Sanctus
La sainteté de Dieu selon la prière eucharistique
p. 637-650
Texte intégral
1La théologie, c’est dire Dieu comme Dieu. Notre usage réserve ce terme au discours prédicatif ou réflexif sur Dieu et même au discours scientifique. Mais la liturgie se présente elle-même en un sens strict comme theologia. En effet, elle nomme explicitement Dieu et elle décrit son œuvre, mais la pensée s’y exerce, non pas dans un discours instructif adressé aux fidèles, mais dans une louange adressée à Dieu. Dans ce « dire Dieu » eucharistique, l’épithète divine hagios, sanctus est bien mise en relief ; il en va de même du terme hagiazein, sanctificare qui évoque ou invoque l’action que Dieu opère dans l’eucharistie elle-même. Ceci se vérifie particulièrement dans la récente Prière eucharistique IV, qui a pris modèle sur d’anciennes anaphores grecques et témoigne de la sorte de la grande tradition liturgique.
PE IV (128 lignes)1 :
sanctus
13 occurrences : Pater sancte : l. 2, 22, 31, 62 ;
sanctus·. l. 16 (le triple Sanctus) ;
Spiritus sanctus : l. 38, 52, 56, 99, 125 ;
sancti : l. 118 ;
sanctificare : 1 occurrence : l. 57 ;
sanctificatio : 1 occurrence : l. 54.
2Dans le Canon romain, la première adresse au Père consiste dans le sancte Pater de la préface (repris dans la plupart des préfaces actuelles) ; il en va de même dans PE II, l. 1 et 19 ; PE III, l. 1. Le Sanctus remplit également un rôle capital dans toutes les prières eucharistiques et anaphores dans les divers rites actuels. Sanctificare se retrouve également dans chacune des prières eucharistiques : PE I : l. 140 ; PE II : l. 21 ; PE III : l. 6 et 12. Il s’agit toujours de lieux marquants dans la structure de la prière.
3Sanctus, sanctificare, sanctificatio sont donc typiques de la liturgie en sa prière la plus haute ; l’étude de ces emplois pourrait donc révéler un aspect essentiel de la théologie au sens strict du terme : comment y dit-on Dieu ? Il ne faut pas pour autant manipuler ces prières comme réservoir de preuves, car il faut tenir compte du caractère locutif de ce genre de discours. La liturgie manifeste plutôt une idée qu’elle ne l’articule conceptuellement ou ne la démontre. Il faut d’ailleurs tenir compte de la force illocutoire particulière à la louange et à l’invocation.
4Nous nous en tiendrons dans la présente étude au Sanctus. La liturgie chrétienne, notamment la prière eucharistique, a repris l’hymne angélique du Sanctus au service de la synagogue, mais est également influencée par l’exégèse de la vision d’Isaïe (Is 6, 1-9)2.
1. L’envoi en mission d’Isaïe
5L’acclamation angélique du triple sanctus provient du récit d’envoi en mission du prophète Isaïe, au cours d’une vision de la majesté divine en son temple. La sainteté de Dieu y est proclamée par les Séraphins comme la qualité divine par excellence ; le triple qadôš constitue un superlatif absolu et évoque la puissance transcendante et irrésistible du Dieu unique. Dieu est saint et il se sanctifie en ce sens qu’il manifeste sa sainteté dans la création et dans l’histoire : la terre est remplie de sa gloire. Celle-ci n’est pas la renommée que lui font les anges ou les hommes mais le rayonnement efficace de lui-même en ses œuvres, même si cet éclat suscite la connaissance ou la reconnaissance par les créatures. La mission d’Isaïe est d’ailleurs au service de cette sainteté, d’où l’effroi ou le sentiment de l’inadéquation humaine. Bien que l’épithète qadôš garde ici ses attaches avec ses origines culturelles, puisque la vision a lieu dans le temple, elle a une connotation personnelle, du fait que le péché est conçu comme l’inadéquation à la vue et au service de Dieu. La sainteté exigée de l’homme correspond à la perfection du Dieu personnel3.
2. La sanctification (qedûšâ) de la synagogue
6Le service médiéval de la synagogue utilise l’acclamation des Séraphins dans trois prières présidentielles, notamment dans la prière du matin (Yôśer), la Tefilla sabbatique (Kétér) et l’office de lectures (Qedûšâ de sidra). Ces prières remontent probablement aux tout premiers siècles de notre ère et le Yôśer est vraisemblablement la plus ancienne4.
