Dieu et ses représentations antagonistes dans le livre de Job
p. 591-611
Texte intégral
1Au cœur du livre de Job se trouve la question de Dieu. Qui donc est Dieu ? Le débat porte avant tout sur ses qualités « morales » et son rapport à l’homme : Yahvé est-il bien, comme l’affirme la grande Tradition d’Israël, le Dieu juste et bon, fidèle à sa promesse, accessible à la prière du pauvre qui l’appelle ? L’affrontement qui oppose à ce sujet l’homme révolté et ses amis dépasse de loin le cadre d’une expérience individuelle : on peut le considérer comme représentatif d’un conflit théologique qui agita la communauté croyante de l’époque perse, réunie autour d’un second Temple1.
2Avant d’entrer dans le vif du sujet, il n’est pas inutile de résumer les résultats de la critique littéraire du livre2 :
- Au point de départ se trouve la vieille légende de Job, à laquelle Éz 14,12-23 fait allusion. Conservée dans le prologue (1,1a,2-4,13-19) et l’épilogue (42,10aα, 11-13 et peut-être 14-17) en prose du livre, elle raconte l’histoire exemplaire de l’homme comblé par Dieu de richesses fabuleuses, puis dépouillé totalement, et enfin retrouvant avec surabondance tout ce qu’il avait perdu. Cette légende sans doute très ancienne3 ne comporte aucune leçon morale — nul jugement n’est porté à ce niveau sur la conduite de Job — mais dit la souveraine liberté de Dieu, qui donne tantôt la richesse et tantôt la pauvreté et peut faire basculer du jour au lendemain le destin de chacun.
- Dans une deuxième étape, ce récit archaïque a été enrichi par ce qui forme l’essentiel de la partie poétique du livre (3,1-42,6), la liaison entre les deux éléments étant assurée par le motif de la visite des trois amis auprès de Job (2,11-13). Désormais, le corps du livre est constitué par une longue série de discours : 3,1-15,17-26 (Job) ; 4,1-5,27 (Éliphaz) ; 6,l-10a,11-13,15-30 (Job) ; 8,1-22 (Bildad) ; 9,l-4,14-24a,32-35 (Job) ; 11,1-20 (Sophar) ; 12,1-10 ; 13.1-19 (Job) ; 15,1-35 (Éliphaz) ; 16,1-17 ; 17,2,5-6 (Job) ; 18,1-21 (Bildad) ; 19,1-22 (Job) ; 20,1-29 (Sophar) ; 21,1-34 (Job) ; 22,1-30 (Éliphaz) ; 23,1-17 ; 24,1-9,12-14,16a,25 (Job) ; 25,1-6 (Bildad) ; 29.1-10,21-25 ; 30,1-31 ; 31,1-37,40b (Job) ; 38,1-41 ; 39,1-16,18-30 (Yahvé) ; 40,3-5 (Job). Au long des ch. 3-25, Job et ses trois amis s’affrontent en un dialogue de plus en plus tendu : l’un accuse Dieu de le faire souffrir sans raison, et les autres tentent de lui faire comprendre, au contraire, que son tourment est mérité et que Dieu ne le lui inflige que pour son bien. N’ayant obtenu aucune concession de la part des amis, Job expose une dernière fois sa plainte dans un long monologue (29-31*), auquel Yahvé répond en lui révélant qu’il est, malgré les apparences, celui qui combat les forces du Mal et fait de l’univers un cosmos harmonieux (38-39*) ; Job se soumet enfin, reconnaissant qu’il a parlé à la légère (40,3-5). Ainsi, l’auteur « principal » (cette expression n’inclut aucun jugement de valeur) du livre, qui écrit sans doute au Ve siècle, donne raison aux amis contre Job : en se prétendant totalement « juste », sans le moindre péché, celui-ci ne peut que rendre Dieu responsable de son mal, s’en faire une caricature et rejoindre le parti de ceux qui le renient (voir 22,15).
- La troisième étape de la formation du livre a vu une série d’additions qui idéalisent Job. Celui-ci a raison de proclamer son innocence, car celle-ci est bien réelle (1,1b,5-12 ; 1,20-2,10) ; la virulence de sa parole est d’ailleurs mitigée par de nouvelles déclarations beaucoup plus « orthodoxes » du héros (7,1-21 ; 9,5-9,5-13,25-31 ; 10,1-22 ; 12,11-25 ; 13,20 - 14,22 ; 16,18 - 17,1 ; 17,3-4 ; 19,23-29 ; 24,10-11,15,16b-24 ; 26,5 - 27,1 ; 27,7-10,13-23 ; 28,1-6,9-14,21,23-27 ; 29,11-20 ; 30,20-31 ; 31,38-40a), qui admire les merveilles de la Création et de la sagesse divines, décrit la punition des méchants, reconnaît qu’il pourrait lui-même avoir péché et dit son espérance en Dieu. Une dernière addition, dans l’épilogue (42,7-9,10aβb), souligne que Yahvé donne raison à Job contre ses amis. Ainsi, la portée du livre est presque inversée par un rédacteur qui se reconnaît dans l’homme souffrant, malgré (et non à cause de) sa révolte. Cette relecture pourrait remonter à la seconde moitié du Ve ou encore au IVe siècle.
- Un dernier rédacteur, enfin, introduisit dans l’ouvrage les discours d’Élihu (32-37), le second discours de Yahvé (40,6 - 41,26) et les dernières phrases de Job (42,1-6), sans oublier quelques additions brèves (3,16 ; 6,14 ; 28,7-8,15-20,28 ; 29,17 ; 40,1-2). Cette dernière rédaction, qui pourrait dater de l’an 200 environ, en revient au point de vue de l’auteur « principal » du poème, comme l’attestent à la fois les propos d’Élihu, la sévère réprimande de Yahvé et la soumission finale de Job.
***
3C’est au niveau de la rédaction de base du poème (deuxième étape de la formation du livre) que la question de Dieu est posée avec le plus de netteté. Le rédacteur favorable à Job (3e étape) introduit en effet dans les discours de ce dernier des propos qu’on aurait plutôt attendus dans la bouche des amis, si bien que la position théologique prêtée à l’homme souffrant devient paradoxale, sinon incohérente4. Si le rédacteur donne raison à Job, ce n’est pas parce qu’il ferait sienne l’image de Dieu de son héros — il éprouve, au contraire, le besoin de l’atténuer ou même de la brouiller — mais parce qu’il se reconnaît en l’homme appauvri, malade et persécuté. Quant au dernier rédacteur, il ne fait que reprendre en les grossissant les thèses des amis, déjà exposées par l’auteur « principal » du poème. Dans l’exposé qui suivra, je m’en tiendrai donc au niveau de la rédaction « de base » de la partie poétique du livre. Écoutons donc les protagonistes du débat.
