’homme, (...) c’était toujours l’inverse ». Pourquoi cela ? Sans doute « parce qu’on aurait vu une restriction de Dieu (...) si l’on avait voulu (...) l’empêtrer dans la passion de l’amour »47. Là est sans doute la grande raison du paganisme : cette conception de la nature divine comme « bienheureuse », entendons : échappant, dans son impassibilité, aux troubles de l’amour48.
44C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre ce qu’a pu avoir de révolutionnaire la fameuse affirmation johannique : « Dieu est amour » (1 Jn 4, 8, 16). Elle n’est pas une quelconque effusion sentimentale de « l’Apôtre bien-aimé ». Elle constitue bel et bien une définition vigoureuse et « métaphysique » de Dieu en protestation de la conception païenne. Définition dont on peut bien dire que Jean, Paul et les chrétiens l’ont apprise non d’une déduction logique (qui n’y pouvait mener), mais d’une expérience : « Ce que nos yeux ont vu... » (1 Jn 1, 1) et d’une révélation : « Ce que l’œil n’a pas vu... » (1 Co 2, 9). La déduction de la « simple raison » devait conduire à préserver Dieu de toute atteinte. Tout au plus son amour pouvait-il répondre, mais non point prendre l’initiative. « Il se peut que l’homme aime Dieu, mais l’amour de Dieu pour l’homme pouvait être tout au plus une réponse à l’amour de l’homme, le juste salaire donc et non pas le libre don, qui répand ses bienfaits au-delà de toutes les normes de la justice49, (...) la force divine originelle (...) qui prend les devants par rapport à tout amour humain »50. Cette « véhémence » d’un Deus exuberans (et non pas ataraxique), comme dira Hilaire de Poitiers51, cette sortie de soi de Dieu en l’âme humaine comme en son lieu, ainsi que dira Maître Eckhart52, telle est bien, en effet, l’expérience judéo-chrétienne. Et l’on comprend qu’un homme sensible comme Bayle, en plein siècle rationnel des Lumières cependant, ait pu se trouver offensé du dieu bienheureux et insensible d’Epicure53.
45Cette structure d’initiative et de priorité se vérifie, nous l’avons dit, de la Création à la Parousie. Mais il faut en noter, chez Jean et Paul, les deux expressions majeures. Le « Prior dilexit nos » de saint Jean (1 Jn 4, 10, 19) renverse précisément toute notre logique hiérarchique. Nous comprendrions encore, à la limite, que nos mérites et « performances » justifient cet amour de Dieu. Mais il est dit ici que l’amour de Dieu est pure grâce, et ainsi d’ailleurs création. Il s’agit d’une priorité fondatrice. On songe ici à saint Augustin : « Dieu ne t’aime pas parce que tu serais aimable, mais il t’aime, et ainsi tu le deviens »54. On admettra, c’est sûr, que la délicate question des mérites, nécessaires pour que la grâce ne soit pas à bon marché (ainsi que le reconnaîtra même un protestant comme D. Bonhoeffer) soit ici quelque peu à l’étroit et qu’il faille veiller à ses droits. Mais on ne peut manquer, pour autant, cette découverte fulgurante de la priorité de la grâce divine sur les mérites. Comme le dira saint Paul : « C’est à peine si quelqu’un voudrait mourir pour un juste ; peut-être pour un homme de bien accepterait-on de mourir. Mais en ceci Dieu prouve son amour envers nous : Christ est mort pour nous alors que nous étions encore pécheurs » (Rm 5, 7-8). Pour emprunter encore à Rosenzweig : « Même là où l’homme croyant avait acquis les plus hautes formes de l’amour (...) en renonçant, pour Dieu, à toute propriété (allusion aux Hindous), attendant la grâce de Dieu dans un total abandon, — même là cet abandon était la performance accomplie par l’homme, et non pas d’abord le don même de Dieu. Autrement dit, l’amour de Dieu n’advenait pas d’abord à l’endurci, mais au parfait (...). Mais ce sont précisément (les) égarés, (les) endurcis, (les) renfermés, c’est-à-dire les pécheurs, que l’amour de Dieu devrait chercher, un Dieu qui n’est pas seulement digne d’être aimé, mais qui aime lui-même »55.
46Chez Paul, la prévenance de Dieu est exprimée par le thème de la Kénose (cf. Ph 2, 6-11). Quoi qu’il en soit de la portée exacte de l’expression, elle vise en tout cas cette « sortie de soi », dans l’Incarnation et la Rédemption, d’un Dieu qui ne demeure pas « jalousement » dans son quant-à-soi en le considérant comme une proie (non rapinam...), mais prend part, d’initiative, à la condition humaine. Et cela, — contre toute apparence et contre toute logique « humaine trop humaine », — non pas en y perdant sa divinité, mais en la manifestant au contraire, car elle est, précisément, amour et partage, et non gloire et crispation sur soi. Ne pas pouvoir « se défaire de soi-même », n’est-ce pas cela, plutôt, une limite ? La toute-puissance, — en tout cas celle de l’amour, — n’est-elle pas celle qui n’a pas à craindre de se vider de soi ?56 On voit ici le pas franchi par l’Incarnation. A ce propos, on sait que Levinas, si proche de nous, ne peut cependant consentir à Dieu devenu homme. Rosenzweig n’en parle pas non plus explicitement, mais comment éviter de croire qu’il a la nostalgie de sa conversion manquée au christianisme ? « Un Dieu, dit-il, qui est précisément Celui qui éveille l’amour de l’homme. Evidemment, pour cela il faudrait que le Dieu infini devienne dans le fini si proche de l’homme, tellement visage contre visage (...) que nulle raison des raisonnables, nulle sagesse des sages soit jamais capable de l’admettre »57. Le chrétien se croit autorisé à cette « déraison » : « nous avons vu sa gloire » (Jn 1, 14).