« Le délégué de la communauté commence et dit :
Béni (es-)tu, YHWH, notre Dieu, roi de l’univers, qui formes la lumière et crées les ténèbres, qui fais la paix et crées toutes choses ; qui par miséricorde donnes lumière à la terre et à tout ce qui l’habite et qui par bonté renouvelles continuellement chaque jour la création. Combien nombreuses sont tes œuvres, YHWH. Tu les a toutes accomplies avec sagesse. La terre est remplie de tous tes propres biens, roi qui étais exalté depuis l’éternité et loué depuis les jours anciens. Dieu éternel, dans ta miséricorde, aie pitié de nous... Les chefs de ses armées sont des êtres saints ; il exaltent le Tout-puissant et manifestent continuellement la gloire de Dieu et sa sainteté. Béni (es-tu) YHWH, notre Dieu, en haut dans les cieux et en bas sur terre. Béni (es-)tu, notre rocher, notre roi et notre sauveur, créateur des êtres saints, loué soit ton nom pour toujours, toi, notre roi, créateur des esprits qui te servent et de tous les esprits qui te servent dans les hauteurs de l’univers et proclament avec crainte, à haute voix et à l’unisson les paroles du Dieu vivant et du roi éternel. Tous ceux-ci sont aimés, tous sont purs, tous sont puissants, tous sont soucieux de faire la volonté de leur maître, tous ouvrent leur bouche avec sainteté et pureté, louent, glorifient et sanctifient le nom du grand Roi, unique, puissant et craint : il est saint. Tous prennent sur eux-mêmes, l’un de l’autre, le joug du royaume des deux et le cèdent l’un à l’autre pour sanctifier leur créateur. Dans la joie tranquille de l’esprit, d’une parole pure et avec une mélodie sainte, ils répondent tous à l’unisson et avec crainte et disent avec crainte : « Saint, saint, saint est YHWH Sabaôt, la terre entière est remplie de sa gloire » (Is 6,3) et les Ofanim et les saints vivants, avec le bruit d’un grand transport, se soulèvent vers lui et louent en disant : « Bénie la gloire de YHWH depuis son lieu » (Ez 3, 12). Ils offrent au Dieu béni des mélodies agréables et expriment au roi, le Dieu vivant et éternel, des hymnes et font entendre des louanges, car lui seul réalise de puissantes actions et fait des choses neuves, le seigneur des batailles. Il sème la justice, il fait se lever le salut, il crée les remèdes, il est vénéré par la louange, le Dieu des merveilles, qui en sa bonté renouvelle la création chaque jour et continuellement, comme il a été dit. A lui qui fait les grandes lumières, car sa grâce demeure à jamais. Béni (es-)tu, YHWH, créateur des luminaires » (Yôśer)5.
7L’acclamation des Séraphins est incluse dans une bénédiction (baruk). Dans cette proclamation, la communauté reconnaît que Dieu est béni, c’est-à-dire qu’il est la source des bienfaits, afin de demeurer dans ces bénédictions. En disant la qedûšâ, elle s’associe à la louange céleste, comme le dit le Kétér : « C’est une couronne (kétér) que te donnent les multitudes d’en haut avec les assemblées d’en bas ; tous en un seul accord te répètent trois fois la louange sainte ». La récitation de cette qedûšâ ne se fait d’ailleurs pas par le fidèle individuel, mais au nom de la communauté par son président ; l’acte est strictement liturgique.
8A l’hymne isaïen des Séraphins, la bénédiction joint l’acclamation des Chérubins selon Ezéchiel : la gloire divine rayonne depuis le temple, qui est le lieu de YHWH.
9La sainteté de Dieu, qu’explicite tout le texte, se manifeste dans ses œuvres. Sans perdre sa connotation rituelle, elle est bien qualité de Dieu agissant personnellement, en particulier elle est bonté, miséricorde et sagesse ; d’ailleurs, la pureté des anges est qualifiée de sainteté parce qu’ils répondent parfaitement à la sainteté de Dieu qu’ils contemplent. Enfin, les louanges sont des sanctifications (qedûšâ) en ce sens que la grandeur de Dieu se manifeste ou se sanctifie par elles.
3. L’introduction du Sanctus dans la liturgie chrétienne6
10Certaines citations du récit de la vision d’Isaïe dénotent dès la fin du Ier siècle l’influence de la thématique synagogale sans témoigner pour autant d’un usage liturgique par l’Eglise : le chant céleste du Sanctus dans Ap 4,8, la participation future des chrétiens au chant du Sanctus au ciel (Tertullien), à moins que Clément de Rome (1 Cor 34, 6-7) ne doive se comprendre de la liturgie des chrétiens : « Et nous aussi, unissons-nous dans un même lieu, dans la concorde intérieure des consciences, et crions vers lui afin d’avoir part à ses grandes et magnifiques promesses ».
