Révélation et manifestation
p. 491-514
Texte intégral
1Nous lisons, dans le Prologue de l’Évangile de saint Jean : « Nul n’a jamais vu Dieu ; le Fils unique, qui est dans le sein du Père, lui, l’a révélé » (1, 18). Mais cette révélation n’a pu avoir lieu que parce que « le Verbe s’est fait chair et est venu habiter parmi nous ». L’affirmation de l’évangéliste est confirmée par cette parole étonnante du Christ (dans le discours après la Cène, Jean, 14,9) : « Qui m’a vu a vu le Père ».
2Nous pouvons en effet comprendre cette parole comme signifiant que Dieu nous est révélé en Jésus-Christ. Et c’est bien là ce qu’affirme le verset 18 du Prologue. Mais la première partie du verset présente une difficulté. Au moment où Jean écrit son Évangile, beaucoup de disciples déjà ont « vu » Jésus, ont cru en lui, ont reconnu en lui « le Christ, le Fils du Dieu vivant ». En lui, par conséquent, ils ont vu Dieu. Or quand il est dit que personne n’a jamais vu Dieu, cela s’applique, semble-t-il, aussi bien à ces disciples qu’à tout autre homme. Le terme « voir » n’a donc pas exactement le même sens dans les deux textes. Dans le texte du Prologue, il est question de la visibilité de ce qui est manifeste, de ce qui est présent en personne. « Voir » quelqu’un en ce sens, c’est le rencontrer effectivement dans une expérience directe, où une présence s’atteste de façon irrécusable. Dans le texte du chapitre 14, il est question d’une visibilité d’un tout autre genre. Jésus de Nazareth était, pour ses contemporains, une personne que l’on pouvait rencontrer, que beaucoup d’hommes et de femmes ont effectivement rencontrée. « J’ai toujours enseigné à la synagogue et dans le Temple, où tous les Juifs s’assemblent, et je n’ai rien dit en secret » (Jean, 18, 20). En ce sens, certes, il était « visible ». Mais était-il pour autant visible comme celui en qui Dieu devient visible ? Tout le récit évangélique est là pour nous dire qu’il n’en fut pas ainsi. « Il est venu chez lui et les siens ne l’on pas accueilli » (Jean, 1, 11). Non seulement cette visibilité révélatrice était-elle dépourvue de l’évidence qui caractérise la visibilité expérientielle, mais elle a été au centre même du débat dramatique qui a partagé les Juifs à son sujet. L’Évangile met perpétuellement en contraste l’attitude de ceux qui ont « vu et qui ont cru » et celle de ceux qui ont refusé de « voir ». Ainsi à l’attitude de Marthe (« Je crois que tu es le Christ, le Fils de Dieu, qui vient dans le monde », Jean, 11, 27) s’oppose celle des Juifs qui voulaient lapider Jésus (« Ce n’est pas pour une bonne œuvre que nous te lapidons, mais pour un blasphème, et parce que toi, n’étant qu’un homme, tu te fais Dieu », Jean, 10, 33).
3La distance qui sépare ces deux formes de visibilité est celle qui sépare la simple connaissance, appuyée sur l’expérience, de la foi. Ce qui devient visible pour la foi ne l’est pas pour le simple regard, et pourtant c’est tout de même à partir de ce qui est offert au simple regard que peut advenir la vision de la foi. Il y a, dans l’immédiatement visible, des événements, des actes, des paroles, qui prennent valeur de signes et laissent transparaître une signification plus profonde que celle de leur apparaître. « Si je ne fais pas les œuvres de mon Père, dit le Christ, ne me croyez pas ; mais si je les fais, quand bien même vous ne me croiriez pas, croyez en ces œuvres afin de reconnaître une bonne fois que le Père est en moi, et moi dans le Père » (Jean, 10, 37-38). C’est sans doute en vertu de cette relation entre l’événement perceptible et sa signification transcendante que le terme de « visibilité » peut être utilisé, en un sens analogique, pour désigner cette forme de reconnaissance qui est propre à la foi.
4Mais il y a, dans la proposition « Nul n’a jamais vu Dieu », une autre difficulté. Pour que cette proposition ait un sens, il faut que le terme « Dieu » ait lui même un sens. Or il s’agit là d’un terme référentiel. Et tout le contexte suggère que ce terme fait référence à une réalité personnelle. Mais cette réalité personnelle n’est pas donnée en personne. Le terme « Dieu » ne peut donc être un terme simplement désignatif, puisqu’un terme de ce genre ne se revêt de signification que relativement à une situation où il est possible d’indiquer de façon non ambiguë quel est, dans le champ de l’expérience, l’objet auquel il est fait référence. Dans les cas les plus élémentaires, cette indication est donnée par un geste ; il faut pour cela que l’objet soit effectivement présent à l’intérieur d’un horizon perceptif commun. Dans les cas plus complexes, elle est donnée par l’intermédiaire d’un système de repérage qui permet de fixer la position d’un objet indirectement, en décrivant comment il se situe par rapport à des objets déjà repérés. L’objet en question peut être situé en dehors du présent perçu, mais les indications fournies précisent comment on peut y avoir accès, c’est-à-dire comment il faut s’y prendre pour le faire entrer dans le présent perçu. Aucune procédure de ce genre n’est concevable en ce qui concerne la réalité personnelle visée par le terme « Dieu ».
5Ce terme ne peut être considéré non plus comme un nom au sens strict, si du moins on admet qu’un nom au sens strict ne comporte aucun élément descriptif. Le nom est un terme référentiel qui a une valeur pure de référentialité. Il ne désigne pas au sens qui vient d’être signalé, au sens d’une indication renvoyant à un élément actuel ou virtuel du champ de présence. Il évoque, au sens quasi magique du terme, il convoque dans l’espace du discours, il fait venir dans le champ intentionnel des interlocuteurs la chose ou la personne au sujet de laquelle est l’entretien. Si la signification du nom est purement référentielle, elle ne peut lui être conférée que par un acte de synthèse, qui unit le nom à la chose ou à la personne dont il sera désormais le représentant. Et un tel acte a le caractère d’une décision fondatrice. Il est de l’ordre d’une décision, parce qu’il n’est pas provoqué par un processus naturel et ne prend même pas appui sur une motivation naturelle. Et il est fondateur, en ce sens qu’il instaure un nouvel état de choses : il fait entrer la chose ou la personne concernée dans l’ordre du langage et la rend ainsi en quelque sorte accessible par le discours et disponible pour le discours. (On pourrait penser ici au cas particulièrement significatif du baptême, où l’imposition d’un nom fait partie de rites qui assurent l’appartenance à une communauté). Une fois qu’une chose ou une personne a reçu un nom, il devient possible d’en parler même si cette chose ou cette personne se trouve en dehors du champ de présence et même si, non seulement en fait mais en principe, il n’est pas possible de la faire venir dans le champ de présence (comme dans les cas où l'on parle d’une ville disparue ou d’une personne décédée). Mais pour qu’un mot soit chargé d’une force nominative, il faut que, à un moment donné au moins, il ait été possible de se rapporter à l’entité qu’il est chargé de dénommer par un autre moyen que celui de la nomination, c’est-à-dire soit par le moyen de la désignation (qui renvoie elle-même, comme on l’a vu, soit directement soit indirectement, à une monstration), soit par le moyen de la description. Mais si l’on doit avoir recours à une description, le nom n’est en réalité qu’une notation abrégée pour cette description. Le terme « Dieu » ne peut donc être considéré comme un nom au sens strict ; il a le statut d’un terme descriptif.
