Des lieux divins
p. 539-587
Texte intégral
10. Qu’est-ce que Dieu ? — pourquoi cette question ? Dieu serait-il une chose ? Puisqu’il est mort, ne lui devons-nous pas au moins le respect de la personne qu’il fut ?
2« Qu’est-ce que Dieu ? » n’en est pas moins une question classique, recevable et reçue dans la plus stricte des théologies. Quid sit Deus ? : ni les Pères, ni les Conciles ne désavouent la question. Elle est au contraire la question théologique par excellence, c’est-à-dire la question onto-théologique, car elle présuppose quod Deus est — que Dieu est. S’il est acquis, pour le théologien, qu’il est, on peut demander quel il est, quel genre de chose ou d’être — quitte à ce qu’il ne puisse être répondu à cette question, ce qui est aussi dans la plus stricte tradition, non seulement du christianisme, mais sans doute de tout monothéisme : on doit dire que Dieu est, ou on doit dire de Dieu qu’il est, mais il est possible qu’on ne puisse pas dire de quel être est fait son être unique et éminent.
3« Qu’est-ce que Dieu ? » aurait été la question nécessaire et sans réponse dans laquelle le dieu aurait entrepris de se retirer.
4« Je dis : Dieu est une essence ; mais tout de suite et avec plus de force, je le nie, disant : Dieu n’est pas une essence, puisqu’il n’est pas de ces choses qui se définissent pour nous par genre, différence et nombre. Et après cela, de cette opposition j’infère : Dieu est une essence au-dessus de toute essence, et, procédant ainsi, mon intelligence s’établit dans l’infini et s’y noie. » (Saint Albert le Grand).
5Je peux donc répondre, puisque je peux écarter les fausses réponses — c’est-à-dire, pour finir, toutes les réponses : Dieu n’est pas prédicable. (On est en un instant au comble de la saturation philosophique, dans la résorption hégélienne de la prédication : le sujet et le prédicat sont ici, en Dieu, passés l’un en l’autre.) En posant la question de la théologie du Dieu unique et éminent, on a déjà la réponse : Deus est quod est, Dieu est le fait même de son être, dont le quod est inaccessible à la demande « quid ?. Il défie la question, il la noie, et ainsi il la satisfait.
6Le dieu des Juifs disait « je suis qui je suis » ; il ne disait pas, comme les Grecs l’ont compris, « je suis que je suis ». Les autres dieux des nations disaient qu’ils étaient des dieux, ou ne disaient rien. De l’une ou de l’autre manière, le dieu se proposait dans sa présence dérobée. Si le dieu ne se propose plus, s’il ne dérobe même plus sa présence dans son être divin, il ne laisse que des lieux nus, où nulle présence ne se retire ni n’advient.
71. La question « qu’est-ce que Dieu ? » est une question d’essence monothéiste. Non parce qu’elle nomme « Dieu » au singulier : cette nomination elle-même n’est après tout qu’une conséquence du monothéisme, et celui-ci consiste d’abord en une prévalence de l’être du divin, ou du divin en tant qu’être, sur les qualités, sur les fonctions ou sur les actions du divin. Le monothéisme ne procède absolument pas, contrairement à une représentation vague et courante, d’une réduction du nombre des dieux, il ne provient pas d’une condensation ou d’une assomption du Panthéon : bref, le monothéisme ne consiste pas dans la position d’un seul dieu, opposé à la position de plusieurs dieux. Mais il signifie une tout autre position du divin, ou un tout autre regard sur lui : le divin vaut ici en tant qu’être, et ses qualités et ses actions dépendent du fait de son être.
8(Assurément, on présuppose ici que l’être est un par définition, qu’il s’agisse de l’être en soi, ou de l’être en particulier de tel ou tel étant. Demander si l’être pourrait être dit plusieurs, c’est-à-dire plus d’un — ou moins d’un... —, est une question située assez loin en avant de nous.)
9Quid sit Deus ? présuppose quod Deus est, en conséquence de quoi on se demande quel est l’être propre de ce Dieu qui est — Deus est, ergo unus est. Sa qualité peut rester inconnaissable, mais sa quantité du moins est certaine, et forme en quelque sorte la qualité première de toute qualité divine : Dieu sera bon, vengeur, puissant, miséricordieux, en tant qu’il est un, et non l’inverse. Ainsi, Dieu est dieu en tant qu’il est, ou qu’il existe par excellence, en étant un. L’idée de l’excellence de l’existence dans l’être-un fait l’essence du monothéisme — ce qui ne signifie pas qu’il confonde toujours simplement Dieu et l’Etre : mais Dieu y est au moins l’excellence de l’être. (Ainsi, le judaïsme non-grec n’est pas monothéiste : la foi dans le dieu d’un seul peuple n’est pas la foi dans un seul dieu : c’en est même l’inverse.)
10Le « polythéisme » — qui se dénomme ainsi à partir du monothéisme —-pose bien lui aussi des dieux qui sont, mais cet être, comme tel, leur est commun avec toutes les choses qui sont, et ne constitue pas l’excellence de l’être. Ce qui distingue le dieu, en revanche, est tout d’abord une qualité commune à la race des dieux (l’immortalité), puis une ou plusieurs qualités particulières à chacun d’entre eux. Ils ne forment pas pour autant un ensemble de figures de l’unique divin ; ils ont bien l’immortalité divine en commun partage, mais cette qualité divine n’a pas d’existence par elle-même, pas plus que n’en a, pour sa part, la qualité humaine du caractère mortel. L’immortalité et la mortalité n’existent pas : au contraire, exister a lieu de manière tantôt mortelle, tantôt immortelle. Le divin n’existe que dans les dieux, dans chaque dieu en tant qu’il est ce dieu distinct, ce celui-là qui existe de façon immortelle, Apollon, Indra ou Anubis. La question, dans ce cas, se prononce : qui est ce dieu ? C’est une question qui porte sur la distinction d’un existant, et non sur l’excellence de l’existence. C’est pourquoi la question peut porter, à l’occasion, sur des dieux nouveaux : des dieux peuvent survenir.
112. « Aristote a dit excellemment que nous ne devons jamais montrer plus de retenue que quand nous traitons des dieux », écrit Sénèque. Le passage d’Aristote est perdu, comme les dieux dont il parlait. Nous devons avoir, nous autres, d’autant plus de retenue. Car nous ne pouvons pas échapper au sentiment de cette vanité : il n’y a plus rien à dire de Dieu.
12« Dieu », le motif ou le thème de Dieu, la question de Dieu, cela ne nous dit plus rien. Ou bien, il est trop clair, pour un regard non prévenu, que ce que le thème de « Dieu » pourrait nous dire est déjà tout entier projeté ou passé hors de lui. Y a-t-il désormais un propos sur le divin qu’on puisse, en toute rigueur, ne pas confondre avec un autre sur... « le sujet » (ou son « absence »), « le désir », « l’histoire », « autrui », « l’Autre », « l’être », « la parole », « le sublime », « la communauté », que sais-je encore ? Comme si « Dieu » était éclaté, Osiris démembré à travers tous nos discours (aussi parlera-t-on encore du divin comme éclatement, dispersion, suspension, etc...). Comme si le divin, Dieu ou les dieux formaient le lieu ou le nom commun — et comme tel, effaçable, insignifiant — de toute question, de toute exigence de la pensée : partout où la pensée touche à l’extrémité, à la limite, à la vérité, à l’épreuve, bref, partout où elle pense, il s’agit de quelque chose qui a porté, ou qui semble avoir porté, jadis ou naguère, un nom divin.
13(Dans un raccourci qui ne manquait pas, en lui-même, de force, Jean-Luc Marion définissait un jour la rencontre, à ses yeux nécessaire, de la modernité et de la théologie par le « principe de raison insuffisante » : la modernité reconnaîtrait partout l’insuffisance (de la conscience, du discours, etc), et la théologie viendrait proposer, avec Dieu et avec le don de la Charité, la pensée d’une « raison insuffisante », ou de ce que Marion appelle « l’écart », « la distinction », ou « la distance » des êtres, opposé au plein de l’être de la métaphysique. Cela revient, en réalité, à confirmer le contraire : on ne retrouve pas Dieu, mais il s’efface encore plus sûrement et plus définitivement en portant tous les noms de la différence généralisée et multipliée. Le monothéisme se résout en polyathéisme, et il ne sert à rien d’affirmer que ce polyathéisme serait la vraie parole et la vraie présence de Dieu dans sa distance à l’Etre suprême de la métaphysique. Car le dieu infiniment absent ou infiniment distendu de la distance infinie de dieu n’a plus à être nommé « Dieu », ni à être présenté, en aucune façon, comme « Dieu » ou comme divin. On aura beau faire, il n’y a aucune théologie qui ne se révèle ici tantôt ontologique, tantôt anthropologique — et ne disant rien du dieu qui ne soit aussitôt dit d’autre chose que du dieu : de « l’événement », de « l’amour », de « la poésie », et que sais-je encore ? — Pourquoi, au contraire, ne pas reconnaître que la pensée, dans l’âge qui est le nôtre, arrache à la dite « théologie » le privilège du discours sur l’Autre, sur l’infiniment-autre et sur l’Autre-infini. Elle lui ôte le privilège de dire l’absconditum de l’expérience et du discours. Ainsi, cette «modernité» répond peut-être en secret à la vraie destination d’une théologie : car elle lui signifie que, pour parler de Dieu, il faudra parler d’autre chose encore que de l’Autre, de l’Abscons, et de leur éloignement infini (si du moins il s’agit encore de « parler de quelque chose »). — Tant que nous n’aurons pas entendu ce qui nous est ainsi signifié, nous en resterons à l’interminable post-théologie d’une transcendance qui n’en finit pas d’être retournée en immanence (et dont la « méta-religion » de Bloch, dans toute sa candeur métaphysicienne, est un excellent exemple). En baptisant nos abîmes du nom de « Dieu », nous commettons au moins deux erreurs, ou deux incohérences : nous comblons les abîmes, en leur attribuant un fond, et nous blasphémons (au sens propre du verbe) le nom de « Dieu », en en faisant le nom de quelque chose. L’erreur la plus subtile — et la plus théologique — consiste sans doute à croire que l’infini ne ferait pas un fond, et que nommer une « personne » ne serait pas nommer une espèce de « chose »...)
14En tant de textes admirables, Levinas peut bien dire Dieu « Infini », au sens de « non thématisable » : déjà cet « Infini » le thématise, en même temps que se propose, déjà, cette « révision du mauvais infini de Hegel » que Lévinas suggère, et qui donnerait à l’inachevable la dignité divine. On se prend alors à se demander s’il y a quelque discours sur Dieu qui peut s’écarter, si peu que ce soit, de celui de Hegel (fût-il revu), c’est-à-dire du discours de la philosophie, ou encore de l’onto-théologie (qui culmine dans l’onto-théologie dialectique de la mort de Dieu). On se prend à soupçonner que tout pourrait bien n’être qu’une affaire de baptême : d’un moment à l’autre, on pourrait rebaptiser du nom de Dieu ce qu’on avait débaptisé. Et ce « baptême » lui-même serait à peine une métaphore : on aurait désormais de quoi thématiser, là encore, le « mystère » du « sacrement » en divers discours du nom, du nom propre, du propre du nom, de l’élection, du symbolique, etc., etc.
15Il ne suffit donc pas de se demander ce qu’est Dieu. Cela peut même fournir le moyen le plus sûr de manquer la question (si du moins c’en est une, si cela cache encore ou si cela révèle encore une vraie question), car Dieu, peut-être, est devenu tout (ou rien) : peut-être est-il devenu, au moins à titre de possible, toute véritable question, exigence ou extrémité de la pensée. Il faudrait être capable de se demander, par un tour bien différent de la question ou de la demande, s’il y a une place pour Dieu, s’il y a encore de la place pour lui : c’est-à-dire, une place où il ne se confonde avec rien d’autre, et où par conséquent il vaille encore la peine de le nommer du nom de Dieu (est-ce le seul nom possible ? j’y reviendrai). Une place qui permette de prescrire, avec Bias de Priène : « Au sujet des dieux, dis qu’ils sont des dieux. »
16S’agirait-il, en effet, d’une question de place, de lieu distinct, et non d’une question d’être ? Mais l’accès à une telle question (ou à une telle « demande », ou à une telle « quête »), dont le tour, en vérité, m’échappe, ne m’est pas offert par un discours de Deo, quel qu’il soit. Je ne discerne ni la « question » elle-même, ni son accès. Je soupçonne seulement qu’elle n’est pas et qu’elle ne peut pas être une question de Deo ; je soupçonne qu’il faudrait s’écarter, qu’il faudrait trouver un lieu à l’écart pour dire des dieux qu’ils sont des dieux. — C’est pourquoi, en guise de méthode, je me sens ici tenu de fragmenter mon propos.
173. (Des lieux divins : des dieux et de leurs lieux ; des places qu’ils ont abandonnées, et de celles où ils se cachent ; des dieux sans feu ni lieu, des dieux nomades ; de l’ici, où les dieux se trouvent aussi ; des lieux communs de Dieu ; des dieux communs à tous les lieux, à quelques lieux, à aucun lieu ; de Dieu : en quoi il est un topos ; topiques et atopiques divines ; des dieux et des lieux : traité de la paronomase divine ; où trouver dieu ? en quel lieu ?
18« Pour vous, ô Dieu de gloire et de majesté, vous n’avez besoin d’aucun lieu ; vous habitez en vous-même tout entier. » (Bossuet) Mais quels sont donc ces lieux : « en vous-même » ?)
194. Jean-Marie Pontevia écrivait : « Le culte de la Vierge est un des événements majeurs de l’histoire de l’Occident. C’est bien un événement, dont les principales phases sont datables, et c’est un événement majeur, parce que c’est peut-être bien le dernier exemple, en Occident, de la naissance d’une divinité. » Je propose d’ajouter que ce « dernier » exemple signifie peut-être, et devait peut-être signifier pour Pontevia, qu’une naissance divine est toujours possible, et qu’elle est donc encore possible. Mais cela signifie en même temps qu’une telle naissance n’a rien à voir, bien au contraire, avec un « retour », avec une restauration ou avec une réinvention du divin. Pontevia le savait bien : « on ne réinvente pas le sacré ». La divinité qui était née dans la figure de la Vierge n’était en rien le retour ou la réincarnation d’une ancienne divinité. Elle était la divinité d’un âge nouveau : d’un nouvel âge de la peinture et de la femme, ainsi que de l’âge où Dieu lui-même allait se perdre dans le Concept. Contre Dieu, elle était un signe divin.