11Les premiers témoignages clairs de l’usage du Sanctus dans la liturgie chrétienne, et dans la liturgie eucharistique en particulier, ne remontent pas au-delà du milieu du IVe siècle : le Sanctus pascal selon Astérios le Sophiste (milieu du IVe siècle, Antioche ? Asie ? Cappadoce ?) ; l’anaphore courte de Basile (Cappadoce, milieu du IVe siècle), l’anaphore de Jean Chrysostome (Antioche, fin du IVe siècle), le témoignage de Jean Chrysostome et de Théodore de Mopsueste (Antioche, vers 390), l’anaphore clémentine des Constitutions apostoliques, VIII (Antioche, fin du IVe siècle), l’anaphore du pseudo-Sérapion, l’anaphore de Marc (Egypte, seconde moitié du IVe siècle) et l’anaphore de Jacques (avec le témoignage de Jean de Jérusalem, fin du IVe siècle). En outre, Antioche connaissait un Sanctus comme acclamation au moment de la communion, à la fin du IVe siècle. Enfin, les Constitutions apostoliques livrent une transposition chrétienne de la Tefilla synagogale, y compris le Sanctus7.
12L’usage oriental s’est étendu à l’Occident, probablement dès le Ve siècle, mais semble encore inconnu du temps d’Ambroise, d’Augustin et de Damase. En Gaule, l’usage en est généralisé au début du VIe siècle (concile de Vaison, 529, can. 3). Par ailleurs, le Sanctus paraît avoir été ajouté à l’anaphore d’Edesse (au Ve ou au VIe siècle), comme il le fut dans le Canon romain.
13Examinons à présent trois types d’interprétations ou plutôt d’attributions : au Christ glorifié, au Père ou à la Trinité.
4. L’hymne au Christ glorifié
14Dans une homélie pascale, Astérios le Sophiste (mort après 431)8 identifie le Seigneur assis sur le trône des Chérubins, à qui est adressé le Sanctus céleste (Is 6,3), avec le Christ montant aux cieux, qui fut l’objet du chant des enfants : « Hosanna au Fils de David. Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur » (Mt 21, 9). Ces enfants annoncés par la prophétie sont, aujourd’hui, les néophytes, eux qui « mus par l’Esprit Saint adressent maintenant l’hymne des croyants qu’ils n’avaient jamais entendue auparavant »9. Dans une autre homélie pascale, traitant la même idée, il explique longuement le Sanctus :
« Voyant la chair du Christ au-dessus de tous les cieux, au-dessus de l’air, de l’éther et du firmament du ciel incorporel, au-dessus des anges, des archanges et des puissances d’en haut, nous disons en témoignage de la vérité : « Parce que ta magnificience est soulevée au-dessus des cieux » (Ps 8,2). « En disant cela, il fut soulevé au-delà de leur vue » (Ac 1,9). C’est pourquoi les Séraphins, les anges aux six ailes, tous les êtres intelligibles et les esprits qui servent avec eux, voyant la glaise qui brille plus qu’eux-mêmes, — non en raison de sa propre nature, mais en raison de celui qui la porte, — louent le Christ et le glorifient pour ce spectacle sans mesure, les uns disant : « Saint, saint, saint, le Seigneur Sabaôt », les autres criant : « Bénie la gloire du Seigneur qui (rayonne) de son lieu », c’est-à-dire du corps glorieux ; et d’autres crient : « Levez les portes et soulevez les portes éternelles, car sa magnificence est soulevée au-dessus des cieux » (Ps 23,7 et 8,2).
Mais dites-nous, esprits des saints et des justes, est-ce par les seules armées célestes que Dieu est loué et glorifié ? La langue terrestre serait-elle privée de la louange de Dieu ?... Ce pourquoi il s’est fait homme, n’était-ce pas tout le but de sa descente des cieux sur terre ? C’était pour qu’il fasse de la terre le ciel, de sorte que ceux qui le louent en bas disent comme ceux d’en haut, ou plutôt pour que ceux d’en bas soient un seul être avec ceux d’en haut. Et comment les bouches humaines seraient-elles privées de louange ? Et que disons-nous des parfaits ? De la bouche des enfants et des nourrissons, tu ordonneras la louange (Ps 8,3)... »10.