6Or une description consiste en une spécification donnée au moyen de caractéristiques abstraites. Du point de vue linguistique, c’est un ensemble de prédicats. Une description n’est efficace que dans la mesure où elle réussit effectivement à faire référence, au moyen des prédicats qu’elle met en œuvre, aux entités qui sont visées par le discours et à elles seules. S’il n’en est pas ainsi, l’acte de référence, effectué grâce à la description, n’est pas accompli ou n’est accompli que de façon imprécise et donc incomplète. Il faut donc que les prédicats utilisés soient suffisamment spécifiques pour isoler, parmi l’ensemble des entités formant l’univers de référence, celles précisément sur lesquelles on a l’intention de fixer l’attention. Si le terme « Dieu » a un sens, il faut donc que l’on puisse déterminer par des prédicats appropriés la réalité personnelle visée par ce terme. Mais alors de deux choses l'une. Ou bien cette réalité est donnée d’une manière ou d’une autre, dans une expérience, et sur la base de cette donation ses propriétés caractéristiques ont pu être reconnues et exprimées par des prédicats appropriés. Et le sens de ces prédicats est déterminé par l’expérience elle-même, c’est-à-dire par ce qui se donne à être entendu dans le processus même de la donation, ou bien il est fixé par une construction qui prend appui sur des prédicats déjà constitués et affecte ceux-ci de certaines modalités, en se laissant guider précisément par ce qui se donne. Ou bien cette réalité n’est pas donnée dans l’expérience. Dans ce cas, le terme « Dieu » ne représente qu’un pur concept, construit à partir des propriétés de réalités effectivement présentes dans l’expérience (par exemple à partir de la « connaissance par familiarité » que l’on peut avoir des personnes humaines). Et ce concept peut éventuellement comporter la note d’unicité. Mais alors se pose inévitablement la question de l’existence effective de la réalité décrite au moyen de ce concept et des démarches grâce auxquelles on pourrait éventuellement s’assurer de cette existence.
7Or notre texte semble exclure la première hypothèse. En affirmant que personne n’a jamais vu Dieu, il affirme implicitement que ce n’est pas sur la base d’une donation effective, d’une présentification, que Dieu peut être connu, que ce n'est donc pas sur une telle base que le terme « Dieu » peut recevoir son sens. Mais d’autre part, il parle bien de Dieu comme d’un être existant, et même comme d’un être existant sur la nature duquel aucune ambiguité n’existe, qui est donc bien connu de ceux à qui le texte s’adresse. Sans doute indiquera-t-il aussitôt que Dieu peut être rendu visible d’une certaine manière, par révélation. Mais lorsqu’il fait référence à Dieu, il utilise un terme dont le sens est déjà fixé antérieurement à cette révélation, et peut être considéré comme accessible à quiconque, indépendamment de cette révélation. Il présuppose donc une connaissance de Dieu qui n’est pas encore celle que donnera la révélation et qui, cependant, n’est pas celle que peut procurer une « vision », c’est-à-dire la présence en personne dans un champ de rencontre. Et il s’agit bien d’une connaissance réelle, non de la simple compréhension d’un concept ; il s’agit d’une connaissance portant sur une réalité personnelle en tant qu’elle est existante.
8Quelle pourrait être cette connaissance qui n’est ni révélation, ni connaissance par « vision » et qui n’est pourtant pas la simple saisie intellectuelle d’un concept ? Trois hypothèses s’offrent ici. Ou bien il s’agit d’une révélation, mais d’une révélation qui n’est pas encore celle qui nous est apportée par Jésus-Christ. Ou bien il s’agit d’une connaissance qui est fondée non sur une donation mais sur une co-donation, ou bien il s’agit d’une connaissance acquise au terme d’un pur raisonnement, transformant en affirmation d’existence ce qui n’était d’abord qu’une hypothèse strictement conceptuelle.
9La première hypothèse est sans doute celle qui convient dans le contexte de l’Evangile, du moins en ce qui concerne les lecteurs (ou auditeurs) Juifs, qui ont déjà, par leur propre tradition religieuse, une idée très précise de Dieu. Et les Juifs devenus chrétiens n’ont pas le moins du monde à rejeter cette idée ; ils ont sans doute à la transformer, mais ils peuvent s’appuyer fermement sur elle. Or il s’agit bien d’une idée proprement religieuse, c’est-à dire essentiellement liée à un contexte de salut et à un engagement radical de l’existence. Et même, de façon plus précise, il s’agit d’une idée religieuse fondée sur une révélation. Dieu est le Seigneur d’Israël, celui qui a parlé aux patriarches et aux prophètes, qui a conclu avec son peuple une alliance indéfectible et qui lui a promis de lui envoyer son Messie. La révélation implique une initiative de Dieu, mais elle suppose aussi une réceptivité. Comment la parole de Dieu peut-elle être entendue comme parole de Dieu, précisément, comment les signes en lesquels s’indique sa présence peuvent-ils être compris en leur valeur de signes s’il n’y a pas une disposition préalable de l’esprit qui le rend capable de reconnaître Dieu à travers ce qui est effectivement entendu et perçu ? Mais pour reconnaître il faut déjà connaître, au moins d’une certaine façon, au moins dans l’anticipation de l’implicite, dans le pressentiment qui annonce comme à distance, qui devine une présence sans cependant rien percevoir. La connaissance par révélation présuppose donc une connaissance qui est en quelque sorte naturelle, qui est donnée avec l’existence même, ce qui nous renvoie à la deuxième hypothèse.
