Nom, présence, visage
p. 515-538
Texte intégral
1De Dieu nous savons qu’il est ; non pas ce qu’il est ; mais, si nous ignorons ce qu’il est, nous savons ce qu’il n’est pas. Ainsi saint Thomas d’Aquin1. Son argumentation expose fermement les raisons de notre incapacité de savoir ce qu’est Dieu. Savoir qu’on ne sait pas et en savoir les raisons, cela signifie une ignorance déterminée par un savoir. On ignore nécessairement ce qu’est Dieu parce qu’on sait qu’il est Dieu. La négation motivée par l’affirmation est ici à l’opposé de l’agnosticisme religieux. Par contre, si la thèse de Thomas d’Aquin est juste, alors celui qui croit savoir ce qu’est Dieu, est un athée, puisque le maintien de la différence entre « Il est » et « ce qu’il est » représente la vraie connaissance et reconnaissance de Dieu. L’intitulé du présent volume en hommage à la mémoire de notre ami défunt serait en conséquence réellement « contestable, naïf », s’il n’était pas formulé sous forme de question. La réponse à la question qui nous est posée devra maintenir dans sa juste dialectique l’affirmation et la négation, sous peine de s’annuler.
2L’interrogation à laquelle on nous invite ne nous engage décidément pas pour une vague transcendance. Proposer « Dieu » à notre questionnement nous fait quitter le no man’s land sociologique ou psychologique du sacré. Cela demande aussi autre chose qu’une « piété de la pensée »2 qui, dans l’horizon du monde, secoue l’appareil des concepts et se voue à la question de l’être. Dieu nous exile du « divin » neutre d’une ontologie poétique qui donne aux dieux une demeure dans le monde. Dieu est le référent de la religion effective. Le philosophe peut estimer que Dieu est étranger à son domaine, s’il limite celui-ci aux concepts purs dont la raison immanente à elle-même serait maîtresse. Il peut aussi se tourner vers l’histoire et accepter que des vérités philosophiques se préparent dans l’ensemble de l’univers culturel et que d’autres expressions humaines apportent leurs lumières sur la réalité. La philosophie qui se fait ainsi pensée historique et systématique ne saurait refuser de considérer l’apport religieux à la raison et de s’interroger sur son référent fondamental. La célèbre opposition entre le Dieu d’Abraham..., le Dieu, enfin, de Jésus-Christ et celui des philosophes n’autorise pas à ôter à la philosophie son droit de penser le Dieu d’Abraham. Quant à nous, nous limitons l’opposition pascalienne aux « philosophes » qui réinterprètent l’idée religieuse de Dieu pour l’inclure, à titre d’ébauche conceptuelle, dans leur système du monde. Or, plus encore que l’art, l’amour, le sens de l’histoire, le référent divin de la religion ouvre la clôture rationnelle du monde que la pulsion intellectuelle tend à agencer. On ne peut penser justement Dieu qu’en acceptant de ne pas le contenir dans la philosophie et donc en pensant la philosophie en rapport à son dehors. Cependant, si Dieu fait sens pour l’existence, il faut aussi que la raison puisse Le reconnaître.
3Nous partons dès lors du fait historique que nous sommes les héritiers d’une nomination religieuse de Dieu. Avant d’être une représentation disponible, avant de susciter les efforts pour le penser conceptuellement, « Dieu » est un nom. Il y a Dieu désigné par ce nom et affirmé dans un énoncé en troisième personne. Nommé de son nom singulier, Il est avant, au-dessus de, en dehors de tout ce qui est et, pour cette raison, en tout ce qui est : présence première. Ne pouvant se concevoir comme dissoute dans la neutralité du « il y a », Il est, en première personne, la présence du présent. Nommé, saisi, fût-ce obscurément, comme présence, Dieu se laisse découvrir en se dévoilant dans ce qui prend la signification d’un visage. Parce que sujet de parole, Il est aussi l’allocutaire et parce qu’acte de jouissance créatrice, Il est aussi l’objet du désir humain.
4En analysant ces trois aspects, correspondant aux trois positions de la personne dans la topologie des pronoms personnels, nous voudrions tenter de penser la divinité de Dieu, indissociable, d’après nous, de la question, souvent faussée par une anthropologie inconsistante, du Dieu personnel.
Nom
Au-delà des représentations
5De nos jours un souci d’œcuménisme religieux universel illustre paradoxalement l’énigme du nom de Dieu. Des rencontres internationales s’organisent sous le signe « Dieu ». Des représentants de différentes religions s’y rassemblent pour exposer leurs conceptions respectives et pour promouvoir le respect réciproque, voire pour s’unir dans une sorte de foi fondamentale qui engloberait toutes les provinces religieuses. Il se passe là sûrement quelque chose d’intéressant et il est sans aucun doute important de prendre conscience que ce qui est commun aux religions est appelé à être une force génératrice de valeurs humaines. L’entreprise est cependant moins innocente qu’il ne paraît. Officiellement, en développant autour du nom de Dieu une philosophie religieuse libérée des limitations religieuses, on tente de formuler le foyer où devraient se concentrer les religions. Parce que Dieu est infini, dit-on, aucune religion ne peut être son unique témoin, mais toutes représentent quelque aspect de Lui. Les religions sont donc finies comme les hommes et l’infinitude de Dieu dépasse les opinions religieuses. Pour avoir égard à la diversité des religions, on voudrait donc les dépasser de l’intérieur, tout en les conservant. Cet œcuménisme, en effet, ne se limite pas à défendre la liberté religieuse telle que l’affirme l’éthique des droits de l’homme. Il entend bien sauver les religions en justifiant leurs particularités par ce qui est fondamentalement universel en elles.