47Mais nous sommes tellement habitués au langage chrétien, — « tant de siècles chrétiens, tant de siècles de catéchisme, ma fille », dit Péguy. Il faut qu’on nous le rappelle : « (Est-ce) toujours un scandale ou une folie ? (...) Le moment essentiel de ce théocentrisme est l’inversion de la dynamique d’Eros qui montait vers l’objet désiré ou vers la Sagesse suprême »58. Nous n’en percevons plus l’audace... ou la folie... ou la foi. En réalité, seule l’intelligence de la nature divine comme « surabondance », comme « plénitude » peut nous restituer la conscience de cet « excès » divin de notre Dieu. Ces mots de plénitude, de surabondance sont presque chez Paul la définition, le nom, la description en tout cas de Dieu (cf. Rm 5, 20-21). Le Dieu chrétien n’est pas économe, comptable, besogneux. Il ne calcule pas, mais donne « mesure débordante » (Lc 6,38), pêche miraculeuse insensée (cf. Lc 5,6 ; Jn 21, 6), Esprit répandu avec abondance (cf. Tt 3,6). C’est un autre Dieu, celui qui impose à l’antiquité classique son idéal de mesure, parfois trop sage malgré ses reflets d’or (aurea mediocritas). Le Dieu de la Bible n’est pas regardant, comme le Dieu soupçonneux de certains mythes. Sa « jalousie » n’est pas pour sa défense, mais pour la nôtre, et contre tous ceux qui pourraient nous ravir à nous-mêmes et nous perdre. D’où ce combat incessant des prophètes contre les idoles et les faux dieux, car en eux, simples reflets-miroirs (eidôlon) de nous-mêmes, nous sommes privés de l’altérité, du Tiers et de la Transcendance qui sauvent.
48La tradition chrétienne parle de Dieu comme Pègè, Source intarissable. C’est sans doute parce que Dieu est source débordante qu’il peut ainsi « se vider » (Ph 2,7) et donner sans rien perdre, se perdre sans rien perdre. Qu’il peut même donner « ce qu’il n’est pas », si l’on peut se permettre d’exprimer ainsi ce qu’est la création, position et surgissement d’une véritable altérité. La surabondance divine explique cette priorité de Dieu, d’un Dieu toujours en avance, jamais en retard sur l’être. « Je suis qui je suis » (Ex 3, 14). Superbe tautologie, qui signifie que Dieu n’est pas déterminé par une antériorité qui le limiterait, comme il en est des Idées éternelles incréées de Platon. Surtout, il n’est pas précédé par nos définitions. Dieu est « dès-avant » (prior), il est Sur-Sum. Non pas, comme l’être, précédé (« cogito / ergo sum »), mais le précédant, puisqu’« il y a infiniment plus dans le mot Dieu que dans le mot être » (Ricœur)59. Et n’est-ce pas au fond parce qu’il est Sujet, Seigneur, ainsi que nous l’avons vu plus haut, — termes plus adéquats que celui de personne, — que Dieu peut ainsi prendre l’initiative d’une priorité et le risque d’un premier pas, qui chez tout autre serait faux pas ?
49Le paganisme, au fond, a peur que la divinité ne s’abîme en venant à l’homme, et il lui faut la préserver de cette « souillure », fût-ce contre elle-même. On le voit bien chez les gnostiques, dont Irénée nous rapporte qu’ils tiennent en piètre estime la révélation, car elle ne peut au fond que porter ombre à la divinité, celle-ci devant demeurer dans un éclat inaccessible60. Il est possible qu’une théologie négative et mystique trop craintive connive parfois inconsciemment avec cette idée qu’on abîmerait Dieu à le voir trop proche de nous61. Et que pour elle, comme pour le néo-platonicien Proclus, son éclat n’est jamais si grand que lorsqu’il est caché : « Comment te célébrer, ô toi plus loin que tout ? / Comment donc t’appeler, / Toi le seul être dont on ne puisse parler ? / Toi recouvert de feux par d’autres feux couverts, / Caché par ta clarté. Et quelle intelligence / T’atteindrait au-delà de toute contingence ? »62. Ce souci de ne pas porter atteinte à Dieu est bien sûr légitime en soi, mais il n’est plus tout à fait à sa place lorsque Dieu a lui-même montré comme il comprend sa propre divinité. On s’explique les réticences, légitimes en paganisme, à penser un Dieu qui se penche d’initiative sur l’homme. Mais, chez nous, ces réticences doivent céder (audemus dicere) dès là que Dieu lui-même montre quel chemin il suit. « Madame,... si notre Dieu était celui des païens et des philosophes (pour moi, c’est la même chose) il pourrait bien se réfugier au plus haut des cieux, notre misère l’en précipiterait. Mais vous savez que le nôtre est venu au-devant. Vous pourriez lui montrer le poing, lui cracher au visage, le fouetter de verges et finalement le clouer sur une croix, qu’importe ? Cela est déjà fait, ma fille »63.
50Au fond, n’est-ce pas, une fois de plus, la peur, le « non audemus » qui explique la réserve païenne ? Peur qui n’est d’ailleurs pas seulement peur de Dieu, ni même de l’amour de Dieu, mais, plus fondamentalement, peur de l’amour. Il ne faudrait pas s’étonner de voir en cela une proximité avec la pensée gnostique, si mal à l’aise avec l’affectivité. Mais en trouvant alors refuge dans l’intellectualité (la gnose, précisément), on s’éloigne d’une trajectoire vraiment originale pour penser Dieu. Si Dieu n’était que le Dieu des savants, sans doute se montrerait-il soucieux de son « intégrité » et ne risquerait-il pas de se commettre avec nous. Mais ce n’est pas sur ce mode que Dieu se règle. Il manifeste et « vérifie » son être en de tout autres domaines, et qui concernent le sort de l’homme. Au Dieu de l’ataraxie stoïcienne, de l’impassibilité platonicienne, du « bonheur » épicurien, de l’immobilité aristotélicienne, s’oppose, en une contradiction révélatrice, — il a caché sa majesté dans l’humilité, pour que nous ne nous méprenions pas sur lui, dira Luther, — un Dieu préoccupé de l’homme, attentif, soucieux. Et cela dès la première page de l’Ecriture judéo-chrétienne au point de se reprendre lui-même : « Il n’est pas bon que l’homme reste seul » (Gn 2, 18), jusqu’à la dernière page de l’Apocalypse : « Voici, je viens bientôt » (Ap 22, 7, 12). L’être de Dieu est sortie de soi, venue, Pro-cessio, amour. Dieu est Exode, Ek-stase, Celui-qui vient, Premier. « L’amour divin est extatique », comme dira Denys l’Aréopagite (Div. nom., c. 4, 13).