10Du reste, n’est-ce pas directement à une connaissance de ce genre qu'il faut faire appel quand on pense non plus aux Juifs, qui bénéficiaient de la révélation de Moïse, mais aux païens, qui venaient au Christ, et qui viennent encore à lui aujourd’hui, sans être passés par la Loi ? Certes, si nous pensons au monde antique, nous nous trouvons en présence d’un univers culturel où la dimension religieuse de l’existence est omniprésente et enveloppe toutes les autres dimensions. Ceci est encore vrai aujourd’hui pour de vastes espaces culturels, comme l’espace culturel africain. Or ce qui constitue la dimension religieuse comme telle c’est la mise en relation avec le divin, ce qui implique la reconnaissance du divin lui-même à tout le moins comme région de la réalité totale. Dès le moment où il y a expression religieuse, il y a une certaine représentation du divin, dans des symboles, des paroles, voire des concepts. La représentation peut rester plus ou moins prisonnière du symbolisme qu’elle utilise, mais sa fonction est en tout cas de renvoyer au-delà du symbole vers une réalité qui n’est entrevue que comme irreprésentable. Cette réalité peut avoir un caractère personnel ou non. En tout cas elle est comprise comme absolument lointaine, inaccessible, radicalement séparée et cependant en même temps comme une réalité par rapport à laquelle seulement l'existence humaine prend sa signification la plus décisive. Pour éviter un langage trop précis, qui préjugerait déjà du caractère propre de la réalité divine, qui lui conférerait, par exemple, le statut d’une réalité personnelle, on pourrait dire que, en toute forme concrète de la dimension religieuse se trouve appréhendée — d’une manière ou d’une autre, à travers des médiations considérées comme efficaces ou sous la forme d’une transcendance radicale, sans médiations — une région d’être, séparée du monde visible, qui est le lieu de la souveraineté absolue (ce qu’exprime bien le terme « Le Très Haut »). L’expression religieuse n’est pas première ; elle donne forme à une sorte de pré-connaissance qui est plutôt de l’ordre du sentiment que de l’ordre de la pensée. Il faut sans doute la forme de représentation pour que le sentiment puisse devenir conscient de lui-même et de ce qu’il appréhendait déjà sourdement. Mais il faut le sentiment pour que la représentation soit véritablement signifiante ; elle ne peut tirer d’elle-même la force attestatrice qui lui permet de viser, dans l’image ou dans la parole métaphorique, ce qui, de soi, se retranche de toute présentification et excède toute représentation.
11Mais alors, qu’en est-il de ce sentiment ? Il donne à connaître, mais comme en énigme, il suggère une présence mais sans rendre présent, il indique une direction mais sous fournir de repères, il ouvre un espace mais sans en indiquer les contours, il atteste mais sans dire, il anticipe mais sans offrir un « remplissement », il appréhende mais sans véritablement saisir, il fournit une évidence mais sans l’appuyer par des preuves, il creuse un désir mais sans lui procurer son objet. Comme tel, il a un caractère tout à fait premier, spontané, à la fois irrécusable et antérieur à toute entreprise de construction, d’interprétation ou de démonstration. En ce sens, on peut le dire « naturel ». Et comme il enveloppe un moment cognitif, on peut dire qu’il constitue une « connaissance naturelle » de Dieu. Descartes en a fait d’emblée une représentation intellectuelle, mais en prenant bien soin de lui donner le statut d’une idée, c’est-à-dire précisément d’une vision directe de l’esprit, non d’un concept, obtenu par abstraction ou construction. Je trouve en ma pensée l’idée d’un être « souverain, éternel, infini, immuable, tout-puissant, et créateur universel de toutes les choses qui sont hors de lui »1. Et même « je vois manifestement (...) que j’ai en quelque façon premièrement en moi la notion de l’infini, que du fini, c’est-à-dire de Dieu, que de moi-même »2. Cette idée n’est du reste pas la représentation d’une simple possibilité, elle enveloppe l’existence et implique une affirmation d’existence : « De cela seul qu’elle [la pensée] aperçoit que l’existence nécessaire et éternelle est comprise dans l’idée qu’elle a d’un être tout parfait, elle doit conclure que cet être tout parfait est ou existe »3. Or cette idée n’est ni reçue par les sens ni produite par l’esprit ; « comme l’idée de moi-même, elle est née et produite avec moi dès lors que j’ai été créé »4. On ne peut dire plus fortement que l’esprit humain a une connaissance naturelle de Dieu.
12Mais c’est une connaissance qui n’est pas fondée sur une donation. Ce qui est donné, selon Descartes, c’est l’idée de l’infini, non l’infini lui-même. Cependant, cette idée a une vertu singulière, c’est de renvoyer, en tant qu’idée, à son ideatum, à ce qu’elle représente : sa « réalité objective » autorise et même impose le passage de la pure représentation à une position d’existence. Dieu lui-même, en tant qu’existant, est en quelque sorte donné avec l’idée qui Le représente, en tant qu’il la cause. Dieu est connu à travers son idée en tant qu’il est, et cela nécessairement, la source donatrice d’où vient cette idée. On peut se demander toutefois si la conception cartésienne ne s’accorde pas comme un donné immédiat ce qui n’est à vrai dire que le résultat d’une longue élaboration. Suffit-il de faire bien attention, de « fermer les yeux », de « se boucher les oreilles », pour être aussitôt en présence d’une représentation simple et évidente, en laquelle sont données à la fois l’infinité, l’immutabilité, l’éternité et la puissance créatrice universelle ? Cette idée est-elle bien une donnée pure, n’est-elle pas plutôt construite, sous l’impulsion sans doute d’une nécessité rationnelle, mais en tout cas grâce à toute une suite de démarches discursives ? Ce qui nous conduirait plutôt vers la troisième des hypothèses énoncées plus haut que vers la seconde. On peut remarquer d’ailleurs que, dans la troisième Méditation, il y a bien intervention d’un raisonnement de causalité, chargé d’établir, à partir du contenu de l’idée d’infini, l’existence de l’être infini. Ce qui reste significatif, cependant, du point de vue de la possibilité de la connaissance de Dieu, c’est que ce raisonnement prend appui sur un contenu immédiatement donné pour faire apparaître ce qui est impliqué en lui, sans être pour autant directement apparent. La fonction du raisonnement, c’est de rendre claire à la pensée ce qu’elle n’atteignait d’abord que de façon enveloppée, dans le moment de la donation. L’interprétation cartésienne de la connaissance naturelle de Dieu fait ainsi intervenir l’idée d’une co-donation et en même temps elle nous fait voir que la fonction du raisonnement est plutôt d’explicitation que de démonstration (au sens strict de la déduction formelle). Le raisonnement est indispensable pour éclairer la pensée sur la portée exacte de ce qu’elle appréhende (et en particulier pour lui faire reconnaître de façon explicite et fondée que dans son appréhension il y a une position d’existence). Mais le raisonnement n’est pas premier ; il doit s’appuyer sur un moment de donation. Et cette donation doit être telle qu’elle contient déjà, mais dans l’implicite seulement, ce que le raisonnement devra faire apparaître en toute clarté. Il reste à se demander si la donation est d’emblée tout ce que Descartes en dit quand il décrit le contenu de l’idée d’infini.