15L’hymne des croyants, que les nouveaux baptisés chantent la première fois à Pâques pour le Christ assumé dans la gloire divine, c’est-à-dire pour le nouveau temple de Dieu, combine, comme la liturgie synagogale Is 6,3 et Ez 3,12 ; l’Eglise sur terre est unie à l’assemblée céleste dans la même admiration pour le Christ ressuscité. Peut-être l’acclamation : « Hosanna au plus haut des deux. Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur » y est-elle déjà jointe. En effet, l’anaphore d’Antioche attache « Hosanna au plus haut des cieux. Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur » au triple Sanctus. Ceci pourrait s’expliquer par l’attribution primitive de l’hymne au Christ. Cette acclamation de Mt 21,9 est d’ailleurs connue comme réponse à l’invitation : « Les réalités saintes aux saints », à Antioche à la fin du IVe siècle :
« Un seul saint, un seul Seigneur, Jésus-Christ... Gloire à Dieu dans les cieux et paix sur la terre ; aux hommes la bienveillance. Hosanna au fils de David, qui est venu, qui vient au nom du Seigneur. Dieu et Seigneur, il s’est manifesté à nous. Hosanna au plus haut des cieux »11.
16Le chant d’entrée des mystères, du Cheroubikon, qui servait de tropaire au Ps 23 « Levez-vous, portes éternelles, pour le Roi de gloire » se réfère à l’hymne trois fois saint que la communauté chantera en représentant les Chérubins. Le Cheroubikon rapporte ainsi le Sanctus au Christ12. Par ailleurs, l’acclamation litanique « Saint est Dieu, Saint Port, Saint Immortel, aie pitié de nous » est également christologique13. L’iconographe ancienne de Cappadoce (Tokali Kilisse) et de Cosmas Indicopneustès témoignent d’ailleurs d’une représentation du Christ comme sujet du triple Sanctus des Séraphins14.
17Dans la liturgie gallicane et visigothique, le Sanctus paraît bien adressé au Père, mais la plupart des Post Sanctus appliquent ensuite l’attribut de sainteté au Christ, Fils de Dieu en sa passion et sa résurrection15.
18Enfin, l’anaphore de Grégoire le Théologien, conservée dans le rite copte et due vraisemblablement à la plume de Grégoire de Nazianze, transpose toute la prière eucharistique en l’adressant au Christ. De ce fait le chant des anges et sa reprise par l’Eglise sont uniquement adressés au Christ16. Mais ceci est secondaire par rapport au modèle cappadocien, dont nous traitons ci-dessous.
19L’application pascale du Sanctus au Christ glorifié n’explique-telle pas aussi que l’hymne ait été qualifiée d’epinikios ? C’est l’hymne de victoire.
5. La théologie du Père
20L’Eglise copte a gardé une recension courte de l’anaphore de Basile, qui semble sous-jacente à la recension longue, due à la plume de Basile lui-même. Ce Basile alexandrin provient probablement de Cappadoce17.
« Maître et Seigneur, Dieu de vérité, tu es !... Père de Jésus-Christ, notre Seigneur, Dieu et Sauveur, par qui tu as fait toutes choses, visibles et invisibles, Tu habites éternellement dans les hauteurs, Tu es assis sur le trône de ta royauté, d’où rayonne ta sainte gloire, Tu es adoré par toutes les puissances célestes : anges et archanges, principautés, trônes, dominations et vertus d’en haut t’assistent ; les Chérubins aux yeux innombrables et les Séraphins t’entourent, tout en te louant, clamant et disant à jamais :
Saint, saint, saint, le Seigneur Sabaôt...
Saint, saint, saint es-tu vraiment, Seigneur notre Dieu.
Tu nous as façonnés et nous as placés dans le jardin des délices. Alors que nous avions transgressé ton précepte par la tromperie du serpent, que nous avions été déchus de la vie éternelle et exclus du jardin des délices, tu ne nous as pas rejetés pour toujours mais tu nous a visités continuellement par tes saints prophètes. Et en ces derniers jours, tu t’es manifesté à nous, qui étions plongés dans les ténèbres et l’ombre de la mort, par ton Fils unique Jésus-Christ, notre Seigneur, Dieu et Sauveur. Il s’est fait homme... »18.