20Le « dernier dieu » dont parle Heidegger devrait pouvoir être compris en ce sens : non pas le dieu qui vient après tous les autres et qui clôt leur série, et peut-être pas du tout « un dieu », mais ceci, qu’il y a toujours encore un dernier dieu à naître, un dernier dieu à venir, ou à disparaître. Qu’il vienne ou qu’il s’en aille — et peut-être sa venue est-elle faite de son départ —, son passage fait un signe. Il est « im Vorbeigang » : il est de passage, ou il est en passant. C’est en passant qu’il est, et c’est pourquoi il a son mode d’être essentiel dans le Wink, c’est-à-dire dans le geste qu’on fait pour « faire signe », appeler, inviter, entraîner ou séduire : clin d’œil, geste de la main. Le dieu, le dernier dieu : celui qui, en passant, invite, appelle, entraîne ou séduit — sans rien « signifier ».
21Cela pourrait donc s’intituler : un clin d’œil de la Sainte Vierge. Ce serait le mouvement de la profanation, la Vierge devenant Vénus (Pontévia a étudié cela). C’est-à-dire que cela ferait lever cette question : quelle invite nous adresse le profane ? Non que, en bon dialecticien, le profane fasse signe vers le sacré. Mais « faire signe », c’est peut-être toujours — divin. Et la Vierge aurait fait signe, pour la première fois — ou bien, pour la dernière —, dans la profanation même du dieu, au-delà du « sacré ».
225. Les deux questions : « qu’est-ce que Dieu ? » et « qui est ce dieu ? » s’impliquent l’une l’autre, semble-t-il. Car on ne peut demander « qui est ce dieu ? » si on ne sait pas déjà qu’il s’agit d’un dieu, et si, par conséquent, on ne sait pas ce qu’est, en général, un dieu, ou le divin. Inversement, on ne peut demander « qu’est-ce que Dieu ? » que lorsqu’un existant nous a été présenté ou désigné comme « Dieu ». Cependant, il n’en est ainsi que de manière apparente. Demander « qui est ce dieu ? » suppose bien qu’on le reconnaisse comme étant un dieu : mais ce n’est pas l’effet d’un savoir du divin qu’on aurait d’abord acquis, pour avoir examiné « qu’est-ce que Dieu ? ». On reconnaît un dieu comme dieu, ou comme divin, sans avoir la moindre idée de ce que c’est ni que cela peut être, mais parce qu’il se manifeste comme tel. (C’est en cela que consiste ce qu’on appelle la conversion.) Le divin, c’est précisément ce qui se manifeste et ce qui se fait reconnaître hors de tout savoir sur son « être ». Dieu ne se propose pas comme un nouveau genre d’être — ou d’absence d’être — à connaître. Il se propose, c’est tout.
23Inversement, la question « qu’est-ce que Dieu ? » n’est pas posée, contrairement aux apparences, lorsqu’un dieu s’est effectivement proposé : car en se proposant (ou en s’imposant), il a supprimé jusqu’à la possibilité de cette question. La question « qu’est-ce que Dieu ? » ne peut être posée que lorsqu’il ne reste, de Dieu ou des dieux, plus rien de divin, c’est-à-dire plus rien qui se fasse connaître par sa seule manifestation, par son seul passage ou par son seul Wink. Cette question est posée lorsqu’il ne reste des dieux ou de Dieu que le nom, « Dieu », comme un étrange nom mi-propre, mi-commun, dont il convient dès lors de se demander quelle chose ou quel genre d’être il signifie.
246. « Dieu » est-il un nom propre, ou un nom commun ?
25Saint Thomas nie que ce soit un nom propre. Car le nom propre désigne, non la nature d’un être, mais cet être précis — hoc aliquid — en tant que sujet singulier. Or Dieu n’est pas un sujet singulier, dit Saint Thomas, bien qu’il ne soit pas non plus une nature universelle. Le nom commun, pour sa part, désigne la nature d’un être : mais celle de Dieu nous est inconnue à jamais. Reste donc que ce nom, « Dieu », désigne Dieu par son opération, à travers laquelle il nous est au moins connu. Ce sera un nom pris par métaphore à l’une des opérations divines ainsi que l’indique Saint Jean Damascène : « Dieu vient de thein, ce qui veut dire pourvoir à toutes choses, prendre soin de toutes choses ; ou bien de aithein, qui signifie brûler (car notre Dieu est un feu consumant toute malice) ; ou bien encore de theasthai, c’est-à-dire voir toutes choses. » Il y a un nom plus approprié de Dieu, si on considère l’origine du nom, et c’est « Celui qui est ». Mais le nom Dieu, malgré son origine métaphorique, reste un nom supérieur si on considère ce qu’il est chargé de signifier, et qui est la nature divine. (Celui qui est ne qualifie pas sa nature ; cela signifie qu’il est, mais non ce qu’il est, ni même qu’il est l’être). Cependant, il y a pour Saint Thomas un nom plus approprié encore, et c’est le Tétragramme des Hébreux « qui signifie la substance même de Dieu, incommunicable, et, si l’on peut ainsi dire, singulière ».
26Ainsi, pour finir, le Dieu censé être l’excellence de l’être, et aucun sujet singulier, est tout de même reconnu en quelque sorte singulier, et répondant à un nom propre imprononçable. Le Tétragramme n’est aucune métaphore, ni du soin, ni du feu, ni de la vision, mais il est le nom propre de celui dont le nom propre ne se prononce pas. Le Tétragramme est magis proprium que tout autre nom, mais parce qu’il est imprononçable (Tetragrammaton est le nom de ce Nom, mais n’est pas le Nom), il est pourtant lui aussi impropre. « Dieu » par conséquent — ce qu’on appelle « Dieu », et non le nom Deus/Theos avec ses métaphores — est le nom même de l’impropriété du nom. Tetragrammaton est le nom commun de ce Nom, ou de ce nom en tant que défaut de nom. « Dieu » appelle le dieu là où manque son nom : mais le divin est un nom qui manque...
27C’est pourquoi, bien au-delà de la métaphysique du Traité des Noms Divins, qui de Denys jusqu’à Thomas et jusqu’à nous redit Dieu innommable (l’excès absolu de l’être sur le mot ou de la chose sur le signe n’est qu’une loi de la métaphysique, qui s’applique par excellence lorsqu’il est question de l’excellence de l’être), « Dieu » est ce nom commun (cette métaphore, propre — impropre par définition) qui devient un nom propre seulement lorsqu’il est adressé à cet existant singulier qui manque de nom. Alors, c’est la prière, l’invocation, la supplication, que sais-je ? — adressées au manque d’un nom :
Mon Dieu, mon Dieu, la vie est là
Simple et tranquille...
Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?...
287. Que signifie « mon Dieu » ?
29Il n’y a là aucune appropriation, aucune privatisation et encore moins une subjectivisation de Dieu. « Mon Dieu » dit que c’est moi seul, chaque fois, qui peux appeler Dieu ou le dieu. C’est la voix de quelqu’un, lui aussi singulier, qui peut appeler et nommer cet autre singulier. Parlant de « Dieu », le discours parle du dieu, des dieux ou du divin. Mais la parole de quelqu’un s’adresse à Dieu. On dit « mon Dieu » comme on dit « mon ami », ou comme on disait « mon Seigneur » dont on a fait « mon sieur ». A chaque fois, cette apparence de possessif recouvre en fait ce qu’il faudrait appeler un interpellatif : vous, ici, maintenant, vous entrez en rapport singulier avec moi. Cela n’assure pas le rapport, et cela ne le mesure en aucune façon. Mais cela le déclare, et lui donne sa chance.
30« Mon Dieu » signifie : ici, maintenant, j’entre en rapport singulier avec le défaut d’un nom singulier. — Aussi est-il fondé de demander : qui donc a le droit, ou la capacité, de dire « mon Dieu » ?
318. Ceci, au sujet de Dieu, est sans doute aujourd’hui le plus décisif : il n’est pas innommable au sens métaphysique de l’être inaccessible à tous les noms, de l’être qui transcende tous les noms, et aussi le nom de l’être lui-même, selon une tradition constante qui est la tradition même de l’onto-théo-logie (encore Saint Jean Dantascène : « il est au-dessus de tout ce qui est, et au-dessus de l’être même » ; qu’on pense encore à la « suressence » divine du pseudo-Denys, d’Eckart ou de Ruysbroeck, et même à telle exigence de Levinas : « Entendre un Dieu non contaminé par l’être. »). Dieu n’est pas innommable en ce sens-là, car en ce sens-là l’innommabilité résulte d’un excès sur les noms et sur le langage, tandis que l’innommabilité du dieu auquel je m’adresse (si je le peux) résulte d’un défaut de nom. Dieu est innommable, aujourd’hui, en ce que son nom, ou ses noms, font défaut. il n’y a pas une impuissance des noms en général à exprimer ou à désigner Dieu (de même que, réciproquement, l’innommable n’est ni nécessairement ni exclusivement divin : le nom de l’« être », en effet, ne convient pas non plus à l'être, si celui-ci « n’est pas », comme le dit Heidegger). En fait, il se pourrait que l’« innommable » ne soit jamais divin, et que le divin soit toujours nommé — fût-ce au défaut de son nom. Mais c’est le nom propre de Dieu qui est en défaut.
32Tel est pour nous le destin de tous les noms divins — ou du divin en tous les noms : ils ne désignent plus des dieux, c’est-à-dire que nous ne pouvons plus appeler les dieux avec ces noms (Indra, Zeus, Wotan, Yaveh, Jésus). Ils sont, comme noms divins (et non comme dénominations cultuelles), en toute rigueur imprononçables : ils n’appellent plus « mon Dieu ». Ainsi arrive-t-il que tous les noms divins se rapportent, comme à leur destin général inscrit au bout de l’Occident, au Nom imprononçable, au Tétragramme invocalisable. Dans le judaïsme se serait inscrite cette destination du divin : de retirer son propre nom, et en le retirant de se soustraire à l’appel et à la prière. Nous n’aurions plus que ce retrait du nom de Dieu, à la place de tous les dieux, et aussi à la place du dieu d’Israël.
33Lorsque Holderlin écrit : « ils font défaut, les noms sacrés », ou bien : « il manque de noms saints » (es fehlen heilige Namen), il ne met pas en œuvre la problématique du Traité des Noms Divins (et celle-ci, par contraste, se révèle bien plutôt constituer une problématique des concepts de Dieu). Aucun doute n’est porté, chez Holderlin, sur la possibilité de noms divins. Au contraire, l’affirmation d’un manque de noms sacrés implique que nous savons ce que sont de tels noms — des noms, comme le dit le commentaire de Heidegger, « qui sont à la mesure du sacré (ou du saint) et qui lui-même l’éclaircissent » : ces noms ne sont donc pas seulement propres au divin, mais ils le mettent en lumière, ils le font connaître comme le divin qu’il est. Ces noms sont la manifestation du divin, ils ne sont donc peut-être pas loin d’être le divin lui-même. Simplement (si on peut dire), ces noms, ici et maintenant, font défaut.
34(Ainsi, nous savons bien le nom « Dieu », et on ne peut pas nier qu’il mette en lumière, malgré tout, quelque chose, si peu que ce soit, du divin — au moins lorsque nous disons encore « mon Dieu ! », dans une espèce de léger abandon de la pensée et de la parole. Cependant, même ce mot fait gravement défaut : « Dieu », « dieu », le Dieu, le dieu, les dieux, des dieux... où faut-il le prendre ? Lorsque Holderlin écrit « der Gott », parce que l’allemand met la majuscule à tous les substantifs, nous ne savons pas s’il faut traduire « le Dieu » ou « le dieu » ; mais Holderlin lui-même ne sait pas ce qu’il nomme. Der Gott nomme quelque chose de divin qui n’a plus aucune identité, ou bien encore il nomme la désidentification elle-même du divin et de tous les dieux. Le Tétragramme lui aussi est entraîné dans cette désidentification : il ne peut plus être le nom commun du Nom propre du dieu, mais il est à son tour subsumé sous ce nom encore plus commun, « le dieu », le nom de nulle présence d’un dieu.)
35Une histoire finit comme elle avait commencé : « Autrefois, à ce que j’ai entendu dire à Dodone, les Pélasges offraient tous les sacrifices en invoquant « les dieux », sans désigner aucun d’entre eux par un qualificatif ou par un nom personnel ; car ils n’avaient encore rien entendu de pareil... » (Hérodote).
369. Qu’est-ce qu’un nom propre ? Fait-il partie du langage ? Cela n’est pas certain, ou du moins il n’est pas certain qu’il en fasse partie au même titre qu’un nom commun. Il ne se comporte pas comme un signe. Peut-être a-t-il la nature d’un Wink, d’un geste d’invite ou d’appel. A ce compte, le défaut de noms propres ne relève pas du tout de l’excès métaphysique de la chose sur le signe, ou du réel sur le langage. Le défaut de nom propre est un défaut de Wink, et non de capacité signifiante. Il ne s’apprécie pas par rapport au sens, mais par rapport au geste. Pour les mêmes raisons, il se pourrait qu’il y ait du divin — et non de la signification —-en tous les noms propres. Aussi tous les noms pourraient-ils se donner aux dieux, et s’il y a défaut de noms sacrés, ce n’est pas parce que certains noms manquent. Il manque des nominations, des appellations, des adresses.
37Je suis celle, dit Isis chez Apulée, « cuius numen unicum multiformi specie, ritu vario, nomine multiiugo totus veneratur orbis. Inde primigenii Phryges Pessinuntiam deum matrem, hinc autochtones Attici Cecropeiam Minervam, illinc fluctuantes Cyprii Paphiam Venerem, Cretes sagittiferi Dictynnam Dianam, Siculi trilingues Stygiam Proserpinam, Eleusini vetustam deam Cerrerem, et Iunonem alii, Bellonam alii, Hecatam isti, Rhamnusiam illi, sed qui nascentis dei Solis inchoantibus inlustrantur radiis Aethiopes Arique priscaque doctrina pollentes Aegyptii caeremonis me propriis percolentes appellant vero nomine reginam Isidem. »
3810. Que Dieu ait un nom, que les dieux aient des noms, qui soient les leurs et qui soient, par conséquent, des noms saints ou sacrés, cela ne fait aucun doute. Une seule chose reste mal décidée : si « le défaut des noms sacrés » équivaut à une pure et simple absence — définitive ou provisoire — du sacré, ou si ce défaut appartient encore au sacré lui-même. Heidegger écrit que « la provenance de ce défaut se dissimule probablement dans une réserve (Vorenthalt) du sacré ». Le défaut de noms divins — la suspension de la prière, de l’adoration — serait une façon pour le sacré de se réserver, de se retenir et, par conséquent, de s’offrir par Là même, de s’offrir en réserve, et comme sa propre réserve et comme son propre retrait.