1. L’image que Job se fait de Dieu
4L’expérience d’une souffrance profonde change le regard de l’homme. Frappé par le malheur, Job est devenu incapable de voir le Dieu de l’Alliance, Créateur de l’univers et juste Juge : à l’entendre, Dieu est celui qui abuse de sa toute-puissance pour écraser l’être humain sans défense. Son réquisitoire est d’une violence verbale sans équivalent dans tout l’Ancien Testament.
a) Le Maître du Chaos
5Dès son premier discours, Job déclare que la non-existence est préférable à la vie telle que Dieu la lui inflige (3,1-26). Il prend ouvertement le contre-pied du grand récit de Gn 1 lorsqu’il déclare, à propos du jour de sa naissance :
« Ce jour, qu’il soit ténèbre (ḥōšèk) ;
que Dieu, de là-haut, ne le rappelle pas ;
que la lumière ne brille pas sur lui. » (v.4)5
6En effet, la ténèbre (ḥōšèk, Gn 1,2) est l’une des caratéristiques majeures des représentations du Chaos, et le premier acte de la Création consiste à la repousser en faisant briller la lumière (v. 3), qui est l’un des attributs divins : il suffit qu’apparaisse l’éclat de la lumière de Dieu pour que le Mal soit vaincu (voir Ps 77,17 ; 97,3-6 ; 114,3 ; Ha 3,8-11). Job, quant à lui, préfère l’obscurité au jour : ce que Dieu offre à l’homme est plus épouvantable que le Chaos ténébreux. L’allusion aux Origines, confirmée par les motifs de la stérilité (v. 7 ; cf. Gn 1,11-13,20-31) et de l’obscurcissement des étoiles (v. 9 ; cf. Gn 1,14-19), est explicite au v. 8 : la nuit de la conception de Job est placée sous le signe de Yam et de Léviathan, incarnations mythiques du Mal6. A partir du v. 11, Job exprime son souhait d’échapper à son tourment en rejoignant sans délai le Shéol, « là où petits et grands se confondent » (v. 19), c’est-à-dire dans le lieu de l’indistinct, autre trait majeur du Chaos7. A l’entendre, Dieu a établi un ordre dans l’univers, mais cet ordre est celui de la domination des méchants et des tortionnaires (v. 17-18), et donc le règne de l’oppression. La Création divine est pire que le Chaos : c’est un Chaos au carré8.
7Ces propos ne sont pas isolés. Sa condamnation de la Création et son aspiration à la mort, Job les réaffirmera en 6,8-10a, 11-129 et 16,13-16. En 23,17, il déclarera encore, dans la même ligne, que Dieu l’a « recouvert d’obscurité », alors qu’il est en théorie celui qui illumine et fait vivre.
b) Le Juge inique
8L’antique légende de Job parlait d’un Dieu libre et déconcertant, dont les décisions parfois surprenantes s’imposent cependant à l’homme. Cette image de Dieu, qui remonte aux origines mêmes de la littérature israélite et est d’ailleurs commune aux peuples du Proche-Orient ancien, n’a probablement pas été contestée avant la prédication des « prophètes de la conversion », à partir du VIIIe siècle. Éducateurs de la conscience morale d’Israël, ces prophètes ont fait comprendre à leur peuple que Yahvé attend des siens une attitude de fidélité active et qu’il s’impose lui-même une règle impérative de rétribution équitable de l’homme selon ses mérites. Après l’Exil, au moment où le rédacteur principal du poème de Job écrit son œuvre, cette image du Dieu récompensant la fidélité et punissant au contraire toute œuvre mauvaise s’était largement imposée. Dans ce contexte, Job ne se contente pas de réaffirmer la vieille idée de la liberté souveraine de Dieu : il reconnaît en lui le Juge des hommes, mais c’est à ses yeux un Juge dévoyé, qui rend volontairement des sentences iniques.
9Fort de sa bonne conscience, Job dépose plainte au tribunal de Dieu, mais celui-ci ne l’écoute pas : il « reste sourd à la prière » (24,12), il « lui refuse justice (27,2). L’homme est « la risée de son ami, quand il crie vers Dieu pour avoir une réponse » (12,4) ; celui-ci, en effet, « ne répond même pas une fois sur mille » (9,3 ; voir aussi 30,20). Il est absent, introuvable pour le pauvre qui le cherche (23,8-9), et Job de s’écrier :
« Ah ! Si je savais comment l’atteindre,
parvenir jusqu’à sa demeure !
J’ouvrirais un procès devant lui,
ma bouche serait pleine de griefs ;
je connaîtrais les termes de sa réponse,
attentif à ce qu’il me dirait. » (23,3-5)
10Et encore :
« Si je crie à la violence, pas de réponse ;
si j’en appelle, point de jugement. » (19,7)
11Dieu se conduit ainsi comme les dirigeants coupables de Jérusalem qui « ne font pas droit à l’orphelin », tandis que « la cause de la veuve ne leur parvient pas » (Is 1,23 ; voir aussi Is 5,23 ; Jr 22,16 ; Am 5, 10, 12 ; etc.). Bien plus : à supposer que Dieu écoute sa plainte, il est encore capable de le condamner, lui qui n’est qu’une victime innocente :
« Si je me justifie, sa bouche peut me condamner,
si je m’estime parfait, me déclarer pervers.
Je suis parfait : peu m’importe la vie,
et je fais fi de l’existence.
Car c’est tout un, et j’ose dire :
il fait périr de même l’homme intègre et le méchant.
Quand un fléau mortel s’abat soudain,
il se rit de la détresse des innocents.
Dans un pays livré au pouvoir d’un méchant,
il met un voile sur la face des juges. » (9,20-24)
12Refusant de faire droit à la plainte légitime de l’innocent, Dieu accorde au contraire aux méchants un bonheur durable, décrit presque tout au long du ch. 21. Les impies n’ont pour Dieu que du mépris (v. 14-16), et pourtant ils prospèrent (v. 7-11.17-18) et vivent heureux, sans la moindre inquiétude jusqu’à l’heure de la mort (v. 12-13) ; il est vain d’attendre pour eux une fin plus atroce que celle du juste (v. 19-21) ; même après leur mort, ils sont encore reconnus et honorés (v. 28-34). Voir encore dans le même sens 12,6.
