Dieu à l’époque du renouveau du paganisme
p. 705-714
Texte intégral
L’usure de l’athéisme
1L’athéisme dans sa forme moderne est largement bicentenaire. Il a remplacé la théologie quand la nature, scientifiquement étudiée, a remplacé la révélation, crue selon la foi, comme source d’une vérité à la fois plus humble et plus sûre. Il a aussi remplacé le déisme quand cette nature n’a plus eu besoin ni de complément métaphysique, ni de finalité morale. L’athéisme est ainsi apparu une promesse nouvelle pour un homme qui aurait le courage de refuser de se courber devant des autorités extérieures à la vérification scientifique et la sagesse de ne point se forger de substituts intérieurs au Dieu disparu. L’athéisme est survenu comme une aurore humaniste, qui succéderait enfin aux obscurantismes religieux.
2Mais c’est ce climat d’aurore qui a disparu autour de l’athéisme pour une série de raisons que je ne puis que rapidement évoquer. Tout d’abord la nature, si chère à Spinoza, a perdu sa faculté initiale de constituer une source, un ensemble et une fin. Les phénomènes apparaissent si discontinus, hasardeux et parcellaires qu’ils ne peuvent plus servir de guides. Les sciences les découvrent, en y adaptant leurs théorisations successives, mais elles ne les révèlent plus comme porteurs d’une signification immanente et globale. La nature perd ainsi son assurance emblématique de fournir à l’humanité une orientation qui soit plus évidente et plus bienfaisante que ne le faisaient les révélations d’un Dieu dénoncé comme tyran ténébreux. Il y a limitation de la nature au factuel, sans ivresse possible du téléologique à destination humaine.
3Même crise consécutive pour la raison, qui scrute la nature, mais qui n’engendre pas pour autant ni l’être, ni l’existence, car elle est organisatrice et structurante, mais non pas fondatrice. Elle est critique vis-à-vis des compréhensions successives de la nature, mais elle est dépeuplée de ce réconfort que furent avant elle les religions, dont le siècle des Lumières tolérait juste le caractère symbolique en vue de son déchiffrement comme de son remplacement rationnel, et après elle les idéologies, qui se sont assez vite montrées des religions substitutives. La raison demeure irremplaçable instrument critique, mais elle n’assure plus à l’athéisme sa légitimation progressiste.
4C’est sur un troisième constat, fort simple, que je veux insister, outre la parcellisation de la nature et le dépeuplement de la raison : l’athéisme, culturellement et parfois politiquement au pouvoir, n’a pas tenu ses promesses d’aurore. Il est devenu soit doctrine et catéchisme obligatoires, soit plus souvent pragmatisme, incapable de proposer une parole, sinon une promesse. L’athéisme a vieilli plus vite qu’il ne pensait, comme si l’absence de Dieu, et de sa question, appauvrissait l’homme, alors que l’on attendait de lui un regain de ressources, détournées jusque-là vers l’irréel d’un ailleurs. Il y a aujourd’hui évidence d’un athéisme phénoménal, mais déception d’un athéisme nouménal, pour parler comme Kant. Les peuples le ressentent, quand ils se mettent en quête de restaurer des religions anciennes pour redonner un lien symbolique commun à leurs aspirations, lien d’ailleurs très douteux, puisque la subversion de la foi y est si facilement remplacée par le fonds commun de la religion civile, à fonction intégratrice. Mais ce sont surtout les personnes qui éprouvent, le plus souvent sans le dire à voix haute, l’incapacité présente de l’athéisme, pourtant à leurs yeux inévitable, à fournir une demeure à leurs convictions orphelines1. Le futur manque d’avenir. D’où l’étrange sentiment de décadence qui se développe souvent autour des analyses issues de l’athéisme. L’extrême rapidité des mutations technologiques contraste ici avec l’extrême fragilité des consciences, qui ressentent une perte d’assises, au moment même où le savoir conquiert de plus en plus de maîtrise.