6On pourrait rapprocher cette philosophie religieuse de la théologie des religions non chrétiennes telle que l’a ébauchée la tradition chrétienne. Songeons, à titre d’exemple, à la Chapelle Sixtine ou au pavement de la cathédrale de Sienne où les Sybilles de l’antiquité voisinent avec les prophètes de l’Ancien Testament. L’iconographie y exprime un certain œcuménisme théologique selon lequel l’Esprit de Dieu a également inspiré des visionnaires en dehors du peuple élu pour qu’en énigmes ils annoncent le vrai Dieu que le Christ viendra définitivement révéler. La différence essentielle entre la philosophie religieuse que nous évoquons et la tradition théologique consiste de toute évidence dans la conviction chrétienne que Dieu conduit plus loin les croyances antérieures et en fait comprendre les signes incertains. En tant que religion qui n’est plus étroitement liée aux systèmes qui composent la société à un moment de son histoire provinciale — système du droit, de la parenté et de la filiation, de l’organisation du travail... — le christianisme devait poser conjointement la question de son universalité et de sa vérité. Il ne pouvait et il ne peut justifier sa foi en un Dieu qui est le Dieu de toute l’humanité et de son histoire entière qu’en réinterprétant, positivement et négativement, les autres religions comme des moments de sa propre vérité, sans que cela exclue pour autant la reconnaissance que d’autres religions apportent une variation culturelle d’expressions et de symbolisations religieuses. Toutes les religions n’entendent pas être destinées à devenir universelles. La question ne se pose précisément qu’en rapport au Dieu du monothéisme. Et c’est pour cette raison que pareille entreprise œcuménique, placée sous le signe de « Dieu », est fondamentalement ambiguë. On l’observe bien, d’ailleurs, dans ces rencontres. En réalité, aucun représentant des religions ne laisse incorporer ses convictions dans l’adhésion à un commun dénominateur qui les réduirait à des « points de vue » relatifs sur « Dieu ». On accepte bien de se rassembler sous l’enseigne de « Dieu », mais on tient à affirmer que ce mot n’a vraiment pas le même sens ici et là. Et si on respecte les autres, c’est par la conscience que les contingences historiques et locales déterminent les diverses convictions, non pas par l’idée que ces déterminations rendent contingentes les convictions. Ou bien on maintient ses propres croyances, avec l’idée qu’il est impossible, pour le moment, de porter une décision finale sur la vérité ; ou bien on essaie discrètement de rendre compte des autres convictions en les interprétant à partir des siennes propres. On ne se laisse en tout cas pas diluer dans une bienveillante mais molle philosophie religieuse qui reprend le nom biblique de Dieu et en fait une idée qu’il faudrait ouvrir sans la détruire. De fait, cette philosophie œcuménique ramène le nom « Dieu » à un mot si vaguement murmuré qu’il est hors des prises de position et qu’il peut recouvrir le théisme, le polythéisme, le panthéisme, voire un athéisme spiritualiste.
7D’une certaine façon cette philosophie renoue avec l’antique mouvement vers un monothéisme par inclusion. Ainsi Apulée fait-il dire à la déesse Isis que sous les noms des différents dieux, c’est toujours elle qui est vénérée. Les dieux du polythéisme et les dieux des cultes régionaux se rassemblaient dans le Panthéon des esprits philosophes ou dans celui, politique autant que religieux, que construisit l’empereur. Les noms des dieux se concentrent là pour figurer l’entre-deux entre les personnages divins que fabriquent les cultures et l’immensité surnaturelle, innommable parce que non identifiable. Comme le bâtiment de ce nom à Rome, le Panthéon contient les dieux et au sommet une trouée l’ouvre sur un infini céleste. Mais Dieu, nommé tel, ne sait ni habiter parmi les dieux, ni, comme la déesse Isis, les envelopper sous son manteau. Aussi, dans le monothéisme biblique, Dieu exclut-Il les autres dieux ; leurs noms sont condamnés à disparaître. Par contre, la philosophie religieuse qui veut animer un œcuménisme universel des religions reprend le nom du monothéisme par exclusion en vue d’en faire le monogramme d’un monothéisme par inclusion.
8Cette hybridation religieuse témoigne du destin culturel des religions bibliques, en particulier du christianisme. Par son expansion et, sans doute, plus encore par la puissance de sa pensée religieuse et par la force de conviction inhérente à son universalité transculturelle, la religion biblique a imposé le mot « Dieu » comme le nom propre auquel on se réfère. L’athéisme se définit par rapport à ce « Dieu » et non pas par rapport à quelque antique ou exotique polythéisme. Et les échanges des réunions œcuméniques auxquelles nous nous référons, gravitent autour de la question de ce que peut vouloir dire le mot « Dieu », au singulier, en dehors de la religion biblique. Cependant, plutôt que d’affirmer que Dieu est trop infini pour être représenté par une seule religion, tout en reprenant parfois ce ternie, on reconnaît que toutes les religions n’identifient pas le mystère originel et ultime sous le nom de Dieu. Ce nom identifie le Dieu biblique : créateur, providence, salut ultime ; de droit donc : le Dieu universel.
9C’est en tant que Dieu nommé que Dieu est au-delà de toutes les représentations humaines et non pas parce que ce ne serait là qu’un nom pour un infini, composé, telle une mosaïque inachevée, avec les représentations des différentes religions. Une comparaison entre le Panthéon grec et le monothéisme biblique fait ressortir en toute clarté la contradiction interne du rassemblement qui place toutes les religions sous le nom « Dieu ». D’une part, les différentes divinités grecques représentent un système de classification des puissances qui constituent la trame de l’univers ; d’autre part, elles renvoient à l’être mystérieux qui est derrière les apparences3. L’organisation intellectuelle du monde que représente la société des dieux correspond également à des finalités sociales précises4. Une puissance divine ne pourrait donc exister pour elle-même, dans sa singularité ; elle n’a de signification que dans une « multiplicité nommée »5. Par contre, nommer Dieu comme tel non seulement unifie dans un Infini tous les signes qui pointent vers l’être derrière les apparences, mais dégage Dieu des puissances de l’univers et l’affirme dans sa singularité subsistante. Comme nom propre « Dieu » détermine ainsi un vide déterminé de représentations. L’excès d’intention signifiante que ce nom soutient demande ensuite à être signifié par des expressions qu’il fait converger vers lui.
Du bon et du mauvais usage des anthropomorphismes
10Le nom de Dieu appelle ainsi les anthropomorphismes. Dans le langage biblique qui impose par exclusion le nom de Dieu, ils abondent : roi, juge, seigneur, berger, vaillant combattant, guide, potier, époux, le miséricordieux, le terrible... Ces anthropomorphismes ne « personnifient » pas Dieu ; ils signifient les diverses activités du Dieu unique. En Grèce, au contraire, les noms divins donnés aux puissances, bien qu’ils semblent les personnaliser, n’ont pas l’intention de les individualiser ; la figuration anthropomorphe des dieux demeure essentiellement extérieure au domaine de la personne6. Ne disons donc pas que les anthropomorphismes sur Dieu sont mauvais parce qu’imparfaits. Ils sont parfaits s’il reste entendu qu’ils doivent être multiples et que le nom de Dieu les dépasse et les fonde. Il n’y a qu’un bon ou un mauvais usage des anthropomorphismes. Bon : si c’est le nom de Dieu qui préside à leur intention signifiante, si par son excès il relativise leur vérité et s’il laisse subsister entre eux un échange d’anticipations et de contrastes. Mauvais : quand ils prétendent livrer la chose divine en soi et la transforment en contenu représentable.