39Suspension de l’adoration : on ne pourrait plus chanter, comme dans l’hymne catholique au Saint-Sacrement, « Adoro te devote, latens deitas ». Car il n’y a plus de divinité latente, c’est-à-dire cachée par des apparences, et révélée présente en sa latence. Il n’y a rien de latent, il n’y a que du manifeste, et ce qui est manifeste n’est pas autre chose que le défaut de noms sacrés, partout visible et lisible. Il n’y a plus un seul nom divin qu’on ne puisse prononcer de la manière la plus profane et la plus ordinaire. Aussi bien — preuve a contrario — ne blasphème-t-on plus le nom de Dieu. La divinité n’est pas dissimulée par ce défaut, elle ne passe pas dans une autre forme de latence. Mais ce défaut révèle la divinité elle-même comme suspendue. Il faut se méfier de la retenue et de la relève dialectiques à quoi pourrait prêter la phrase de Heidegger : je pose qu’il faut entendre cette phrase dans le sens où c’est le sacré lui-même qui manque, qui fait défaut, qui défaille ou qui est retiré. Le défaut de noms sacrés n’est pas un défaut de surface qui dissimulerait et qui manifesterait la profondeur d’un sacré tenu en réserve. Mais il fait barrage au sacré, le sacré comme tel n’advient plus, et le divin est retiré à lui-même.
4011. Par un coup de force sans violence, j’aimerais faire se toucher ici — mais non se confondre —, l’espace d’un instant, Levinas et Heidegger, en disant : le défaut de noms sacrés, c’est l’à-Dieu du sacré. Son à-Dieu à partir de son retrait : une pensée, pour le moment, tout simplement impossible — et impossible, en tout cas, comme une pensée une.
41L’un et l’autre savent qu’une attente au sujet du divin est inscrite au coeur de notre expérience, au coeur de notre tardive nécessité occidentale. Pour Lévinas, cette attente, cette veille traverse, transit et met en rupture la conscience, l’homme, le moi, l’être et la philosophie. Dans cette « rupture de l’immanence », une présence advient — Dieu, l’in-fini, « l’au-delà de l’être », la transcendance comme « l’un-pour-l’autre éthique ». La rupture livre à un « àà-Dieu ». Pour Heidegger, la rupture de l’immanence est constitutive de l’ex-istence (de l’être-là), et le dieu n’est pas une présence qui y adviendrait : en ce sens, le Dasein est être-à-la-mort, et non à-un-dieu. Mais cette constitution ontologique ouvre justement à la possibilité d’une attente de l’étrangeté divine, qui serait une étrangeté étrangère, en somme, à la rupture in-finie de l’existence et de l’existant. Le Dasein pourrait être exposé au divin, non dans la mort, ni à sa place, mais en quelque sorte en même temps qu’à elle. « L’homme meurt continuellement, sous le ciel, devant le divin. » Ainsi est ouverte, mais non décidée, la possibilité d’un « être-à-Dieu » (ein mögliches Sein zu Gott). Je pourrais dire : l’à-Dieu de Lévinas est constitutif de la « passivité plus passive que la passivité » en quoi l’immanence se rompt ; l’être-à-Dieu (ou au-dieu) de Heidegger est seulement un possible ouvert, offert (mais aussi bien retenu, retiré), dans la transcendance finie de l’être-à-lamort. Il y a une pensée de l’au-delà de l’être et une pensée de la finitude de l’être, une pensée du pour l’autre et une pensée du pour-la-mort : chacune a, si je peux dire, son à-dieu. Comment cela s’affronte, se croise, se dérobe ou se confronte d’une pensée à l’autre, il est sans doute trop tôt pour le dire : je voulais seulement rappeler, ici, le signe (Wink) qui est ainsi adressé à la pensée de notre temps.
4212. L’adresse singulière au dieu singulier — mon dieu ! — c’est la prière en général. Le défaut de noms suspend la prière. Célébrer la transcendance au-delà de l’être, ou l’imminence du divin, ou bien encore, comme les mystiques allemands dont nous sommes tous héritiers, la « sublimité » de Dieu (de nos jours, « le sublime » s’est mis parfois à prendre les fonctions du dieu d’une nouvelle théologie négative), ce n’est pas prier, ce n’est plus prier. Prier est d’abord nommer le dieu singulier, mon dieu. La prière est suspendue.
43Ne reste qu’une citation lointaine dans la mémoire : schema Israël... Pater noster... là ilâh illâ’llâh... Cette récitation soutient seulement, comme notre mémoire cultuelle ou culturelle des noms divins, la réalité d’un défaut de la prière. Cette récitation prie de ne pouvoir prier. Elle n’implore pas pour pouvoir, à nouveau, prier : elle adresse un défaut de prière à un défaut de nom sacré, une litanie dénudée.
4413. (Note polémique, dont il est malheureusement difficile de se dispenser si on se risque, aujourd’hui, à parler de « dieu » : il s’est fait dans les dernières années un trafic écœurant autour d’un prétendu « retour » du spirituel et du religieux. On a exploité simultanément l’aspect religieux de la récente histoire polonaise, la fin déclarée du marxisme, le regain d’affirmation de l’Islam, la redécouverte et la remise en jeu de plusieurs pensées juives — le tout, sans distinctions et sans nuances, mis au service de la promotion d’une nouvelle valeur culturelle, d’une spiritualité réputée nécessaire à l’Occident essouflé et revenu de toutes ses « idéologies ». C’était oublier, par sottise ou par habileté, le travail philosophique accompli sans relâche à partir de la mort de Dieu (penser, aujourd’hui, implique entre autres choses de reconnaître et de méditer incessamment cet événement irréfutable et indéplaçable, qui a d’avance rendu dérisoires tous les « retours du religieux »). La mort de Dieu a exigé et suscité une pensée qui se risque là où Dieu n’assure plus ni l’être, ni le sujet, ni le monde. A ces extrémités, sur ces abîmes ou dans ces dérives, aucun dieu ne saurait revenir. D’abord parce que le divin n’a pas à prêter son nom pour baptiser ce que la pensée explore ou affronte dans son retrait. Ensuite, parce que les dieux viennent toujours — ou du moins, peuvent toujours venir —, mais ne reviennent sans doute jamais. L’oubli de la mort de Dieu, quand il n’est pas politiquement ou commercialement intéressé, relève de l’oubli de la pensée. Il est du reste piquant, mais pas vraiment surprenant, de constater que le « retour du religieux » se propose en même temps, et souvent à la même enseigne, que le retour d’un pragmatisme empirico-libéral (disons, en gros, de style popperien) qui figure assez bien, dans un identique oubli de la pensée, la teneur ou la tenue « spirituelle » effective de ces mouvements d’opinion.)
4514. « Qu’est-ce que Dieu ? » est la question d’un homme en défaut de prière, en défaut de noms divins. C’est la question d’un homme en défaut de Dieu (ce qui ne veut pas dire forcément en manque...), ou bien, c’est la question d’un homme au défaut de Dieu.
46C’est la question de Hölderlin, que Heidegger choisit de recueillir, parce que la question « qui est le dieu ? » est « peut-être trop difficile pour l’homme et posée trop tôt ».
Qu’est-ce que Dieu ? L’aspect du ciel,
Si riche en qualités pourtant,
Lui est inconnu. Les éclairs en effet
Sont d’un dieu la colère. N’en est que plus invisible
Ce qui se délègue en une chose étrangère.
47Le monde est inconnu à Dieu. Le visible et son éclat, l’apparaître lui est inconnu. Mais lui, invisible, se délègue, s’envoie plutôt — ou se destine : sich schicket — dans le visible, chose étrangère dans laquelle, s’y étant envoyé, il n’est que plus invisible. Heidegger écrit : « l’invisible s’y envoie pour demeurer ce qu’il est : inconnu ». Qu’est-ce donc que Dieu ? Celui qui veut demeurer inconnu, celui qui veut, s’envoyant dans le visible, y rester invisible. Dieu n’est pas l’Absolu hégélien qui « veut être auprès de nous ». Dieu ne veut pas être auprès de nous lorsqu’il s’envoie à nous, dans notre visible : il veut s’y faire invisible.
48(Et si c’était là pourtant une autre forme de la même volonté de l’Absolu, qu’il veuille rester lui-même, absolutum, séparé dans son invisibilité au coeur du visible que nous habitons ? Et si c’est bien le cas, pourrons-nous encore nous contenter de penser Dieu, avec ou contre Hegel, avec ou contre Saint Augustin, toujours dans une forme d’intimité extrême ? N’arrivera-t-il pas un jour où nous aurons à faire à un dieu dehors, exposé en plein ciel, nulle part caché et à rien intérieur ? — Il faut laisser se disposer ces questions...)
49Dieu est ce qui ignore le monde, et qui ne s’y manifeste pas, qui ne s’y présente pas, bien qu’il y pénètre, bien qu’il s’y envoie et qu’il s’y dépêche lui-même. — On connaît le début de Patmos :
Il est proche,
et difficile à saisir, le Dieu.
50La proximité du dieu est inscrite dans ces autres vers, sur lesquels Heidegger articule son commentaire :
Dieu est-il inconnu ?
Est-il manifeste comme le ciel ? C’est là plutôt
ce que je crois.
51Heidegger écrit : « ce Dieu qui demeure inconnu, il lui faut, en même temps, qu’il se montre comme celui qu’il est, apparaître comme celui qui demeure inconnu ». Le dieu est donc aussi manifeste que le ciel, il est aussi révélé (offenbar) que le ciel ouvert et offert à même son aspect. La face de Dieu est aussi manifeste que l’Angesicht du ciel. Heidegger écrit que « le Dieu qui reste inconnu est, en tant que tel, manifesté par le ciel ».
52Mais le poème ne dit pas que Dieu est manifesté par l’intermédiaire du ciel : il dit, ce qui est tout différent, que le dieu est aussi manifeste que le ciel. Que Dieu soit manifeste comme le ciel, c’est-à-dire qu’il soit aussi visible, aussi offert à l’homme que la clarté ouverte et offerte au-dessus de l’horizon tout entier, cela indique que la clarté divine est égale à celle du ciel, mais non qu’elle est médiatisée par elle. Il se peut bien, sans doute, que le dieu soit manifesté à même le ciel, ou à même la mer, ou à même la peau de l’homme ou le regard de l’animal ; il se peut qu’il soit manifeste à même tout ce qui est ouvert et offert, et dans quoi il s’est expédié. Mais rien de tout cela ne sert de (re)présentant du dieu — contrairement à ce que le texte de Heidegger peut au moins laisser croire. Si le ciel, ou si l’« aspect » en général, l’Angesicht, la face, est aussi le lieu de la révélation divine, ce n’est pas comme une image visible de l’invisible. Mais l’invisible divin se fait voir, lui-même, posé sur la face, ou tramé en elle, envoyé ou destiné en elle, mais comme une autre face qui se fait voir ici sans que l’« ici » lui serve de médiation.
53(Cette im-médiateté du dieu, qui n’est pourtant pas un immédiat, cette immédiateté soustraite à la proximité et à l’immanence dans sa plus manifeste présence est sans doute tellement rebelle à nos discours que Heidegger, comme peut-être déjà Hegel, semble la laisser échapper à peine entrevue.)
54Ici — sur une face, mais peut-être aussi bien dans un nom — se fait voir la divinité, manifestement invisible et invisiblement manifeste. Dieu se révèle — et Dieu est toujours étranger dans toute manifestation et dans toute révélation. La révélation — si quelque chose de tel doit être pensé — n’est pas une présentation, ni une représentation : elle doit être l’évidence de la possibilité (jamais de la nécessité) d’un être-à-dieu : ce dont il y a révélation n’est pas « Dieu », comme s’il était quelque chose qu’on peut exhiber (c’est pourquoi, à « qu’est-ce que Dieu ? » il y a et il n’y a pas de réponse), mais c’est l’à-Dieu ou l’être-à-dieu. Ou plus exactement, il devient manifeste qu’un tel être-à-dieu est possible, qu’il est offert et permis à l’homme d’être — c’est-à-dire de mourir — à la face du dieu.
55Pascal : « Au lieu de vous plaindre de ce que Dieu s’est caché, vous lui rendrez grâces de ce qu’il s’est tant découvert. »
5615. Ceci, en outre, est au fondement d’une telle révélation : que l’essence du dieu se signale à la fois par deux traits, dont le premier est que l’homme n’est pas le dieu, et le second, que l’homme et le dieu sont ensemble dans une même région de l’être (ni l’un ni l’autre n’est l’être ; dans le langage de Lévinas, ils sont ensemble « au-delà de l’être » — mais il n’y a pas un tel « au-delà »...).
57Heidegger dit : « Les dieux et les hommes ne sont pas seulement éclairés par une lumière (...) Ils sont éclairés dans leur être. Ils sont conquis par la lumière (er-lichtet) (...), jamais cachés, mais désabrités (ent-borgen). »
58L’homme et le dieu, dans leur différence radicale qui n’est rien de moins que l’ouverture du « sacré » —, mais qui est tout autant une im-médiateté sans profane ni sacré —, se découvrent l’un à l’autre, et peut-être l’un par l’autre. Ils se découvrent, ils sont l’un et l’autre et l’un pour l’autre ceux qui viennent à découvert.
59Mais ce qui se découvre là est leur étrangeté. Là où l’homme et le dieu cessent de se découvrir l’un (à) l’autre comme des étrangers, dans l’étrangeté même, là disparaît le dieu. (Hegel, au contraire : « l’homme peut se savoir recueilli en Dieu, Dieu n’étant pas pour lui un être étranger ».)
60Peut-être, à la limite — mais tout se joue toujours à la limite —, faudra-t-il un jour découvrir que le dieu ne se distingue essentiellement par rien, sinon par l’extrême étrangeté de sa venue. Euripide :
Nombreuses sont les formes du divin,
et nombreuses, les décisions imprévues des dieux.
Ce qu’on attendait ne se réalise pas,
mais de l’inattendu, le dieu a trouvé le moyen.