13Ainsi, Job ne se plaint pas seulement d’être victime d’une « bavure », d’une exception à la règle de la juste rétribution divine, mais présente son cas comme exemplaire : Dieu organise systématiquement le triomphe du mal et le malheur de l’innocent10. Ceci prolonge évidemment le refus que Job opposait à l’« ordre » de la Création dès les premiers mots de son premier discours (3,3-10).
c) Le tortionnaire
14Job considère donc que Dieu, inversant le sens d’une rétribution équitable, prend parti pour les méchants et se fait leur complice. Pour lui, Dieu ne se contente pas de condamner le juste : il le torture avec un acharnement barbare, comme s’il y prenait un étrange plaisir. Dès sa première réponse à Éliphaz, Job parle de Dieu comme d’un archer qui non seulement le prend pour cible, mais va jusqu’à tremper ses flèches dans le venin (6,4 ; cf. 16,12b-13). Plus loin, il compare Dieu à un fauve qui s’acharne à déchirer sa proie (16,9), à un guerrier qui brise le crâne de ses adversaires (16,12), à un assiégeant qui se rue à l’assaut final d’une cité (16,14 ; voir aussi 19,12), à un chasseur qui prend un animal au filet (19,6). Dieu est brutal (6,4 ; 9,34 ; 16,9, 12-14 ; 19,6, 8-12), de mauvaise foi (9, 15, 20), impitoyable (9,17-18,23 ; 19,22). Bien plus, « il enclôt l’homme sur lui-même » (3,23), « déracine son espérance » (19,10) et « brise son courage » (23,16). Nous sommes ainsi aux antipodes du Dieu de tendresse et de bonté que célèbre la tradition de l’Alliance11. Dans sa description de la méchanceté de Dieu, Job ne fait qu’une seule concession : il fut un temps où celui-ci le protégeait et lui accordait sa faveur (29,1-6) ; encore faut-il ajouter immédiatement que cette image positive n’appartient plus qu’au passé.
d) Le Dieu tout-puissant, et pourtant promis à la défaite
15Dieu détient la force, et Job ne le conteste pas. Nul, même parmi les plus sages ou les plus robustes, ne peut lui tenir tête (9,4). Disposant d’une puissance écrasante (9,19), « il tient en son pouvoir l’âme de tout vivant et le souffle de toute chair d’homme » (12,10) ; « ce qu’il a projeté, il l’accomplit » (23,13). Job va jusqu’à reprocher à ses amis — qui sont pourtant les champions du Dieu créateur de l’univers ! — de méconnaître la majesté divine (13,11). Dieu est tout-puissant et, devant lui, Job se dit terrifié (23,15), incapable de se défendre (9,14). Et cependant le même Job lui résiste et prétend même avoir raison contre lui dans son procès. A mesure que le dialogue progresse, semble grandir en lui la certitude de vaincre Dieu. Au point de départ, il se reconnaît faible (6,10-11) et ne peut que souhaiter la mort qui mettrait fin à sa souffrance (6,8-9 ; cf. 3,11). A la fin de son troisième discours, alors qu’il vient d’évoquer la force colossale dont Dieu dispose, il ajoute : « Je parlerai pourtant, sans le craindre » (9,35). Dans le discours suivant, il déclare « vouloir faire à Dieu des remontrances » (13,3), procéder contre lui en justice, avec la conscience de son bon droit (13,18). Au ch. 23, il dit sa certitude de remporter son procès : Dieu « reconnaîtra dans son adversaire un homme droit, et je triompherai de mon juge à jamais » (v. 7). Cette conviction devient presque triomphante dans le monologue final, qui s’achève par un défi :
« J’ai dit mon dernier mot : A Shaddaī de me répondre !
Le libelle qu’aura rédigé mon adversaire,
je veux le porter sur mon épaule,
le ceindre comme un diadème.
Je lui rendrai compte de tous mes pas
et je m’avancerai vers lui comme un prince. » (31,35-37)
16Ainsi, même si Dieu dispose d’une force brutale et peut tuer Job, il finira par plier devant lui.
***
17Job se prétend parfaitement innocent. En même temps, il décrit Dieu comme le Mal personnifié : sa Création est plus mauvaise que le Chaos et la vie qu’il donne pire que le Shéol ; Juge inique, il condamne l’innocent et donne le bonheur au coupable ; bien plus, il s’acharne sur le juste avec une cruauté inimaginable. Et Job ajoute : fort de mon innocence, je finirai par vaincre un tel Dieu, qui sera contraint de me donner raison. Ainsi, le Bien aura triomphé du Mal ! On voit que Job inverse les rôles et se met à la place traditionnellement reconnue à Dieu.
2. L’image de Dieu telle que les amis la présentent
18Répondant point par point aux propos outranciers du révolté, les amis vont dresser de Dieu un portrait beaucoup plus classique. Ne font-ils que condamner l’homme souffrant au nom de théories abstraites, comme on l’écrit souvent12 ? Tentons de lire leurs discours sans trop d’a priori.
19Commençant par reconnaître la piété et la vie fondamentalement intègre de Job (4,3-6), les amis lui rappellent cependant que nul homme ne peut se dire absolument innocent : « Un mortel est-il juste devant Dieu ? En face de son Auteur, un homme serait-il pur ? » (4,17 ; voir aussi 15,14-16 ; 25,4-6). Ils invitent donc leur compagnon à prendre acte de sa simple condition humaine, qui inclut une certaine culpabilité, mais ils ne le rangent pas pour autant parmi les « impies »13. Tout ce qu’ils diront sur le sort épouvantable qui attend ceux-ci (4,8-11 ; 5,2-7 ; 8,8-19 ; 11,20 ; 15,17-35 ; 18,5-21 ; 20,4-29 ; 22,15-18) n’a donc pas pour fonction de menacer Job, mais au contraire de lui rendre l’espérance d’être délivré de ses ennemis. C’est sur cet arrière-fond qu’il faut lire ce que les amis disent de ce Dieu que Job accuse de le faire souffrir sans raison.