11Sans aucun doute a-t-on raison aujourd’hui d’insister sur la bienveillance divine et avait-on tort, à une époque révolue, de terroriser la conscience chrétienne par la peur du péché. Nous avons nous-même suffisamment analysé « la névrose collective de culpabilité » pour ne pas ignorer ses dessous morbides et ses méfaits. Mais de là à présenter une « image » de Dieu qui se veut à tout prix rassurante... Peut-on entièrement prendre au sérieux ceux qui viennent de découvrir que le Dieu de Jésus-Christ est humble et non pas aussi impérieusement seigneurial qu’on a pu le dire ? Qu’Il est un Dieu ému par des sentiments, comme nous, et non pas l’être métaphysique superbement immuable ? Qu’Il est amour et non pas celui qu’on approche dans la crainte et le tremblement ? Il faut beaucoup de candeur pour penser qu’il était réservé à nos contemporains de concevoir la vraie « image de Dieu ». On ne se défait pas du sentiment que ces bonnes paroles s’adressent plus aux désirs humains qu’à Dieu.
12Une mutation spirituelle s’accomplit certainement dans l’Evangile. Le Dieu de Jésus-Christ n’est pas le Dieu dangereusement martial de certaines époques bibliques. Il n’impose pas sur les épaules les fardeaux écrasants dont ses représentants chargeaient ses fidèles. Il veut devenir vie et allégresse pour les hommes et les femmes avec lesquels Jésus de Nazareth a vécu durant des années, ces hommes et ces femmes qui travaillent dur, dans la chaleur et dans la sueur, qui habitent à l’étroit et vivent pauvrement. Mais Jésus présente-t-il une « image » de Dieu pieusement simple pour autant ? Il y a parfois quelque chose d’imperceptiblement dérisoire dans les discours lorsqu’ils chantent l’humilité et l’amour de Jésus qui s’est donné au point de se livrer à la mort des plus atroces. Dans cette invitation divine à mourir apparaît une dramatique du mal qui dérobe Dieu aux idées élémentaires sur l’amour.
13Par ailleurs, un discours décoratif sur l’amour divin ne tient jamais devant la réalité de la souffrance. Que signifie la sollicitude personnelle de Dieu pour les hommes dont les corps sont broyés par les cataclysmes, rongés précocement par le cancer, brûlés par le napalm, torturés et déchirés par une fureur sadique ? Rappelons le mot cruel de Staline : dans la famille, la mort est une tragédie ; pour un stratège, morts et blessés sont affaire de statistiques. Si Dieu n’est pas un stratège cosmique, comme l’est de quelque manière l’élan vital, comment le penser en termes d’amour sans Lui faire un procès ? La catastrophe de l’holocauste a imposé à des juifs lucides l’interrogation totale sur leur croyance en un Dieu qui les aurait élus pour une destinée durable. Il est des expériences bouleversantes qui ouvrent une fissure dans les représentations apaisantes. Le miracle de sens singulier que des hommes avaient vécu dans l’intimité du face à face avec Dieu ne se produit plus sans un profond remaniement d’eux-mêmes lorsqu’ils se retrouvent douloureusement victimes des cruautés anonymes de la vie ou des félonies humaines. Comme dans le tableau d’E. Münch, le cri de souffrance leur semble rendre plus opaque le silence qu’il déchire. Le désarroi religieux devant le désordre et les terreurs du monde s’exprime dans une alternative simple : ou bien Dieu n’est pas le tout-puissant qu’on confesse ou bien il n’est pas l’amour qu’on célèbre.
14On ne peut rester longtemps devant cette alternative, sans se rendre compte que les termes dans lesquels elle est posée sont imaginaires. Ou bien on la traverse par une révision des deux termes de puissance et d’amour, en les tenant en suspens au regard du nom de Dieu maintenu dans sa primauté ; la foi se fait alors interrogative en tant que foi : qu’est-ce que Dieu ? que nous veut-il ? Ou bien, ayant fait coïncider Dieu et les représentations éprouvées imaginaires, on conclut que l’idée de Dieu l’est elle aussi. Dans ce cas, aux idées de puissance et d’amour on substituera les concepts de nécessité inexorable et de hasard fondamental. Cette substitution trouvera une confirmation dans les théories critiques de la religion, telle celle de Freud, qui pensent expliquer la genèse de l’idée de Dieu par la tentative imaginaire de conjurer le hasard et la nécessité.
15La question existentielle du mal prend toute sa signification dans une culture imprégnée par la rationalité scientifique. L’idée d’un Dieu qualifié par la puissance et l’amour semble étrangère à un monde tel qu’on apprend à le concevoir, à la fois rationnellement ordonné et en proie à des événements imprévisibles. C’est pour cause que dans l’Occident contemporain l’incompréhensible réel du mal soit l’objection majeure contre l’idée de Dieu. L’athéisme qui déconstruit l’idée de Dieu, en arguant de l’alternative imaginaire à laquelle s’affronte la croyance, et qui essaie ensuite de la reconstruire généalogiquement sur la base de ce même imaginaire, élude pourtant la question de l’explication de cet imaginaire lui-même. Ce qui est invoqué pour domestiquer la religion et la reconduire au réel, n’est-ce pas ce qui ébranle pareille théorie normative ? Pourquoi l’homme ne s’est-il pas plus aisément et plus tôt accommodé du « réel » ? Le fait qu’il n’efface l’idée de Dieu que par une déception critique, fait que la théorie explicative reprend pour rendre compte de la religion, donne à penser qu’une certaine idée de Dieu est première, qu’elle provoque les représentations imaginaires et qu’ensuite le heurt avec le réel du monde ouvre l’interrogation critique. Si le sens de l’invisible ne donnait pas d’abord au visible sa profondeur mystérieuse, le mixte de positif et de négatif dans le visible ne prendrait pas la signification d’une énigme déroutante ; l’homme s’y adapterait sans regarder plus outre.
16La confrontation avec la question du mal a toujours été une des épreuves qui a forcé la philosophie chrétienne à mieux penser ses conceptions. Quand elle a débattu du problème de savoir si Dieu a décidé par décret des vérités qui sont nôtres ou bien si celles-ci reflètent par nécessité la vérité constitutive de l’être divin, derrière ce débat technique et apparemment gratuit s’agitait la question de savoir si Dieu aurait pu créer un autre univers plus réglé sur les désirs humains. Une chose nous paraît sûre : ce ne pourrait être en tout cas qu’un monde, imparfait donc parce que n’étant pas le ciel divin, un monde qui aurait lui aussi une histoire à accomplir en perspective sur une destinée divine. Mais l’hypothèse a-t-elle vraiment sens ? Penser un autre monde possible, c’est toujours le penser depuis le seul monde que nous connaissions et qui demeure l’archè et l’horizon de tous les possibles réellement signifiants. Dire que notre monde est le meilleur possible est en principe aussi impossible que d’affirmer le contraire.