5On ne saurait faire de l’athéisme le nouveau bouc émissaire des difficultés à être des communautés et des individus. Car la pratique du bouc émissaire est toujours un faux raccourci explicatif et une désolante apologétique pour introduire frauduleusement une thérapeutique obligatoire, là même où il ne peut s’agir que du libre choix d’une vérité et d’un amour. Mais, en s’en tenant à l’honnêteté d’un constat, on voit que l’athéisme est en panne de donations. Il est devenu l’aveu inversé de l’impossibilité des religions, mais il n’est plus la nourriture, cohérente et symbolique, après laquelle aspire l’être humain. La lignée de l’austérité freudienne l’emporte sur la lignée de la libération marxiste. Ou encore, la lucidité critique se double d’un isolement intérieur, alors que la critique entendait, au moins depuis Descartes, découvrir le substrat le plus sûr qui soit en l’homme pour, à partir de lui, reconstruire une certitude, au-delà de tout soupçon d’extériorité branlante2.
6Alors que la foi demeure toujours pour la modernité culturelle un modèle impraticable, c’est désormais le paganisme, et non plus l’athéisme, qui apparaît aurore, du moins dans cette portion de la culture occidentale qui s’est détournée de la foi et désenchantée de la raison. C’est là un phénomène nouveau, qui contredit la séquence classique selon laquelle le paganisme polythéiste était définitivement remplacé par le monothéisme universaliste, auquel ne pourrait logiquement succéder que l’athéisme rationaliste. Pourquoi donc ces attraits redécouverts au paganisme ?
Les attraits du paganisme
7Selon Marc Augé, qui s’en est fait l’apologète le plus attachant, sinon le plus convaincant, le paganisme est essentiellement un polythéisme de l’immanence3. Les dieux sont des puissances qui gouvernent virtuellement une société particulière. Ils ne sont pas une parole personnelle venue d’une unicité transcendante, mais les règles destinées à fournir une conduite de vie collective, à doter le parcours de l’existence d’un système sacré, qui préserve des ignorances, des effrois et des écarts. Le paganisme connaît ainsi de multiples dieux, comme multiples sont les lieux de la vie. Aucun de ces dieux ne prétend ni à une moralité, qui en validerait l’usage, ni à une universalité, qui en lancerait la mission et le prosélytisme. L’existence de ces dieux prescrit un code de conduite, mais ne demande pas réellement une foi personnelle. De plus, ils sont facilement ambivalents, comme l’est la vie elle-même et ils se présentent par couples, puisque telle est aussi la nature, avec sa différenciation sexuelle, ses alternances fastes et néfastes, son destin qui va de la naissance à la mort. Dans le polythéisme, il n’y a aucun dualisme entre le corps et l’esprit, le visible et l’invisible, le savoir et la foi, puisque tout dépend du réseau des puissances grâce auxquelles il est possible de vivre. Tout est affaire d’observances plus que d’obéissance, de négociations plus que de convictions.
8Marc Augé insiste beaucoup sur le gouffre qui sépare ainsi le paganisme du Dieu de la Bible, sans que l’on puisse le moins du monde voir dans le premier une pierre d’attente pour le second. « L’opposition la plus pertinente qui puisse être faite dans le domaine religieux situerait d’un côté les religions du Dieu unique et personnel, de l’autre les religions de l’immanence, d’un côté les religions missionnaires, de l’autre les polythéismes. L’histoire du monde, qu’on le veuille ou non, est pour une bonne part celle de leur rencontre »4. Ajoutons encore à cette rapide description, qui emprunte ses exemples autant à l’antiquité grecque qu’à l’ethnologie africaine, que le polythéisme, justement à cause de la multiplicité et de l’ambivalence de ses dieux, peut parfaitement comporter des pratiques à nos yeux terribles, qui sont cependant ressenties comme aussi nécessaires que l’est la dureté de la vie elle-même. Selon Marc Augé, à cet égard proche de Nietzsche, le sacré est aux antipodes du saint, le rituel à l’opposé de l’idéal. Les dieux du paganisme inspirent la peur et la contrainte, non l’adoration, ni l’amour. Ils expriment des puissances indispensables pour maintenir la vie, non des valeurs capables de la convertir.
9Mon propos n’est pas de discuter cette définition du paganisme, mais de me demander pourquoi il peut représenter pour certains aujourd’hui un nouvel attrait. Je vois trois raisons essentielles, toutes trois de couleur nietzschéenne : la valorisation non dualiste de la vie dans tous ses aspects, le renoncement à l’illusion de l’espérance, enfin une tolérance à base de scepticisme caché.