a) Le Créateur de l’univers
20Les amis évoquent jusqu’à trois fois l’œuvre créatrice de Dieu (5,9-10 ; 11,7-12 ; 15,7-8), et toujours dans un sens positif. Dès son premier discours, Éliphaz déclare que Dieu « est l’auteur d’œuvres grandioses et insondables, de merveilles (niphlā’ôt) qu’on ne peut compter » (5,9). Parmi ces merveilles, il cite aussitôt le don de la pluie sur la terre (v. 10), mais aussi le relèvement de l’humilié et, en contraste, l’échec des astucieux et des hommes retors (v. 11-16). Ceci répond à l’idée proche-orientale et vétérotestamentaire de la Création14, souvent présentée comme le combat victorieux de Dieu sur les puissances de ténèbres, de violence et de mort. Ainsi, le poème babylonien de la Création (Enūma eliš)15 met en scène le dieu Marduk, qui affronte Tiamat — l’eau de l’Océan, le Mal personnifié —, finit par la tuer et la fend en deux parties dont il fait le ciel et la terre. De même en Gn 1, le Chaos originel, décrit au v. 2, est vaincu par l’apparition de la lumière divine (v. 3-5) et divisé en éléments désormais inoffensifs (v. 6-10). Un tel combat, situé « au commencement » (Gn 1,1), doit être réactualisé chaque fois que les forces mauvaises se manifestent à nouveau et paraissent triompher ; ainsi, le Ps 136 énumère parmi les merveilles (niplā’ôt, v. 4) de Yahvé la création cosmique (v. 5-9), la victoire sur l’Egypte et Pharaon (v. 10-15), la victoire sur les rois païens de la terre promise (v. 16-22) et le sauvetage (actuel ?) de la main des oppresseurs (v. 23-24) : c’est chaque fois la même œuvre divine. Pour les amis de Job également, l’ordre cosmique est signe de la lutte victorieuse que Dieu oppose aux forces mauvaises, et notamment aux hommes malfaisants ; voir 11,7-1216.
b) Le juste Juge
21Job décrivait Dieu comme un Juge partial, favorisant le coupable et condamnant systématiquement l’innocent. Les amis opposent à cette image celle du Juge intègre, qui traite chacun selon sa conduite17 :
« Dieu peut-il fléchir le droit,
Shaddaï fausser la justice ? (8,3)
22Cette justice, Dieu la met en œuvre en accordant le bonheur à celui qui se convertit, d’une part, et en punissant l’homme coupable, de l’autre.
23Personne n’est tout à fait innocent (4,17-19 ; 15,14-16 : 25,4-6), mais il faut néanmoins distinguer parmi les hommes ceux qui s’efforcent d’être fidèles et les « méchants ». Les amis rangent Job dans la première catégorie (4,3-5) et lui disent, pour lui rendre l’espérance :
« Souviens-toi : quel est l’innocent qui a péri ?
Où donc a-t-on vu des justes exterminés ? » (4, 7)
24A la seule condition d’adopter une attitude humble face à Dieu (22, 23, 29), de « ne pas mépriser sa leçon » (5,17) et donc de reconnaître sa condition d’homme faillible (11,4-6 ; cf. 15, 7-13), Job sera délivré de toutes ses angoisses et connaîtra un bonheur parfait :
« Lui qui blesse puis panse la plaie,
qui meurtrit puis guérit de sa main,
six fois de l’angoisse il te délivrera
et une septième le mal t’épargnera.
Dans une famine, il te sauvera de la mort ;
à la guerre, des atteintes de l’épée.
Tu seras à l’abri du fouet de la langue,
sans crainte à l’approche du pillard.
Tu riras de la sécheresse et du gel
et tu ne craindras pas les bêtes de la terre.
Tu auras un pacte avec les pierres des champs,
les bêtes sauvages seront en paix avec toi.
Tu trouveras ta tente prospère,
ton bercail au complet quand tu le visiteras.
Tu verras ta postérité s’accroître,
tes rejetons pousser comme l’herbe des champs.
Tu entreras dans la tombe bien mûr,
comme on entasse la meule en son temps. » (5,18-26 ; voir aussi 8,6-7,21-22 ;
11,15-19 ; 22,25-30)
25La face négative de la rétribution divine est soulignée avec plus d’insistance encore. A Job qui fait état du bonheur insolent des « méchants », impies et persécuteurs, les amis répondent : ce bonheur n’est qu’une façade trompeuse, qui ne fera plus longtemps illusion. Dès aujourd’hui, leur vie est un véritable enfer :
« La vie du méchant est un tourment continuel ;
les années réservées au tyran sont comptées.
Le cri d’alarme résonne à ses oreilles,
en pleine paix le dévastateur fond sur lui.
Il ne compte plus échapper aux ténèbres
et se voit désigné pour l’épée,
assigné en pâture au vautour.
Il sait que sa ruine est imminente.
L’ombre des ténèbres l’épouvante,
la détresse et l’angoisse l’envahissent,
comme lorsqu’un roi décide l’assaut. » (15,20-24)
26Leur existence est si pénible qu’ils aspirent à la mort (11,20). Cependant les tourments qui les attendent sont effroyables : ils perdront tout espoir (8,13), et, où qu’ils aillent, ils n’échapperont pas aux flèches de Dieu (20,23-25) ; ils devront rendre toutes leurs richesses (15,30 ; 20,15-18) et les biens de leurs fils nourriront les affamés (5,5 : cf. 20,10) ; terrorisés (18,14), bannis de la terre (18,18), ils seront dévorés par le feu (20,26) et anéantis (4,9) ; ils seront frappés de stérilité, et même leur souvenir disparaîtra de la terre (18,17) ; tels une plante arrachée de terre, ils pourriront (8,16-19). Ne nous y trompons pas : par ces terribles paroles, les amis ne veulent pas effrayer Job, mais lui montrer que Dieu n’est pas, comme il le prétend, l’allié des méchants. La condamnation de ces derniers signifie d’ailleurs la délivrance de Job lui-même :
« Non, Dieu ne rejette pas l’homme intègre,
il ne prête pas main-forte aux méchants.
Le rire peut de nouveau remplir ta bouche,
la joie éclater sur tes lèvres.
Tes ennemis seront couverts de honte,
et la tente des méchants disparaîtra. » (8,20-22 ; voir aussi 5,15-16 ; 22,30)
c) L’Éducateur soucieux du bien de celui qu’il corrige
27Les amis disent à Job que Dieu le délivrera bientôt de ceux qui le font tant souffrir et que lui-même retrouvera le bonheur, si toutefois il ne se cramponne pas à la prétention orgueilleuse de son innocence. Dieu n’est pas l’ennemi de Job. C’est pourtant un fait : il lui fait endurer de terribles souffrances. Éliphaz interprète ce qu’endure Job comme un procédé éducatif rude, mais en définitive profitable :
« Oui, heureux l’homme que Dieu corrige. » (5, 17 ; cf. 22, 4)
28On retrouve ici des termes très proches de Pr 3, 11-12 :
« Ne méprise pas, mon fils, la correction de Yahvé,
et ne prends pas mal sa réprimande,
car Yahvé reprend celui qu’il aime,
comme un père le fils qu’il chérit. »
29« Qui aime bien, châtie bien », disait déjà l’antique sagesse (voir Pr 13, 24). Dans la communauté fidèle de Jérusalem à l’époque perse, le malheur subi est souvent interprété dans ce sens :
« Tu m’as corrigé, j’ai subi la correction,
comme un jeune taureau non dressé.