6116. Si Dieu est Dieu, sa mort est aussi sa suprême étrangeté. Hegel lui-même, bien qu’il ne puisse penser cette mort, pour finir, que comme « la mort de la mort », ne peut pourtant pas éviter de rester suspendu, comme interdit (on se dit alors qu’il a bien, lui aussi, fait l’épreuve du divin) devant l’événement : « L’aliénation suprême de l’Idée divine : « Dieu est mort, Dieu lui-même est mort », est une représentation prodigieuse, terrible qui présente à la représentation l’abîme le plus profond de la scission. (...) Dieu n’est plus en vie, Dieu est mort ; pensée la plus effroyable, donc tout ce qui est éternel, vrai, n’est pas, la négation est même en Dieu ; la douleur suprême, le sentiment de la perdition achevée. »
62Dans la mort de Dieu — et en tant que « nous l’avons tué —, quelque chose du divin est annoncé, ou plutôt est appelé, comme Nietzsche le savait. Ce n’est pas « la mort de la mort », ce n’est pas la dialectique du Dieu de la subjectivité triomphante. Certes, les dieux sont immortels, ils ressuscitent tous : Osiris, Dionysos, le Christ. Mais la résurrection n’est pas ce que Hegel veut qu’elle soit. Elle n’est pas le terme du processus, ni l’appropriation finale du Concept Vivant. La résurrection est la manifestation du dieu en tant qu’il vient dans son propre retrait, qu’il se marque dans son propre effacement, qu’il se révèle dans sa propre invisibilité (ce n’est pas une « résurrection », ce n’est pas un retour). Le dieu est invisiblement manifeste et manifestement invisible : c’est comme une dialectique, et ce n’en est pas une. Mais que ce n’en est pas une, seul le dieu peut le révéler (telle serait peut-être la différence du savoir, ou de l’expérience, entre Hegel et Hölderlin).
63Ce que désigne — très mal — la « résurrection », c’est l’éclat de la manifestation. Osiris, Dionysos, le Christ ne sont jamais aussi éclatants que ressuscités. Ils sont alors ce qu’ils sont : dieux de l’éclat lui-même, gloire divine ouverte, offerte, éblouissante comme le ciel et effacée comme lui. Mais cette gloire, cette splendeur, comme celle du ciel, sort de l’ombre et dans l’ombre, dans la ténèbre de l’absence de ciel, de l’absence de monde et de dieu. L’éclat divin manifeste aussi bien cette ténèbre, elle-même divine.
64Ce n’est pas une dialectique : les dieux sont immortels. « Mort » et « résurrection » ne leur conviennent pas. Ce qui leur convient, c’est ce qu’ils ont en commun avec le ciel, sans que le ciel soit leur médiation : le jeu souverain de la ténèbre et de l’éclat, de l’éclat retiré dans la ténèbre et de la ténèbre aussi manifeste que l’éclat.
65Car si l’homme, le mortel, a la possibilité ou la liberté d’être-au-dieu, à quoi ou à qui le dieu peut-il être ? A rien, sinon à la manifestation divine elle-même, éclat, éclair et ténèbre. Le dieu n’est pas la liberté de l’être-à en général. Il n’est pas jeté-à, il n’est pas destiné-à. Il vient seulement, dans l’éclat et dans le retrait de l’éclat. — Ou plutôt : son pur éclat le retire.
6617. Gilles Aillaud : « L’invisible ne se dissimule pas comme un secret essentiel, comme un noyau dans le fruit, au coeur de ce qu’on voit. Librement épanoui aux yeux de tous, le caché toujours protège le non-caché... »
67J’aimerais écrire : toujours, quoi qu’il arrive, un dieu protège les mortels, c’est-à-dire les expose à ce qu’ils sont ; et ce faisant, ils s’exposent aux yeux de tous, retiré comme le ciel. Mais c’est écrire plus que je ne puis...
68Cependant, Sénèque écrivait déjà : « Bien des êtres apparentés à la divinité suprême remplissent à la fois nos yeux et leur échappent — oculos nostros et implent et effugiunt. » Les yeux pleins et désertés de divinité, telle est notre condition.
6918. Origène : « S’il y a une image du Dieu invisible, c’est une image invisible. »
7019. On pourrait dire : il n’y a rien de plus divin qu’un nouveau dieu qui brille de toute sa jeune splendeur. mais ce nouveau dieu ne vient jamais dans aucun temple ; c’est le vide du temple, et son obscurité, qui font de lui le lieu sacré.
71L’art est sacré, non parce qu’il serait au service d’un culte, mais parce qu’il manifeste le retrait de la splendeur divine, l’invisibilité de sa manifestation, l’inapparence de son exposition. Aucun passage de Hegel ne salue mieux les dieux que celui qui montre le destin nous offrant leur absence :
72« Les statues sont maintenant des cadavres dont l’âme animatrice s’est enfuie, les hymnes sont des mots que la foi a quittés. Les tables des dieux sont sans la nourriture et le breuvage spirituel, et les jeux et les fêtes ne restituent plus à la conscience la bien-heureuse unité d’elle-même avec l’essence. Aux œuvres des Muses manque la force de l’esprit qui voyait jaillir de l’écrasement des dieux et des hommes la certitude soi-même. Elles sont désormais ce qu’elles sont pour nous : de beaux fruits détachés de l’arbre ; un destin amical nous les a offertes, comme une jeune fille présente ces fruits... »
73Qui est cette jeune fille ? elle est elle-même une œuvre de l’art, elle est peinte sur une fresque, elle est privée de la vie divine — elle est donc elle-même une déesse, exposée à son propre retrait. La jeune fille, dans l’éclat de sa jeunesse au milieu du monde de « la douleur qui s’exprime dans la dure parole : Dieu est mort », est la vérité divine de la présentation (Hegel écrit : pràsentiert) ou de l’offrande de ces fruits et de leur beauté. C’est un dieu — une déesse — qui nous offre l’art : voilà ce qui nous reste à penser.
7420. Le sacré de l’art, ainsi défini, signifie que tout art est sacré, et qu’il n’y a de sacré que dans l’art ou par lui. C’est ce que le christianisme saisi par la Réforme a cessé de comprendre. (De son côté, l’Eglise catholique oubliait Dieu... C’est ainsi qu’elle finit elle aussi par perdre l’art, et par rejoindre, aujourd’hui, la Réforme.)
75Il n’y a pas d’art profane, et il n’y a pas de sacré hors de l’art : mais cela n’est intelligible que si on en a fini avec « l’esthétique ». Peut-être donc aussi avec « l’art ». Le divin se manifeste à la limite de l’art ; — mais sans l’art, rien ne parviendrait à cette limite. — Et pour le comprendre, ne faudrait-il pas aussi en avoir fini avec « le divin » ?
7621. Dans son étude des Noms divins, Usener voyait une première espèce de dieux dans ceux qu’il nommait « les dieux de l’instant », divinités attachées à rien d’autre qu’à un état momentané, à une sensation ou à une affection isolée : « Le phénomène singulier est divinisé sans médiation, sans qu’intervienne aucun concept générique, quelque étroites que soient ses limites ; la chose nue, que tu vois devant toi, c’est elle et rien d’autre qui est le dieu. » — Usener a tort, sans doute, d’en rester à la notion, disons positiviste et anthropocentrique, de « divinisation », précisément lorsqu’il décrit cette rencontre et cette désignation sans concept du dieu. (Ne savoir placer, en face de la foi religieuse, que ce pauvre renversement simplet, la « divinisation » par l’homme d’une chose naturelle, ce n’est pas être dans la mort de Dieu, c’est avoir oublié la mort de Dieu elle-même : Dieu ne serait pas mort, s’il n’avait été qu’une projection. Nietzsche le savait bien : la mort de Dieu exige de nous tout autre chose qu’une idolâtrie anthropologique ! Mais Usener donne bien, sans le savoir, l’essence de toute manifestation divine : la chose nue, que tu vois devant toi, c’est elle et rien d’autre qui est le dieu. (La « chose » peut être un animal, une personne, une pierre, un mot, une pensée.) Dieu n’est jamais autre chose qu’une présence singulière et nue.
77« Dieu n’est pas présent aux choses par situation, mais par essence ; sa présence se manifeste par son opération immédiate. » (Leibniz)
78Tous les dieux sont des « dieux de l’instant », aussi longtemps qu’ils puissent ou qu’ils veuillent durer.
7922. Il y a le dieu qui ne cesse de jouer avec le monde, et le dieu qui le façonne par un travail perpétuel. Il y a le dieu qui vient s’offrir à même l’herbe ou la douleur, et le dieu qui se dérobe jusqu’au plus profond des temples. Il y a le dieu qui anéantit l’homme, et le dieu qui habite son regard.
80Il y a le dieu qui s’approche de l’homme, jusqu’à le toucher, et il y a le dieu qui s’éloigne de lui, jusqu’à le délaisser infiniment. Les deux sont le même : le dieu qui touche l’homme le touche pour le laisser à lui-même, non pour le prendre ni pour le retenir. Ainsi : « Le premier délaissement consiste en ce que Dieu ne retient pas, ensuite de quoi l’homme quitte, et donne lieu au second délaissement, par lequel Dieu le quitte. En un de ces délaissements, Dieu suit, et il ne s’y trouve aucun mystère ; car il n’y a rien d’étrange en ce que Dieu quitte les hommes qui le quittent. Mais le premier délaissement est tout mystérieux et incompréhensible. » (Pascal)
8123. Le judaïsme est un athéisme avec Dieu. Le protestantisme, en revanche, est un théisme sans Dieu. Le catholicisme est l’adoration de tous les dieux en Dieu, ou la perte de Dieu en tous les dieux. L’Islam est la pure proclamation de Dieu, jusqu’à la clameur vide. Le bouddhisme est l’adoration du Dieu en tous les dieux, ou la perte de tous les dieux en Dieu. La philosophie, pour sa part, pense la communication hors de soi et l’aliénation absolue de la substance infinie de Dieu.
82Ainsi se clôt un univers entier, pour lequel Dieu aura été la douleur et l’ardeur d’une séparation infinie : la division devenant immanente au divin, la mort de Dieu inscrite comme sa vie.
83En un sens, toutes nos grandes religions sont inséparables de la philosophie : c’est-à-dire de la fin — du but et de la cessation — onto-théo-logique de la religion.
84Et le paganisme lui-même, par où le saisissons-nous, sinon par cette extrémité où il offre déjà, dans le dieu, la mort du dieu : Tammouz, Attis, Osiris, Adonis, Dionysos.
85La mort de Dieu est la pensée finale de la philosophie, qui la propose ainsi comme fin à la religion : c’est la pensée à laquelle l’Occident (qui n’exclut, à ce titre, ni l’Islam ni le bouddhisme) n’aura pas cessé de tendre. Elle signifie : la mort de la mort, la négation de la négation, la fin de la séparation de Dieu, la divinisation de l’homme, l’absolutisation de son savoir et de son histoire (ou bien l’affirmation de leur totale insignifiance), et la douleur infinie que deviennent son travail, son discours et sa mort lorsqu’ils ont pour but et pour sens une réconciliation infinie.
86Le dieu est abandonné dans la pensée de la séparation et de la réconciliation absolues, qui est la pensée de la « mort de Dieu ». Le dieu ne meurt pas dans cette pensée, puisqu’il y ressuscite sans fin, comme l’être même du néant passé par le néant de l’être. Mais c’est pire : il y est abandonné — ou bien, il nous abandonne. Il nous abandonne à notre philosophie et à notre religion de la mort de Dieu.
8724. Mais il ne faut pas en conclure trop vite à une pure et simple inanité du « Dieu des philosophes ». Chaque philosophe fait aussi, à sa manière, selon l’ordre et selon l’épreuve de la pensée, l’expérience de l’approche ou de la fuite du divin.
88Il y a, au coeur de chaque grande philosophie (et cela pourrait être la mesure de leur grandeur...), un mystère au sujet de Dieu ou des dieux. Cela ne veut surtout pas dire que ce mystère serait le coeur de la philosophie qui le porte. Assurément, il ne l’est pas ; mais il est placé dans ce coeur, alors même qu’il n’y a pas sa place.
89Par exemple — c’est-à-dire aussi, nécessairement, par approximation — : « Dans l’entendement divin, il y a un système, mais Dieu lui-même n’est pas un système, il est une vie... » Vous pourrez toujours montrer, à très juste titre, l’équivalence profonde, dans l’idéalisme spéculatif, du « système » et de la « vie », pour mettre ainsi cette phrase de Schelling en contradiction avec elle-même. Cependant, vous ne pourrez nier tout à fait que cette même phrase tend ou prétend à quelque chose que cette équivalence n’épuise pas, et qui témoigne ici de l’épreuve de la pensée. — Tout tiendrait, si on voulait commenter, à l’exégèse de ces mots : « Dieu lui-même... » Schelling voudrait dire que le dieu lui-même est encore autre chose que « Dieu ». De Kant à Hölderlin, en passant par Schelling, Novalis et Hegel, cette exigence de la pensée fut mise à l’épreuve, et transmise à Nietzsche, à Rilke, à Heidegger, à Wittgenstein, à Lévinas et à nous : le Dieu des philosophes s’est mis de lui-même en souci de dieu ou des dieux.
9025. Bien que tout art soit sacré, et qu’il n’y ait sans doute de sacré que là où il y a de l’art, l’art et le divin sont cependant deux choses tout à fait distinctes. C’est-à-dire que lorsque le divin se manifeste, l’art lui-même est anéanti.
91Quelle que soit la chose à même laquelle le divin se manifeste (par exemple, une chose de la nature, un animal, une pierre, ou bien, l’homme lui-même), cette manifestation place la chose dans la sphère de l’art. Mais en même temps, elle anéantit l’art comme tel.
92Réciproquement, l’art transporte dans la sphère du divin ce qu’il met en œuvre, parce que c’est toujours un dieu — ou une déesse — qui nous offre l’art. Mais par lui-même, en tant qu’art, ou tant qu’il est de l’art, il tient le divin à l’écart. En ce sens, l’art est toujours profane, non moins que la pensée, le discours ou la science.
93Il s’agit peut-être de deux formes du sublime, dont la différence irait jusqu’à l’opposition :
94Il y a le sublime de l’art, celui qui va de Kant à Benjamin, et de là jusqu’à nous encore. Il veut dire : sentir l’évanouissement du sensible, toucher à l’extrémité de la présentation, à la limite où s’offre le dehors de la présentation, et être offert à cette offrande.
95Et il y a la sublimité divine, celle par laquelle Hegel entend caractériser le moment juif de la religion. C’est alors la présence de Dieu en tant qu’elle anéantit le sensible. La venue de Dieu réduit à rien le phénomène. Le sublime n’est plus ici dans cette extrémité de la présentation qui la transforme en offrande. Il est dans une présence qui ruine toute présentation et toute représentation. Ce n’est plus le geste de l’offrande, c’est l’imposition de la gloire. Ce n’est plus la limite des formes et des figures, c’est la lumière qui dissout le visible. Dieu impose sa présence hors de toute présentation. Il vient, dans le délabrement de tout le paraître. L’art, au contraire, incise infiniment les bords de l’apparaître, mais le garde intact.