51L’être de Dieu, pourrait-on dire, devient, — manifeste en tout cas, — pleinement ce qu’il est, lorsqu’il ek-siste, sort au-devant. C’est pourquoi il y a plus dans le mot Dieu que dans le mot être, lequel ne peut se déborder. « Nous voulons... célébrer cette sortie (proodon) du divin et monarchique principe, par laquelle il produit l’être dans tous les êtres » (Div. nom., c. 5, 1). Dès lors que Dieu n’est plus cerné par l’être, comme dans la tradition aristotélicienne qui lui impose cette prison, il en est le Seigneur (cf. Ex 3, 14). Et puisqu’il est le Dieu qui vient au-devant, le Dieu de prévenance, n’y aurait-il pas lieu de réexaminer la crainte aristotélicienne de l’Ecole à parler d’une relation réelle de Dieu à l’homme64 ? L’être de Dieu est celui d’un être désirant. Il a soif de notre soif65, n’hésitons pas à le dire. Un penseur juif le dit de la création et de la révélation : « La figure de Dieu, jusqu’à présent celée dans l’au-delà métaphysique du mythe, sort dans le visible et commence à jeter son éclat (...). Un regard sur la créature, créée à l’image et ressemblance de Dieu, nous apprend quel est le seul nom que nous puissions et devions donner à ce destin interne de Dieu (...). Son essence éternelle s’inverse en amour à chaque instant éveillé, toujours jeune, toujours premier »66.
52Comme chrétien, se trouverait-il que nous devions moins dire ? A Dieu ne plaise, nous ne le serions plus, mais païens ; et même très païens. Aristote lui-même, malgré tout, avait pressenti quelque chose du mystère bouleversant de l’« inversion divine » lorsque, parlant pourtant de son Moteur Immobile, il le disait « comme aimable », « comme désirable », (Kineî bôs erômenon)67, il meut « comme par attraction », « comme par attirance ». C’est déjà mieux que de dire uniquement qu’il serait non mû. Il n’allait pas jusqu’à dire qu’il était comme mû, mais Denys franchira ce pas : « D’une façon, il est mû ; de l’autre, il meut (« tôi men kineîtai, tôi de kineî », Div. nom., c. 4, 14).
53Pourquoi ne pourrait-il être mû ? N’est-ce pas « mû par la miséricorde, misericordia motus » (cf. Lc 7, 13) qu’il s’avance au-devant de nous (« et accessit », ibid., 14) ? Et si tel était Dieu, ainsi que nous avons essayé de le voir tout au long de ces pages, ne rejoindrions-nous pas les questions par lesquelles nous les avions commencées ? Car un tel Dieu, pris en son lieu natal, ne vaudrait-il pas la peine, à l’homme d’aujourd’hui, d’y croire ou, en tout cas, de se réinterroger sur son existence ?
Conclusion
54Cette conclusion, qui ne se veut pas un résumé des pages précédentes, sera moins attentive à des contenus qu’à des structures. C’est d’ailleurs cette attention qui permettra de donner une plus grande portée à ce qui précède et d’ouvrir à des avenues plus larges encore les chemins de la perspective ici dessinée.
551. On aura remarqué, au cours de ces pages, le retour fréquent du thème de la création, affleurant tantôt comme de soi, rappelé tantôt explicitement. La chose est très importante, parce qu’on peut estimer tenir ici une véritable règle épistémologique de la connaissance de Dieu. A savoir : ce n’est pas tant en scrutant l’un après l’autre tel ou tel « attribut » de Dieu (justice, bonté, puissance, etc.) qu’on le comprendra bien ; mais, bien plutôt, c’est au coeur d’un comportement, d’une relation (création, parole, grâce, etc.) que se manifestera ce qu’il est. Il y a là une structure de manifestation, et qui se place d’ailleurs dans le droit fil de la logique de la Révélation et de l’Incarnation. C’est en regardant Dieu à ses œuvres (« Mon Père est encore à l’œuvre à présent », Jn 5, 17) qu’on le comprendra, et bien mieux que dans une réflexion abstraite. Voir que dans son rapport avec l’homme, Dieu traite celui-ci (et veut se voir traité par lui) comme une personne, dans un rapport interpersonnel, en dira plus long sur le fait qu’il est un être personnel que des spéculations sur la personne en Dieu. De même, autre exemple, le rapport de gratuité ou de parole en révèle davantage sur ces « attributs » en Dieu qu’un examen « direct » de ce que ces qualités signifient en soi. Puisque selon notre foi Dieu ne reste pas en lui-même, il est logique de chercher à le connaître moins dans son être en tant que tel que dans son ek-sistence, où il se manifeste et d’une certaine manière devient ce qu’il est. Dieu se manifeste à nous en tous ces lieux où il s’est précisément donné à connaître et où notre confession, en le pro-clamant, le découvre précisément dans sa « sortie de soi au-devant de nous » (pro-odos). Et ainsi, d’ailleurs, le dé-couvre dans son être en tant que tel, puisque rultime secret de la révélation et de l’incarnation est bien que l’être même de Dieu y est communiqué68.