21Après l’évocation de la louange des anges pour la sainteté du Père, la prière présidentielle reprend au compte de l’Eglise la triple acclamation, cette fois pour reconnaître la sainteté manifestée dans l’économie du salut. En décrivant ainsi la bonté de Dieu, — non sans quelque pointe anti-dualiste ou anti-manichéenne, — l’anaphore entend par la sainteté la transcendance de l’amour fidèle de Dieu à l’égard de l’homme, à travers toute l’histoire et surtout dans les mystères du Christ. Le Sanctus forme ainsi une charnière entre deux parties désormais essentielles de la prière eucharistique : après la louange pour la transcendance de Dieu en lui-même, on passe à l’action de grâce pour les bienfaits ou l’économie. Une pareille structure est entièrement maintenue dans la nouvelle recension de Basile19 et même accentuée en fonction de ses préoccupations trinitaires, sans faire cependant du Sanctus eucharistique une hymne trinitaire20. Elle s’observe encore, malgré une incise trinitaire dans les autres anaphores grecques et syriaques.
22Ce schéma theologia-oikonomia (ou doxa-eucharistia) s’est probablement imposé par une révision s’inspirant des idées origéniennes sur la prière : il faut d’abord louer (doxa) Dieu en lui-même, puis lui rendre grâce (eucharistia) pour ses bienfaits21. Le chant des anges est alors de manière très stricte theologia : dire Dieu dans la lumière de la contemplation du Père face à face. Peut-être l’ajouté liturgique « le ciel et » est-il alors compris de la gloire pleinement reconnue au ciel, gloire distincte de celle que nous reconnaissons sur terre.
23L’anaphore clémentine des Constitutions apostoliques, VIII témoigne du même schéma mais l’auteur démarque un original non-subordinationniste par des notations archaïsantes dont il a le secret. En effet, il fait précéder la liste des chantres célestes du Sanctus par le Christ, Grand Prêtre. Il pouvait trouver quelque appui chez Origène et chez d’autres qui identifiaient les deux Séraphins avec le Christ et le Saint-Esprit22.
24L’anaphore de Marc (Alexandrie)23 et celle du pseudo-Sérapion24 adressent également le Sanctus au Père. Dans la liturgie alexandrine, le Sanctus occupe d’ailleurs une place capitale : le sacrifice spirituel de l’Eglise annoncé dans la préface s’exerce précisément dans le chant du Sanctus par tout le peuple à la suite de l’évocation du chant des anges. Par ailleurs, il est suivi de l’invocation consécratoire :
« Vraiment, le ciel et la terre sont remplis de ta sainte gloire par la manifestation du Seigneur, Dieu et Sauveur, notre Seigneur Jésus-Christ.
Remplis, ô Dieu, aussi ce sacrifice de la bénédiction qui vient de toi par la venue de ton Esprit très saint, car le Seigneur, Dieu et notre grand Roi, Jésus-Christ, la nuit où il se livra lui-même... »25.
25Le Sanctus forme également la charnière entre deux parties essentielles de cette liturgie, mais cette fois il s’agit d’une part de la louange-action de grâce (sans distinction) et d’autre part de l’action sanctificatrice. C’est le terme plèrès qui assure ici la liaison : la sainte gloire rayonnante de Dieu dans la création, et l’épiphanie du Christ et de la bénédiction divine opérant par l’Esprit Saint dans l’Eglise.
26Notons que le triple Sanctus des prières eucharistiques romaines anciennes et actuelles est adressé au Père, malgré l’acclamation au Christ qui le suit26. Néanmoins l’interprétation trinitaire est courante dans les commentaires latins de la liturgie27 : le texte dit alors plus qu’il n’exprime explicitement.
6. La confession trinitaire
27Les controverses trinitaires ont amené l’exégèse à interpréter le triple Sanctus comme confession de l’égale divinité des trois Personnes. L’interprétation origénienne des deux Séraphins est alors battue en brèche28. Cependant, ces considérations ne semblent pas nées de la discussion sur l’homoousios du Fils, mais bien de l’opposition aux Macédoniens, ce parti n’admettant pas la divinité du Saint-Esprit29. L’épithète saint était précisément en cause. Athanase avait déjà bien distingué entre l’Esprit qui est saint par nature et les créatures qui sont sanctifiées par l’Esprit ; l’Esprit est sanctification, source de sainteté30. L’interprétation trinitaire de l’acclamation rapportée par Isaïe fait encore appel à d’autres arguments littéraires. Le triple hagios et l’unique kurios montrent l’unique divinité des trois hypostases ; mais cet indice n’a toute sa force que parce que celui qui a été vu par Isaïe est le Père selon Isaïe (Is 6,5-6), il est le Fils selon Jean (Jn 12,37-41) et il est le Saint-Esprit selon Paul (Ac 28,25-26)31. Le Sanctus qualifie donc les trois personnes distinctes et également glorieuses. Le Fils et l’Esprit ne sont donc pas ceux qui chantent, mais ils sont chantés par les anges et les fidèles32.