Fais-moi revenir, que je revienne,
car tu es Yahvé, mon Dieu, » (Jr 31,18 ; cf. 10,24)
30Yahvé frappe son peuple, mais avec sagesse et discernement, comme un agriculteur avisé sait quel traitement appliquer à chaque céréale pour obtenir le meilleur rendement possible (Is 28, 23-29). On peut encore lire dans le même sens l’histoire de Jonas englouti par le poisson : c’est ainsi que Yahvé le ramène à sa tâche et permet à Ninive de se sauver (Jon 2,1). Ainsi, Dieu frappe Job, mais il ne faut pas attribuer cette action à une quelconque méchanceté de sa part ; comme l’explique Lm 3,33, « ce n’est pas de bon coeur qu’il humilie et afflige les fils d’homme ! » Jusque dans la souffrance qui doit permettre à l’orgueilleux de voir la nécessité de la conversion, Dieu se montre soucieux du salut de Job18.
31Dieu se sert d’un second moyen pour éduquer Job et lui permettre d’accéder au salut : l’enseignement des amis eux-mêmes, qui se présentent comme les dépositaires de la Tradition des sages (15, 17-19 ; cf. 8,8-10) et, ultimement, les porte-parole de la Sagesse divine (11,5-6). Les amis multiplient les bons conseils : « Ne méprise pas la leçon de Shaddaï » (5,17), « A toi d’écouter et d’en faire ton profit » (5,27) ; « Recherche Dieu, implore Shaddaï » (8,5) ; « Redresse tes pensées, tends tes paumes vers lui » (11, 13) ; « Allons ! Réconcilie-toi avec lui et fais la paix : ainsi, ton bonheur te sera rendu ; recueille de sa bouche la doctrine et place ses paroles dans ton coeur » (22,21-22). Ces invitations à retrouver le chemin de Dieu sont presque toutes suivies par une promesse conditionnelle : si Job accepte de changer d’attitude, il sera sauvé (voir surtout 8,6-7 ;11,14-20 ;22,23-30). Job n’appartient pas au groupe des méchants, mais, dans son entêtement, il risque de le rejoindre (cf. 22,15) et donc de subir leur sort. Les amis jouent en quelque sorte le rôle des prophètes chargés d’inviter Israël à retrouver le chemin de la fidélité et d’éviter ainsi le grand malheur qui déjà se prépare ; comme les prophètes, ils sont les porteurs d’une parole rude, exigeante, et mettent à nu le péché de celui qui se dit fidèle, mais comme eux aussi ils ont conscience d’être ainsi les envoyés d’un Dieu qui cherche à sauver les siens (cf. 22,30).
d) Le Dieu tout-puissant, vainqueur du Mal
32Job se dit victime d’un Dieu qui abuse de sa force ; il proclame cependant qu’il finira par le vaincre. Les amis reconnaissent autant que Job la toute-puissance divine :
« C’est un souverain redoutable,
Celui qui fait régner la paix dans ses hauteurs !
Peut-on dénombrer ses troupes ?
Contre qui ne surgit pas son éclair ? » (25,2-3)
33Alors que l’homme se caractérise par sa finitude, les limites de Dieu restent en dehors de toute exploration humaine :
« Prétends-tu sonder la profondeur de Dieu,
atteindre la limite de Shaddaï ?
Elle est plus haute que les cieux : que feras-tu ?
Plus profonde que le Shéol : que sauras-tu ?
Elle est plus longue que la terre à mesurer
et plus large que la mer. » (11,7-9 ; cf. 15,7-8)
34Dieu dépasse dans tous les sens les dimensions de l’univers, alors que même l’Océan — figure par excellence du Mal — se voit imposer une frontière à ne pas franchir (Jb8,8-11 ; Ps 104,9 ;Pr 8,29). C’est précisément dans cette maîtrise des forces mauvaises, avec l’établissement d’une loi à laquelle elles sont soumises (Jb 28,25-26 ; Ps 148,6 ; Jr 31,35-36 ; etc.) que réside pour l’essentiel l’action créatrice : le Chaos n’est pas supprimé, mais dispersé et son action est contenue dans d’étroites limites. Ce n’est pas à l’encontre de Job que Dieu déploie sa puissance guerrière, mais contre les forces mauvaises, et celles-ci sont virtuellement vaincues, comme en témoignent les tableaux du malheur des méchants.
***
35Job et ses amis ont exposé leurs représentations de Dieu, et celles-ci sont aussi inconciliables que possible. Le dialogue n’a pas rapproché les points de vue, mais Dieu lui-même va prendre la parole et s’adressera à Job. Donnera-t-il raison à l’un des interlocuteurs ?
3. L’image que Dieu présente de lui-même
36Certains exégètes ont prétendu que, par le simple fait de s’adresser à lui, Dieu donne raison à Job19. A regarder la teneur du discours divin, il faut reconnaître que cette lecture n’est guère plausible20. Dieu commence par dire à Job qu’il « obscurcit ses plans par des propos dénués de sens » (38,2), puis il décrit sa propre action en des termes polémiques qui rejoignent largement les propos des amis.
a) Le Créateur de l’univers
37Faut-il insister ? Toute la première partie du discours de Yahvé (38, 4-38) évoque son action créatrice, ce qui rejoint les propos tenus par les amis (voir surtout 5,9-10) ; les multiples questions posées à Job sont semblables à celles du deuxième discours d’Éliphaz : « Es-tu né le premier des hommes ? Est-ce qu’on t’enfanta avant les collines ? » (15,7 ; voir en particulier 38,4). L’œuvre de Dieu, Job n’en connaît presque rien (38,4,5 ; etc.) ; surtout, elle n’est pas marquée par le désordre total (pire que le Chaos !), ainsi que le révolté le prétend. Au contraire, la terre fondée par Yahvé (v. 5) est posée sur une « pierre angulaire » (v. 7), qu’il faut sans doute identifier avec Jérusalem et sa communauté fidèle21 : le monde établi par Yahvé n’est pas un chaos informe, mais un cosmos ayant pour centre le Temple de Jérusalem. En outre, Yahvé reprend dans son discours le thème du combat contre Yam (v. 8 ; cf. 3,8) : l’Océan maléfique est refoulé derrière une limite infranchissable et donc mis hors d’état de nuire (v. 10-11). Dans la section suivante, Yahvé parle de l’élimination des « méchants » qui habitent la terre (v. 13) et déclare que celle-ci est changée en « argile de sceau » (v. 14), c’est-à-dire de couleur rouge : ne serait-ce pas la couleur du sang des méchants écrasés par la force divine, comme en Is 63,1-6 ? La Création, envisagée comme la lutte de Yahvé contre l’Océan et son orgueil, s’actualise dans la répression des impies. Yahvé n’est décidément pas du côté de ceux qui font souffrir Job, mais mène un combat sans merci aux forces chaotiques dont les persécuteurs sont l’incarnation.