17Parler par anthropomorphismes sur Dieu n’a de soi rien de méprisable. En régime de langage religieux tous les mots qui font sens en sont, car ces mots doivent garder un sens au regard de la conscience qui vit son immanence au monde. Il en va ici comme dans la réduction husserlienne de l’attitude naturelle : son dépassement doit conserver le monde entier de l’attitude naturelle, mais il y fait prendre conscience d’une dimension qui la rend problématique. Les anthropomorphismes religieux deviennent surtout gênants lorsqu’ils personnalisent Dieu trop immédiatement, trop humainement. Tout ce qui arrive semble alors résulter d’une volonté divine contingente et dès lors arbitraire. Dieu déciderait souverainement de répondre ou non aux demandes humaines. Il condamnerait ceux à qui Il pourrait pardonner. Il livre le Christ à la mort alors qu’il aurait pu, par un mouvement de bienveillance, passer outre aux péchés. Il ferait le don de la foi aux uns et aux autres, qui ne voient pas de sens à la vie, il laisserait la consolation morose d’essayer, selon les mots d’A. Camus, d’être malgré tout un Sisyphe heureux. En mettant en avant les « bonnes représentations » de Dieu, on Le met étroitement en correspondance avec les désirs humains. L’épreuve du réel rend alors l’oreille sourde au langage religieux et elle fait se taire la pensée au bord d’un abîme de silence, habité par une puissance froide et anonyme. L’attrait qu’exercent sur des contemporains l’hindouisme et la mystique bouddhiste se comprend pour une part, croyons-nous, par le désir de rendre une perspective religieuse à l’existence et par l’incapacité de penser encore un Dieu personnel.
Le nom de Dieu
18On dit parfois que la question de Dieu est d’abord celle de la juste appréciation des qualités divines. Cela n’est vrai qu’après coup, lorsqu’on a d’abord accepté de soustraire la pensée de Dieu à la mesure que la raison et le désir de l’homme lui appliquent. Si on ne pose pas d’abord le nom de Dieu, on ne fera toujours que prolonger le déploiement des qualités vers un point de fuite asymptotique, parce que les qualités ne pourront jamais se réunir dans la complétude d’un accord totalisant. On ne fera que reproduire le mouvement des représentations polythéistes ; les qualités divines seront comme les puissances anthropomorphes, reprises, d’une part, aux représentations des désirs humains et aux principes de l’univers et de la société, et pointant, d’autre part, vers un arrière-monde indéfinissable qui s’y dévoile et leur donne leur relief. On ébauche bien une idée d’un divin anonyme sur l’appui des significations immanentes au monde ; par cette démarche, on ne reconstruit pas l’idée de Dieu. Le nom de Dieu est au-delà des lignes que les qualités divines tracent vers Lui. Il se les incorpore, les délivre de leurs tâtonnements, les contracte, mais il n’est ni la somme de ces qualités, ni leur achèvement imaginé parfait, ni leur harmonie paisible. On n’additionne pas la puissance, la justice, l’amour. Présenter l’image d’un Dieu qui refuse d’être puissant, en invoquant la patience de souffrance du Christ, est peut-être une gentille hyperbole panégyrique ; ce n’est en tout cas pas donner un parégorique à ceux qui, dans la souffrance, interrogent la puissance du créateur de ce monde lacuneux ; c’est aussi méconnaître la puissance d’un Dieu qui par ce chemin de l’anéantissement triomphe du mal et de la mort et donne à son Fils la qualité de Seigneur.
19Les qualités divines disent Dieu pour celui qui ne s’astreint pas à tirer le sens du mot « Dieu » du renvoi de ces qualités les unes aux autres, mais qui, tenant devant l’esprit le nom de Dieu, dépasse ces qualités vers Celui qu’elles signifient. Cette situation particulière du nom de Dieu affecte, selon nous, les preuves de l’existence de Dieu. Il nous paraît difficile de soutenir qu’elles font plus que de retrouver par une démarche systématique ce qu’elles présupposent. Nous ne disons pas que, pour cette raison, elles n’ont aucune valeur démonstrative. Elles fournissent des arguments de convenance, en ce sens qu’à l’intersection de plusieurs mouvements de logique ascensionnelle, elles recréent partiellement le nom de Dieu donné et reçu. C’est cette logique d’anticipation et de confirmation après coup que, pour notre part, nous lisons dans le texte de Thomas d’Aquin lorsqu’il conclut l’exposé des cinq voies en écrivant qu’elles conduisent à ce que tous les hommes « appellent » Dieu. Nom, donc, qui lui vient d’ailleurs, qui préside aux « voies » de la raison et dont celle-ci peut retrouver les traces dans l’agencement du monde.
20Qu’il n’y a, à strictement parler, pas de constitution du nom de Dieu, en ce sens qu’il y aurait une genèse de sens qui se totaliserait hors du monde, c’est ce que, pour notre part, nous voyons maladroitement affirmé par la preuve ontologique. « Ce dont l’on ne peut rien penser de plus grand et ce qui, pour cette raison, implique son existence », pourrait-on le penser réellement si on ne disposait pas déjà du nom de Dieu ? La formulation pose l’antériorité de l’idée de l’un sur la problématisation du multiple, de l’achèvement sur celle du mouvement, de la perfection d’être sur l’imperfection des degrés d’être. Mais peut-on penser l’un sans le multiple, l’achèvement sans le mouvement, la perfection sans son contraire ? Il faudrait que la pensée puisse se libérer de la différence qui donne leurs significations aux mots. Or, « la pensée de ce qu’il y a de plus grand... » implique la négation des différences dans lesquelles les mots prennent un sens pensable. Par une expérimentation mentale, on peut, bien entendu, nier le négatif qui affecte tout énoncé sur la réalité donnée. On ne voit pas que cette opération produise un contenu pensable dont ensuite on devrait affirmer l’existence. Les voies que parcourent les preuves de l’existence de Dieu montent vers cet absolu délié (ab-solvere) des différences qui font sens pour l’esprit. Ce sont des chemins de l’esprit qu’un dynamisme dirige vers ce qui transgresse le pensable. Il y a là tout à la fois une exigence de la pensée et une impossibilité de conclure à l’existence de ce qui ne peut pas être pensé. A ce point où la pensée ne sait pas se boucler, elle rencontre le nom de Dieu. On a affaire ici à un paradoxe analogue à celui de Zénon. De même qu’on ne restitue pas le mouvement en additionnant les fragments démultipliés de l’espace parcouru, de la même manière ne reconstruit-on pas l’être de Dieu, ontologiquement différent du monde, en opérant mentalement sur les données qui nous viennent du monde.
21Si Dieu n’est pas pensable comme la contraction des significations achevées indéfiniment, il ne s’ensuit pas que le nom de Dieu n’a pas de sens identifiable. Il l’a d’abord comme un nom singulier s’apparentant à la catégorie du nom propre. En tant que nom, le mot « Dieu » désigne et identifie l’être divin qui supporte les attributions des qualités déclinables de par les relations signifiantes qui lient le monde avec lui.