562. Très importante donc puisqu’elle manifeste un rapport révélant sur Dieu, la présence de la structure de création est aussi, avons-nous dit, décisive. Je penserais, en effet, que la manière dont une religion (ou une philosophie ou une « vision du monde ») conçoit le rapport (ou le non-rapport) entre Dieu, l’homme et l’univers constitue la pierre de touche et le critère majeur par lequel vérifier la valeur de cette religion quant au discours qu’elle tient sur Dieu. Elle parle en effet alors de Dieu, non pas dans un discours isolé (où Dieu est monos pros monon), mais dans un discours situé dans la manière dont elle comprend l’homme. En effet, qu’une religion parle bien de Dieu (qu’une philosophie ait un discours pertinent sur l’homme et qu’une vision du monde exprime avec bonheur la cohérence de l’univers), il n’y a pas là de quoi s’étonner. Quand chacun de ces trois domaines est médité exclusivement (ou quasi exclusivement), il n’est pas difficile de tenir sur chacun d’eux un discours irréprochable. Mais ce discours sans défaut peut très facilement n’avoir été gagné qu’aux dépens des autres. On sait que le danger subtil d’une foi religieuse peut être de payer son sens de la transcendance divine par une altération ou une aliénation de la valeur et de la dignité de l’homme69. On sait d’ailleurs aussi que l’humanisme peut, en croyant servir l’homme, écarter et rejeter toute transcendance. On pourrait multiplier les exemples de ces discours exclusifs où l’isolement sur un seul domaine fait illusion et dissimule même parfois une certaine perversité, souvent d’ailleurs inconsciente. Mais cette obturation n’est plus possible dès là que, dans un même mouvement, on parle de Dieu, de l’homme et du monde, et surtout quand on parle de leur mutuel rapport. A partir de ce moment, le coût injustifié payé dans un domaine pour valoriser un autre apparaît bien vite. Que reste-t-il alors d’un brillant discours sur Dieu (ou sur le cosmos), si le discours sur l’homme en est affaibli ? Qu’en est-il même de ce Dieu, si son rapport à l’homme abaisse celui-ci ?70 L’authenticité d’un discours ne peut être à ce prix.
573. Or, grâce à une doctrine unique et spécifique de la création, le discours judéo-chrétien sur Dieu ne prête pas à ces distorsions. 11 présente un discours hautement qualifié sur Dieu, mais dans le même temps (peut-être en partie parce que) ce qu’il dit de l’homme et de son rapport avec Dieu est un discours qui parle éminemment bien de l’homme. L’affirmation de celui-ci n’est pas sacrifiée à celle de Dieu. Nous avons vu, en effet, un homme institué dans la liberté, et non pas dans une liberté malheureuse71, mais de plein droit. Un homme, aussi, dont la vie ne devait pas se vivre dans la peur de Dieu, de soi, des autres et de la nature, mais au contraire dans la sérénité et le souffle que donne de savoir qu’on peut se tenir debout devant Dieu, à visage découvert et à parole haute et claire. Cet homme encore, nous l’avons vu exerçant son propre ministère et celui d’autrui dans un monde de Sujets, loin de toute soumission à des destins quels qu’ils soient. Au lieu de s’éprouver à tout instant, parce que sans mérites, promis à l’échec et à la perte du sens, nous l’avons encore vu appelé par la surabondance de la grâce à une confiance indéfectible dans le bonheur et dans la vie. Au lieu de s’éprouver comme la marionnette d’une histoire déjà racontée ou le pion d’une existence déjà écrite et qui prévaudrait sur la sienne, il s’est découvert comme le bénéficiaire d’un souci de Dieu, d’un Dieu non retranché, mais l’appelant à l’audace de se donner une destinée non étriquée. Alors que si souvent le besoin condamne l’homme à de minuscules ou dérisoires contentements, le désir ici allumé invite l’homme à se construire son être dans la découverte de personnes, y compris Dieu, qui se cherchent pour une aventure dont les confins sont toujours plus loin. Cet homme, nous l’avons découvert voulu et désiré par un Dieu et dès lors non pas jeté dans l’anonymat d’un monde sans visage, mais établi dans l’échange avec une liberté et un amour où le sens et le goût du salut prévalent sur les calculs et les comptes. Bref, nous avons découvert au terme de cette cascade qui conduisait de Dieu à la création, de celle-ci au rapport entre Dieu et l’homme, de ce rapport à celui de cet homme au monde à lui confié, et de là enfin à la considération de cet homme lui-même, — nous avons découvert un discours sur l’homme qui dit celui-ci comme être autonome, créateur, riche de promesses et d’aventure et non pas appauvri de désastres et de défis, un homme à l’aise dans la création, «autorisé», pouvant être sûr de soi sans vivre dans la terreur d’inconnus imparables, un être qui ne se conçoit pas comme le servant ou l’ombre d’un autre, mais comme un fils dont le lien avec son Père le confirme au contraire dans l’aveu heureux et l’exercice assuré de sa condition d’homme.
584. Mais alors, dira-t-on peut-être, nous n’avons gagné là qu’un excellent discours sur l’homme, mais le discours sur Dieu s’est dissipé ? Non pas. Soyons ici très attentifs. Et remontons à une éclairante remarque d’un chrétien du IIème siècle. Théophile d’Antioche ayant à défendre le nom chrétien et la foi en son Dieu apostrophait ainsi Autolycus, son correspondant païen ou juif : « Si tu me dis :” Montre-moi ton Dieu”, je pourrais te répondre :’’Montre-moi ton homme, et moi je te montrerai mon Dieu »72. Ce qui peut se traduire ainsi : l’idée que nous nous faisons de l’homme révèle à coup sûr celle que nous nous faisons de Dieu (et sans aucun doute : réciproquement). Faisons un pas de plus. Cette superbe épistémologie théologique que Théophile nous propose à partir du discours que les hommes tiennent entre eux, nous pouvons la porter jusqu’à Dieu et dire : à l’idée que Dieu se fait de l’homme, on peut juger de l’être et de la « qualité » de ce Dieu. Peut-être même pouvons-nous avoir l’audace de nous adresser directement à lui : « Dis-nous quelle est ton idée sur nous, et nous saurons qui tu es ». Le discours sur l’homme ne nous a donc pas éloignés de Dieu. Qu’une théologie parle ainsi de l’homme, disant que celui-ci est ainsi parce que telle est l’idée de Dieu, voilà à coup sûr qui nous révèle Dieu73.