b) Le juste Juge
38Yahvé ne parle pas de la théorie de la rétribution défendue par les amis, mais il évoque le châtiment des méchants (38, 13-15), c’est-à-dire la face négative du jugement. La face positive de ce même jugement de Dieu pourrait être évoquée par les images des v. 25-27 : Yahvé fait tomber la pluie sur le désert et « germer l’herbe sur la steppe ». Ces versets ne disent pas seulement la fantaisie de Dieu, « maître de l’inutile et du superflu »22, mais doivent se comprendre par opposition au v. 30, où l’on voit les eaux se changer en pierre : Yahvé opère la grande inversion, le grand retournement, comme l’expriment par exemple les « doxologies » postexiliques du livre d’Amos (4,13 ; 5,8-9 ; 9,5-6). Les images du désert se transformant en terre fertile et de l’Océan pétrifié correspondent ainsi à l’exercice de la justice divine tel que les amis le conçoivent, avec la ruine effroyable des méchants aujourd’hui triomphants (5,2-5,11-16 ; 8,13-22 ; etc.) et, inversement, le bonheur accordé à l’homme accablé de souffrances (5,10-26 ; 8, 6-7 :etc.). En d’autres termes, le persécuteur sera à son tour malheureux, et sa victime triomphera. Remarquons que les amis insistent non seulement sur le contraste entre les deux mouvements, mais aussi sur le retournement des rapports de force : la moisson des malfaisants nourrit à présent les affamés, tandis qu’eux-mêmes n’ont plus rien à manger (5,5 ; voir aussi 8,19 ; 11,14-20 ; etc.).
c) L’Éducateur soucieux du bien de celui qu’il corrige
39Tout au long de son discours, Yahvé parle comme un maître de sagesse qui pose des questions à un disciple et lui fait constater sa totale ignorance. Alors que Job s’avançait vers lui « comme un prince » (31,37), sûr de l’emporter contre lui, Yahvé lui montre combien son orgueil est déplacé. Job, qui se croit supérieur à Dieu, n’est qu’un homme, et le voilà face à sa finitude. Limité dans le temps, il ne connaît du monde que la petite parcelle du moment présent et ignore en particulier le Temps des Origines (38, 4,12, 19-21). Limité dans son savoir, il ne connaît des choses que leur face extérieure, et tout le reste lui échappe (voir les questions des v. 5-11,16-21 ; etc.). Limité dans son pouvoir, il n’a réalisé aucune des grandes œuvres que Yahvé lui montre (v. 5,8,12-13, 19-20 ; etc.). Yahvé lui fait ainsi découvrir la démesure de son orgueil : comment peut-il se croire supérieur à son Créateur, au point de le juger (voir Is 45,9-10) ? Yahvé remet donc Job à sa place, sans aucun ménagement. A travers la dureté de son discours, il ne cherche pas à enfoncer davantage l’homme souffrant dans son malheur, mais au contraire à lui ouvrir les yeux et à lui permettre de retrouver l’humilité : comme les amis le disaient, c’est cette démarche qui le sauvera. Yahvé n’invite pas directement Job à la conversion, mais tel est le sens de son discours, et Job, cette fois, reconnaît en effet qu’il a tenu des propos insensés (40, 3-5)23 : il retrouve aussitôt le bonheur (42,10aα,11-17).
d) Le Dieu tout-puissant, qui maîtrise les forces du Mal
40Yahvé ne nie pas l’existence des forces du Mal, mais il déclare que celles-ci sont contenues dans des limites précises et n’échappent pas à la maîtrise divine.
41Tout d’abord, on retrouve en 38,8-11 le motif de la limite, déjà évoqué par Sophar (11,7) : Yahvé ne supprime pas Yarn, mais lui impose une frontière qu’il ne pourra dépasser : « tu n’iras pas plus loin » (v. 11). Le Mal est dompté et ne menace donc pas l’ordre fondamental de la Création.
42La seconde partie du discours divin (38,39 - 39,30) dit la seigneurie de Yahvé sur les animaux qui échappent à la maîtrise de l’homme : il nourrit le lion et le corbeau (38,39-41), ce qui est l’apanage du maître de maison (cf. Gn 43,31-34) ; il connaît la gestation des bouquetins et des biches (39,1-4), comme l’arbre cosmique à l’ombre duquel les bêtes sauvages mettent bas (Éz 31, 6) ; il donne la liberté à l’onagre (39,5-8), mais domestique le bœuf sauvage (39,9-12) ; il donne à l’autruche (39,13-16,18) et au cheval (39,19-25) la rapidité et l’absence de souci ; c’est avec l’intelligence (bînāh) de Dieu que les rapaces prennent leur vol et foncent sur leur proie (39,26-30). Tous ces animaux sont, d’une façon ou d’une autre, liés aux forces chaotiques : ils échappent presque tous à l’homme ; le lion et les rapaces sont des prédateurs redoutés ; quant au cheval, il est lié à la violence de la guerre24. Tous restent cependant sous le contrôle divin. Ainsi, l’ordre de la Création inclut paradoxalement un « désordre » partiel voulu par Yahvé et ne mettant pas en question sa seigneurie : Dieu se sert des forces mauvaises dans le cadre de son projet de salut. C’est ainsi qu’il a laissé les méchants persécuter Job, en imposant cependant une limite à leur action : la souffrance ainsi permise concourra à la conversion de l’homme révolté et l’amènera à retrouver le bonheur.