13Le point décisif, c’est qu’il n’y a pas de connaissance, fût-elle de la réalité la plus haute, qui ne soit appuyée sur une donation et que, en même temps, la réalité la plus haute ne se donne pas elle-même en personne. La connaissance par révélation, certes, peut nous en donner une connaissance qui relève, en un certain sens, de l’ordre de la rencontre. Mais elle présuppose une connaissance qui doit être donnée, fût-ce de façon enveloppée, avec l’existence même. (C’est ce que met en évidence, quoique trop fortement peut-être, la thèse cartésienne de l’innéité de l’idée d’infini.) C’est sans doute à ce type de connaissance que saint Paul fait allusion dans l’Épître aux Romains : « Ce qu’on peut connaître de Dieu est pour eux (les hommes) manifeste : Dieu en effet le leur a manifesté. Ce qu’il y a d’invisible depuis la création du monde se laisse voir à l’intelligence à travers ses œuvres, son éternelle puissance et sa divinité » (Rom, 1, 19-20). Il y avait donc, préalablement à la révélation et en quelque sorte à l’extérieur du domaine de la révélation, une autre voie vers la connaissance de Dieu, pour laquelle saint Paul nous donne l’expression appropriée : la manifestation. Dieu nous est connu par cela qu’il est manifeste en ses œuvres, et Il nous est connu par cela qu’il se révèle en Jésus-Christ. La révélation nous fait voir Dieu autrement que la manifestation, et pourtant il doit avoir une connexion profonde entre ce que nous pouvons connaître de Dieu dans la manifestation et ce que nous pouvons connaître de Lui dans la révélation. Le « comment » de cette connexion est au centre de toute réflexion sur l’être de Dieu.
14La manifestation est corrélative à l’existence : ce par quoi l’être devient manifeste est aussi ce par quoi l’existant est amené hors de lui-même et exposé à l’espace de la rencontre, se constituant ainsi comme existant. S’il y a une connaissance naturelle de Dieu, c’est-à-dire une connaissance de Dieu donnée avec l’existence même, elle doit appartenir, en sa possibilité, aux conditions mêmes selon lesquelles l’existant vient dans la rencontre, c’est-à-dire à la structure même de la manifestation. Mais si ce qui est rendu manifeste est placé d'emblée dans la visibilité, les conditions structurales de la manifestation ne sont pas d’emblée visibles. Elles sont toutefois données avec le visible, et cette co-donation est elle-même perceptible, comme en annonce, dans le sentiment. Mais il y a aussi, dans la manifestation, l’indication de la possibilité d’une compréhension du processus même par lequel la manifestation a lieu. Le projet qui s’accorde à cette possibilité se propose d’assumer dans un discours explicitant ce qui était d’abord seulement vécu dans l’exposition immédiate au manifeste. C’est le projet de la raison, tel que la philosophie a tenté, depuis ses origines, de le formuler et de le réaliser. C’est l’idée d’une élucidation radicale qui doit conduire à la mise à découvert de la région des « principes », c’est-à-dire de ce à partir de quoi la manifestation peut avoir lieu. C’est dans cette perspective que peut se situer la connaissance philosophique de Dieu. Husserl, près de nous, évoquait ainsi la tâche de la « philosophie théorétique » : c’est la constitution d’« une connaissance universelle du monde et de l’homme, dans une absence absolue de préjugés, qui finalement reconnaisse dans le monde lui-même la raison intime qui l’habite, la téléologie qui est la sienne et son plus haut principe : Dieu »5. Et dans le même contexte, il écrivait : « Le problème de Dieu contient manifestement le problème de la raison ”absolue” comme source téléologique de toute raison dans le monde, le problème du ”sens du monde” »6. Réfléchissant sur les sciences, leur signification, et leur destin possible, Husserl s’efforçait de penser l’historicité de la raison et de découvrir le sens de ses instaurations en les inscrivant dans une perspective téléologique. Ce n’est là sans doute qu’un aspect particulier de l’élucidation de l’existence. Mais il indique une préoccupation et un objectif de pensée : la reconduction de l’expérience (ici de l’expérience que la raison fait d’elle-même dans la constitution de la science moderne de la nature) à ses instances fondatrices ultimes, c’est-à-dire aux péripéties en lesquelles elle se constitue et aux structures qui sont le lieu de cette constitution. Dans cette optique, le problème de Dieu apparaît comme le problème d’une élucidation radicale de la constitution du sens.
15La manifestation est le processus par lequel les étants entrent dans la visibilité. Le terme de visibilité renvoie à la vision ; il indique la possibilité, pour ce qui est visible, d’être appréhendé effectivement dans la vision. Il semble donc suggérer une sorte de corrélativité fondamentale entre le devenir manifeste du manifesté et l’acte qui le recueille dans l’unité de son appréhension. Mais s’il y a effectivement un renvoi du visible à la vision, cela ne signifie pas nécessairement que celle-ci est la raison d’être du visible, comme si le devenir visible de la chose était essentiellement en vue de la vision. Il faut certes que la chose soit exposée dans la visibilité pour qu’elle puisse éventuellement être vue. Mais il n’y a là en quelque sorte qu’une condition seconde, nullement constitutive. Ce qui est constitutif, ce qui est à proprement parler visé par l’expression « entrée dans la visibilité », c’est la péripétie de la venue dans cet espace libre où chaque chose peut s’affirmer dans sa singularité et où, en même temps, elle se trouve prise dans le réseau des relations qui la relient à toutes les autres. En cette péripétie, la chose se produit, comme on dit qu’un acteur se produit au théâtre. Elle prend place dans le lieu d’effectivité où elle pourra accomplir ce que son destin propre lui prescrit d’accomplir.
16Ce qu’il y a d’essentiel dans la manifestation, c’est qu’elle est un processus, non un état. L’étant advient dans le domaine du manifeste. Et c’est même sa condition. C’est ainsi qu’il a sa réalité, en tant qu’appelé à se produire, au milieu de tous les autres étants, comme cette figure particulière qu’il fait émerger, pendant une durée finie, hors de l’indéterminé. S’il en est ainsi, c’est que l’étant n’est jamais totalement exposé, dans une simple et radicale affirmation de lui-même, dans une sorte de moment pur où il n’y aurait que l’éclat indéfectible de son irrécusable présence. Il n’est pas la clarté sans reste d’un jour sans origine et sans déclin. Il vient du non-manifeste, qui n’est pas le néant mais le retrait de ce qui se retranche de l’accessibilité, de la communication, de la participation et de l’effectuation. Il est sur le trajet qui va de ce non-manifeste vers le manifeste, en cheminement pour ainsi dire vers le déploiement en lequel se dit son essence. Ce déploiement, c’est précisément le processus par lequel sort progressivement de l’ombre ce qui s’y tenait dissimulé. Mais il n’y a jamais sortie complète hors de l’ombre. Il appartient à la monstration même en laquelle se produit l’étant qu’il se reploie en son retrait dans le moment même où il se déploie à partir de lui. Le moment d’émergence, où a lieu à proprement parler l’entrée dans le manifeste, est toujours comme une improbable occurrence qui se détache par quelque faveur inattendue et fugitive de cette sorte d’espace obscur qui est avant toute différence.