595. Il n’est donc pas étonnant que tout ce parcours nous ait fait découvrir, assez loin des dieux païens, un Dieu dont l’éclat n’est pas dans le repli sur soi, mais dans la prévenance ; dans la violence et la contrainte, mais dans la gratuité et l’offre d’un don ; dans une force de destin, mais dans le souci d’un Sujet attentif ; dans le silence hautain et terrifiant, mais dans la parole partagée ; dans l’écrasement de l’homme, mais dans l’infini et patient respect de sa dignité d’être moral. Dans les notes qui devaient préparer sa philosophie morale, Sartre écrit : « Dieu créant le monde et l’homme, c’est Néron livrant ses chants et ses poèmes à des témoins indignes et terrorisés »74. La méprise est foncière. Force est de témoigner qu’un chrétien ne se retrouve pas, ni ne retrouve son Dieu, dans ce jugement. Au vrai, ne vaudrait-il pas plutôt, ce jugement, pour le dieu païen ? Et la référence à Néron est peut-être ici très significative. Dans un monde non créé (c’est exactement le monde païen), il est presque impossible d’imaginer un Dieu préoccupé de l’homme. On verra même facilement ce dieu poursuivre l’homme de la vindicte de sa rivalité. On voit dans le paganisme la carence théologique qu’entraîne l’absence d’une doctrine de la création, non seulement pour penser les rapports entre Dieu et l’homme, mais aussi, plus radicalement, pour penser Dieu.
60Il est évident, en revanche, qu’un Dieu créateur sera, lui, comme tout créateur, intéressé à ce qu’il a fait75 et toujours prêt, dans sa préoccupation, à « revenir » pour sauver cet opus magnum, tant il nous juge dignes et non indignes (crée-t-on quelque chose d’indigne de soi ?) et veut, en nous, exorciser les terrorisés (« C’est moi, ne craignez pas », Mt 14, 27).
616. Aussi bien, — nous l’avons déjà entrevu, — ce rapport entre Dieu et l’homme a-t-il pris les risques d’être vulnérable, voire fragile. L’espace de cette fragilité n’est pas dû à un désastre cosmogonique ou à une maladresse des débuts. Cet espace est l’écart voulu par Dieu pour que l’homme dispose toujours de cette distance de liberté qui seule assure chacun dans son choix et rend possible l’accueil de la rencontre. Cette vulnérabilité va loin. Dans le chef de l’homme d’abord, qui va jusqu’à pouvoir se rendre athée. On le sait, on a pu voir dans le judéo-christianisme même la possibilité de ce fruit paradoxal qu’est l’athéisme76 et, de son côté, Levinas plaide pour la grandeur de ce créateur qui a « mis sur pied un être capable d’athéisme »77. Certes, il ne s’agit pas de forcer ces paradoxes, surtout chez Levinas où cet « a-théisme » désigne un « intervalle de discrétion »78, préalable au geste de l’incroyance comme à la reconnaissance de la foi. Tout le jeu solennel et pathétique de la foi se joue dans ce rapport « à distance » qui a voulu respecter l’homme. « Un Infini (qui) se produit en renonçant à l’envahissement d’une totalité dans une contraction laissant une place à l’être séparé (...), un Infini qui ne se ferme pas circulairement sur lui-même, mais qui se retire de l’étendue ontologique pour laisser une place à un être séparé, existe divinement »79.
62Mais alors aussi la vulnérabilité de ce rapport entre Dieu et l’homme ne s’éprouve pas seulement du côté de celui-ci. Elle est comme présente en Dieu, qui refuse l’envahissement facile qui somme l’autre et le contraint par la force qui en ferait un être docile et sûr. « Je ne veux pas, dit le Dieu de Péguy, des prosternements d’esclave, mais des agenouillements d’homme libre. » Dieu se refuse à cette force absurde ; elle rend la soumission insensée. Devant l’Arbre du Jardin, nul Ange. Cela ressemblerait trop à l’Aigle-espion de Zeus. Ou au Dragon surveillant la Plante de Vie que cherche Gilgamès. Nul Ange devant l’Arbre. Rien que, — rien que ? — la mince et tremblante pellicule d’une parole murmurée. Dont la fragilité est la mesure exigeante d’un respect sans mesure.
63Au vrai, à Gethsémani aussi fut refusée une légion d’anges (cf. Mt 26, 53). Mais n’est-ce pas cette absence qui permit à notre Dieu d’être Dieu ? Au désert aussi les anges étaient absents au moment du combat avec Satan ; c’est plus tard qu’ils s’approchèrent et le servirent (cf. Mt 4, 11). Un Dieu qui eût accepté les légions d’anges, aurait-il pu être notre Dieu, dont le cri parfois se confond avec le nôtre, « cette note modulée de la souffrance qui venait d’un coin de la salle (d’hôpital), peut-être du crucifié qui pendait au mur, oublié, achevant son dialogue avec la mort »80 ?
64Ne nous trompons plus sur la divinité de Dieu. « S’ils me disent : “Quel est son nom ?” — que leur dirai-je ? » (Ex3, 13). Qu’il n’est pas le Dieu dont nous croirions connaître d’avance et par nous-mêmes la divinité. Il est celui que nous avons d’abord cloué, parce que nous ne le reconnaissions pas. Il nous faut apprendre de Dieu ce qu’il est. « Je ne reconnus pas celui qu’attendait mon âme : il me fallait un Créateur, on me donnait un Grand Patron »81. Pourquoi Sartre fut-il ainsi égaré en si grande attente ? L’ange qui eût dû lui être envoyé lui aurait parlé du créateur que son coeur attendait. Un Dieu digne de l’homme, droit que Dieu même a édicté. Un Dieu qui mérite d’exister. Un Dieu dont il ne suffit pas de prouver l’existence, mais dont il faut découvrir le visage. Celui qui s’imprima sur le voile de Véronique quand se déchira celui du Temple (cf. Mt 27, 51). Depuis ce jour-là il ne devrait plus être permis de nous tromper.
Notes de bas de page
1 J.-P. SARTRE, Cahiers pour une morale, Paris, 1983, p. 154.
2 Je ne retiens ici, pour établir ce contraste avec le judéo-christianisme, que les religions et les philosophies qui ont marqué notre culture au moment et dans le lieu où la Bible s’est constituée (antiquité grecque classique et hellénistique, civilisations mésopotamienne et égyptienne). C’est ce qui justifie que des religions ou des sagesses comme l’hindouisme, l’animisme, l’Islam, etc. soient ici absentes. — Par ailleurs, je suis bien conscient que, comme toute mise en contraste, ces religions et philosophies, non traitées ici pour elles-mêmes, exigeraient parfois, sur tel ou tel point, quelques nuances dans leur présentation.