28Cette interprétation trinitaire de la vision d’Isaïe n’engendra pas seulement une interprétation du Sanctus liturgique, mais mena à des incises dans le Vere sanctus ; ainsi dans l’anaphore de Jean Chrysostome :
« Saint es-tu, et tout à fait saint, toi et ton Fils unique et ton Saint-Esprit. Saint es-tu, et tout à fait saint, et magnifique est ta gloire. Car tu as tellement aimé le monde, que tu as donné ton Fils unique... »33
29Des incises analogues ont été glissées dans l’anaphore de Jacques et dans tous ses dérivés syriens occidentaux34. Cette incise est d’ailleurs commentée par Jean Chrysostome, Théodore de Mopsueste et Narsaï35. Ainsi le Vere Sanctus commence par une confession explicite de l’égale sainteté ou divinité des trois Personnes avant de revenir à l’eucharistia pour l’économie divine.
7. Dieu trois fois saint
30Dégageons quelques traits de la sainteté de Dieu telle qu’elle est évoquée dans le Sanctus liturgique.
La sainteté de Dieu
31Dieu est saint par lui-même et par excellence. Les créatures le sont en recevant de lui leur perfection, ce qui leur permet de le connaître. La sainteté de Dieu consiste certes dans sa puissance irrésistible et elle peut inspirer la crainte, mais son rayonnement ou sa gloire manifeste surtout sa bonté et sa fidélité envers les hommes. L’aspect personnaliste prend le pas sur l’aspect cultuel. Par ailleurs, la sainteté n’est pas tant l’étrangeté, mais l’excellence ou la transcendance de la présence efficace de l’amour miséricordieux.
32Sainteté et gloire sont corrélatifs : la gloire est d’abord le rayonnement de la sainteté de Dieu dans ses œuvres : dans sa révélation aux anges et dans les mystères du Christ, proclamés dans la prédication de l’Eglise. La gloire suscite ainsi la connaissance et la reconnaissance, qui sont aussi les fruits de l’Esprit Saint36.
33Cette conception provient du récit de la mission d’Isaïe et de sa version liturgique dans le service synagogal, et elle respecte bien l’idée juive de la sainteté. Néanmoins, certaines connotations helénistiques sont perceptibles : la sainteté comme perfection de la relation personnelle entre Dieu et les hommes (hosios) ; l’insistance sur l’aspect de connaissance dans la gloire (doxa).
Théologie et économie
34La sainteté de Dieu s’articule sur la distinction entre l’être de Dieu et son action, ou entre la theologia et l’oikonomia. La transcendance de Dieu se manifeste dans la présence, de telle sorte que le temps de l’homme est marqué irréversiblement par les interventions divines. Cependant, Dieu est au-delà de l’oikonomia ; tel est l’objet final de la contemplation. Cette distinction fut particulièrement marquée à l’occasion des controverses trinitaires : égale gloire et divinité des trois Personnes mais rôles distincts des trois Personnes dans l’économie : par le Fils dans l’Esprit Saint.
Sainteté et sanctification
35La louange et l’action de grâce ne constituent que le premier volet de la prière eucharistique ; ce moment rétrospectif est suivi du moment prospectif de l’épiclèse ou de la supplication pour la sanctification des dons et de la communauté qui les offre et y communie. La sainteté exaltée dans la liturgie s’exerce dans la liturgie en sanctifiant aujourd’hui l’Eglise. Cette liaison est bien marquée dans la liturgie alexandrine et dans la Prière eucharistique III. L’étude de l’épiclèse dans les anaphores byzantines et syriennes montrerait un lien analogue. Notons à ce propos dans la Prière eucharistique IV du Missel romain :
« Vraiment, il est bon de te rendre grâce... Père très saint,
car tu es le seul Dieu, le Dieu vivant et vrai...
Unis à leur hymne d’allégresse,... nous te chantons :
Saint, saint, saint, le Seigneur...
Père très saint, nous proclamons que tu es grand
et que tu as créé toutes choses avec sagesse et avec amour :
tu as fait l’homme à ton image...
Tu as tellement aimé le monde, Père très saint,
que tu nous as envoyé ton propre Fils,...
il a envoyé d’auprès de toi,
comme premier don fait aux croyants,
l’Esprit qui poursuit son œuvre dans le monde
et achève toute sanctification.