22On peut dire que Dieu est réellement « la chose en soi » que nous savons être hors de nos représentations. Il est bien connu qu’en introduisant ce concept et en l’opposant à celui de phénomène, Kant délimitait théologiquement la connaissance possible à l’homme. Celui qui ne dispose pas de l’intuition originaire proprement divine ne peut connaître les choses que selon le mode de leur manifestation intramondaine, caractérisée par l’espace-temps. Ajoutons que leur mode d’apparaître manifeste précisément leur réalité ontologique. Dieu, identifié par son nom singulier, n’appartient en tout cas pas à la phénoménalité du monde. Sa déité ne saurait se manifester phénoménalement et elle se dérobe à la conceptualisation qui est proportionnée au monde. L’affirmation « Il est » implique celle du non savoir de ce qu’il est.
23Reconnaître Dieu dans sa déité nous met dans le voisinage de l’athéisme. Des mystiques ont d’ailleurs pu être suspectés de rendre incertaines les frontières entre théisme et athéisme. Cette suspicion ne tient cependant pas compte de ce que leur rapport à Dieu était à deux faces. A leur négation presque iconoclaste des représentations humaines sur Dieu correspondait l’intensité de leur prière, acte religieux par excellence qui reconnaît la déité de Dieu. Le véritable athéisme refuse de confesser le nom de Dieu parce qu’il ne s’impose pas par les significations immanentes au monde et que, selon les apparences, le discord entre les deux est parfois plus grand que l’accord.
Présence
Pré-être
24Si la singularité du nom de Dieu se dérobe aux tentatives pour le recomposer par une genèse du sens, on se doute qu’il soit impossible d’en retracer l’origine dans l’histoire. Rien d’étonnant, dès lors, que les théories concernant l’origine des religions soient lamentablement déficitaires. Des raisons proprement scientifiques condamnent déjà ces essais. On ne reconstruit pas les origines de la religion sur la base d’échantillons toujours déjà chargés de traditions immémoriales. Toutes les théories ne sont d’ailleurs que des opérations mentales qui s’efforcent de recomposer le phénomène complexe à partir de quelques éléments prélevés et privilégiés. Plus essentiellement que les insurmontables lacunes des informations, une raison philosophique nous semble s’opposer à ces prétentions scientifiques. Si les preuves de l’existence de Dieu ne donnent aux croyants que des arguments de convenance et confirment seulement le caractère raisonnable de leur foi, si pour les autres elles signifient tout au plus l’ouverture d’une question sensée, si donc la raison est incapable de construire l’idée de Dieu, comment pourrait-on reconstruire généalogiquement les religions que sous-tend et que polarise cette idée ? Si la raison philosophique n’y réussit pas, ce n’est sûrement pas la psychologie ou la sociologie ou les deux combinées qui prendront avantageusement la relève. Si elles s’y attachent, leur statut même les force à reconduire ce qui excède le monde à des intérêts intramondains. Aussi leurs théories explicatives ne satisfont-elles que les incroyants en leur présentant une compréhension mondaine de l’étrangeté religieuse.
25En raison même de son exterritorialité par rapport au monde, l’origine du nom de Dieu ne peut qu’être énigmatique. L’être originaire ne peut pas dériver son origine du monde. Pour comprendre comment ce nom a pu advenir à l’homme, il faut commencer par le penser comme indérivable à partir de ce qui n’est pas lui. En ce sens, il est indiqué de penser Dieu comme pré-être, non pas selon la signification temporelle du préfixe, mais en entendant par pré-être ce qui est au-delà et en dehors de l’être tel que nous le connaissons comme se déployant temporellement.
26Rien ne donne à penser que la question de l’origine temporelle du monde ait amené les hommes au nom de Dieu. L’inverse paraît plus probable. On ne voit pas quelle raison aurait fait penser que le monde a commencé à un certain moment. Thomas d’Aquin affirmait d’ailleurs que l’idée de l’éternité du monde ne s’oppose pas à la raison. Avec Kant, on peut donner sa formulation rigoureuse à cette assertion. Pour penser le commencement du monde, il faut penser la cause première. Si on la pense selon les significations du monde, l’idée de cause première est antinomique. Mais si on la pense comme n’appartenant plus à la série longitudinale, mais comme origine en dehors du temps, elle ne contient pas de soi l’idée d’un commencement temporel du monde et, selon Kant du moins, ainsi entendue, l’idée de cause n’est plus un concept.
27En vue d’éclaircir la question de l’origine, considérons encore un instant le mythe. En présentant un récit de l’origine, il use d’un langage ambigu. Le récit mythique raconte des événements originaires, qui, en tant qu’originaires, n’appartiennent pas au temps du monde constitué, caractérisé par la fugacité, l’usure, le recommencement. Le temps des événements mythiques est hors lieu, sans date et ne coïncide donc pas avec le commencement, déjà vraiment temporel, du temps intramondain. On peut appeler éternel le temps mythique, parce que des événements s’y déroulent qui ne sont pas réellement marqués par le non-être de l’avant et de l’après. Pour cette raison, les événements mythiques sont tout à la fois à une distance infinie des événements du monde et plus proches de ceux-ci que leur passé ou leur futur. Cela fait dire qu’ils sont les archétypes des phénomènes du monde, leurs formes originaires qui s’y réactualisent et qui les maintiennent dans leur articulation signifiante. Quoi qu’il en soit de la portée ontologique des mythes, ils rattachent l’ordre des choses significativement différenciées à des réalités premières qui, représentées sous les formes empruntées au monde, n’en sont pas moins présentées comme leurs principes et leurs modèles. La contradiction des expressions « temps éternel » ou « temps originel » traduit l’impossibilité qu’il y a à vraiment se représenter l’origine. Mais les mythes montrent tout autant la nécessité qu’il y a à dire l’originel. Cette nécessité est même si essentielle qu’elle donne sa forme au récit mythique. En effet, il ne se raconte pas comme un récit que l’homme fabrique pour rendre compte de la fabrication du monde. Il n’est le langage de personne. S’il se présentait comme construit par une personne, il n’aurait plus l’autorité du mythe. L’origine anonyme que sa facture linguistique conserve est solidaire de l’autorité transpersonnelle du pré-être qui y prend la voix. En tant que récit d’événements hors temps, le mythe se meut dans la zone indécise entre le monde et le hors monde. La conscience d’un pré-être hors temps s’y donne les seules représentations possibles : l’imagination d’événements temporels soustraits à la temporalité.