Conclusion
43Celui qui lit dans le poème de Job le drame personnel de l’homme fidèle et pourtant broyé par la souffrance, comprend sa révolte contre Dieu et condamne l’incompréhension des amis. Hommes du XXe siècle, nous nous solidarisons spontanément avec la victime d’un sort injuste qui ne se résigne pas au silence ou à l’humiliation, mais ose dire tout haut son indignation. Mais est-ce bien dans cette direction que l’auteur principal du livre de Job veut nous entraîner ? Pour lui, l’affrontement entre Job et ses amis reflète d’abord un débat d’ordre théologique. Ce sont, en effet, deux théologies antagonistes qui s’expriment à travers les différents discours du livre. La question de Dieu est posée dans un contexte de grandes épreuves. Sans doute ce contexte est-il celui du Ve siècle. A l’époque de Néhémie (445), les fidèles attachés au Temple et soucieux d’une observance scrupuleuse des règles du culte sont tellement menacés par les « gens du pays » qu’ils doivent reconstruire en catastrophe les murailles de Jérusalem (Né 1-7). Dans cette situation d’extrême détresse, les croyants s’interrogent sur l’attitude de Yahvé à leur égard. L’auteur principal du poème de Job, qui s’exprime par la voix des amis et par le discours divin des ch. 38-39, répond : notre souffrance n’est pas l’indice d’une hostilité de Yahvé à notre égard, mais c’est la correction médicinale qui doit nous apprendre à nous convertir plus profondément et nous mener ainsi sur le chemin du salut ; voir, dans la même ligne, Is 58,1-3a,5-12. Dans ce contexte, la parole de Job lui-même n’est que la caricature de la position qui ne se satisfait pas de cette explication et n’est pas prête à reconnaître son péché. En grossissant les traits de la théologie des « justes » (qu’on rencontre notamment dans les Ps 1 et 139), l’auteur met ces derniers en garde contre le danger de rejeter le Dieu de l’Alliance pour ne plus voir en Yahvé que le Mal personnifié. Il invite donc la communauté traumatisée par l’expérience de la souffrance à reconnaître, par delà la tentation de la révolte, le visage du Dieu d’amour.
44Qui donc est Dieu ? L’auteur principal du livre de Job donne une réponse claire et rassurante : quelles que soient les épreuves endurées par Israël, il faut reconnaître en Yahvé le Dieu bienveillant qui veut sauver son peuple. Cependant le fait même de devoir réaffirmer cette conviction ne laisse-t-il pas pointer une sourde inquiétude ? Une fois ouverte, la question de Dieu posée par l’homme blessé ne se referme pas par une réponse théorique, si belle soit-elle ; le livre de Job n’est d’ailleurs pas le dernier mot de la Bible à ce sujet.
Notes de bas de page
1 En d’autres termes, il est vain d’analyser le livre sous l’angle psychologique comme l’a proposé encore récemment W. VOGELS, The Spiritual Growth of Job. A Psychological Approach to the Book of Job, dans Biblical Theol. Bull., t. 11,1981, p. 76-80 ; The Inner Development of Job. One more Look at Psychology and the Book of Job, dans Sc. et Espr., t. 35, 1983, p. 227-230. Le personnage de Job est d’abord « Problemträger », comme l’a bien reconnu, après d’autres, O. KEEL, Jahwes Entgegnungan Ijob (Forsch. z. Rel. u. Lit. des A. u. N.T., 121), Göttingen, 1978, p. 15-20. Encore faut-il préciser que le problème en question n’est pas celui du scandale de la souffrance apparemment injuste en général, mais sans doute le problème théologique concret de l’apparente inaction de Yahvé face à la persécution subie par ses fidèles au cours de l’époque perse.
2 Je me permets de renvoyer ici à mon ouvrage Job, ses amis et son Dieu, à paraître dans la collection Studia Biblica, à Leiden.
3 Voir J. LÉVÊQUE, La datation du livre de Job, dans Congress Volume Vienne 1980 (Suppl. to V.T., 32), Leiden, 1981, p. 206-219 (p. 206-209).
4 J. LÉVÊQUE, Job et son Dieu (Études bibl.), t. 2, Paris, 1970, p. 689-690, parle d’un dédoublement des images de Dieu dans la pensée de Job, qui hésite sans cesse entre l’accueil confiant du Dieu de l’Alliance et le rejet passionné de celui qu’il considère comme son tortionnaire brutal et malhonnête. J. Lévêque, en effet, ne distingue pas entre ce que j’appelle les deuxième et troisième niveaux rédactionnels du livre. Voir encore dans le même sens D. KINET, L’ambiguïté des représentations de Dieu et de Satan dans le livre de Job, dans Concilium, no 189, 1983, p. 55-63.
5 J’utilise, comme plus loin, la traduction de la Bible de Jérusalem (édition en grand format 1973), modifiée ici et là cependant dans le sens d’une plus grande littéralité.
6 Le texte massorétique du v. 8 parle des ’ōre réy-yôm, « ceux qui maudissent le jour », mais le contexte (en particulier le parallèle avec Léviathan) donne à penser que le texte primitif devait se lire ’ōre réy-yām, « ceux qui maudissent Yam ». Ce dernier n’est autre que l’Océan furieux des vieilles cosmogonies, mentionné avec Léviathan (ou Lôtan) dans la littérature ugaritique. Job en reparlera en 7,12 et 26,12.
7 La Création s’opère, au contraire, en séparant les éléments originellement confondus ; voir Gn 1, 4, 6, 7, 14, 18. Sur cet aspect de l’action créatrice, voir P. BEAUCHAMP, Création et séparation, Paris, 1969.
8 Le texte actuel des discours de Job comporte, à côté de ces passages où le héros rejette l’œuvre du Créateur plusieurs passages hymniques où, tout au contraire, il exalte l’ordre merveilleux de l’univers et le combat de Dieu contre le Mal (9,5-13 ; 12,11-25 ; 26,5-14 ; 28,1-27*). Ces déclarations sont inconciliables avec la teneur habituelle des propos de Job et, à moins de prêter à ce dernier une pensée incohérente, on ne peut que les attribuer à un rédacteur différent, qui a voulu présenter une image plus acceptable de son héros.
9 Comme l’a fait remarquer J. LÉVÊQUE, Job et son Dieu, t. 1, p. 342, le v. 10b, qui dérange le rythme poétique, ne peut remonter à la rédaction principale du dialogue : si Job vivait un tel accueil désintéressé des décisions divines, « sa révolte contre Dieu et sa polémique contre les amis auraient déjà perdu toute signification ».
10 Encore une fois, un rédacteur ultérieur s’est cru obligé de corriger les paroles blasphématoires de Job en lui prêtant des propos tout à fait opposés, conformes aux thèses défendues par les amis : malgré les apparences, Dieu inflige dès à présent aux méchants un sort effroyable (19,28-29 ; 24,16b-24 ; 27,7-10,13-23) ; quant à ses propres souffrances, il les considère comme la terrible punition justement endurée pour les fautes qu’il a pu commettre (7,17-21 ; 9,29 ; 10,13-15 ; 13,23-27 ; 14,16-17). Dans l’esprit de ce rédacteur, Job n’accuse pas Dieu d’être injuste à son égard, mais se plaint de subir un châtiment qui, même mérité, dépasse ses forces et le conduit à une mort prochaine (7,1-21 ; 9,25-28 ; 13,28 - 14,22). De tels propos contredisent formellement la position tranchée de Job qui, face à ses amis qui le pressent de se reconnaître coupable comme tout homme, s’en tient à la déclaration de sa totale innocence (6,29-30 ; 9,21 ; 13,18 ; 16,17 ; 23,7 ; 27,2-6 ; 31,1-34).