96Entre la chose de l’art sublime et la chose sublime du divin, il y aurait cette infime (et à son tour sublime ?) différence qui pourrait passer entre une présentation à la limite et une présence nue : de là que chacune puisse offrir l’autre, mais qu’il soit impossible de les confondre l’une en l’autre.
9726. Quiconque parle de Dieu risque les effets, détestables, de la sacralisation du discours. La parole qui nomme Dieu est toujours en passe de lui emprunter quelque apparence de sa gloire. « Dieu », « le divin », « le sacré », « le saint » sont invinciblement des mots sacrés : comment ne seraient-ils pas guettés par l’arrogance sacerdotale, par le goût ecclésiastique du pouvoir, voire par la cupidité cléricale ? Ou bien encore, c’est une boursouflure prophétique qui menace, à moins que ce ne soit, jusque dans la réserve et dans la sobriété, une intensité mystique. Dans tous les cas, le discours confisque à son profit la hiérophanie derrière laquelle il devrait disparaître.
98Il ne faut pas méconnaître le danger, aujourd’hui, d’une certaine pose spirituelle, d’un certain ton suave ou sublime avec lequel on « retrouve » une « dimension sacrée » : c’est un des meilleurs signes de l’absence des dieux. Quand le dieu est là, en effet, sa présence est proche, familière, simple, effacée, bien qu’elle soit étrange, déconcertante et inaccessible.
99(En Afrique, par exemple, ostensible ou dissimulé, le sacré paraît familier. Ce n’est pas qu’il bascule dans la familiarité profane ou profanatrice : mais il s’offre — ou il se réserve — avec simplicité, et jusque dans le rire et l’irrespect, parce qu’il n’a pas besoin d’une certaine gravité solennelle, empruntée et inspirée, qui n’appartient qu’aux Eglises, aux Etats et aux Discours. — Faut-il le préciser ? l’Afrique dont je parle est au moins en partie un lieu symbolique...)
10027. L’essence de l’art est d’être offert, et c’est un dieu — une déesse — qui nous offre l’art. Pourtant, l’art ne mène pas à dieu. Rien, en effet, ne mène à dieu, ni l’art, ni la nature, ni la pensée, ni l’amour. Les dieux viennent ou ne viennent pas. Ils s’imposent, ou ils se retirent.
10128. « Le dieu est presque toujours l’imminence d’un dieu, ou même la simple possibilité d’un dieu. » (Alain)
102Maintenir ouverte, disponible, indécidée, la possibilité pour l’homme d’un « être-à-Dieu » est en soi un geste très déterminé d’accueil du divin. Comme si cette indécision seule — la nôtre — était déjà au-dieu : or, elle ne l’est pas, par définition (et c’est en quoi Alain se trompe, malgré tout).
10329. Pour en finir avec une confusion sans cesse reprise : l’être n’est pas Dieu, en aucune manière. L’être est l’être de l’étant, ce qui est, ou plutôt — car il n’est pas une partie de l’étant — il est, de l’étant, ceci : que cet étant est. Par conséquent, l’être lui-même, en revanche, n’est pas. Le dieu, au contraire, est. S’il n’est pas, c’est qu’il n’y a pas de dieu : tandis que si l’être n’est pas, c’est qu’il y a de l’être (ou plus justement : il y a = être). Le dieu, donc, est un étant, et à cet égard il est un étant parmi tous les autres étants. L’être est l’être du dieu, comme il est l’être de tout autre étant, mais le dieu n’est pas le dieu de l’être (cette expression n’aurait pas le moindre sens ; le dieu est toujours, quel qu’il soit et où qu’il soit, le dieu de l’homme).
104De quelle sorte est cet étant : dieu ? Telle est la question qui se dérobe : qu’est-ce que dieu ? — Cependant, il est possible au moins de dire ceci : Dieu n’est pas l’étant suprême (à supposer qu’il y ait quelque sens à parler d’un étant suprême). Dieu est l’étant que nous ne sommes pas, mais qui n’est pas non plus un étant disponible du monde autour de nous. Dieu est l’étant que nous ne sommes pas, qui n’est pas non plus disponible, mais qui paraît ou qui disparaît à la face des étants existants et mortels que nous sommes.
105On ne peut comprendre, par exemple, la pensée d’un dieu créateur que dans cette direction, si on ne veut pas retomber dans la confusion. Le dieu créateur n’est pas celui qui fait être les étants. Rien ni personne ne « fait être » les étants : ils ne sont pas produits, et la production n’existe qu’à l’intérieur du monde des étants. En revanche, l’être fait l’être des étants et ce n’est pas un « faire », c’est un être.
106Le Dieu créateur ne fait pas être et ne fait pas non plus l’être des étants. Dieu « créateur » (si on peut garder ce mot) signifie : les étants paraissent devant lui, venant du néant de leur être. Ils paraissent et ils comparaissent devant lui — qui se manifeste ou qui se dérobe à leur face, dans le visible. « Fiat lux ! » ne veut pas dire : « j’invente quelque chose comme la lumière et je fais que cela vienne à exister par la seule force de mon verbe », comme l’a répété un catéchisme métaphysique. « Fiat lux ! » veut dire : « la lumière apparaît à ma face, et je m’envoie en elle ». — Hegel : « cette figure est la pure essence lumineuse de l’aurore qui contient et remplit tout, et qui se conserve dans sa substantialité sans forme ».
107Rien ne comparaît devant l’être, qui n’a pas de face, et qui ne prononce rien. L’être, en n’étant pas, livre les étants à ce qu’ils sont. Il « est » ceci : qu’un étant se découpe du néant qu’il est. Ainsi, l’être ne fait pas les étants, mais il les finit : leur découpe finie s’accomplit, infiniment, en lui et de lui. Telle est la finitude de l’être, en tous les étants. Elle découpe aussi bien les dieux que les hommes. L’immortalité des dieux n’exclut pas leur finitude : ils paraissent, ou ils disparaissent (alors que l’être ne paraît ni ne disparaît : il est).
108Entre les étants, il peut y avoir toutes sortes de relations. Il peut y avoir, entre autres, celle du dieu à l’homme, ou de l’homme au dieu. — Les étants, en revanche, n’ont pas de relation à l’être, puisqu’il n’est rien d’autre que ceci : que les étants sont. De ce point de vue, le dieu est (ou n’est pas) au même titre que l’homme ou l’étoile. Le divin n’est pas ceci : que l’homme — ou l’étoile — est. Le divin est cela, ou celui, avec quoi ou avec qui l’homme se trouve engagé dans un certain rapport : de présence ou d’absence, de parution ou de disparition. Il y engage l’étoile avec lui.
109C’est pourquoi les dieux ont nécessairement des lieux, tout comme l’homme, l’étoile ou l’oiseau. L’être n’a pas de lieu : il est (il « fait ») la dis-position, l’écartement des étants selon leurs lieux (c’est-à-dire aussi selon leurs temps), mais il n’a lui-même ni lieu ni temps. Il n’est pas, et ce ne-pas-être « consiste » en ceci : que les étants se dis-posent en leurs lieux et en leurs temps. Les dieux ont leurs lieux et leurs temps. Ils sont immortels et ils ont une histoire. Les dieux ont une histoire, et une géographie : ils peuvent s’écarter, se retirer, surgir ou décliner ; ils peuvent venir, ici ou là, maintenant ou plus tard, et se montrer, et ne pas se montrer.
11030. « Dieu existe », « Dieu n’existe pas », « La proposition « Dieu existe » (et donc la proposition inverse également) n’a aucun sens » : on n’a pas seulement argumenté jusqu’à l’excès sur ces propositions, mais on les a toutes — et quelques autres — rigoureusement démontrées. Toutes ces preuves et contre-preuves n’ont peut-être jamais démontré autre chose, toutes ensemble, que ceci : l’être est, et il n’est pas. Car tout cet appareil de preuves reposait, dans son discours, sur la confusion entre l’être et Dieu. On démontrait qu’il y a nécessairement l’être et Dieu. On démontrait qu’il y a nécessairement l’être, ou de l’être, dès qu’on admet qu’il y a quelque chose. Et on démontrait ensuite que cet il y a de l’être n’est par lui-même rien qui soit.
111S’il y a eu, en revanche, dans le geste ou dans la pensée de ces preuves, quelque chose qui était en même temps soustrait à la confusion, et qui concernait véritablement le divin comme tel, alors ce devait être un tout autre souci. Non le souci de montrer que Dieu (= l’être nécessaire) est, mais celui de faire toucher que Dieu existe. (On peut se représenter la conjonction, on pourrait dire le tressage des deux soucis dans les textes de Descartes ; mais aussi dans ceux de Hegel, de Nietzsche...) Faire toucher que Dieu existe : c’est-à-dire qu’il ne saurait, précisément, être sur le mode de ce que nous connaissons et de ce que nous saisissons comme positions d’être, et qu’il relève d’une tout autre existence, d’une tout autre épreuve de l’exister.
112En cela, preuves et contre-preuves se sont toujours sans doute accordées : la preuve de l’existence de Dieu répond à l’épreuve de son im-médiateté (ainsi, l’idée d’infini en moi, déjà présente — et me débordant pourtant moi-même), et la critique de cette preuve répond encore, à son tour, à l’expérience de ce débordement (elle dit, par exemple : Dieu n’est pas un objet de l’expérience possible ; elle laisse ouverte l’expérience impossible).
113Il s’agit alors de se poser de tout autres questions. Non pas si Dieu existe, mais comment (ou bien : où et quand) il existe — c’est-à-dire aussi bien comment il se retire de l’existence, comment il n’est pas là où on l’attend, comment il ne reproduit pas dans un autre monde le mode d’existence du nôtre, mais il est dans le nôtre l’existence de cet autre, ou encore comment son existence se confond strictement avec celle du monde, d’un animal ou d’une étoile, d’un homme ou d’un poème, et comment elle se soustrait sans relâche à toutes ces existences, etc, etc.
11431. Deus, in adjutorium nostrum intende...
Domine, ad adjuvandum me festina...
Introibo ad altare Dei,
ad Deum qui laetificat juventutem meam...
115Que dire des rites disparus, des langues sacrées perdues, de l’incompréhensibilité nécessaire de ces langues, qui portaient avec elles, en même temps, une vérité familière ; que dire des rythmes solennels du latin, des génuflexions, de l’encens, des versets et des répons, de l’église, lieu écarté plein de ténèbres et de splendeur ; que dire des signes de la croix, des mains jointes, des paumes ouvertes, des bras étendus, des châles sur les épaules, des bandelettes, des souliers déposés à l’entrée, des ablutions, des tapis de prière, des prosternations, des psalmodies ; que dire des services divins ?
116— Rien, il ne faut rien en dire. Il est trop tard, ou trop tôt. Partout où se déroule un service divin, il n’est pas certain qu’il ne soit pas seulement la pieuse et dérisoire répétition de ce qu’il fut jadis, ou bien il n’est pas certain qu’il ne se limite pas à l’exercice d’une convenance, voire d’une contrainte de société. Mais après tout, en a-t-il jamais été autrement ? Où et quand peut-on dire qu’un véritable culte a lieu ? On peut le dire, lorsque le dieu est présent à la cérémonie.
117Mais alors on est bien près de dire que la présence du dieu — dans le coeur, par exemple... — remplace avantageusement la mimique du culte. Et ce n’est pas ce que veut notre exigence, notre pensée, notre sentiment du divin : nous sentons qu’il faut un culte, un service divin ; nous sentons qu’il faut une célébration de la gloire du dieu. Et pourtant, nous ne pouvons rien dire du culte. Nous pouvons dire : il y a des hommes qui observent des rites ; il y en a par millions, chaque jour, en chaque lieu. Mais à présent il faut aussi compter avec la possibilité de dieux errants, de lieu en lieu, sans temples assignés et sans rites fixés. Einai gar kai entautha theous : « Ici aussi se trouvent les dieux », la parole d’Héraclite reçoit aujourd’hui au moins ce sens en plus (il se pourrait aussi qu’elle n’ait plus que ce sens), selon lequel « ici » peut être sans lieu, nulle part, ou de place en place, un ici errant à travers les lieux.
118Il se pourrait bien — c’est tout ce qu’on peut dire — que ce soit désormais à l’errance des dieux qu’il faille mesurer les services divins et leurs lieux installés : non pour disqualifier ceux-ci, mais pour affirmer que dans les temples ou hors des temples, dans les rites ou sans aucun rite, ce qu’il y a de divin désormais, ou ce qui du divin se retire et se livre, c’est une errance, voire un égarement des dieux. — Il n’y a pas de rite de l’errance, et il ne faut pas non plus distendre la signification du service divin pour en faire, avec Hegel, la lecture quotidienne du journal. Mais dans l’errance divine, le rite reste à inventer, ou à oublier.
11932. En même temps que d’anciens matérialistes ou d’anciens libre-penseurs entonnaient les patenôtres du retour du spirituel, des théologiens entreprenaient de lire les Ecritures et d’entendre le message de la foi à travers tous les codes des sciences de ce monde : sémiologie, psychanalyse, linguistique, sociologie... L’anthropologie générale a été convoquée à seule fin de convertir la parole de Dieu en parole humaine, en sorte que les hommes en perçoivent mieux la portée divine... Outre la contradiction manifeste de cette étrange logique, il y a là une singulière aberration : comme si Dieu se laissait comprendre, comme s’il se faisait comprendre... Du temps des Ecritures, Dieu ne se faisait pas comprendre : il se montrait, sa parole obligeait, il ne s’agissait pas — alors même que les docteurs interprétaient — de connaissance ni d’entendement.
120Il serait plutôt temps d’apprendre qu’aucune Ecriture ne peut nous être d’aucun secours, ni par un message décodé, ni par un mystère réservé. Il n’y a plus le Livre. (Je ne dis pas : « il n’y a plus de Livre », car il y en a, certes, tout autant qu’il y a service divin, en chaque temple, église, synagogue ou mosquée ; mais je dis qu’il n’y a plus le Livre, ainsi qu’on devrait le savoir depuis Mallarmé et Joyce, Blanchot et Derrida). Ce n’est pas en vain que le texte a proliféré, s’est disséminé et s’est fragmenté en toutes nos écritures. L’écriture que nous pratiquons, qui nous oblige et qui nous est in-finie, n’est pas, en aucune façon, la relève de l’Ecriture. Celle-ci, au contraire, y est défaite et emportée, sans fin, sans dieu, définitivement sans Dieu ni sa Parole, vers nulle part sinon cet emportement, et ce désastre, et cette ferveur privée de foi et de piété.