17C’est en tant que différent, précisément, que se produit l’étant. A la fois autre que ceux qui lui sont contemporains et nouveau par rapport à ceux qui l’ont précédé. Unique par conséquent en son auto-attestation singulière. Son apparition est un événement et l’événement est ce qui arrive, toujours forcément dans la condition de ce qui n’a lieu qu’une fois. Ce qui se montre c’est d’abord une certaine figure, en laquelle se stabilise pour un instant une modalité irréductible de présence, une façon originale d’occuper l’espace et le temps. Toute figure apparaissante est une détermination concrète. Elle est une qualité particulière, se différenciant de toute autre, et s’appropriant, pour sa venue dans l’apparaître, un lieu déterminé et une durée délimitée. En cette singularité du concret se fait valoir une individualité, qui n’est là en quelque sorte que pour elle-même, dans l’entêtement d’une auto-position qui ne se préoccupe de rien d’autre. Et en même temps, du fait même de cette contraction sur ce qu’il y a d’unique dans l’apparition de la figure, celle-ci marque pour ainsi dire de sa survenance l’espace tout entier, par une sorte d’irradiation en laquelle la qualité située se communique à toutes les autres figures et les affecte un instant de sa propre vertu. C’est là ce qui permet de dire que la figure a un éclat : sa singularité même dilate sa présence aux dimensions de tout le manifeste. Mais puisque la figure est détermination, elle est inévitablement, en tant même qu'occurrence unique, représentation dans le concret de son apparition de la généralité qu’elle exemplifie, qu’elle annonce, à laquelle elle renvoie. En tant que simple attestation de soi, la figure a l’irréductibilité et l’opacité du fait. En tant que monstration d’une détermination, elle est illustration d’une essence. Ainsi de ce qui se montre une première régression s’avère possible vers le domaine des déterminations pures, qui en elles-mêmes ne sont encore que les esquisses inconsistantes des choses effectives mais qui dessinent cependant comme à l’avance les possibilités selon lesquelles la manifestation, en sa figuration concrète, pourra avoir lieu.
18La singularité des occurrences est toutefois complémentaire des interdépendances qui s’établissent à la faveur des interactions de formes diverses par lesquelles les étants apparaissants s’influencent réciproquement. A vrai dire l’interaction ne se superpose pas de façon extrinsèque au pur apparaître. Elle est en jeu dans le mouvement même de la manifestation ; c’est en tant que porteur d’interactions, en tant que nœud particulier dans le réseau des interactions que l’étant reçoit de quoi se montrer en sa singularité. Si, en un sens, l’individualité des occurrences singulières est le support indispensable des interactions, en un autre sens elle n’en est que le produit, ce qui est une façon de dire qu’il y a une primauté du processus et que le moment de l’individualité n’est qu'une sorte de contraction momentanée dans la continuité du déploiement d’une dynamique. Par la vertu des interactions, c’est-à dire par le jeu des relations dynamiques à la faveur desquelles les étants se produisent pour ce qu’ils sont, en leurs déterminations, les innombrables processus singuliers en lesquels s’accomplit concrètement la manifestation sont, en tout instant, repris et intégrés dans l'immense processus qui produit l’unité des étants manifestes comme cosmos. Tout apparaître particulier est enveloppé dans le mouvement universel de la « diakosmesis », en lequel nous retrouvons le domaine des essences, comme médiation entre le cosmos comme unité et les figures concrètes du manifeste. Or le cosmos ne se montre pas lui-même comme les étants qu'il rassemble. Et il n’est pas simplement leur somme ou leur englobant. Il en est l'unité, il est ce qui assure la concaténation et la solidarité sans limites de tous ses composants. Non pas toutefois à la façon d’une résultante, comme si le cosmos n’était que le produit des interactions, mais à la façon d’une condition, qui pose à l’avance la possibilité de ces interactions et en prescrit de façon contraignante les formes effectives. Le rassemblement des étants apparaissants dans la singularité du cosmos indique la voie d'un deuxième type de régression, dont la mission est de remonter du manifeste vers la « diakosmesis », c’est-à-dire vers le système unifié des conditions à partir desquelles peut avoir lieu le devenir manifeste des figures particulières en lesquelles le cosmos trouve sa visibilité.
19Mais en même temps que, de fait, le monde émerge en sa condition manifeste, court à travers lui, et comme entre ses interstices, le bruissement léger des paroles qui le disent. Figures elles-mêmes, formes évanescentes perdues dans l’immense prolifération de formes, elles valent cependant non pas par leurs qualités proprement figurales mais par cette substance élusive, fuyante, insaisissable qui adhère à leur matérialité mais de façon tout extérieure, contingente, provisoire, et qui s’appelle signification. Les mots cheminent au milieu des choses et avec eux se tisse le réseau des significations en lesquelles, pour ainsi dire, se redouble leur présence. Il y a la chose même et puis cet élément impalpable en lequel ce qui se montre en elle est comme élevé à sa pure intelligibilité. Le mot, qui est figure, appartient encore au domaine du manifeste. Mais il n’est là que pour présentifier, dans l’espace où ont lieu les interactions, ce qui, de soi, n’est plus de l’ordre de la présentification mais n’est réel que de l’indication qu’il donne vers les choses mêmes. La signification n’est pas, à proprement parler, du monde, mais pourtant elle est inscrite dans ce qui se montre comme composante du monde ; elle n’est que l’ombre de la chose réelle, déjà détachée de celle-ci et prête à s’effacer dans l’indifférencié du silence, et d’autre part cependant elle en est aussi la vérité, recueillant dans l’espace pur de la pensée ce que la monstration concrète n’avait pour fonction que d’exemplifier. Or de même que les figures singulières, en s’articulant entre elles, renvoient à l’instance unifiante qui leur donne de constituer comme un immense organisme, ainsi les significations particulières, en s’agrégeant les unes aux autres et en se modifiant réciproquement dans le milieu du discours, renvoient à une instance constituante qui leur donne précisément d’être signifiantes et de pouvoir s’articuler en unités de plus en plus prégnantes de signification. Un troisième moment de régression s’annonce ici, qui doit conduire de la vie concrète des significations, décelable à travers les productions du discours, à la puissance logifiante qui recueille les émergences signifiantes singulières dans l’unité de l’horizon du sens.