Je suis
28Une seule donnée d’expérience permet de penser analogiquement le pré-être divin et de rendre au nom de Dieu la signifiance qui irradie dans les qualités divines : la conscience intuitive qu’à de lui-même celui qui dit « je suis ». Il ne s’agit là ni d’une catégorie de la pensée ni d’une forme de la sensibilité qui, toutes deux, informent les données du monde et se laissent informer par lui. Certes « je suis » peut n’être que l’énoncé de celui qui sent son corps vivant. Si l’accent porte sur « vivant », le prédicat remplit de sa représentation le « je suis » et l’énoncé est un constatif. On peut encore entendre dans cet énoncé le précipité des réflexions qui suggère au locuteur la vue de sa carte d’identité. L’attestation sociale de son identité datée, localisée et inscrite aux registres matrimonial et professionnel, remplit le « je suis » par les représentations que lui renvoie le miroir social. « Je » est son corps et sa personnalité sociale. Cependant, en disant « je suis vivant » et « je suis un tel », « je » se pose pour lui-même et se détache de ses qualifications, avec la certitude privée de ne pas coïncider avec elles. Parce que « sui-référentiel »7, « je » n’est ni une représentation ni une catégorie de la pensée. La signification et la référence s’y contractent. En prenant la parole en première personne, par l’acte de l’énonciation même, « je » se pose dans son être-là, soutenu et conditionné, bien sûr, par son être vivant et social. Il n’y a ni inférence ni déduction ici, selon le modèle du « je pense donc je suis ». L’acte d’être « je » s’actualise dans l’énonciation et s’y donne à la saisie immédiate.
29Nous n’ignorons pas les critiques que lèveront nos propos. On rappellera la nature formelle du sujet transcendental de l’analyse kantienne du jugement. Surtout on nous opposera les profondes analyses que Heidegger a consacrées au subjectivisme moderne, solidaire de l’objectivisme, et qui, faisant de l’homme conscient de soi la mesure de toutes choses « représentées », a fait perdre le sens de l’être. D’autres, prenant le relais d’une philosophie anglaise sceptique envers l’idée d’un moi « substance », répéteront que le sujet n’est que le point d’intersection mobile des discours anonymes qui s’y recroisent. Il faudrait faire droit à toutes ces contestations en vue de mettre en pleine clarté ce qu’est le « je suis », libéré des malentendus. Il n’est pas l’être du phénomène dont le langage recueille et rassemble les manifestations. Le penser comme objet de l’introspection ou de la réflexion, ce serait le ramener aux phénomènes qui se donnent à distance à l’esprit percevant et jugeant. Parler de la transparence du moi à lui-même, est encore considérer le « je » d’après le modèle des choses-là. Le concept heideggerien de Dasein, être-là, ne le signifie pas non plus, car l’être-là, au sens de Heidegger, est le lieu et le moment présent (Da) où l’être accomplit son dévoilement par le langage sur le monde. Mais le « je » de l’acte de parole survient à lui-même par cet acte même. Comme tel, il ne se précède pas lui-même comme un objet qui se donne à la constatation. Son être advenant à lui-même n’est pas non plus celui d’un étant porté au jour de l’être. Comparé à ce qui est et qui se fait phénomène, « je » n’est rien. C’est l’expérience cruciale, crucifiante même, que font certains lorsqu’après avoir beaucoup raconté d’eux-mêmes et après avoir mis en discours les stratifications insoupçonnées de leur profondeur historique, la question s’impose, dans une soudaineté fulgurante : « mais qu’est-ce que je suis ? ». Ils étaient et ils sont les sujets, aux sens subjectif et objectif du terme, de leurs projets, de leurs pensées, des discours entendus, de leurs relations amicales, amoureuses, conflictuelles ou mimétiques, de toutes les expériences que la remémoration arrache à l’oubli. De dire tout cela différencie progressivement, d’une part, le moi que les expériences du monde et des autres ont prodigalement rempli de significations et, d’autre part, le « je » qui, bien qu’il s’y fût coulé avec plaisir ou réticence, ne s’y est pas entièrement enlisé et qui, dans la question même, se saisit dans une nudité primordiale. Le « rien » qu’est le je correspond au vide que creuse la différence. C’est le rien de ce qui semblait réellement être en ayant été ; le rien aussi de ce qui sera selon les projets anticipés et qui, par leur anticipation, s’ajoutent déjà à ce qu’on est comme ayant été. Ce rien est le rien de tout cela, le rien déterminé négativement. Il est indissociablement le rien déterminé positivement du je qui, dans sa question même, se pose en tant que « je suis » et survient à son être-je. Le je de l’énonciation est donc bien en tant que pré-être, être actualisant son émergence à l’être. Tout en se produisant dans le monde des phénomènes, « je suis » y introduit la différence radicale. Ne se laissant pas ressaisir conceptuellement, il se soustrait également au glissement des significations du monde, car il n’appartient pas à leur empire.
30On s’étonne à écouter certains discours contemporains qui mettent beaucoup de complaisance à « subvertir » l’idée philosophique de sujet. Il ne serait que la retombée des récits racontés à son sujet ou de ceux qui circulent anonymement depuis des origines infiniment reculées ; un point où s’entrecroisent des discours qui remplissent le monde de leur tintamarre. Le prétendu locuteur serait un sujet parlé et l’écrivain la plume que manient les signifiants vagabonds. Il était sans aucun doute salutaire de démystifier le sujet supposé centre du monde, intimité psychologique transparente et tirant de soi ses pensées et ses œuvres. Avons-nous pourtant à choisir entre le sujet-réceptacle qui boit le monde et le sujet romantique qui en est la source miraculeuse ? Entre celui qui n’est que l’interjeu des significations mondaines et celui qui se pose en pivot d’un système totalisant ? A la vérité, l’alternative polémique commence par enfermer la question du sujet dans le registre des représentations, dont il serait le sujet au sens génitif ou objectif, alors qu’il se détermine par la différence entre l’acte de parole « je suis » et les phénomènes qui précisément se livrent à lui et qu’il fait aussi se produire. En réduisant le sujet au vide qui se remplit ou en l’exhaussant à titre du trop-plein qui s’épanche, on détourne l’attention de l’inquiétante étrangeté qu’il y a à être pour soi-même un vide de représentations et à être donné à soi-même pour se poser dans l’être.
31Dieu ne peut être que celui qui, dans une différence absolue d’avec le monde, accomplit sans intermittence l’acte de l’énonciation « je suis » et qui, ce faisant, réalise la totale jouissance de l’acte d’être « Je » inconditionnellement. L’idée de Dieu ne saurait donc avoir un lieu dans une ontologie qui pense le monde selon la différence être-étant. On ne peut pas l’assimiler à l’être qui se dévoile dans les étants et il n’y pas de sens à le concevoir comme un étant tel que le détermine sa différence intramondaine d’avec l’être. Dieu n’est pas non plus le sacré émanant de l’être qui se manifeste dans les étants. Avec Heidegger on dira que le sacré « règne sur les dieux », car, pour la pensée, les dieux ne sont plus que des figures mythiques d’une mythologie démythologisée par la philosophie.