121L’écriture se trace au dehors des Saintes Ecritures, sur leur bord extérieur qu’elle contribue sans fin à effranger et à décomposer. L’âge est achevé, du Livre posé sur l’autel et lu. L’écriture ne parlera plus du divin : elle ne parle plus de rien que de sa propre insistance, qui n’est ni humaine, ni divine, elle inscrit les bords défaits des Livres, des autels et des lectures, elle inscrit la déliaison de leurs religions, elle trace un dépouillement du divin, le dénudement des dieux que nulle parole n’annonce.
122Face à face, mais sans plus se voir désormais, les dieux et les hommes sont abandonnés à l’écriture. Cet abandon est le signe qui nous est fait pour l’à venir de notre histoire. Il vient à peine de commencer. Mon dieu ! nous commençons à peine à écrire...
12333. Mais enfin, tous les dieux sont odieux. Toutes les sacralités sont oppressives, par la terreur ou par la culpabilité. (Quant à séparer entièrement le divin du sacré, est-ce possible sans annuler, une fois encore, le divin ?) Tous les sacrifices sont des trafics de victimes et d’indulgences. Le sacrifice du Christ résume tout : le rachat des hommes, comme d’une troupe d’esclaves, au prix du sang le plus précieux. (Comment a-t-on pu chercher à affirmer que le christianisme était une religion non-sacrificielle ? Parce qu’il est une religion, il est sacrificiel. Et parce qu’il représente la foi en un dieu, il est une religion.)
124Les dieux sont odieux dans la mesure où ils saturent l’univers, où ils épuisent l’homme — : cette mesure est sans doute toujours celle de la religion comme telle, et la religion, quoi qu’on puisse chercher à faire dire aux mots, la religion et le sacré demeurent la mesure du divin : le dieu qui s’enlèverait à la religion ne serait plus un dieu (Lévinas, entre autres, le sait, il parle même d’athéisme ; mais c’est un athéisme de Dieu, il n’y a rien à faire...). Le dieu à l’ œil, l’oreille ou la main à tout, il tient ou il énonce « l’alpha et l’oméga », il rend compte de tout et il faut lui rendre, à la fin, tous les comptes. Les dieux empêchent l’indécision suprême de l’homme, ils lui bouclent son humanité et l’empêchent de sortir de ses gonds, de se mesurer à l’incommensurable : à la fin, Dieu donne la mesure. Ils interdisent de risquer l’homme plus loin que l’homme. Et le plus grave : ils lui enlèvent sa mort.
125C’est-à-dire qu’ils lui enlèvent son sacrifice — cette fois au sens de son abandon. Car il y a cet abandon qui n’est pas un trafic, qui est une offrande, une oblation, une libation. Il y a cela, il y a cette générosité et cette liberté hors de la religion — et je ne sais si c’est encore, pourtant, à des dieux, à un autre dieu qui viendrait, ou à « pas de dieu » que se fait cet abandon. Mais il a la mort comme nom générique, et une infinité de formes et d’occasions à travers notre vie.
126Toujours, sans doute, cet abandon s’est frayé une voie à travers les religions. Mais enfin, les religions ont échoué à le laisser s’accomplir. Elles l’ont irrésistiblement détourné — non les seules religions modernes, mais toutes les religions, tous les cultes et tous les rites.
127Il faut dire ici des choses très simples : l’expérience religieuse est épuisée. C’est un immense épuisement. Rien n’est changé à ce fait par le regain de succès politiques, sociologiques ou culturels des religions (l’Islam en Afrique, l’Eglise catholique en Pologne, ou, sous un autre aspect, en Amérique du Sud, le protestantisme aux Etats-Unis, les intégrismes juif, islamique ou chrétien, les sectes, les théosophies, les gnoses...). Il n’y a pas de retour du religieux : il y a les contorsions et les boursouflures de son épuisement. Que cet épuisement fasse place à un autre souci des dieux, à leur errance ou à leur disparition infinie, ou encore à pas de dieu, c’est une autre affaire : c’est une tout autre question, ce n’est rien dont on puisse s’emparer avec les pinces du religieux, ni du reste avec celles de l’athéisme.
128Pas de dieu : ce serait, ou ce sera, sans rapport avec l’athéisme — du moins avec cet athéisme métaphysique, pendant du théisme, et qui veut mettre quelque chose à la place du dieu nié ou réfuté. Pas de dieu : cela voudrait dire la place de Dieu réellement et largement ouverte, vacante, abandonnée, le divin infiniment défait et dispersé. Ce pourrait être aussi bien le dieu tellement proche qu’on ne puisse plus le voir. Non parce qu’il aurait disparu à l’intérieur de nous-mêmes : mais au contraire parce que, en approchant et en disparaissant à force d’approcher, il aurait fait disparaître avec lui tout notre intérieur, toute subjectivité. Il serait si proche qu’il ne serait pas, ni devant nous, ni en nous. Il serait à nous-mêmes la proximité absolue — à la fois angoissante et glorieuse — d’une présence nue, dépouillée de toute subjectivité. Une présence qui n’aurait plus rien d’une présence à soi, ni la présence à soi d’une conscience, ni la présence à cette conscience, et à sa science, de ses représentations (de Soi, du Monde et du Dieu). Mais une présence nue : moins la présence de quelque chose ou de quelqu’un que « la » présence comme telle. Mais « la » présence comme telle ne fait pas un sujet ; elle ne fait pas une substance — et c’est pourquoi : « pas de dieu ». L’accomplissement du divin serait la présence (de) pas de dieu.
129Il faut y revenir : ce ne serait pas la dialectique d’une mort et d’une résurrection. Cela ne passe pas par une mort de la subjectivité (qui fait très précisément, pour Hegel, la définition de la mort, et plus particulièrement de la mort du Christ), dans laquelle la mort se définit comme le moment même de la constitution subjective, qui se trouve et s’accomplit dans la suppression de sa particularité. Dieu, en ce sens, a toujours désigné la pensée même du Sujet, la mort de la mort, la vérité et la vie dans la suppression de l’existence et de l’exposition singulière au monde, dans la suppression du lieu et de l’instant.
130La présence de pas de dieu, ce serait ce que la pensée du Sujet n’a jamais pu approcher — bien qu’elle n’en fût éloignée que d’une distance infime, et même d’une distance intime. Ce serait la mort qui n’est pas la relève de la vie, mais qui en est le suspens : la vie suspendue à tout instant, hic et nunc, suspendue dans son exposition aux choses, à autrui, à elle-même ; l’existence comme présence d’aucun sujet, mais à tout un monde. Présence invisible partout offerte à même l’être-là, à même le là de l’être, irréfutable et nue comme l’éclat du soleil sur la mer : millions de lieux épars.
131Cette présence de pas de dieu pourrait cependant porter l’invite, l’appel, le Wink d’un à-dieu : aller à dieu, ou bien adieu à tous les dieux. Ensemble, inextricablement, la présence divine et l’absence de tout dieu. Le lieu — hic et nunc — à la place du dieu. — Peut-être cela était-il inscrit entre les lignes des principes mêmes de l’onto-théo-logie : Deus interior intimo meo, il y a un lieu plus reculé que le lieu d’aucun sujet, un lieu sans substance et tout de présence exposée, le simple éclat invisible où le sujet — le Dieu — vole en éclats.
13234. Pourquoi le christianisme ?
133C’est-à-dire : pourquoi le judaïsme hellénistique, mis en forme romaine, devait-il engendrer cette ère nouvelle dont nous avons vécu ?
134En un sens, il n’y eut rien de nouveau, sinon une nouvelle configuration d’un Occident déjà vieux d’une dizaine de siècles au moins. Saint Paul draine, dans le discours des religions hellénistiques à mystères (discours à la fois imprégné de philosophie, et remontant jusqu’à l’Egypte), le mince filet d’eau de quelques baptêmes juifs marginaux, et le propose, dans le style impérieux de l’activisme romain, à un monde de part en part voué à la morale.
135(J’entends ici morale au sens de Hegel : le règne de la Verstellung, du déplacement incessant entre l’épaisseur pragmatique de l’ici-bas et la transparence des valeurs et des volontés dans l’au-delà. Je l’entends donc aussi au sens de Nietzsche : le ressentiment contre ce monde, la servilité, l’organisation de la faiblesse. — Avec cela, le travail, la technique, la subjectivité, l’Etat moderne, qui n’en auront pas moins été, pour le dire dans les termes de Heidegger, des envois de l’être...)
136La morale ne venait pas du christianisme : c’est lui, au contraire, qui provient d’elle. Elle, n’est pas religieuse, et pas non plus philosophique. Elle est dans la philosophie l’oubli de la pensée et dans la religion l’oubli du divin. La morale, c’est le socratisme sans Platon, et le socratisme, c’est l’impiété de la Grèce, moins l’art.
137Ce qu’il y eut de nouveau, ce fut seulement l’ordo romanus (qui tendait à la fois à être par lui-même une religion, voire la religion absolue, et à dissoudre en lui toute religion) donné comme armature à la morale. En ce sens, le christianisme fut l’Empire dé-politisé et moralisé, c’est-à-dire aussi délesté de la sacralité proprement romaine — et la morale impérialisée, c’est-à-dire soustraite aux aventures qu’elle avait, malgré tout, connues depuis les Cyniques jusqu’aux Epicuriens (et peut-être jusqu’aux Esséniens).
138Mais ainsi, ce qu’il y eut de radicalement nouveau, ce fut le crépuscule des dieux dans la morale, l’ouverture de l’humanisme et de l’athéisme — et l’invention simultanée de la théodicée en tant que matrice générale des pensées modernes de l’histoire, de la technique ou de la politique. La théodicée ne peut surgir que là où le dieu décline et se trouve, déclinant empêtré dans les affaires du monde : alors, il faut le justifier, lui trouver de la prévenance et de la providence, parce qu’il faut justifier le cours des affaires du monde. La théodicée est la pensée du sens et de la garantie du sens : dans cette pensée, elle engloutit les dieux.
139La théodicée — c’est-à-dire l’anthropodicée, et la logodicée — est la vérité du christianisme, de la religion qui abolit toutes les religions et elle-même — ayant achevé de rendre les dieux odieux. Elle consiste à donner le sens de la morale par une morale du sens : Dieu se résout en une histoire justifiée (l’histoire d’un sujet, l’histoire elle-même comme Sujet), et la justification ultime de cette histoire est dans l’homme advenant partout à la place des dieux.
140C’est la dernière espèce du dieu odieux : l’homme-Dieu, lui-même abandonné de Dieu, la divinité totalement séculière de l’humanité, dans sa force arrogante (in hoc signo vinces...) et dans ses effusions complaisantes (le Sacré-Coeur de Jésus...).
141Autre chose, pourtant, était offert du même mouvement. C’était une prière : « prions Dieu de nous tenir quittes et libres de Dieu » (Maître Eckart). C’est ainsi que revenait, dans la forme moderne d’une pensée dialectique, la vieille épreuve de la religion du Dieu qui abandonne, de cette religion que l’Occident se présente comme celle du peuple juif, de ce peuple que « Dieu s’était réservé comme l’antique angoisse du monde », et qui était « destiné à être le témoin de la douleur » de la fin de monde des dieux (Hegel). Avec le judéo-christianisme avançaient du même pas l’assurance morale et l’angoisse de l’éloignement divin. — Notre athéisme aura été inextricablement tissé de ces deux fils : la morale qui dissout les dieux, et la prière à Dieu pour être abandonné de lui.
142Si nous devons passer, un jour, par-delà notre athéisme, ce sera pour ne même plus prier Dieu de nous délivrer de Dieu.
14335. Cependant, la foi chrétienne — sinon le christianisme (mais il convient de ne pas trop se fier à ce genre de distinctions...) — exposait encore autre chose, à l’écart : le Christ. C’est-à-dire, quelque chose qui ne se confond ni avec le personnage dont les Evangiles racontent la prédication morale, ni avec la figure sublime ou suave qu’ont exploitée des siècles de piété. A l’écart de la doctrine évangélique et de la geste de Jésus, la théologie christique propose le mystère de l’homme-dieu. Le mystère représente ceci, que l’essence, ou l’instance, ou la présence de l’homme-dieu n’est le fruit ni le fait d’aucun processus, d’aucune opération. Elle n’est pas une union, et en toute rigueur le terme d’« incarnation » ne lui convient pas. Le strict canon de la foi catholique définit que dans le Christ « les deux natures ne sont pas seulement unies par homonymie, ni par grâce, ni par relation, ni par confusion, ni par la seule nomination ou l’adoration, ni par la conversion d’une nature en l’autre, mais selon la subsistance (hypostasis) ». Il n’y a qu’une hypostase pour les deux natures de l’homme et du dieu. Il n’y a ni fusion, ni distinction : mais il y a un lieu unique de subsistance ou de présence, un lieu dans lequel le dieu paraît entièrement en l’homme, et l'homme paraît entièrement en dieu. Il n’y a là ni divinisation de l’homme, ni humanisation de Dieu. Mais il y a : comment l’homme paraît au dieu, dans le dieu, comment le dieu paraît à l’homme, dans l’homme, et comment cela même est totalement inapparent.
144En cette inapparente parution, la foi et la théologie (en elle, la pensée), quelque part, se joignent, tandis que la religion et la philosophie (en elle, la théologie...) se détournent obstinément de ce point. C’est du moins ce qu’on serait tenté de dire : mais cette opposition est trop facile, et vaine. Ce à quoi touche le mystère du Christ, c’est-à-dire ce à quoi en est venu à toucher tout mystère divin — de quelque religion qu’on aille désormais l’extraire —, ce point de la parution nue ou du « dés-abritement » de l’homme à dieu et du dieu à l’homme, ce point de leur im-médiateté ne peut plus être préservé comme s’il relevait d’un ordre de la foi distinct d’un ordre de la raison et de l’institution. Il faut au contraire affirmer ceci : avec les dieux, la foi aussi a disparu. C’est notre vérité, contre laquelle sont impuissants les témoignages du coeur et les intimes convictions : car la foi, tant qu’elle est foi, n’appartient pas à l’intériorité ni au sentiment du fidèle. La foi est tout entière une comparution à l’extérieur, dans l’ordre de la présence et de la manifestation : parce qu’elle est (ou était) la foi en dieu, elle est (ou était) comme de tourner clairement son visage vers le ciel manifeste.