10Le paganisme, à la différence de ce que l’homme contemporain imagine de la reconnaissance de Dieu, serait apologie de la vie, sans foi, ni promesse, qui en viendraient toujours à dévaloriser le présent et à simplifier sa complexité. Dans le paganisme les dieux sont mêlés à tout, sans exil dans une quelconque sainteté et tout est mêlé aux dieux, sans existence d’une réelle profanité. C’est ici et maintenant que la vie se joue entre santé et maladie, non pas au-dessus ou au-delà, entre salut et perdition. Le premier attrait du paganisme serait donc son monisme, avec son épaisseur sacrée, qui peuplerait le monde de signes, mais qui ne se localiserait dans aucune prophétie spéciale, ni unique. Les signes ne sont ni destinés à des croyants, ni rejetés par des incroyants, mais utiles pour quiconque, appartenant à la communauté, avec son panthéon de divinités, tient à suivre la conduite normale, favorable et finalement obligée, les figures divines présidant à la répartition fonctionnelle des rôles de chacun. La logique du comportement social trouve ainsi son modèle dans une symbolique divine et l’identité individuelle se fortifie d’une identification sacrée.
11Même s’il n’est pas du tout sûr que le dualisme soit absent du paganisme, comme le dit Marc Augé, on peut comprendre comment le retour au paganisme peut apparaître une alternative, possible et tentante, pour échapper au choix, soit d’une foi qui répondrait à la parole d’un Dieu personnel, soit d’une raison, vouée à l’austérité et à l’isolement. Le paganisme s’offre, je pense d’ailleurs plus culturellement que personnellement, comme la troisième voie du déchiffrement des signes, qui se refuse à la foi, trop miraculeuse pour pouvoir être vraie, et qui sort de l’usure de l’athéisme, trop dépeuplé pour être vivant. Que les dieux du paganisme soient toujours ambivalents correspond bien aussi au sentiment moderne de la complexité du réel, qui ne peut se résoudre ni par un code de valeurs, définitivement établies, ni par des analyses rationnelles, sans résidu obscur. Le monisme du polythéisme est ainsi reflet de la vie elle-même, scrutée avec une attention prudente.
12Second attrait du paganisme : le renoncement à tout messianisme, à toute espérance, entendus comme des illusions qui tourmentent inutilement la sagesse de vivre. Les mythologies païennes contiennent assurément des explications de l’origine et des contes sur la destinée, mais ces explications et ces contes englobent les dieux eux-mêmes sur la roue du destin. Ici pas de Dieu transcendant, qui implante sa promesse au coeur même du temps et qui fait ainsi de l’histoire le lieu et l’enjeu de son propre dessein, mais, au contraire, des dieux utiles pour organiser la relation à l’espace, au cosmos, aux humains, mais inutiles pour promettre, puisque le monde bruissant des signes n’est pas le monde ni révélé ni engagé, de la parole. Il n’y a donc ici ni doctrine de création, ni apocalypse de fins dernières. Par son immanence même le paganisme est de nature cyclique, avec ses alternances humaines et divines de floraison et d’épuisement, mais sans cette ligne, si particulière à la foi dans la Bible, qui interrompt les cycles des religions et des cultures en posant des événements prometteurs, eux-mêmes en attente d’accomplissements ultimes.
13Ce renoncement à l’espérance comme horizon global dans le paganisme correspond lui aussi bien au moment présent du refus de la foi comme de la méfiance envers le pouvoir totalisant de la raison. Apprendre à ne plus espérer dans l’avenir pour être plus modestement heureux dans le seul présent, tel est bien le non credo de la modernité qui trouve soulagement et non déception dans cet individualisme attentif au soin du soi et dans la souplesse, vertu préférable à la fidélité doctrinaire. On est passé des grandes synthèses toujours recommencées de Sartre à la saveur, précise et menue, du paganisme antique auquel Michel Foucault a consacré ses derniers ouvrages.
14Mais l’attrait le plus grand du paganisme est la tolérance qu’on lui trouve ou qu’on lui prête. Si les dieux ressemblent si fortement aux hommes, avec leurs lumières et leurs ombres, si le cosmos tourne sur lui-même, sans qu’une création soit promise à un royaume, alors il n’y a pas lieu de se faire la guerre pour des questions d’interprétation de textes, soi-disant révélés, ni pour des questions de doctrines opposées. Le polythéisme rajoute les dieux aux dieux sans l’abrupt du monothéisme, qui veut convertir au contraire la terre entière à son unique Dieu. Vu à partir des guerres farouches auxquelles se sont livrés les croyants, le paganisme apparaît un océan de tolérances mutuelles, aux vagues variées, si l’on veut pourtant bien oublier combien il a été incessamment traversé de conflits tribaux, où les dieux se limitaient strictement aux bons offices envers leurs propres groupes. Quoi qu’il en soit des cadavres respectifs que l’on se jette à la tête les uns des autres, le polythéisme se présente aujourd’hui comme un pluralisme à résultantes harmonieuses : « le paganisme européen repose sur un pluralisme antagoniste de valeurs. Le polythéisme est l’expression de cet antagonisme qui n’aboutit jamais à des oppositions irréversibles, à un dualisme radical, mais qui se résout, naturellement, dans un tout harmonieux ».5.