32Ces remarques ne tranchent pourtant pas la question d’une possible entrée de Dieu dans l’ontologie. Si c’était le lieu de le faire et si on en avait la compétence, il faudrait reconsidérer ici le fameux problème historique et philosophique de l'onto-théologie. Bornons-nous à avancer que Dieu ne peut s’introduire dans l’ontologie que si celle-ci vient habiter le lieu divin : le langage religieux qui Lui donne son nom indéclinable. Cette ontologie ne serait plus la pensée de l’être-au-monde. Mais pourquoi serait-ce là le seul lieu où la vérité de l’être se dévoile ? Déjà l’être du je de l’énonciation constitue une déhiscence par rapport à l’être-au-monde.
Origine originante
33En se posant, « je » est de quelque manière sa propre origine. Le mot de liberté le signifie, même s’il ne fait que penser négativement à l’absence de contrainte ou qu’il n’évoque que la liberté positive quoique conditionnée des décisions pratiques. Rien de ce qui précède, influence et motive psychologiquement ne nécessite et donc n’explique l’acte de l’autoposition. Dans le fond, « je » est sans père ni mère. L’angoisse peut être l’expérience de s’éprouver ainsi suspendu au-dessus du vide, après le forage à travers les représentations qui amarrent le sujet au monde, ainsi que nous l’avons évoqué plus haut. Cette angoisse est symétrique de celle qui affecte le sujet lorsqu’il se trouve resserré (dans l’angustia) dans une clôture imaginaire ou physique ; il faut refaire alors le lieu vide où « je » puisse venir à l’être. Etre ou ne pas pouvoir être « je » sont également inquiétants. « Je » veut se libérer et se libérer de sa liberté.
34Origine de lui-même par lui-même, je est toujours au présent. S’il remémore son passé, il le pose actuellement comme son passé qu’il retient pour s’en différencier ou pour l’assumer et le confirmer présentement. S’il projette son avenir, il se rend présent au futur de sa présence réactualisée. Le présent du je s’enlève cependant toujours sur un monde prédonné qui a dès lors le sens d’un passé conditionnant et limitant, à quelque instance du temps que « je » se place. Aussi le je comme origine de lui-même a-t-il toujours la nature d’une génération et d’une reprise.
35Dire « Dieu » implique la négation de ce qui comporte l’insertion dans le monde et oblige à penser un je inconditionnellement origine originante, sans même inclure, dans cette expression, la production d’un autre de Lui-même. Nous sommes ainsi requis à une négation redoublée : celle qui différencie le je des phénomènes et celle qui lui enlève le passé ontologique sur lequel il se trouve engrené. On ne s’étonnera pas qu’on puisse trouver difficile de penser un Dieu personnel. L’idée du Dieu impersonnel est pourtant la contradiction la plus violente. Certes, de grandes religions, tel l’hindouisme, ne confessent pas le Dieu personnel ; mais pas non plus un Dieu impersonnel. L’âme universelle n’est ni Dieu, ni l’ensemble des dieux, ni l’univers ; elle n’est ni personnelle ni impersonnelle. Il fallait sans doute entendre Dieu qui se déclare en s’énonçant dans les termes « Je suis » pour qu’on lève les ambiguïtés et pour que le mot « Dieu » se singularise et prenne le sens du nom. Après coup on comprend la situation ambigüe des autres religions. Être-au monde et cependant plus ou moins conscient de sa différence, l’homme cherchait à penser Dieu en se mouvant mentalement dans la zone intermédiaire, transitionnelle entre le monde et le hors monde. Comme nous l’avons brièvement fait pour le temps du mythe, on pourrait poursuivre, dans cette perspective, l’interprétation phénoménologique des différentes représentations du divin, des dieux, de la divinité formée par l’inclusion des dieux, ainsi que de la substitution, dans la philosophie Zen, de la « creative nothingness »8 aux noms divins jugés constitués à partir de la positivité du monde.
36La difficulté à penser le Dieu personnel reproduit aussi les malentendus sur le sujet tels que nous les avons analysés. L’idée du « personnel » évoque d’abord tout ce qui le conditionne mais ne l’est pas véritablement. L’histoire du terme de sujet favorise en outre les méprises. On sait que c’est par l’opposition à l’objet que « sujet » a pris le sens de substance pensante, oblitérant ainsi la signification fondamentale que le terme a en tant que sujet de la parole en première personne. Pour que ce sens fondamental se découvre progressivement dans sa portée ontologique, il fallait sans doute également qu’une culture s’imprègne de la référence à un Dieu qui, en s’énonçant en première personne, interpelle l’homme à répondre en première personne. Sans l’idée d’une création qui est une « vocation », sans une tradition centrée sur « la Parole », sans la confession d’un Verbe divin, on n’aurait probablement pas pensé l’être radicalement personnel du « je » et on aurait sans doute pensé un divin trop hors monde pour être impersonnel et pas assez pour être personnel.
37L’origine du nom de Dieu est historique. Si l’homme est en mesure de Le reconnaître, il fallait pourtant qu’il Le connût déjà de quelque manière. Il devait être présent en l’homme, non pas à titre de principe reconnu, mais de visée anticipative. C’est ainsi que nous avons proposé d’interpréter les religions non proprement monothéistes. Dans leurs dieux ou dans leur divin, nous voyons l’incubation opérante du nom de Dieu non encore identifié dans sa singularité. D’où vient cette hantise qui ne parvient pas à achever la nomination de Dieu, mais qui, après coup, est capable de Le nommer et qui estime raisonnable de reconnaître ce qui est indémontrable ? Comment se forme cette connaissance qui parvient à reconnaître ce qu’elle cherchait ? La question rejoint celle de l’origine des religions. Nous présumons que cette origine se trouve dans la conscience d’abord obscure qu’a l’homme d’être-au-monde et d’être aussi hors monde par une différence irréductible, la conscience voilée d’être sa propre origine tout en étant, par sa dépendance, originé sans être causé par le monde. Beaucoup de métaphores religieuses et nombre de mythes fondateurs pointent vers un hors monde originel mais indécidable. Il est difficile de comprendre leur émergence si on ne les suppose pas animés par la conscience immédiate qu’a l’homme de différer du monde auquel il est. Mais il est également difficile de penser que cette visée se soit achevée par l’aveu du nom de Dieu sans le message qui l’a fait découvrir en propres termes.