145Il n’y a pas de foi en un dieu disparu : avec lui, il a retiré la foi, car celle-ci ne s’était jamais adressée à l’obscurité, mais uniquement à la clarté divine. Ce qui, désormais, nous met en face du sans-retour des dieux ne peut être une foi, et même, et surtout pas une foi dans le mystère de ce sans-retour, ou de ce « pas de dieu ». La foi est la foi dans le mystère, qui est l’évidence de dieu. Avec le dieu et la foi, le mystère s’est retiré. Il n’y a plus de révélation mystérieuse, il n’y a plus de révélation mystique — même pas la plus sobre, la plus réservée, la plus abandonnée à sa propre ténèbre, ou à sa propre inapparence.
146Il y a, d’une certaine façon, un mystère nul, inscrit en marge des livres sacrés, au parvis des temples, au bout des prières de ceux qui se recueillent encore devant le mystère, inscrit aussi sur nos soleils ou sur nos lunes artificiels, dans nos calculs, et toujours à même le ciel. C’est beaucoup plus et beaucoup moins qu’une mort des dieux, ou que leur absence, ou que leur retraite. C’est autre chose encore, tout autre chose. Mystère nul, cela veut dire : pas de mystère, et mystère de ce qu’il n’y en ait pas. Et toujours il s’agit du paraître du dieu à l’homme et de l’homme devant le dieu. Ce double paraître est sans mystère : on a tout expliqué. Il n’est que de lire L’essence du christianisme et L’avenir d’une illusion (et il n’est pas digne de la pensée de toiser de haut, comme on tendrait bientôt à le faire, de pareils discours : car les dieux que ces discours enterraient ou dénonçaient étaient eux-mêmes depuis longtemps indignes de la pensée comme de la foi). Il n’est que de lire De natura rerum : c’est le poème de la clarté arrachée au mystère — qui bascule dès lors dans une insignifiante obscurité. Mais il y a mystère — mystère nul — à cette clarté même, à ce comble de clarté de la nature des choses entre lesquelles et auxquelles nos existences paraissent. Mystère nul : il n’y a rien à chercher, ni à croire — pas de dieu ; mais mystère : cette proximité des choses, ce monde manifeste, c’est cela même qui se dérobe.
14736. (A la fin, quelque chose résiste. A toutes les critiques les plus acerbes et les plus justes du christianisme — de son despotisme politique et moral, de sa haine de la raison autant que des corps, de sa frénésie institutionnelle ou de son subjectivisme piétiste, de son trafic des œuvres et des intentions, et au fond de son accaparement et de sa privatisation du divin —, quelque chose résiste, en deçà de tout, dont il n’est pas impossible d’affirmer que la forme du Pater noster — cette prière que Valéry, dans son incroyance, jugeait parfaite — porte en dépit de toutes les patenôtres une marque difficile à effacer tout à fait : un abandon généreux à la générosité divine, une supplication de la détresse à laquelle le divin seul peut abandonner— le divin, ou son retrait.
148Sans doute, quelque chose en nous résiste à cette résistance : l’appellation de « Père » nous paraît suspecte, nous voyons trop sur quel modèle est fait ce dieu. Mais peut-être voyons-nous fort mal. Peut-être le « Père », pour ceux qui firent cette prière, et pour ceux qui la prièrent, n’était-il rien de paternel au sens de nos petites histoires de famille... ; peut-être la paternité n’était-elle rien de plus, mais aussi rien de moins que l’évidence obscure d’une nomination.
149Cependant, à la fin, plus loin que la fin, s’il le faut, on ne peut que dire encore : Le Pater noster est fini, en latin comme en toutes les langues. Car nous parlons une autre langue que sa langue de prière. Nous parlons une autre langue, et dont les noms, propres et communs, profanes et sacrés, ont encore en un sens inouï à être sanctifiés.)
15037. S’évertuer contre l’idolâtrie suppose la plus haute et la plus exigeante idée de Dieu, ou de l’absence de tout dieu. C’est précisément cela qui trahit la limite de la critique des idoles. Car il n’y a pas, opposée à l’idole, d’idée à se faire de Dieu, ni de son absence (sinon une idée morale, ou métaphysique, qui par essence n’a rien à faire ni avec les dieux, ni avec leur absence).
151Je ne propose pas de revenir aux idoles (il n’y a, de toute façons, rien à proposer). Je pose seulement que les idoles ne sont idoles qu’au regard de l’Idée. Mais par-delà l’idole et l’Idée, dans l’effacement de tout Dieu ancien ou nouveau, il se pourrait qu’on voie surgir... comme une Idée empreinte sur une idole, serein et secret, le sourire immobile des dieux.
152Leur sourire serait là, sur leurs lèvres bien dessinées. Ce ne seraient pas des idoles. Ce ne seraient pas des représentations. Ce serait le tracé du lieu divin : le sourire de leur face, effacée mais exposée, ici ou là présente, offerte, ouverte — et barrée, retirée par le même sourire.
153Ce lieu des dieux n’a pas de lieu — quoi qu’il en soit des statues archaïques qui nous le suggèrent. Mais il n’est pas n’importe où. Il est délimité par le sourire des dieux : le très mince étirement de leurs lèvres, qui ne s’écartent même pas. Dans ce trait singulier du sourire des dieux— aussi singulier qu’un trait d’écriture —, il y a ceci : là où le dieu se présente, il retient son nom et son savoir divins ; mais cette retenue paraît dans son sourire comme une Idée empreinte sur une idole. (L’Idée, l’idole se défont l’une l’autre, infiniment. Il ne reste que leur échange muet, souriant, idéal et divin...)
15438. Les dieux, dont la vie n’est que joie. (Homère)
155(Nous avons eu jadis, nous aussi, un mot ou un cri pour cela : Alleluiah ! — Désormais, notre joie et notre pensée de la joie se font plus secrètes. Mais il n’est pas question d’autre chose que de la joie, lorsqu’il est question des dieux ou de pas de dieux.)
15639. Sans cesse fait retour une double tentation : ou bien baptiser du nom de « dieu » tous les confins obscurs de notre expérience (de notre pensée), ou bien dénoncer au contraire ce baptême comme une métaphore superstitieuse. Il n’y a peut-être, depuis que l’Occident est Occident, pas un discours sur Dieu qui ne cède à l’une ou à l’autre de ces tentations, ou bien encore aux deux à la fois. Mais Dieu n’est pas une façon de dire — et de se protéger —, et il n’est pas non plus la vérité ultime de l’homme. Les hommes sont les hommes, et les dieux sont les dieux. Distincts, ils ne se mélangent jamais. Ils sont toujours, habitant le même monde, vis-à-vis les uns des autres, de part et d’autre d’une ligne de partage, et de recul. Ils sont, ensemble, le vis-à-vis même, le face à face dans lequel un paraître sans réserve l’un à l’autre engage une étrangeté sans rémission de l’un à l’autre. Le geste des dieux est de se dérober, sur la ligne même, à la face des hommes. Le geste des hommes est de s’écarter de cette ligne où ils rencontrent la face du dieu.
157Aussi n’ont-ils pas de nom les uns pour les autres. Pour les dieux, l’homme est innommable, car il n’y a pas de noms dans la langue des dieux (elle ne connaît que les appels, les ordres, les mots de la joie). Et le nom de Dieu, chez les hommes, ne nomme que le défaut de noms sacrés. Mais les hommes et les dieux, de cette façon, se trouvent en présence ; innommables, et peut-être absolument intolérables les uns pour les autres.
15840. Dieu est pour la communauté, les dieux sont toujours les dieux de la communauté — et la communauté, en retour, n’est ce qu’elle est qu’à la face des dieux.
159« La conscience finie ne sait Dieu que pour autant que Dieu se sait en elle ; ainsi, Dieu est l’esprit, et plus précisément il est l’esprit de sa communauté, c’est-à-dire de ceux qui l’honorent. » (Hegel)
160S’il n’y a plus de dieux, il n’y a plus de communauté. C’est pourquoi la communauté a pu devenir effroyable, massive, destructrice de ses membres et d’elle-même, société se consumant aux bûchers de son Eglise, de son Mythe ou de son Esprit. C’est le sort de la communauté sans dieu : elle se prend pour Dieu, et elle se prend pour la présence dévastatrice de Dieu, parce qu’elle n’est plus placée en face de lui et de son éloignement absolu. Mais on ne peut pas la reconduire en face de ses dieux disparus — d’autant moins que c’est avec le retrait des dieux que la communauté est advenue : un groupe d’hommes en face de ses dieux ne se pense pas comme communauté, c’est-à-dire qu’il ne cherche pas en lui-même la présence de son lien, mais il s’éprouve comme ce groupe (famille, tribu, peuple) en face du dieu qui détient et réserve à part soi la vérité et la force de son lien.
161(Aussi ne faut-il pas dire que Dieu est pour la communauté. La communauté, comme telle, signale que les dieux se sont absentés. Il faudrait plutôt dire que le dieu est toujours pour plusieurs ensemble, y compris lorsqu’il est mon dieu : dès que je nomme mon dieu, ou dès que je comparais devant lui, je suis par là même placé avec d’autres mortels comme moi — ce qui ne veut pas dire qu’il s’agisse toujours de ceux de ma tribu ou de mon peuple).
162On doit donc plutôt conduire la communauté jusqu’à cette disparition des dieux, qui la fonde et qui la divise d’avec elle-même. Sur la communauté divisée, à même son étendue, comme une sorte de cadastre, les traces des chemins par lesquels les dieux se sont retirés dessinent le partage de la communauté. Elle inscrit avec ces traces l’absence de sa communion : la communion, c’est la représentation d’une présence divine au coeur de la communauté et comme la communauté elle-même. C’est donc la représentation de ce que jamais les dieux n’ont été, lorsqu’ils étaient ou lorsqu’ils sont présents, mais qu’on se figure, lorsqu’on ne les sait plus présents. A la place de la communion, en vérité, il y a l’absence des dieux, et l’exposition des uns aux autres : nous sommes exposés les uns aux autres de la même manière que nous pourrions, ensemble, être exposés aux dieux. C’est le même mode de la présence, sans la présence des dieux.
163A la place de la communion, il n’y a pas de place, pas de lieu, pas de temple ou d’autel pour la communauté. L’exposition a lieu partout, en tous lieux, car elle est l’exposition de tous et de chacun, dans sa solitude, à ne pas être seul. (Cela n’a pas seulement ni nécessairement lieu selon les communautés des familles, des tribus ou des peuples : celles-ci, au contraire, peuvent être les circonscriptions de la solitude, on le sait bien. Mais au contraire, comme dans nos grandes métropoles où se côtoient, se traversent, s’ignorent et se mêlent de plus en plus de « communautés » différentes, l’exposition à ne pas être seul, le risque du face à face ne cesse de devenir plus divers et plus imprévisible : devant qui, ici même, j’écris ? devant quels Arabes, quels Noirs, quels Vietnamiens, et dans la présence ou dans l’absence desquels de leurs dieux ?)
164Ne pas être seul, cela est divin (mais je ne dirai pas : cela est le divin ; ce serait encore un baptême...)· Car jamais le dieu n’est seul : toujours il se présente, aux autres dieux ou aux mortels. La solitude n’a de sens et d’existence que pour l’homme, non pour le dieu. Toujours il s’adresse, il se destine ou il s’envoie, ou bien encore — et c’est la même chose — il est invoqué, ou rencontré, ou adoré. Comment ne sommes-nous pas seuls lorsque nous ne sommes ni devant les dieux, ni au sein de la communauté ? c’est ce que nous avons à apprendre, par une communauté sans communion, et par un face à face sans visage divin.
16541. On déplacerait très légèrement la question : on ne demanderait plus « qu’est-ce que Dieu ? » — question d’essence à laquelle, pour nous, il n’est pas possible de répondre puisque Dieu a déjà servi de réponse à la question de l’essence même, et même de la « suressence » ; mais on demanderait « qu’est-ce qu’un dieu ? ». On n’aurait pas gagné grand-chose, sans doute, mais tout de même ceci : « Dieu » se confond avec sa propre essence ; « un dieu » serait une présence, un quelqu’« un » de présent — ou d’absent — qui ne se confond pas simplement avec l’essence divine, qui ne la représente pas non plus, ni ne l’individualise, mais qui la mettrait plutôt comme hors d’elle-même, révélant qu’« un dieu » n’a pas « Dieu », ni « le divin » pour essence. L’essence viendrait ici se confondre avec le mode de la présence — ou de l’absence —, avec ce mode singulier de manifester, hic et nunc, un dieu, jamais Dieu, un dieu d’un instant, en un lieu — et ainsi toujours un autre dieu, ou bien toujours un autre lieu, et pas de dieu.
166« Viens... je ne te vois pas, et pourtant mon coeur se presse vers toi et mes yeux te désirent... Les dieux et les hommes ont tourné leur visage vers toi et pleurent ensemble. » : c’est la plainte d’Isis à Osiris — le dieu que les dieux eux-mêmes n’aperçoivent pas.
167« Ce Dieu qui sous ses nuées nous anime est fou. Je le sais, je le suis. » — écrit Bataille. Ces phrases valent moints par leur sens, qui est clair, évident, éblouissant et mortel, que par l’entraînement qui les porte et où, à leur tour, elles m’emportent : dans l’angoisse ou dans la joie infinies de ce que Dieu soit toujours hors de Dieu, de ce qu’il ne soit jamais ce que Dieu lui-même voudrait qu’il soit (si Dieu, en général, voulait quoi que ce soit). C’est cet entraînement lui-même — qui n’est pas fou, qui est autre chose que la folie — dont on devrait dire qu’il n’est plus athée, mais indéfiniment délié de Dieu en Dieu, et divin au-delà du divin.
16842. « Je suis Dieu » : il est peut-être impossible d’éviter cette réponse, si la question « qu’est-ce que Dieu ? » présuppose que Dieu est Sujet. Or, elle présuppose cela — ou bien elle doit prendre le risque extrême (comme peut-être le voulait Holderlin) de ne donner aucun sens au mot « Dieu », et de le prendre comme le pur nom propre d’un inconnu...
169Si cette réponse est folle, ce n’est pas d’une autre folie que celle de la pensée qui veut s’identifier, elle et sa chose, comme sujet, comme sa propre substance et comme sa propre opération : ce qui arrive continûment dans l’onto-théo-logie.
170Mais à « qu’est-ce qu’un dieu ? » je ne puis répondre que je le suis. « Un dieu » veut dire : autre chose qu’un sujet. C’est une autre pensée, qui ne peut plus se penser identique ni consubstantielle au divin qu’elle interroge, ou qui l’interroge.