Que ce même Esprit-Saint,
nous t’en prions, Seigneur,
sanctifie ces offrandes... »
La sainte Trinité
36La prière eucharistique reconnaît la Trinité en son être éternel ; elle proclame l’égale sainteté des trois Personnes, tout en gardant au Père une primauté fontale.
37Mais elle reconnaît également la diversité de rôle des Personnes dans l’économie37. Le Père est au principe de toute l’œuvre. Le Fils est saint, non seulement en sa divinité, mais jusque dans son corps, transfiguré par la gloire divine. Une acclamation de communion souligne bien cette sainteté de l’humanité du Verbe, qui est donnée aux baptisés : « Les réalités saintes aux saints. Un seul saint, un seul Seigneur Jésus-Christ ».
38L’Esprit est saint, en tant que Dieu, mais sa sainteté est sanctification ou source de sainteté pour les anges et les croyants. Il permet de contempler et de reconnaître les trois Personnes dans leur grandeur éternelle, mais aussi de reconnaître la sainteté du Seigneur assis sur le trône terrestre de l’ânon.
39« La sainte Trinité » : ce n’est pas, pour celui qui vit de la liturgie, une expression banale ; l’épithète divine saint n’est pas usée par un long usage ni oblitérée par une interprétation moralisatrice. La Trinité est sainte dans le mystère même de la vie intime des trois Personnes et dans les mystères diversifiés de son économie.
Notes de bas de page
1 Ordo missae, Rome, 1969. — PE I, II, III, IV = Prex eucharistica I, II, III, IV.
2 Etudes fondamentales : G. KRETSCHMAR, Studiën zur frühchristlichen Trinitätstheologie, Tubingue, 1956, p. 62-69 ; 134-182 ; H. AUF DER MAUR, Die Osterhomilien des Asterios Sophistes als Quelle für die Geschichte der Osterfeier, Trèves, 1967, p. 74-94.
3 O. PROCKSCH, hagios, dans KITTEL, Theol. Wört. N. T., t. 1, p. 87-116 ; H. P. MÜLLER, qdš, dans JENNI-WESTERMANN, Theol. Handw. A. T., t. 2, col. 589-609 ; J. VERMEYLEN, Du prophète Isaïe à l’apocalyptique, t. 1, Paris, 1977, p. 187-197. Hagios ne servait pas à qualifier les dieux dans l’hellénisme, il y dénote plutôt le sacré que la pureté (hagnos) : cf. A. J. FESTUGIERE, La sainteté, Paris, 1942, p. 1-26 ; E. BENVENISTE, Le vocabulaire des institutions indo-européennes, Paris, 1969, t. 2, p. 179-207.
4 D. HEDEGÅRD, Seder R. Amram Gaon, éd., trad. angl., intr. et notes, Lund, 1951, p. 46-49 ; 113-115 ; 130-132 ; L. ELBOGEN, Der jüdische Gottesdienst in seiner geschichtliche Entwicklung, Hildesheim, 1962 (anast.), p. 61-66.
5 Seder R. Amram Gaon (IXe siècle), 20 (HEDEGÅRD, p. 46-49).
6 Voir KRETSCHMAR, p. 134-182 ; AUF DER MAUR, p. 88-92. Pour les textes liturgiques : A. HÄNGGI et I. PAHL, Prex eucharistica, Fribourg (Suisse), 1968 (= Prex).
7 Const. apost., VII, 35, 3-4.
8 AUF DER MAUR, p. 74-94.
9 Homélie 16 (sur Ps 8), 15 (éd. RICHARD), p. 122).
10 Homélie 15 (sur Ps 8), 16-17 (éd. RICHARD), p. 232-233).
11 Const. apost., VIII, 13, 13.
12 Cf. R. TAFT, The Great Entrance, Rome, 1975, p. 53-118.
13 J. M. HANSSENS, Institutiones liturgicae de ritibus orientalibus, t. III, 2, Rome, 1932, p. 110-119.
14 Topographie chrétienne, V, 166-167 (SC 159, p. 248-250), texte et dessin.
15 Prex, p. 471 ; 473 ; 478 (bis) ; 479 ;497-498 ; 499 ; 501 ; 502 ; 503 ; 505 ; 506 (gall.) ; 508 ; 510 (esp.). Egalement dans un Vere sanctus ambrosien : Prex, p. 454.