Visage
38Origine originante, la présence de Dieu fait comprendre le monde sans l’expliquer. Expliquer, en effet, serait le déduire de Dieu comme une destinée divine et transformer ainsi Dieu en principe intramondain. Comprendre consiste à lire dans le monde ce qui y transparaît sans être lui : une présence qui est son origine conceptuellement irrécupérable et sa destination irreprésentable. Pour celui qui sait le nom de Dieu, le monde prend un peu le sens du visage divin, au présent, en souvenir du nom donné et reçu et dans la perspective d’une destination au-delà du monde.
39Qu’appelle-t-on en effet « visage » ? Réfléchissons aux rapports humains. Le visage y prend sa signification par la tension entre l’expression et le recèlement. Si on ne savait pas que ce qui s’y fait public fait signe vers ce qui demeure intimement privé, on ne regarderait pas le visage comme visage, mais uniquement comme ce qu’il est aussi : un phénomène du monde. Or ce qui métamorphose la figure du monde en visage, ce qui opère dans la tension entre expression et retrait, c’est le fait que, dans les yeux, dans la bouche, dans les traits, nous voyons les signes de paroles latentes dont nous attendons l’énonciation. Déjà le sourire d’amour ou d’amitié, la crispation de la douleur, la torsion de l’angoisse traduisent des paroles intérieures, muettes encore et cherchant à se libérer. N’a de visage que l’être qui, dans l’interlocution, peut se poser en première personne, en se disant ou en reproduisant intérieurement les paroles entendues. On parle au nouveau-né parce qu’on lui reconnaît la parole en état de naissance ; on contemple le visage du mort et on lui parle parfois en souvenir des paroles passées qui continuent de résonner silencieusement.
40La parole divine, de même, donne à des phénomènes du monde avec lesquels elle est en consonance, le sens d’un visage divin. Elle vient d’au-delà du visible et le visible qui, en la recevant, l’exprime, est aussi le gardien de son secret intime et inaliénable. Le monde devient ainsi la phénoménalité de Dieu. Avant que la vive voix auto-déclarative n’imprime à la phénoménalité du monde les traits du visage divin, il n’était que la manifestation d’une puissance divine sans le nom qui le singularise, sans visage.
41Après la rupture opérée par le nom, après le consentement à un Dieu hors toute représentation possible, nous pouvons régénérer les significations du monde pour dire Dieu, dans la conscience que, toutes les fois que nous disons « Dieu est... », nous mettons en suspens notre énoncé par la différence entre le nom reconnu et le visage qui, en l’exprimant, en garde le secret inexpugnable, rappelé à notre souvenir, d’ailleurs, par le « Je suis ». La conscience de cette différence se vérifie par le pouvoir du langage religieux de laisser s’égrener les significations attribuées à Dieu. Du moins si ce langage ne prend pas la tournure d’un discours constatif, mais qu’il reste dans la mouvance de la parole qui s’adresse à Dieu dans l’acte religieux. Il en va du langage religieux comme de celui qui, en psychanalyse par exemple, cherche à se dire. Plus il accepte de se dire, moins son discours tend à le mettre à l’abri, plus les mots emportent les mots et lui font prendre conscience de sa singularité indicible mais qui s’actualise dans son énonciation. Loin de le dissoudre dans les récits anonymes dont on voudrait le dériver, les paroles qui s’enchaînent dans leurs signifiances différentes, rendent sensiblement présente l’origine silencieuse dont elles naissent et qu’elles font renaître au présent.
42Si le nom de Dieu ne donne pas aux phénomènes leur signifiance de visage, les énoncés religieux s’inversent et font coïncider Dieu avec un sacré qui auréole les réalités du monde. « Dieu est un horizon de lumière » devient « l’horizon de lumière est pour moi ce qu’on appelle Dieu ». « Dieu est amour » se transforme en « l’amour est quelque chose de divin ». « Dieu se manifeste dans le sacré » se retourne en « le sacré est le mystère du monde que les hommes remplissent de dieux ». Les discours qui entendent définir les représentations de Dieu s’exposent à cette inversion. La théologie qui met Dieu en corrélation avec le monde se mue aisément en athéisme théologique, celui qui, croyant savoir ce qu’est Dieu, méconnaît sa déité. Plutôt que de moraliser gentiment sur l’humilité de Dieu qui se fait petit et fragile en Jésus de Nazareth, nous préférons réfléchir sur la « kénose » de Dieu en lui. Elle est à double tranchant, car, en contenant dans le secret la gloire divine, elle l’exerce en brisant les idoles de l’histoire humaine ; en la voilant, elle la fait transparaître en celui qui a parlé et agi avec une autorité que jamais un humain ne s’est donnée.
43Comment un croyant peut-il donner sa foi à un Dieu qui est au-delà de toutes les significations du monde ? Comment ne revient-il pas à l’agnosticisme qui prend argument de l’impossibilité de se représenter et de conceptualiser Dieu ? Seul l’acte religieux répond à cette question. De même que la conscience du je se donne dans et par l’acte de l’énonciation, de même l’acte religieux, celui de la prière et de la confession du nom de Dieu, résout-il par un mouvement simple la reconnaissance que la pensée discursive ne saurait ni générer ni recomposer après coup. En confessant le nom de Dieu, en s’adressant à Lui, en rassemblant en Lui les significations de son imagination désirante, le croyant opère le quart de tour par lequel il ente son être-au-monde sur la présence divine. Par son accord et par sa rupture avec les raisons qui y conduisent, le nom de Dieu appelle cet acte et fait ainsi se conclure le temps de la pensée interrogative par le temps de la décision. Conclusion, cependant, qui ne boucle pas la pensée, car, en accueillant ce qui l’excède, elle se trouve convoquée à dire raisonnablement comment il change, sans l’abolir, la signification de l’existence et du monde.
Notes de bas de page
1 Summa contra Gentiles, I, cap. 30 ; Summa Theologiae, I P., q.2, a.l ; q.3 ; Super Librum Boethii de Trinitate, q.6, a.3, De divinis nominibus, Lec. IV ; De potentia, q.7, a.6, ad 14.
2 M. HEIDEGGER, Vorträge und Aufsatze, Die Frage nach der Technik, Pfüllingen, 1954, p. 44.
3 J.P. VERNANT, Mythe et société en Grèce ancienne, Paris, 1979, p. 106.
4 J.P. VERNANT, Religions, histoires, raisons, Paris 1979, p. 8.
5 J.P. VERNANT, Mythe et pensée chez les Grecs, 2e vol., Paris, 1974, p. 89.
6 Ibidem, p. 86-88.
7 E. BENVENISTE, Problèmes de linguistique générale, Paris, 1966, chap. 7.
8 Voir KEIJI NISHITANI, Religion and Nothingness, trad. par J. Van Bragt, Univ. of Calif. Press, Berkeley-London, 1982 ; H. WALDENFELS, Absolute Nothingness, trad. par J.W. Heisig, Paulist Press, New York, 1980.
Auteur
Professeur à la Katholieke Universiteit Leuven.
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