11 S’en étonnera-t-on ? L’image du Dieu cruel est contrebalancée dans le texte actuel des discours de Job par des paroles de confiance en sa bonté : Dieu le cherchera, fût-ce alors qu’il sera trop tard (7,21 ; cf. v. 8) ; dès aujourd’hui, il se fait le témoin de l’homme souffrant (16, 19-21 ; sur l’identité divine du témoin, voir notamment J. LÉVÊQUE, Job et son Dieu, t. 2, p. 463), son garant (17,3-4) et son défenseur (19,25-27).
12 Voir, parmi beaucoup d’autres, J. LÉVÊQUE, Job et son Dieu, t. 1, p. 242 ; F. HESSE, Hiob (Zürcher Bibelkomm., 14), Zürich, 1978, p.143 ; G. FOHRER, Dialog und Kommunikation im Buche Hiob, dans M. GILBERT (éd.), La Sagesse de l’Ancien Testament (Bibl. Ephem. theol. lov., 51), Louvain-Gembloux, 1979, p. 219-230 = Studien zum Buche Hiob (1956-1979) (Beil. z. Zeitschr. f. die alttest Wiss., 159), Berlin-New York, 1983, p. 135-146 ; J. LÉVÊQUE, Tradition et trahison dans les discours des amis, dans Concilium, no 189, 1983, p. 67-74.
13 Contrairement à ce qu’affirme par exemple J. LÉVÊQUE, Tradition et trahison, p. 70. A lire les discours des amis — ceux d’Éliphaz en particulier — sans idée préconçue, on n’y décèlera aucune hostilité à l’égard de Job, qu’ils veulent au contraire aider autant que possible à retrouver le bonheur ; voir D.J.A. CLINES, The Arguments of Job’s Three Friends, dans Art and Meaning : Rhetoric in Biblical Literature (Journ. for the Study of the O.T. Suppl. Ser., 19), Sheffield, 1982, p. 199-214. Même Jb 5,1-8, généralement interprété dans un sens ironique, peut être compris dans le cadre de cette attitude positive, comme l’a montré D.J.A. CLINES, Job 5,1-8 : A New Exegesis, dans Bibl. t. 62,1981, p. 185-194 ; cependant la solution proposée par D.J.A. Clines est compliquée, et il est possible que le v. 1, source de la difficulté, doive être plutôt considéré comme une glose concernant l’« insensé » dont il est question aux v. 2-5.
14 Voir J. VERMEYLEN, Création et ordre du monde dans l’Ancien Testament, dans La Foi et le Temps, t. 11, 1981, p. 499-524.
15 On trouvera une traduction française d’Enūma eliš dans R. LABAT e.a., Les religions du Proche-Orient asiatique, Paris, 1970, p. 36-70.
16 Le v. 12 est souvent interprété comme s’il visait Job, qui finira par être muselé par Dieu et n’a donc d’autre choix que la soumission ; voir notamment F. HORST, Hiob (Bibl. Komm., 16), t. 1, 3e éd., Neukirchen, 1974, p. 172. En fait, le parallèle avec 5,9-16, d’une part, et avec 39,5, de l’autre, donne à penser que Sophar vise plutôt l’impie dont Job est la victime.
17 On a souvent reproché aux amis le caractère intéressé — voire mercantile — de leur théologie de la rétribution : il s’agirait d’accumuler les mérites ou de renoncer à la faute pour « gagner » le bonheur ; voir par exemple J. LÉVÊQUE, Job et son Dieu, t. 1, p. 258. C’est là, en effet, un danger qui menace ce genre de théologie, à côté du risque d’une culpabilisation malsaine. Mais les amis n’y sont-ils pas acculés dans la mesure où Job lui-même accuse Dieu de le faire souffrir arbitrairement ? Comment sauver autrement la foi en un Dieu de justice ?
18 L’interprétation des malheurs successifs d’Israël comme autant de châtiments à visée « médicinale » remonte à Amos (4,6-12a ; 5,1-2) et à Isaïe (9,1-20* + 5, 24-29*) : sécheresse, famine, tremblement de terre ou guerre fratricide sont des avertissements destinés à provoquer une réaction salutaire et à faire ainsi échapper Israël à un verdict de mort. L’école deutéronomiste interprète dans le même sens la ruine de Samarie (2 R 17, 7-23) ; voir encore Is 1,5-6 et Jr 5,3.
19 Voir par exemple O. KEEL, Jahwes Entgegnung an Hiob, p. 28.
20 Voir en ce sens F. CRUESEMANN, Hiob und Kohelet. Ein Beitrag zum Verständnis des Hiobbuches, dans R. A. ALBERTZ e.a. (éd.), Werden und Wirken des Alten Testaments. Festschrift für C. Westermann, Göttingen-Neukirchen, 1980, p. 373-393 (p. 377).
21 Il faut sans doute interpréter en ce sens Is 28, 16-17a (addition postexilique à l’oracle isaïen), qui parle d’une « pierre angulaire » posée en Sion, et ajoute : « Celui qui s’y fie ne sera pas ébranlé » ; voir J. VERMEYLEN, Du prophète Isaïe à l’apocalyptique (Études bibl.), t. 1, Paris, 1977, p. 392-395. On retrouve la même image dans le Ps 118, 22, où la « pierre rejetée des bâtisseurs », puis devenue « tête d’angle », représente probablement le groupe des fidèles persécutés, mais promis au triomphe. Voir encore Za 3, 9 et 4, 7, textes qui visaient originellement la pierre de fondation du second Temple ; voir A. PETITJEAN, Les oracles du Proto-Zacharie (Études bibl.), Paris, 1969, p. 179-185, 243-251.
22 J. LÉVÊQUE, Job et son Dieu, t. 2, p. 516.
23 La dernière réplique de Job doit être comprise comme une rétractation : il ne dit pas seulement sa résolution de se taire, mais reconnaît aussi avoir parlé à la légère ; voir B. COUROYER, « Mettre sa main sur sa bouche » en Égypte et dans la Bible, dans Rev. bibl., t. 67, 1960, p. 197-209.
24 Sur tout ceci, voir O. KEEL, Jahwes Entgegnung an Ijob, p. 81-86.
Auteur
Professeur à l’École des sciences philosophiques et religieuses et au Centre d’études théologiques et pastorales de Bruxelles.
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