3 Voir A. VERGOTE, Jésus de Nazareth sous le regard de la psychologie religieuse, dans Jésus Christ, Fils de Dieu (collab.), Bruxelles, 1981, p. 140, 226 et 228.
4 « Une seule fois, j’eus le sentiment qu’il existait. J’avais joué avec des allumettes et brûlé un petit tapis ; j’étais en train de maquiller mon forfait quand soudain Dieu me vit, je sentis Son regard à l’intérieur de ma tête et sur mes mains ; je tournoyai dans la salle de bains, horriblement visible, une cible vivante. L’indignation me sauva : je me mis en fureur contre une indiscrétion si grossière, je blasphémai (...). Il ne me regarda plus jamais ». (Les mots, Paris, 1964, éd. Folio, p. 88-89). Voir aussi J.-P. SARTRE, Cahiers pour une morale, Paris, 1983, p. 40, 155, 225, 228 et sv.
5 Ce n’est pas que les hommes de la Bible n’aient été tentés de voir en Dieu un Dieu au regard obsédant (cf. p. ex. Ps 139). Il n’en est que plus significatif qu’ils aient généralement résisté à cette tentation.
6 T. TODOROV, Poétique de la prose, Paris, 1980 (éd. Seuil-Points), p. 24.
7 Cité dans HORACE, Odes, III, 1, 2. Il est caractéristique que cette ode commence par le non moins fameux : « Odi profanum vulgus et arceo ». Le respect craintif de la transcendance de Dieu va parfois de pair avec un certain mépris de l’homme.
8 Excellente mise au point dans A. de HALLEUX, Dieu le Père tout-puissant, dans Rev. théol. de Louvain, t. 8, 1977, p. 401-422.
9 Voir A. GESCHÉ, Luther et le droit de Dieu, dans Luther aujourd’hui (collab.), Louvain-la-Neuve, 1983, p. 161-184.
10 Pour le Dieu d’Aristote, écrit-il, nulle différence « entre la chute des feuilles et le naufrage de justes qui disparaissent sur un navire en perdition, entre la fin d’une fourmi écrasée par le pied du bœuf et la mort d’hommes ensevelis à l’heure de la prière dans une maison qui s’écroule » (MAIMONIDE, Guide des égarés, trad. S. MUNK, Paris, 1863, III, 17).
11 Voir Congrès de musique grégorienne, Strasbourg, 1975, dans Vie Spirituelle, nov.-déc. 1977 (cit. « Le Monde », 19-20 août 1984).
12 Voir G. MURY et R. GARAUDY, dans L’homme chrétien et l’homme marxiste (collab.), Paris, 1964, passim.
13 « Le sort nous est contraire, et le ciel en courroux/ Pour conserver Néron prend parti contre nous » (TRISTAN L’HERMITE, La mort de Sénèque, Acte IV, sc. 1). Rien n’est plus typique, en tout cas dans le décalque romain du XVIIe s. français, que cette identification du destin et des dieux.
14 E. LEVINAS, Totalité et Infini. Essai sur l’extériorité, La Haye, 1961, p. 61.
15 Rapporté par P. BAYLE, Dictionnaire historique et critique, Amsterdam-Leyde, 1730, art. Esope, II, p. 404 (cf. J.-P. JOSSUA, Pierre Bayle ou l’obsession du mal, Paris, 1967, p. 64).
16 Comme le note pertinemment J. LACARRIERE, En suivant les dieux, Paris, 1984, p. 170, dans le crime originel biblique (Caïn et Abel) l’aspect moral l’emporte sur l’aspect économique. Voir aussi p. 167.
17 Voir J. DELUMEAU, Le péché et la peur. La culpabilisation en Occident (XIIIe-XVIIIe s.), Paris, 1983.
18 A. VERGOTE, Religion, foi, incroyance, Bruxelles, 1983, p. 279-316, nuance le rapport trop tranché entre rite et éthique.
19 P. ex. dans la tradition pythagoricienne, dans l’Orphisme et surtout chez Plotin.
20 Voir Le livre des morts, dans J. LACARRIERE, op. cit., p. 285-289, pour un accès facile à ce texte.
21 « La véritable formule d’athéisme n’est pas que Dieu est mort (... mais) que Dieu est inconscient » (J. LACAN, Le Séminaire, II, p. 58, cité par W. RICHARDSON, La psychanalyse et la question de Dieu, dans Le discours psychanalytique, t. 8, 1983, p. 19).
22 « I believe in Spinoza’s God who reveals himself in the orderly harmony of what exists, not in a God who concerns himself with the facts and actions of human beings » (texte que je reproduis d’une exposition consacrée à Einstein à l’Université de Princeton à Princeton (N.J.), avril 1982).
23 E. RENAN, Souvenirs d’enfance et de jeunesse, Paris, 1923, p. 53.
24 MAIMONIDE, Guide des égarés, trad. S. MUNK, Paris, 1863, II, 25, p. 197.
25 Sur la différence entre le dieu païen peu soucieux d’éthique et le Dieu chrétien, voir P. BROWN, Genèse de l’Antiquité tardive, trad. fr., Paris, 1983, p. 41, 55 sv, 182 (ouvrage par ailleurs assez décevant).
26 Sermons divers, 42, cité par Julia KRISTEVA, Histoires d’amour, Paris, 1983, p. 155. E. GILSON, La théologie mystique de saint Bernard, Paris, 1980, p. 63, en a établi la parenté augustinienne. On songe aussi à une descendance de ce thème chez Kierkegaard, cf. J. COLETTE, Le désir d’être soi et la fonction du Père, dans L’Inconscient, t. 5, 1968, p. 145-147.
27 J.-P. SARTRE, Cahiers pour une morale, Paris, 1983, p. 233.
28 Nous avons déjà vu plus haut Dt 30, 15-19.
29 Le passage cité à la note précédente le montre bien. L’homme ne se construit vraiment qu’en choisissant la vie et le bien, même s’il a la « liberté métaphysique » de choisir la mort et le mal.