20A partir de là se dessine la problématique des rapports entre ce qui conditionne la manifestation comme déploiement du cosmos et ce qui en conditionne le redoublement dans le déploiement du logos. D’une certaine manière, il y a une priorité du cosmos, en ce sens que c’est seulement à partir de ce qu’il produit que la parole porteuse de sens devient possible. Et d’une autre manière, il y a une priorité du logos, en ce sens que c’est seulement à partir des déterminations pures qui relèvent du logos que peuvent se produire les déterminations singulières du manifeste. Mais une véritable compréhension de ces rapports ne se trouve pas dans une confrontation directe entre ces deux grandes figures spéculatives mais dans un nouveau mouvement régressif qui doit conduire vers la mise en évidence de ce dont elles ne sont elles-mêmes que la trace. Dans la manifestation, il y a, certes, la figure, présentification de l’essence, moment singulier dans la constitution toujours émergeante du cosmos, lieu concret à partir duquel s’élève et auquel renvoie toujours le mouvement de la signifiance. Mais ce qu’il y a de plus central dans la manifestation, ce n’est pas ce qui donne à la figure sa détermination, c’est-à-dire sa participation à l’essence, mais c’est ce qui lui donne sa concrétude factuelle, ce qui en fait une occurrence effective, un événement au sens fort, c’est la force d’auto-affirmation qui est en elle et qui lui donne de se poser dans sa singularité et sa différence d’une manière pour toujours incontestable (même si sa présence n’est qu’éphémère). Corrélativement, la signification ne se fait valoir comme telle que dans le discours qui la reverse à la chose, c’est-à-dire dans le jugement. Or celui-ci ne dit pas seulement, en ce qu’il signifie, la détermination, mais aussi ce par quoi celle-ci est effectivement réalisée, ce qui l’ancre pour ainsi dire dans la concrétude irrécusable du manifeste. La mise en mouvement de la signification, qui la recueille en la signifiance, par laquelle donc elle est placée sous la mouvance unifiante du logos, comporte ainsi en elle la reconnaissance de ce qui s’atteste dans l’autoposition de la chose. C’est sans doute dans la connaturalité qui s’indique ainsi entre ce qui s’atteste dans le monde et la ratification que le discours y ajoute que se fondent les relations qui unissent le logos au cosmos.
21Plus loin que l’essence, plus loin que la diakosmesis, plus loin que la mise en jeu de la signifiance, il y a la force secrète qui est au principe de toute émergence et qui donne à l’étant de pouvoir se soutenir dans l’improbabilité de son occurrence. Elle est, dans la figure qui s’atteste, le pur moment de l’attestation, dans l’essence qui se partage l’exigence qui la porte vers l’individualité concrète, dans le cosmos qui se déploie la pesanteur qui l’arrime dans le champ de la réalité, dans le logos qui se constitue l’audace de l’affirmation. Et ce qui se dit dans l’affirmation, c’est en définitive l’appartenance à l’ordre même de la manifestation, c’est-à-dire à la positivité de l’automonstration des figures. Positivité qui est celle d’une position, en et par laquelle l’étant qui se montre prend possession de son espace d’apparition. Ce par quoi l’étant se pose dans l’occurrence où il apparaît est l’acte de position en tant que tel, acte qui pose et donne à l’étant de s’attester. Cet acte lui-même est la force qui fait apparaître l’apparition, il n’est pas, quant à lui, apparaissant. Il n’est pas de la nature de la chose, moment le plus extrême de la manifestation, mais il est en la chose l’énergie qui la soutient.
22La positivité de l’acte posant est, en un sens, sans faille. Elle est la massive affirmation de ce qui se sépare absolument du néant. Elle a la plénitude de l’accompli, de ce qui, de soi, ne peut qu’être depuis toujours et à jamais accompli. Mais cette façon de le dire est au fond trompeuse. L’achèvement de l’accompli peut à la rigueur caractériser la figure, tout au moins dans ce moment très bref où toutes les potentialités d’une forme parviennent à se convertir en effectivité et où elle se montre alors dans tout son éclat. L’acte posant est en quelque sorte en deçà de tout accomplissement. Il est plutôt ce à partir de quoi et en quoi un accomplissement, quelque relatif qu’il soit, peut avoir lieu. Il est l’émergence même de tout ce qui, en quelque figure que ce soit, vient à émerger. Or l’émergence se produit comme péripétie toujours nouvelle conquise sur la possibilité contraire de sa non-occurrence. Le terme même d’émergence suggère l’apparition, à partir de conditions données et par rapport à un substrat d’une suffisante complexité, d’une qualité irréductible à celles qui appartiennent aux composants du substrat. Mais dans le présent contexte, il vise la survenance de cette qualité fondamentale sans laquelle ne pourrait survenir aucune autre qualité, et qui est précisément la simple positivité de ce qui se montre. Cette qualité, parce qu’elle est première et condition de toutes les autres, ne peut survenir elle-même à partir de conditions préalables. Son émergence est donc émergence en un sens absolu, c’est-à-dire sans support, sans espace, sans préparation, sans potentialité antécédente. C’est la fulguration simple, initiale, sans raison, sans structure, sans extérieur, sans dimensions, sans situation, sans figure, sans visibilité, sans durée, du pur événement par lequel l’être se pose lui-même, comme se tirant du néant, dans l’abrupte facticité de son irrécusable heccéité.
23Mais cette simplicité de l’acte pur de position est en même temps, par rapport à la limitation de l’étant, inépuisable profusion. Se partageant à tout étant, l’être ne s’épuise en aucun d’eux. Il n’est pas une sorte de résultante de l’ordre des étants, mais ce qui est toujours avant la monstration de l’étant. Il est la force originaire à laquelle l’étant doit de pouvoir se poser dans la positivité en laquelle il s’atteste. On peut donc dire que l’étant se reçoit de l’être comme don qui lui est fait à lui-même de sa propre force autoposante. Or c’est cette force autoposante qui donne sa concrétude à la figure sous les espèces de laquelle il apparaît, c’est-à-dire qui fournit à la figure son ancrage et en fait le mode d’apparition d’une individualité singulière. En tant que figure concrète et individuée, l’étant s’approprie pour ainsi dire la force posante de l’être et se soutient ainsi dans sa positivité. Il est subsistant, c’est-à-dire effectuant pour son propre compte l’acte posant qu’il tient de l’être. Et ce qui le fait subsister, c’est cet acte même, c’est-à-dire le don de l’être. Par-là, en même temps que l’étant se reçoit ainsi de l’être, il lui prête, par sa subsistance, comme le lieu concret de son opérativité. Car ce n’est pas par lui-même que l’être se pose et s’atteste, mais en et par l’étant. La subsistance de l’étant est précisément ce par quoi l’être reçoit lui-même l’effectivité de la pure autoposition qu’il est. Et comme cette subsistance est don de l’être, on doit dire que l’être lui-même s’affecte de la multiplicité de ces lieux en lesquels sa vertu posante originaire peut venir jusqu’aux formes concrètes de la manifestation, et attester ainsi son inépuisabilité par la médiation de ces innombrables figures auxquelles il donne lui-même de pouvoir, en se manifestant, indirectement le manifester.