16 Prex, p. 360.
17 Cf. H. ENGBERDING, Das eucharistische Hochgebet der Basileiosliturgie, Munster, 1931 ; B. CAPELLE, Les liturgies « basiliennes » et saint Basile (Bibl. Muséon, 47), Louvain, 1960 ; A. HOUSSIAU, L’anaphore alexandrine de saint Basile, dans Assemblées du Seigneur, 2e série, no 2, Paris, 1968, p. 55-74.
18 Basile alex., Prex, p. 349.
19 Basile byz., Prex, p. 232. — Hagios est transposé par hosios ; sur cette interprétation de hagios comme perfection spirituelle, cf. BASILE, Adv. Eunomium, III, 2-3 (SC 305, p.150-157).
20 CAPELLE (cf. ci-dessus, n. 17).
21 ORIGENE, De oratione, 33.
22 Const, apost., VIII, 12, 27-28 (selon les mss. d et e, dans l’apparat de FUNK). Cf. ORIGENE, Hom. in Is., 1,2 (CGS, 8, p. 244) ; JERÔME, Lettre 18, 4 (éd. J. LABOURT, p. 57).
23 Marc alex., Prex, p. 110-112.
24 Sérapion, Prex, p. 130.
25 Marc alex., Prex, p. 112 ; cf. Der-Balizeh, Prex, p. 124 ; Frgm. copte Louvain 27, Prex, p. 140 ; Frgm. copte BM 4, Prex, p. 141.
26 Canon romain, Prex, p. 427 ; Ordo missae, PE II, IV, Praefationes.
27 Par ex. RUPERT DE DEUTZ, De divinis officiis, XI, 15 et 17 (CCM, 7, p. 386-387). Il connaît cependant l’interprétation christologique : le corps saint du Christ comme temple : De sancta Trinitate, XXIV, 27 (CCM 23, p. 1330).
28 JERÔME, Lettre 18 (à Damase), 4-6 (éd. J. LABOURT, p. 57-63).
29 DIDYME d’ALEXANDRIE, De Trinitate, II, 6, 18.
30 ATFIANASE, Lettres à Sérapion, I, 22-23 (SC 15, p. 122-126) ; l’argument est pleinement développé chez BASILE, De Spiritu sancto, 46-48 (SC 17, p. 195-200).
31 DIDYME D’ALEXANDRIE, De Trin., I, 19 ; II, 11 ; II, 19 ; III, 10 ; MARCEL D’ANCYRE, De incarnata manifestatione, 10 ; pseudo-ATHANASE, In illud : Omnia mihi tradita sunt, 6 (ajouté).
32 DIDYME D’ALEXANDRIE, De Trin., II, 6,18.
33 Chrysostome byz., Prex, p. 224 ; XII Apôtres sasyr, Prex, p. 266.
34 Jacques grec, Prex, p. 246 ; Anaphores syriaques (sasyr) : Prex p. 269-270 ; 277 ; 282 ; 285-286 ; 288-289 ; 293 (Jean de Bostra) ; 303-304 ; 311 ; Xyste maron., Prex, p. 311.
35 JEAN CHRYSOSTOME, Comm. sur Isaïe, 6 (SC 304, p. 268-271) ; THEODORE DE MOPSUESTE, Hom. cat., 16, 6 (éd. R. TONNEAU, p. 542-545) ; NARSAÏ, Homélie 17.
36 Cf. BASILE, De Spiritu sancto, 38 (SC 17, p. 174-180).
37 Cf. BASILE, De Spiritu sancto, 47 (SC 17, p. 197-198).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Imaginaire et création historique
Philippe Caumières, Sophie Klimis et Laurent Van Eynde (dir.)
2006
Socialisme ou Barbarie aujourd’hui
Analyses et témoignages
Philippe Caumières, Sophie Klimis et Laurent Van Eynde (dir.)
2012
Le droit romain d’hier à aujourd’hui. Collationes et oblationes
Liber amicorum en l’honneur du professeur Gilbert Hanard
Annette Ruelle et Maxime Berlingin (dir.)
2009
Représenter à l’époque contemporaine
Pratiques littéraires, artistiques et philosophiques
Isabelle Ost, Pierre Piret et Laurent Van Eynde (dir.)
2010
Translatio in fabula
Enjeux d'une rencontre entre fictions et traductions
Sophie Klimis, Laurent Van Eynde et Isabelle Ost (dir.)
2010
Castoriadis et la question de la vérité
Philippe Caumières, Sophie Klimis et Laurent Van Eynde (dir.)
2010