30 Tout le contexte est celui d’un choix existentiel et religieux, non pas évidemment d’un statut métaphysique indifférencié entre Dieu et Baal.
31 Désir doit être ici entendu dans un sens non péjoratif. Qu’on songe à une expression comme « baptême de désir » pour bien saisir que ce terme n’a pas toujours eu la connotation défavorable qu’il a encore trop souvent dans la sensibilité chrétienne.
32 Ce qui ne veut pas dire que le besoin ne forme pas souvent, sous-jacent, comme le socle du désir. Il ne faudrait pas non plus disqualifier le besoin en l’homme.
33 Encore une fois, il faut éviter la méprise d’une conception dévalorisante du désir, comme une certaine tradition, trop méfiante et identifiant massivement désir et sexualité, tend à le faire croire. Pour une juste appréciation des nuances : J. LACROIX, Le désir et les désirs, Paris, 1975.
34 On a spécialement étudié la dialectique besoin-désir à propos du rapport entre la mère et l’enfant. Tant que la mère n’est pour lui que pourvoyeuse de chaleur et de nourriture, l’enfant en fait une chose à lui (presque un objet à disposition). Il faut qu’il découvre que sa mère est une personne, qu'elle ne lui appartient pas (elle est notamment l’épouse de son père, femme, etc.), qu’elle peut être « absente », pour qu’il accède au désir. Voir, notamment, D. VASSE, Le temps du désir, Paris, 1969.
35 Voir ce double mouvement en Os 11, 8-9 : « Comment te traiterai-je, Ephraïm (...)? Mon coeur se retourne contre moi, en même temps que ma pitié s’est émue. Je ne donnerai pas cours à l’ardeur de ma colère (...) car je suis Dieu et non pas homme (...). Je ne viendrai pas avec rage ».
36 E. LEVINAS, op. cit., p. 34. Voir aussi p. 33, 56, 75 sv.
37 J. KRISTEVA, Histoires d’amour, Paris, 1983, surtout p. 149-166 (saint Bernard) et p. 167-184 (saint Thomas).
38 Pierre BAYLE, dans la Lettre sur les comètes, raconte la légende « d’une femme du temps de saint Louis qui avait apporté du feu et de l’eau (pour) incendier le paradis et éteindre les feux de l’enfer, afin que les hommes cessent de servir Dieu par égoïsme » (H. ARVON, L’athéisme, Paris, 1979, p. 31).
39 En réalité, la formule est de Stace, mais elle exprime effectivement l’opinion de Lucrèce : « Primus in orbe deos fecit timor », dans un contexte où Stace parle de « la sublime passion du savant Lucrèce » (cit. H. ARVON, p. 10).
40 Voir J.-P. SARTRE (mais à propos d’Aristote), Cahiers pour une morale, Paris, 1983, p. 542 ; E. BRITO, Pour une logique de la création. Hegel et saint Jean de la Croix, dans Nouv. Rev. théol., t. 106, 1984, p. 493-512 et 686-701.
41 Consulter E. BENVENISTE, Le vocabulaire des institutions indo-européennes, t. 2, Pouvoir, droit, religion, Paris, 1969, p. 265-279.
42 L’expression est, je crois, de Gabriel Marcel.
43 Cité (sans référence) et commenté par Y. PRIGENT, L’expérience dépressive. La parole d’un psychiatre, Paris 1978, p. 107-108.
44 Sur ce genre de risque, voir M. BELLET, Le Dieu pervers, Paris, 1979.
45 Voir A. GESCHE, La création : cosmologie et anthropologie, dans Rev. théol. de Louvain, t. 14, 1983, p. 147-166 p. 158-162.
46 Du christianisme, mais aussi du judaïsme, selon Fr. ROSENZWEIG, L’étoile de la Rédemption, Paris, 1982.
47 Fr. ROSENZWEIG, op. cit., p. 52.
48 Même des chrétiens seront embarrassés ou estimeront en tout cas devoir expliquer. Ainsi, saint THOMAS, Summ. Theol., I, a 5, a 2, ad 1 à propos d’un texte de Denys l’Aréopagite. C’est que l’amour est un « pathos » (cf. Th. de REGNON, Etudes de théologie positive, t. II, Paris, 1892, p. 410 sv., 453 sv.). ORIGENE avait eu beaucoup plus d’audace (Cf. A. GESCHÉ, Luther et le droit de Dieu, op cit., p. 184).
49 On songe à certains passages justicialistes de saint Anselme dans son Cur Deus homo.
50 Fr. ROSENZWEIG, op. cit., p. 52.
51 HILAIRE DE POITIERS, De Trinitate, t. VIII, 31 (cité par Th. de REGNON, op. cit., t. 4, p. 293).
52 Notamment dans ses Sermons, trad. Jeanne Ancelet-Hustache, Paris, 3 vol., 1974-78-79.
53 Lire J.-P. JOSSUA, Pierre Bayle ou l’obsession du mal, Paris, 1977.
54 Cette phrase serait cependant à nuancer s’il fallait en déduire qu’avant l’amour de Dieu, il n’y aurait nulle amabilité en nous.
55 Fr. ROSENZWEIG, op. cit., p. 52-53.
56 Je songe au beau roman de M. KUNDERA, L’insoutenable légèreté de l’être, Paris, 1984.
57 Fr. ROSENZWEIG, op. cit., p. 53.
58 J. KRISTEVA, op. cit., p. 137.
59 Voir aussi : E. LEVINAS, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, La Haye, 1974 ; J.-L. MARION, Dieu sans l’être, Paris, 1982.