24Mais si l’être ne reçoit son effectivité que de la subsistance, comment rendre compte de ce qu’il y a en lui d’inépuisable, de ce qui, dans sa force posante même, excède sans mesure les figures concrètes qui lui donnent de pouvoir s’attester dans le manifeste ? Ne faudra-t-il pas en venir à le concevoir lui-même, en lui-même, non pas seulement comme puissance dispensatrice qui se disperse dans les figures de la manifestation, en leur assurant de pouvoir se poser dans la positivité de ce qui est, mais comme un acte qui n’est force posante indéfiniment partageable qu’en se donnant à lui-même la condition de subsistance dont les étants manifestes offrent à la pensée le modèle ? Ici s’amorce l’ultime régression qui doit conduire du moment de la dispensation de l’être vers l’« ipsum esse subsistens ». Tenter de penser la subsistance de l’être, c’est faire en quelque sorte refluer toute la vertu dispensatrice qui transit les figures apparaissantes et leur donne de s’autoposer dans un acte propre en un acte d'autoposition absolument originaire dont toutes les figures du manifeste reçoivent l’actualité qui les fait subsister. Mais cet acte n’est plus le moment d’autoposition d’une figure particulière, la soutenant dans le manifeste et la présentant en sa concrétude, c’est l’autoposition de la force posante universelle elle-même, en tant que telle. Ou encore, c’est cette force universelle en tant que, se recueillant en son effectivité, elle se pose elle-même en sa propre subsistance, s’affectant ainsi elle-même de la vertu autoposante dont elle est inépuisablement dispensatrice. Mais cela signifie que la subsistance de l’acte d’autoposition originaire n’est pas du même type que la subsistance de l’étant manifeste. Ce qu’elle fait subsister, ce n’est pas un mode d’apparition, mais c’est la force même de la subsistance. Elle est en quelque sorte la subsistance même de la subsistance. Elle n’est donc pas et ne peut pas être manifeste. Non pas qu’elle soit en deçà de la figuration ; elle est plutôt au-delà de toute figuration, comme l’originaire précisément dont toute figuration tire la positivité qui la rend effective.
25La manifestation ne rend pas Dieu manifeste, mais elle ouvre au sentiment, et ensuite à la pensée, un chemin vers Dieu, compris cependant seulement comme la condition la plus originaire de la manifestation, comme ce lieu de la manifestation où toute la vertu posante qui se déploie en elle se ramasse pour ainsi dire dans l’inépuisabilité subsistante de son éternel advenir. Mais le chemin qui vient d’être ainsi évoqué part d’une forme de la manifestation qui est celle du cosmos. Il en est un autre, dont la pensée d’Emmanuel Levinas nous a rappelé avec force la radicalité inspirante, c’est celui qui part de la responsabilité devant autrui. Il s’agit ici d’un sentiment qui n’est pas d’abord le pressentiment d’une générosité posante originaire mais la reconnaissance d’une dette qui s’impose comme soustraite à toute discussion possible, à partir de la seule présence d’autrui, et sans même qu’aucune parole de médiation ne soit intervenue. Or ce sentiment a par lui-même une vertu révélante. Il fait apparaître en autrui la présence d’une qualité, ou d’une valeur capable de requérir inconditionnellement, affectée ainsi d’une sorte d’autorité totalement irrécusable. Nous avons affaire ici à une forme de manifestation qui n’est plus l’entrée dans la visibilité d’une figure du monde, qui prend sa place à côté d’autres figures et avec elles, mais qui est l’attestation de la réalité personnelle. Autrui est présent concrètement, certes, au milieu du monde, apparaissant parmi les étants. Mais il s’impose d’emblée dans une signification qui transcende absolument celle des figures cosmiques. Cette signification, d’ailleurs, n’est pas simplement superposée à son apparition concrète, et elle n’en est pas détachable. Elle est cette réalité même qui apparaît et dans son apparaître se donne, immédiatement, comme cette valeur qui transcende toute apparition. La signification d’autrui, comme telle, n’est pas visible comme sa présence mondaine est visible. Mais elle se fait reconnaître sans médiation, abruptement, pour ce qu’elle est, avec une évidence qui est d’un tout autre ordre, et d’une toute autre autorité, que celle de la présence visible. Elle se donne non pas dans cette simple accessibilité en laquelle la chose se laisse appréhender par le regard, mais dans une exigence qui ébranle l’âme et requiert l’action.
26Or avec cette attestation requérante de la réalité personnelle s’impose la donnée d’une référence ultime, qui ne peut plus être mise en question, et par rapport à laquelle il n’y a aucun appel, parce que précisément elle est-ce par rapport à quoi tout est évalué et jugé. Dans le sentiment de la responsabilité, l’existence s’éprouve comme concernée en ses retraits les plus intimes, dans ce qui la constitue ; elle est comme acculée à se mettre en jeu radicalement, au-delà de toute ruse et de tout faux-fuyant, de tout ce qui relève de la « distraction », face à elle-même, dans un sérieux absolu. S’éprouvant ainsi, l’existence est enlevée au jeu du monde, ramenée à elle-même et à cette mystérieuse disposition qui est en elle, qui l’habilite à être requise par l’appel d’autrui et qui la rend capable d’y répondre. Elle accède à la réalité personnelle en elle par cela même qu’elle est radicalement concernée par la présence d’autrui. La radicalité de la requête et son caractère ultime ne relèvent d’aucune détermination finie ; elle annonce un infini, et le sentiment qui la reçoit est comme la perception de cette infinité. Un contraste saisissant s’instaure ainsi entre l’apparition d’autrui, qui est locale, momentanée, fragile, enfermée en son étroite particularité, et l’infinité qui s’annonce en lui. Il apparaît ainsi comme traversé par un souffle qui vient d’au-delà de toute contrée et qui fait advenir en sa chétive apparence la valeur sans limitation qui s’atteste en lui. Quelle est l’origine de ce souffle, quel est le lieu propre de cette infinité, quelle est la source de cette étrange autorité devant laquelle la responsabilité est convoquée ? La radicalité même en laquelle s’atteste, en autrui, la réalité personnelle, s’indique comme n’appartenant à aucun lieu, comme ne venant d’aucune source, comme soustraite à toute figuration, comme retranchée de toute apparition. Elle est l’absolue hauteur devant laquelle l’existence est comme sommée de se révéler comme existence, elle est l’inconditionnalité même avec laquelle se fait valoir la responsabilité, elle est l’ultime par rapport auquel elle est appelée à se prononcer.
27Si, dans l’effort de la compréhension régressive de la manifestation, Dieu est approché comme principe originaire et originant, comme le coeur même du déploiement universel, nécessairement en retrait par rapport à ce qui se montre et même par rapport à toutes les médiations qui conditionnent l’apparaître, et comme retranché dans son inaccessibilité, dans l’expérience du sentiment éthique Dieu est approché comme la source non visible de cet appel intransigeant qui, à travers la requête silencieuse d’autrui, atteint l’existence en son être le plus authentique. La réflexion se trouve devant la tâche de penser ensemble ces deux approches. Et peut-être lui faut-il pour cela tenter de comprendre d’abord comment se situent l’une par rapport à l’autre la réalité cosmique et la réalité personnelle et par le fait même aussi la réalité logique et la réalité éthique. Mais en tout cas il n’est pas au pouvoir de la réflexion de pénétrer jusqu’à la réalité même de Dieu. Elle montre précisément que cette réalité, en son être, est inaccessible. Si elle peut l’approcher, ce n’est jamais sous une forme quelconque de visibilité, mais seulement en tant que, comme condition ultime de la structure de la manifestation, ou comme condition ultime de la radicalité, la réalité de Dieu est donnée avec ce qui se manifeste, ou plutôt avec le mouvement même de la manifestation, ou avec l’attestation même de la réalité personnelle. Non visible, elle est cependant d’une certaine manière lisible sur cela même qui se donne. C’est en ce sens seulement que Dieu se manifeste à l’esprit.