15Reste un dernier aveu, qui est peut-être la raison profonde de cette tolérance : le scepticisme caché quant à l’existence des dieux eux-mêmes. « Nous avons essayé ici de suggérer que, contrairement à ce qu’affirme Bernard-Henri Lévy, c’est le polythéisme qui tend théoriquement et pratiquement vers l’athéisme et non le monothéisme (les missionnaires ne s’y étaient pas trompés). »6. Peut-être le plus grand attrait du paganisme est-il alors de donner aux hommes la possibilité de jouer les règles d’un jeu, convenu plus que cru, socialisable plus que persuasif, affaire de conduite et de combinatoire, non pas tellement d’écoute, ni d’attente, ni de décision, mais c’est justement cet art de vivre qui convient aujourd’hui à des esprits qui ont perdu foi dans leurs raisons de croire, en Dieu, en la nature, en la raison ou en l’histoire. La modernité joue le paganisme comme un possible attrayant.
La perspicacité païenne
16Le paganisme regarde volontiers la foi en un Dieu personnel comme un enfantillage destiné à rassurer des adultes qui ne savent pas prendre le deuil d’un répondant particulier. Car le paganisme sait obscurément que ses dieux sont fabriqués par l’homme pour conjurer le silence du monde. Le schéma biblique confesse d’abord Dieu, qui s’adresse à l’homme en lui confiant le cosmos, qui est à la fois la bénédiction de son environnement et la promesse pour sa maîtrise. Mais le schéma païen est à l’inverse. Il reconnaît d’abord le cosmos, où peinent des dieux qui se suscitent un homme comme auxiliaire de second ordre dans leur incessant labeur de régénération. Le schème biblique confesse donc, sur mode narratif, les interventions décisives d’un Dieu dont bonne est la toute-puissance. Le schéma païen raconte au contraire, sur mode mythologique, les peines communes des dieux et des hommes. S’il y a espoir dans le premier schéma, il y a réconfort dans le second. Sa perspicacité vient de son incrédulité quant au caractère décisif qu’auraient eu certains événements uniques, qui ont eu lieu dans le passé. Sa sagacité consiste à reconnaître qu’à chaque moment a lieu le jeu important, mais non décisif, des puissances adverses qui se nouent et se fracturent dans le cours de la vie. C’est donc une perspicacité de l’expérience qui s’oppose instinctivement à ce qui lui apparaît crédulité dans la confession d’une foi.
17Le paganisme joue perspicacement avec des figures immémoriales, qui œuvrent dans une simultanéité intemporelle, comparable à celle de l’inconscient. Tout est là. Rien n’est jamais ni définitivement aboli, ni définitivement advenu. Il y a foisonnement et bruissement. Il n’y a pas à proprement parler mémoire, cette catégorie si fondamentale pour la foi biblique, puisque c’est d’elle que se nourrit l’espérance comme vecteur de confession et d’attente, non de fixité, ni d’illusion. La perspicacité de l’immémorial humain considère volontiers la mémoire de la foi comme un enfantillage, qui s’imagine abolir le grand jeu permanent des combinaisons et des répétitions par le péremptoire d’effectuations cachées. A cet égard l’accusation de fétichisme, tant portée contre le paganisme par la foi biblique, se retournerait contre cette dernière qui fétichiserait certains événements particuliers aux dépens de la constance de l’immémorial.
18Enfin, ultime perspicacité, le paganisme ne chercherait nullement à établir une égalité irréelle entre les divers êtres, mais il fournirait à chacun les moyens de subsister et de se débrouiller au milieu de l’immense diversité inégale de la vie. En ce sens, le paganisme n’obligerait pas à aucune vision idéale de la société et de l’existence, mais il procurerait un certain savoir-faire du bonheur au milieu des périls inhérents au fait même de vivre.
19J’ai intentionnellement employé perspicacité et non pas manques du paganisme pour expliquer quelque peu les raisons actuelles de son nouvel attrait.