17143. « Les dieux sont partis depuis longtemps » dit Cercidas de Megalopolis, au troisième siècle avant Jésus-Christ.
172Notre histoire a donc commencé avec leur départ, et peut-être même après leur départ. Ou bien : lorsque nous avons cessé de les savoir présents.
173Ils ne peuvent pas revenir dans cette histoire — et « revenir » n’a pas de sens hors de cette histoire.
174Mais là où sont les dieux — et selon qu’ils sont, quel que soit le mode présent ou absent de leur existence —, notre histoire est suspendue. Et là où notre histoire est suspendue, là où elle n’est plus l’histoire, c’est-à-dire là où elle n’est plus le temps d’une opération, mais l’espace d’une ouverture, là il peut arriver quelque chose.
17544. « Dieu est une chose étendue » (Spinoza).
176Seul parmi les peintres de notre temps, Cy Twombly ne cesse de peindre les dieux : Apollon, Pan, Vénus, Bacchus, d’autres encore. Il n’y a jamais un visage, il y a souvent — pas toujours — le nom du dieu, écrit en lettres larges et mal assurées. Il n’y a pas de contour vraiment identifiable, bien que des formes, parfois, soient effleurées : d’un sein, d’un sexe, d’une palme ou d’une vague. Mais aussi beaucoup de taches, de traits sans destination. Et toujours beaucoup de lumière.
177A même chaque toile, sans aucun visage, il y a un sourire divin, secret et serein.
178Rien de muet
Plus que la bouche d’un dieu. (Rilke)
17945. La face divine n’est pas un visage (elle n’est pas autrui). Mais elle est la présence matérielle et locale — ici ou là, à même quelque part — de la venue ou de la non-venue du dieu. Toute présence est celle d’un corps : mais le corps du dieu est un corps qui vient (ou qui s’en va). Sa présence est une face, elle est ce à la face de quoi nous sommes offerts, et cela est inscrit dans l'espace, comme autant de lieux divins.
180(« mon principe (...) : dans la notion de ”Dieu comme esprit”, Dieu en tant que perfection est nié » —Nietzsche —)
18146. La nomination ou l’appellation des dieux consiste peut-être toujours, et nécessairement, dans aucun nom, fût-il pourvu d’épithètes sublimes, mais dans des phrases entières, avec leurs rythmes et leurs tons.
« Les dieux s’en iront un jour, aussi mystérieusement qu’ils étaient venus, laissant derrière eux la carapace à forme humaine, bonne à tromper les incroyants. » (Henry Miller)
« Telle est la vraie histoire des dieux, cet effacement. Les dieux : ce que pour vous aider j’appelle ainsi. Un nom. Mais les dieux, je ne les appelle pas. Ils sont... » (Jean-Christophe Bailly)
« Rassemblant les fragments divins, reconstituant même ce qui manquera » (Jean-Claude Lescout)
« Dieu nous garde ! Et ho ! Hey ? Amen sur la terre à tous phénomènes. Quoi ? » (James Joyce)
« Aucune image n’est admise. L’arrière-plan des deux côtés serait peut-être accessible aux vivants... Mais on l’a embu, par respect, d’un vernis obscur. Lui seul, — dieu veut être apparent... » (Victor Segalen)
« Chaque geste que vous faites répète un modèle divin. » (Cesare Pavese)
« Le nom divin, comme un oiseau immense,
S’est échappé de ma poitrine
Devant moi les volutes d’un brouillard épais,
Et derrière moi une cage vide » (Ossip Mandelstam)
« Dieu
(lorsqu’une phosphorescence complète avertir)
est de nature linéaire. » (Jean Daive)
« Dieu brille, l’homme siffle, écho de la couleuvre » (Victor Hugo)
« Je chevauchais Dieu dans le lointain-le proche, il chantait,
c’était
notre dernière chevauchée par-dessus
les haies des hommes » (Paul Celan)
« l’hybris est la croyance que le bonheur serait autre chose qu’un présent des dieux. » (Walter Benjamin)
« ... et nos coeur morts vivent avec la foudre dans les blessures des Dieux » (Norman Mailer)
« Tous nous prions quelque dieu, mais ce qui arrive n’a pas de noms » (Cesare Pavese)
« Alors un vertige prend les Dieux. Ils chancellent, tombent en convulsions, et vomissent leurs existences » (Gustave Flaubert)
18247. Le dieu expulse l’homme hors de lui-même.
183Chez Lucain, lorsque le dieu a pénétré la Pythie, mentemque priorem expulit atque hominem toto sibi cedere iussit pectore.
184Cependant, hors de lui ou en lui, l’homme, en tant qu’il est le lieu du dieu (à ce titre, c’est peut-être un autre nom que celui d’homme qui lui conviendrait, puisque nous n’avons plus l’habitude d’entendre ce nom comme le nom vis-à-vis du nom du dieu), se trouve avant tout dans le dénuement.
185C’est toujours dans le dénuement extrême, dans l’abandon sans abri ni protection, que l’homme paraît, s’exalte ou décline à la face du dieu. Là où il se présente, Dieu met le dénuement et le dénudement. Qu’il se présente ou qu’il s’absente — et c’est le secret de Dieu — il met l’homme à nu, et dans le dénuement.
186Le dénuement ne s’oppose pas à la magnificence des cultes, ni à la splendeur des hymnes. Celles-ci, au contraire, sont propres à révéler l’abandon et la fragilité infinis de celui qui accomplit les rites. On pourrait même dire : le dénuement à la face du dieu est l’expérience du temple.
18748. Dans le temple ont lieu l’adoration, la prosternation, la célébration. Les attitudes hiératiques, les récitations sacrées, les gestes bénis font toucher au mystère divin, à la nudité de dieu lui-même. Les autels où l’on touche, selon les rites, les matières sacrées, sont toujours au fond des théâtres d’obscénité — et les lieux de l’obscénité sont à leur tour des autels : l’œil d’Horus entre les cuisses de l’épouse de Pharaon.
188Désormais, toute l’expérience du temple et de l’autel a passé dans l’expérience obscène. Nommer Dieu, comme le fit Bataille, dans la fièvre d’amour et dans le bordel, c’est encore céder à la tentation moderne. Les autels et les temples — faut-il encore le redire ? — sont déserts. L’obscénité, l’amour, leur angoisse et leur extase incombent à nous seuls, autant que la déréliction du Dasein, ou que l’essence inquiétante du pouvoir. Décidément, il ne sert à rien de vouloir y trouver ou y nommer le divin : les dieux nous ont abandonné tout cela.
189Si je dis : le divin a déserté les temples, cela ne veut pas dire, ainsi qu’une ruse dialectique est toujours prête à nous le suggérer, que le vide des temples nous offre à présent le divin. Non : cela veut dire, de manière précise et littérale, que les temples sont déserts et que notre expérience du divin est l’expérience de sa désertion. Il ne s’agit plus de rencontrer Dieu au désert : il s’agit de ceci — et c’est le désert —, que nous ne rencontrons pas Dieu, que Dieu a déserté toute rencontre. Ne nous hâtons pas d’y voir le signe même du divin...
190De tous les rites et toutes les liturgies, il ne nous reste pas le moindre cantique : même le croyant qui prie ne peut que citer sa prière. Il ne nous reste pas la moindre génuflexion. La musique, le théâtre ou la danse ont tout recueilli. C’est là notre partage, que le divin n’est plus recueilli nulle part. Il n’y a plus de recueillement.
191De l’expérience du temple ou du désert, il ne reste que le dénuement devant les temples vides. Ce ne sont pas seulement les temples de l’Occident. Dieu est mort dans l’Occident et de lui, il est mort de la raison et de la poésie de l’Occident, de sa cupidité et de sa générosité, de sa froideur et de son ardeur, de sa haine et de son amour. Plus que de toute autre chose, peut-être, Dieu est mort de l’amour de Dieu, de cette intimité avec l’homme — et par là, le Dieu mort n’était encore que le Dieu de l’Occident. Mais partout ailleurs, là où il y a, lorsqu’il y en a, un ailleurs de l’Occident, les dieux se sont depuis longtemps — peut-être depuis toujours — épuisés dans l’excès des signes et des pouvoirs, dans les clergés, dans les clans et dans les castes, dans les observances scrupuleuses ou dans les attaches serrées qui sont les deux sens possibles du mot religio.
192S’il peut venir un dieu, il ne peut venir ni d’Orient, ni d’Occident, ni dans la naissance, ni dans le déclin. (S’il vient, il vient autant dans les rites et dans les prières de ceux qui honorent des dieux que dans l’indifférence ou dans les blasphèmes des autres. S’il se retire, c’est autant des uns que des autres.) Mais déjà l’énoncé de cette possibilité — « qu’il vienne un dieu » — est privé de sens. L’espace est ouvert partout, il n’y a pas de lieu pour recueillir ni le mystère ni la splendeur d’un dieu. Il nous est accordé de voir l’ouverture sans limites de cet espace, il est accordé à notre temps de savoir — d’un savoir plus aigu qu’aucune science et plus lucide, plus lumineux qu’aucune conscience — comment nous sommes livrés à cette face béante et nue. Elle ne nous révèle que nous, ni hommes ni dieux — et cela aussi est une joie.
19349. Ce qui se présente, c’est le dénuement. La seule chose que nous puissions encore recueillir, à l’écart de tout le reste (de l’érotique, du politique, du poétique, du philosophique, du religieux), c’est un pareil dénuement.
194Il ne faut plus chercher ni temples, ni déserts ; il faut renoncer à se recueillir. Il faut se laisser livrer à la dispersion du dénuement. Mais il ne le faut même pas : ni dieu, ni le dénuement du dieu ne peuvent faire des obligations. Dieu est étranger à la loi. Il indique seulement ceci : il n’y a plus de recueillement divin. Il y a le ciel, plus manifeste que jamais, et il y a notre dénuement, à l’écart du ciel comme de la terre.
195Où cela a-t-il lieu ? Nulle part, s’il n’y a plus de lieu pour les dieux. Et pourtant, cela a lieu : il arrive que nous sommes dans le dénuement. Cela ouvre quelque chose, hors de tous les lieux, cela fait un espacement. Si nous y sommes, nous ne nous y tenons pas : il n’y a pas là une place — mais nous y sommes nous-mêmes ouverts, écartés de nous-mêmes, de tous nos lieux et de tous nos dieux. Nous sommes en ce lieu, dénudés, à la face dénuée du dieu.
19650. Ne subsiste-t-il pas, malgré tout, une possibilité que Dieu ressuscite à nouveau, une fois encore, et peut-être toujours à nouveau ?
197Sans doute, cette possibilité existe, en dépit de tout. Elle est inscrite dans la logique la plus contraignante de notre philosophie, c’est-à-dire dans la puissance du négatif : que Dieu ne soit pas « Dieu », voilà qui est divin. Telle est l’extase onto-théologique, de Saint Paul à Saint Thomas et de Saint Thomas à Eckardt, à Luther et à Hegel. Divine est la kénose par laquelle Dieu se vide de lui-même, de sa séparation d’avec l’homme, de son absoluité abstraite. Dieu est cela même : la négation de sa propre particularité, son devenir homme et cadavre, et la négation de cette négation — sa résurrection, et sa transfiguration en le visage universellement radieux de son propre corps mystique.
198Mais la dernière résurrection de Dieu a fixé sur ce visage des traits étranges. Dieu est ressuscité une dernière fois avec Nietzsche, avec la profération parodique et vertigineuse du « je suis Dieu » obligé de la conscience-de-soi. Je suis Dionysos, le Crucifié, et tous les dieux. Une espèce de soubresaut monstrueux accomplit, dans Ecce Homo, à la fois la fraternité hölderlinienne des dieux étrangers au monde, et le « simple savoir de soi le plus intime » où retentit chez Hegel « la dure parole, que Dieu lui-même est mort ». Dieu ressuscite, Dieu joue sa propre résurrection dans la folie de Nietzsche qui réunit les folies de Holderlin et de Hegel : la folie de l’égarement dans l’appellation exténuée des dieux, et la folie de la nuit de la conscience qui sait le Soi comme nié (« cette dure expression est l’expression du savoir de soi le plus intime, le retour de la conscience dans la profondeur de la nuit du Moi = Moi qui ne distingue et ne sait plus rien en dehors d’elle »).
199Le dernier Dieu ressuscité est devenu fou. Sa folie est à la fois celle qui surgit à l’extrémité du cogito : l’« ego sum » proféré dans la négation de sa propre substance, — et celle qui se déclenche, mécanique, dans la récitation infinie du bord extrême de la langue, c’est-à-dire dans la nomination impossible de tous les Noms divins, qui font défaut. Dieu est devenu la double folie du sujet absolu de l’énonciation et de l’infinité des sujets de l’énoncé de notre logos.
200Sa bouche ne peut plus sourire, ses mains ne peuvent plus bénir. Il a perdu la charité autant que la sérénité. Ceux qui savent encore prier, ceux qui comprennent encore la miséricorde ne le reconnaissent plus.
201Cette folie de Dieu n’est pas une nouvelle mort. Le dieu fou ne peut plus ni mourir ni ressusciter. Il n’a plus aucune liberté. Il est fixé, figé dans sa folie, dans la logique absolue de l’être identique à sa propre profération, dans l’automatisme implacable du sujet qui est à lui-même son propre acting out.
202La présence immédiate et incommensurable, partout manifeste et partout dérobée, à la face de laquelle nous sommes dénués de discours et de cogito, n’est pas à son tour la négation du Dieu fou. Elle n’a pas cette puissance, et l’aurait-elle qu’elle ne saurait l’employer, car elle n’a pas lieu dans la logique du Dieu fou.
203C’est pourquoi on n’appellera pas « dieu » cette présence, on ne la dira même pas divine : on ne la dira pas — on la laissera disposer les lieux de sa réserve et de sa générosité.
20451. Des lieux divins, sans dieux, sans aucun dieu, sont disposés partout autour de nous, ouverts et offerts à notre venue, à notre départ ou à notre présence, livrés ou promis à notre visite, à la fréquentation de ceux qui ne sont pas, non plus, des hommes, mais qui sont là, en ces lieux : nous-mêmes, seuls, à la rencontre de ce que nous ne sommes pas, et que les dieux pour leur part n’ont jamais été. Ces lieux disposés partout dégagent et orientent de nouveaux espaces : ce ne sont plus des temples, ce serait plutôt l’ouverture ou l’espacement des temples eux-mêmes, une dislocation sans plus de réserve ni d’enclos sacrés — d’autres tracés, d’autres voies, d’autres places pour tous ceux qui sont là.
Auteur
Professeur à l’Université de Strasbourg.
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