28Dans la révélation, Dieu se rend Lui-même accessible, il vient Lui-même vers le coeur de l’homme, non pas toutefois sous une forme mystique, en donnant à l’esprit la perception saturante de sa présence, mais sous la forme d’une parole en laquelle Il s’engage et qui appelle à un engagement envers Lui. Cette parole n’est pas descriptive, elle est performative, en ce sens qu’elle instaure une relation, en laquelle Dieu et l’homme sont corrélativement impliqués. Cette parole agit plutôt qu’elle ne montre. Mais en l’action même qu’elle pose se laisse voir quelque chose de l’être intime de Dieu. Dans la révélation, Dieu est connu non pas de façon spéculative, selon la vision d’une « théôria », mais en tant qu’il prend à l’égard de l’homme une initiative de salut et selon les articulations mêmes de l’ordre de salut qu’il instaure.
29Ce que la pensée spéculative peut connaître de Dieu n’est pas lié à une expérience particulière ou à une péripétie originale : c’est à partir du plus quotidien, et de la généralité qui est en lui, que commence son cheminement. La révélation au contraire, précisément parce qu’elle est une parole adressée à quelqu'un, est nécessairement située dans l’espace et dans le temps, par rapport à des repères culturels déterminés et en définitive par rapport à des personnes singulières. Elle ne peut être reçue et reconnue que dans des événements, donc dans une trame historique. Du reste elle est en elle-même de l’ordre de l’événement. Elle survient dans l’existence historique des hommes, elle arrive, comme le non-attendu, le non-prévisible, qui surprend, bouleverse et retourne le coeur. Encore faut-il qu’elle se fasse effectivement entendre, dans les mots du langage des hommes. Il lui faut donc une médiation proprement humaine, grâce à laquelle elle puisse être concrètement rencontrée.
30Pour la foi chrétienne, cette condition d’effectivité de la parole prend une forme absolument radicale. Elle proclame que ce qui nous est rendu accessible, ce n’est pas seulement cette parole que Dieu envoie en quelque sorte à l’extérieur de son propre être et qui se dit dans ce qu’annoncent les témoins et les prophètes, mais que c’est la Parole subsistante elle-même qui est « au commencement avec Dieu » (Jean, 1,1), qui est Dieu même en tant précisément que Parole. Et si c’est la Parole éternelle elle-même qui se rend accessible, ce doit être sous la forme d’une présence personnelle, en laquelle elle puisse s’attester en son unité et en son intégrité, tout en se laissant rencontrer dans l’effectivité des événements, en un lieu déterminé de l’histoire. « Le Verbe s’est fait chair et il a demeuré parmi nous » (Jean, 1,14). Dans la personne de Jésus Christ, la réalité de Dieu vient jusqu’à nous ; dans ses actes et dans ses paroles, nous pouvons maintenant apprendre qui est Dieu. En lui, Dieu devient visible, sans cesser pourtant d’être invisible. Le mystère de son être retranché demeure intact, car il est nécessairement, au-delà de toute figuration, en dehors du cosmos comme en dehors du logos. Et pourtant c'est bien son être même qui est devenu présent parmi nous. Mais donné seulement à travers les signes, et singulièrement dans le signe par excellence qu’est l’homme Jésus. C’est lui qui donne valeur de signe à tout ce qui l’annonce lui-même comme Verbe de Dieu. Le signe est un événement qui comporte un aspect surprenant, qui interpelle ceux qui en sont les témoins et qui, en se montrant, porte le regard vers ce qui n’est pas de l’ordre de la monstration. Le signe est déconcertant, et c’est par là même qu’il est révélant. Aux disciples de Jean-Baptiste venus l’interroger sur sa mission, Jésus répond : « Allez rapporter à Jean ce que vous entendez et voyez : les aveugles voient et les boiteux marchent, les lépreux son purifiés et les sourds entendent, les morts ressuscitent et la Bonne Nouvelle est annoncée aux pauvres ; et heureux celui qui ne trébuchera pas à cause de moi ! » (Mathieu, 11, 4-6). Voilà les signes qui annoncent que le Royaume de Dieu est déjà en voie de se réaliser. Mais le Royaume de Dieu, c’est la présence même de Dieu au milieu de nous. Et c’est en Jésus-Christ que Dieu se rend présent.
31Saint Jean nous dit « Dieu est Lumière, en Lui point de ténèbres » (1 Jn, 1,5), et aussi « Qui n’aime pas n’a pas connu Dieu, car Dieu est Amour » (1 Jn, 4,8). Mais comment comprendre, au-delà de l’analogie, la signification propre et authentique de ces affirmations ? Saint Jean lui-même nous renvoie à l’intelligence de la foi, qui nous est donnée par Jésus-Christ : « Nous savons aussi que le Fils de Dieu est venu et qu’il nous a donné l’intelligence afin que nous connaissions le Véritable » (1 Jn, 5,20). Ainsi c’est bien dans le Christ seulement, sur sa personne en quelque sorte, que nous pouvons connaître Dieu. Or en lui le mystère de Dieu vient en quelque sorte à la rencontre du mystère de l’homme ; en nous révélant Dieu, le Christ nous révèle aussi ce qu’il y a de plus insondable dans la destinée humaine, cela même qui invisiblement se joue entre la perdition et le salut.
32Le moment sans doute le plus saisissant de cette rencontre, c’est celui où Jésus, approchant de la mort, reprend pour lui-même cette bouleversante parole du psaume : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? ». En cette parole, qui vient « des profondeurs de l’abîme », s’ouvre comme une distance incompréhensible entre Dieu et Lui-même. C’est paradoxalement dans cette distance même que la révélation s’accomplit. C’est en ce moment où, selon l’expression de saint Paul, le Christ s’est fait « obéissant jusqu’à la mort » (Ph, 2,8) et où l’obscurité gagne la terre entière (Luc, 23, 44), en ce moment de la plus extrême déréliction, que la présence de Dieu est la plus proche, au coeur même de l’abîme. C’est à partir de la parole du Christ que nous commençons à comprendre ce que saint Jean dit de Dieu : « Voici comment s’est manifesté l’amour de Dieu pour nous : Dieu a envoyé son Fils unique dans le monde afin que nous vivions par lui » (i Jn, 4, 13).
Notes de bas de page
1 Méditation troisième. R. DESCARTES, Œuvres et Lettres, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1953, p. 289.
2 Ibidem, p. 294.
3 Les principes de la philosophie, no 14. Op. cit., p. 577.
4 Méditation troisième. Op cit., p. 299.
5 E. HUSSERL, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, Traduction de G. Grand, Paris, Gallimard, 1976, p. 12.
6 Ibidem, p. 14.
Auteur
Professeur à l’Université catholique de Louvain.
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