La question personnelle du Dieu personnel
20Il reste que le paganisme ne connaît pas de Dieu qui parle à l’homme, trop plein qu’il est de dieux qui luttent, jouissent et passent comme l’homme. A cet égard l’apologie moderne du paganisme que tente Marc Augé au nom même de sa vérité, entendez de sa concordance avec l’expérience perspicace de l’homme, me paraît une apologie exemplaire de loyauté dans la différence. Probablement plus qu’aucun théologien chrétien actuel, trop soucieux de ne pas offenser les cultures non chrétiennes et de ne pas abusivement privilégier le salut par la foi, d’Abraham à Jésus-Christ, Marc Augé lui, l’athée, insiste sur la différence radicale qui pour toujours distingue le paganisme du monothéisme de la Bible. Dans l’un, Dieu est la Parole d’une personne à une personne, dans l’autre les dieux sont des puissances auxquelles l’homme peut mythiquement et rituellement participer. « La religion signifie donc (dans le paganisme) bien davantage l’adhésion à un mode de vie collectif et à un savoir technique tendant à la maîtrise de l’événement que l’adhésion intime et personnelle d’un individu au dieu qu’il saurait intéressé et concerné par les aléas et les vicissitudes de sa foi »7.
21D’où la question redevenue si actuelle par le débat avec le paganisme, non pas : Dieu existe-t-il et quelles preuves ou attestations aurions-nous de son existence ? comme dans le débat précédent avec l’athéisme ; mais : Dieu est-il personnel, adressé et reconnu par des actes qu’il pose lui-même dans l’ici-bas du cosmos à l’adresse d’un homme constitué lui-même en personne, ou bien le divin flotte-t-il à l’entour de l’humain, tout comme les mythologies ont, toujours et partout, entouré l’existence et la mort de tous les humains ? Au moment où les chrétiens font tant d’efforts pour sortir du ghetto de leur spécificité, il est remarquable que ce soient des nouveaux païens qui la fassent ressortir comme distinction fondamentale, et nullement comme enfantillage à dépasser enfin.
22S’il n’y a pas de Dieu personnel, l’homme reste seul, que ce soit avec la floraison des mythologies ou avec l’austérité de la raison. Peut-être en est-il en vérité ainsi. Dans ce cas l’athéisme et le polythéisme finalement se rejoignent, surtout dans une modernité où les dieux cultivent davantage l’exotisme de l’imaginaire qu’ils ne règlent impérativement, comme autrefois dans l’immémorial paganisme cosmique, les merveilles et les terreurs de la vie. Mais peut-être la réalité n’est-elle pas en elle-même la vérité et existe-t-il pour cette réalité une vérité qui se soit décisivement manifestée comme personne, non par anthropomorphisme de la spéculation humaine, mais par choix de la distinction et de l’élection divine. A Athènes, Saint Paul a cherché à montrer le polythéisme du paganisme en attente de la révélation du Christ crucifié et ressuscité. Saint Paul a échoué à Athènes. A Corinthe, au contraire, il a opposé la folie de Dieu à la sagesse du monde. Il a planté une église. Le renouveau actuel du paganisme convie, me semble-t-il, davantage à la provocation corinthienne qu’à l’acculturation athénienne. En ce sens la question du Dieu personnel est de nouveau au coeur du débat actuel. C’est une gratitude que nous devons au renouveau du génie du paganisme.
Notes de bas de page
1 Une très loyale analyse de cette situation d’athée orphelin est fournie par le livre de Claude IMBERT, Ce que je crois, Paris, 1984.
2 Le puissant livre d’Eberhard JÜNGEL, Dieu mystère du monde, Paris, 1983 a comme argument principal l’aboutissement de l’autofondation de l’homme par lui-même chez Descartes dans un isolement sans garantie. D’où, toujours selon Jüngel, le rôle nocif de garantie attribué à Dieu.
3 M. AUGE, Génie du paganisme, Paris, 1982, titre paraphrasé du célèbre ouvrage de Chateaubriand, Génie du christianisme (1802).
4 M. AUGE, op. cit., p. 78.
5 A. de BENOIST, Comment peut-on être païen ?, Paris, 1981, p. 203.
6 M. AUGE, op. cit., p. 83.
7 M. AUGE, op. cit, p. 56.
Auteur
Pasteur, professeur honoraire à la Faculté de théologie protestante de Paris.
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