60 « Ils croient avoir découvert, au-dessus de Dieu, un ”autre Dieu”, une autre ”Plénitude”. Ils ont (ainsi) déshonoré et méprisé Dieu, l’estimant ”très inférieur” parce que, dans son Amour et sa Bonté sans mesure, Il est venu à la connaissance des hommes ». Et Irénée d’ajouter, ce qui est caractéristique pour notre propos ici, que, ce faisant, « c’est le Dieu d’Epicure que (les gnostiques) trouvent ainsi », bref le dieu païen justement (IRENEE DE LYON, Contre les hérésies, III, 24, 2 ; trad. F. Sagnard, Sources chrétiennes, 34, Paris, 1952, p. 401). Voir aussi sur le mépris gnostique pour la révélation, H. URS von BALTHASAR, La foi du Christ, Paris, 1978, p. 206 ; ID, Je crois à l’Église, Paris, 1972, p. 147.
61 N’y a-t-il par parfois un secret rapport entre théologie négative, agnosticisme et mystique ? Quand le cinéaste Resnais se dit un « mystique athée » ou un « agnostique mystique » (interview à propos de son dernier film « L’amour à mort »), on peut être troublé.
62 PROCLUS, Hymne à Dieu, dans ABEL, Orphica, Leipzig, 1885 (trad. Marguerite YOURCENAR, La couronne et la lyre, Paris, 1979, p. 435-436).
63 G. BERNANOS, Journal d’un curé de campagne, Paris, 1936, p. 209-210.
64 Les raisons de l’Ecole (logique de vocabulaire ; respect de la Transcendance) sont bien connues. J’ai présenté ailleurs en quel sens on pourrait corriger ce point de vue peut-être trop exclusif (Voir l’article cité à la n. 45). Le Dieu judéo-chrétien qui est, comme nous le voyons ici, prévenance, sortie de soi pour venir à l’homme, voilà bien qui semble « énerver » la trop rigide opinion de l’Ecole. Dieu renverse nos idées sur lui. Un peu plus loin nous verrons la même chose à propos de la mutabilité divine (à propos du moteur immobile d’Aristote).
65 Je reprends l’expression à Suzanne LILAR, La confession anonyme, Paris, 1960, 19832.
66 Fr. ROSENZWEIG, op. cit., p. 137 et 191 (remarquer, à propos de l’éclat de Dieu, la totale différence avec le texte de Proclus cité plus haut).
67 ARISTOTE, Métaphysique, A, 7 ; 1072b, 3 (éd. W. Jaeger, Oxford, 1957).
68 N’est-ce pas dans les rapports entre Dieu et l’homme ici étudiés, que nous avons mieux appris les grands attributs de Dieu ? Dieu est Amour (cf. rapport de prévenance), Père (cf. rapport de grâce et de don), Saint (cf. rapport éthique), Seigneur (cf. rapport de Sujet à Sujet), Tout-Puissant (cf. rapport de parole créatrice et souveraine). Il faudrait développer.
69 Voir J. LACARRIERE, op. cit., p. 161, même s’il faut être moins dur que l’auteur, car le respect des mythes et de la culture ne permet pas de condamner trop vite ce qui nous paraît des excès.
70 C’est ce que croit Sartre. Il est remarquable que, dans ses Cahiers, il revient tout le temps sur la création, qu’au reste il comprend mal (cf. infra, p. 37) ou dont il a la nostalgie (cf. infra, p. 39). C’est la preuve en tout cas de notre point de vue : la conception de la doctrine de la création s’avère décisive pour confesser ou refuser une image de Dieu.
71 On songe au thème de la « conscience malheureuse » chez Hegel. Voir aussi B. FONDANE, La conscience malheureuse », Paris, 1979 (réédition).
72 THEOPHILE D’ANTIOCHE, Trois livres à Autolycus, I, 2 (éd. G. Bardy, Sources chrétiennes, 20), Paris, 1948, p. 61. Voir aussi AUGUSTIN, De Symbolo, III ; TATIEN, Orat., IV.
73 Le lieu anthropologique du discours sur Dieu, à condition de ne pas être anthropocentrique, correspond à la logique (à la théo-logique) de l’Incarnation.
74 J.-P. SARTRE, Cahiers pour une morale, Paris, 1983, p. 539.
75 Sartre (dans les Cahiers, p. 514) voit, à la suite de P. Valéry, la création comme une faute (c’est lui qui souligne), parce que Dieu crée quelque chose au-dessous-de soi. Dans la tradition judéo-chrétienne, l’homme est certes « inférieur » à Dieu, mais il est surtout vu comme partenaire, est même appelé dieu (cf. le « dii estis » de Ps. Vg. 81, 6) ou vu comme à peine moins (paulo minus, Ps. Vg. 8,6).
76 E. BLOCH L’athéisme dans le christianisme. La religion de l’exode et du royaume trad. fr., Paris, 1978.
77 E. LEVINAS, Totalité et infini, op. cit., p. 30.
78 E. LEVINAS, ibid., p. 31. Personnellement, j’aimerais appeler le trait dans « a-théisme » : trait de séparation et d’union.
79 E. LEVINAS, ibid., p. 77.
80 E. WIECHERT, La grande permission trad. fr., Paris, 1973 (éd. Poche), p. 145.
81 J.-P. SARTRE, Les mots, Paris, 1964 (éd. Folio), p. 84.
Auteur
Professeur de théologie dogmatique à la Faculté de théologie de l’Université catholique de Louvain et professeur à l’École des sciences philosophiques et religieuses.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Imaginaire et création historique
Philippe Caumières, Sophie Klimis et Laurent Van Eynde (dir.)
2006
Socialisme ou Barbarie aujourd’hui
Analyses et témoignages
Philippe Caumières, Sophie Klimis et Laurent Van Eynde (dir.)
2012
Le droit romain d’hier à aujourd’hui. Collationes et oblationes
Liber amicorum en l’honneur du professeur Gilbert Hanard
Annette Ruelle et Maxime Berlingin (dir.)
2009
Représenter à l’époque contemporaine
Pratiques littéraires, artistiques et philosophiques
Isabelle Ost, Pierre Piret et Laurent Van Eynde (dir.)
2010
Translatio in fabula
Enjeux d'une rencontre entre fictions et traductions
Sophie Klimis, Laurent Van Eynde et Isabelle Ost (dir.)
2010
Castoriadis et la question de la vérité
Philippe Caumières, Sophie Klimis et Laurent Van Eynde (dir.)
2010